Alector/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Alton (p. 108-116).
◄  Chapitre 8

De la charnelle compaignie du vivant avec la morte, et generation du fatal enfant de mensonge. Chapitre IX.


Les deux bons preudhommes estans assis, bien rassis sur les bancz du sepulcre, le vieil Archier reprint à continuer son propos en telle maniere : Après que les deux corps de Thanaise et de sa More esclave eurent esté mis au tombeau et les ceremonies accomplies selon la costume du pays, chescun se retira au lieu de son repos. Le seul Mammon restoit en une terrible inquietude, ne pouvant trouver repos à son esprit ny à son corps. Car les furies de remors, repentance, desdaing, ire, regret, despit, desir impossible et rage d’amour effrenée luy brandissoient continuellement leurs torches ardentes et sanglantes devant les yeux de l’entendement phantastic, en sorte que ses vehementes passions ne le souffroient dormir ne reposer, principalement l’amour non assouvi de la defuncte Thanaise, qui d’autant plus estoit en luy enflambé comme moins il en avoit peu jouyr. Et quand il cuydoit se composer à dormir, alors luy revenoit au devant, et à son imaginative se representoit la figure de Thanaise en telle grace et beauté qu’il l’avoit veüe au jardin. Et comme les amans se forgent songes selon leurs appetiz sensuels et desordonnez desirs, il va soubdainement imaginer, voire persuader à soy mesme, que Thanaise n’estoit point morte, mais tombée en lethargie par la force de son Philtre, et que en l’allant trouver au lieu de son repos il en pourroit aiseement jouyr sans aucun empeschement. Sur ceste forte imagination le sommeil le surprint, et en dormant luy fut advis que un phantasme en la forme de Thanaise, pasle, defaicte et amortie, luy apparut et l’appella en disant : Mammon, tu dors, et je seuffre en t’attendant. Que ne viens tu maintenant au lieu où je suis, prendre sans dangier ce que tu as une fois à si grand peril voulu ravir efforceement ? Sur ce point, son chien se print à abayer et Calyphe, son valet de chambre, à cryer effrayeusement, et luy s’esveilla en sursault, demandant à son homme de chambre qu’il avoit à cryer. C’est (dist il) que j’ay eu la vision d’une serpente volant yssue de derriere la cortyne de votre lict, et sortie hors de ceans par le tuyau de la cheminée. Mammon, entendant ce propos, et conferant ceste vision avec son songe, se trouva tellement perturbé que par impatience d’amour et par rage de luxurieuse ardeur il se leva et prenant avec luy pour toute compaignie son seul valet de chambre, bien encore effroyé (par lequel depuys tout le faict a esté révélé), sur le commencement de la nuyct obscure s’en vint en ce lieu icy où nous sommes, monta sur le sepulcre et avec l’ayde de son homme leva la pierre de dessus le monument (car encore n’y estoient colloquées les statues et images que nous y avons veües), puys commanda à son homme de faire le guet pour luy donner signe si personne viendroit sur eux ; il entra seul dans le sepulcre où il trouva deux corps enseveliz, lesquelz il descouvrit tous deux pour discerner et cognoistre le corps qu’il desiroit, à la lumière d’une petite lanterne qu’il avoit faict apporter, à la lueur de laquelle incontinent et facilement il recogneut le blanc corps de Thanaise d’avec la noire charoigne de la More. Et en regardant ce jeune corps estendu à la renverse, auquel les beaux traictz restoient en leur entier, telz qu’en la vie avoient esté, luy sembla qu’elle dormist, et, mettant la main sur son ventre et au dessoubz avec attouchement libidineux, luy fut advis au taster que il y restoit encore chaleur et que la Matrice (qui est un animal dans un autre animal du corps feminin, ayant vie et sentiment à part) eust encore mouvement et chaleur. Parquoy, par le charnel attouchement sensible et par la visible descouverte des membres nudz de ceste jadis tant belle fille, et par fort libidineuse imagination eschauffée en ardente luxure, se jecta dessus et se mesla charnellement avec ce corps mort, dans lequel il sentoit encore quelque vie, chaleur et mouvement, ou fut par estre ainsi à la verité, ou par forte imagination qu’il en concevoit ; et à ce vilain acte employa une partie de la nuyct qui luy sembloit soubz son obscurité couvrir sa vilainie. Après donc qu’il eut saoulé sa detestable luxure en ce corps mort, il le recouvrit de son suaire ainsi qu’il l’avoit trouvé ; aussi feit il celuy de la More qui luy apparut merveilleusement hideux, et en le regardant luy sembla mouvoir la teste et ouvrir les yeux horribles et espouvantables. Et sur cela entendit une voix d’un mauvais esprit mis dans ce corps noir, qui, parlant par l’organe de la charoigne Moresque, ainsi luy dist en parolle creuse et profonde : Mammon, tu as engendré enfant, retourne à ce mesme lieu, et à semblable heure (or estoit il une heure après mynuict, heure que la puissance est donnée aux tenebres), dans vingt deux jours, pour recevoir le fruyct de ta semence. Et n’y faux pas, car, si tu y faux, nostre Prince ne faudra pas de t’envoier querir par ses legionaires, à ton grand mal et tourment. Comment se pourra faire cela (dist Mammon) que dans trois sepmaines l’enfant soit parvenu à droict terme de naissance, auquel sont requis neuf mois, ou pour le moins sept ? Malle chose (respondit l’esprit du corps noir) provient plustost que la bonne, et aussi tu doibz scavoir que quand nature se sent defaillir et tendre à corruption, alors elle s’efforce plus et avance d’avantage à faire de sa perte generation, et pource qu’il fault que la matrice du corps mort de Thanaise meure bien tost, elle s’advancera de produire avant le temps deu le fruyct de ton germe, que tu viendras recevoir dans trois jours septains à tel jour et heure qu’il est. Pource n’y faux pas et t’en va, car tu n’as plus que faire icy. Cela dist, l’esprit se departit du corps noir, le chef s’enclina et les yeux se cloirent. Et Mammon bien estonné sortit hors du sepulcre, sur lequel avec l’ayde de son valet Calyphe y rabaissa la pierre, puys s’en retourna en son logis, racomptant tout ce que luy estoit advenu à son homme qui estoit consachant de tous ses faictz et mesmement de ses amours vers la defuncte Thanaise, et avec luy mettant en doubte et consultation s’il devoit obtemperer à l’esperit Moresquin et retourner dans trois sepmaines audict lieu, ce que fut mis en deliberation, et conclu de venir veoir dans ledit temps que ce seroit. Comme de faict ilz feirent. Car vingt deux jours après, à la mesme heure nocturne, ilz revindrent au lieu, levarent la pierre du monument où Mammon entra, et à la variable lueur d’un feu bleu sulphurin qui estincelloit entre les deux chefz des corps mors, apperceut un enfant nouvellement né, couché aux piedz du corps de Thanaise, sur le pan du suaire, entre deux femmes de terrible aspect et de diverse figure. Car l’une avoit le visage plaisant et riant, mais pustulé de diverses couleurs comme un ouvrage de riche esmailleure, et neantmoins delectable au regard, et icelle (comme Faee qu’elle estoit) predestina l’enfant en telle sorte : Enfant Desalethès (ainsi auras tu nom, pour estre nourri sans laict, comme né sans terme), je te presage que tu seras le plus grand menteur du siecle, simulateur et dissimulateur en faictz et en dictz, et en toutes faulses oeuvres et parolles, soubz apparence et couleur de verité aimable, et tout autre en pensée couverte que tu ne seras en parolle ouverte, comme tes membres exterieurs sont beaux, et les interieurs laidz et villains. Et de faict, l’enfant ainsi nommé Desalethès avoit la face, le col et les mains et tout ce qui se monstroit nu exterieurement fort blanc, beau, gracieux, plaisant et attractif, tenant de la forme et beauté maternelle ; mais le reste du corps et des membres couvers, il l’avoit noir, livide et laid, tenant de la deformité et obscurité de son pere. Après donc que ceste premiere Faee eut ainsi sinistrement presagi sur ce bigarré enfant, la seconde Faee, qui estoit de visage plus triste et severe, et de couleur pasle, mais blanche et nette, ainsi proposa son destin : Puys que vous (ma soeur Calendre) avez jecté vostre sort sur cest enfant à vivre pour estre enfant de mensonge, je le destine à mourir pour dire verité, et non jamais plustost qu’il l’aura dicte. Ainsi soit, Soeur Clarence (respondit Calendre). Et cela dict, se baillarent les mains droicte et senestre l’une à l’autre, et conjoinctes les posarent sur la teste de l’enfant qui de celle heure se leva, en estant comme eagé de quatorze ans, en cryant furialement : Mammon, homme de bien, tu me lairras icy ensevely plustost que né. Non feray, mon cher filz (dist Mammon). Non feray vrayement. Et à ce mot l’embracea, et les deux Faees soubdainement s’esvanouyrent, avec le feu sulphurin qui se tourna en fumée trespuante, et en ce mesme instant, du corps de la More sortit une horrible voix du malin esprit dedans informé, tonnant telles parolles :



