Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/00
PRÉFACE
ort d’Alfred Jarry[1] — Alfred
Jarry aimait à rappeler qu’il
était venu au monde le jour de
la Nativité de la Vierge, le 8 septembre
1873 ; il est mort le jour de la Toussaint,
avec une grande précision, dirait-il lui-même.
C’est une des plus singulières
figures de la jeune génération et l’être
le plus contradictoire qui soit. Très
intelligent et d’une inclairvoyance
rare ; original assurément, et assimilateur jusqu’à la singerie, nul plus que
ce chercheur d’absolu ne fut à la merci
du contingent : extraordinairement
compréhensif, il ignora la vie comme
personne ; délicat souvent, discret, plein
de tact en mainte circonstance, il aimait
à prendre des altitudes cyniques. Il
était doué d’ingéniosité plus que d’imagination,
et de son esprit géométrique
et à déclenchements automatiques surgissait
dix fois la même idée sous différents
aspects. Volontaire, tenace,
hâbleur un peu, il s’illusionnait facilement
et toujours dans le sens de l’optimisme
— d’où quelques bonnes sottises
qui lui furent préjudiciables. Ses
désirs furent des impulsions d’enfant :
un livre en caractères alors rares en
France, un canot, une cabane au bord
de la Seine : il les réalisa immédiatement
— incontinent, eût-il dit — sans
souci des possibilités, envers lui-même et contre tous. Il fut charmant, insupportable
et sympathique.
Il avait fait de bonnes études et savait bien ce qu’il avait appris. Il collabora à diverses revues : à l’Art littéraire, au Mercure de France, à la Revue blanche, au Canard sauvage, etc… etc… Il donna aussi quelques articles au Figaro. La plus connue de ses œuvres, Ubu Roi, fut écrite au collège en collaboration avec des camarades. Ubu Roi, d’abord joué en famille, au Théâtre des Phynances, fut représenté au théâtre de l’Œuvre où l’excellent Gémier tint le rôle du père Ubu, Louise France celui de la mère Ubu, et au Théâtre des Pantins de Claude Terrasse. Puis vinrent les Minutes de sable mémorial et César-Antéchrist, deux petits livres assez rares, ornés de bois gravés par Jarry lui-même ; enfin les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur ; l’Amour en visites ; Messaline, roman de l’ancienne Rome ; le Surmâle ; le Moutardier du Pape. Le manuscrit d’un roman, l’Amour absolu, fut tiré à quelques exemplaires en autographie, un Ubu enchaîné a été joint à Ubu Roi. Une des œuvres les plus curieuses d’Alfred Jarry et dont le Mercure de France a publié quelques chapitres n’a jamais paru en librairie : Gestes et Opinions du docteur Faustroll, pataphysicien[2]. J’en ai le texte complet. M. Louis Lormel en possède un second manuscrit qui porte à la fin cette mention : « Ce livre paraîtra quand l’auteur sera en âge de le comprendre. » (Je ne garantis pas l’exactitude des mots, mais seulement