Emporte ce qui est tien,
Et plus icy ne te tien.


À ce commandement, Mammon, bien mettant en memoire ce qu’il avoit ouy et entendu sur les presages de son filz Desalethès, le print par la main, et ensemble sortirent hors du monument, où avec l’ayde de Calyphe remirent la pierre dessus ; laquelle si tost ne fut posée que un esclat de tonnerre et de foudre tomba du Ciel sur la lame de Porphyre, avec les statues de marbre noir, d’albastre et de jayet en figure d’un noir chevalier, d’une blanche jument et d’une taupe, telles que nous les avons veües. Et quant et quant se trouvarent engravez les deux derniers vers de lettre sanguine couchée, au dessoubz des deux premiers que les deux freres de Thanaise y avoient faict simplement escrire en noire lettre antique. D’ond de ces deux vers derniers engravez (comme l’on pense) de la gryphe diabolique, et aussi des statues tombées de l’air, et sans ciment ne souldure si fermement affichées au Porphyre que impossible est les en desmouvoir. Tous ceux qui depuys les veirent et leurent en demourarent merveilleusement esbahiz, ne pouvans conjecturer ny entendre que signifioient ne les images, ne les vers, jusques à ce que tout le faict eust esté descouvert par Calyphe, valet de chambre de Mammon, et ce par adventure telle.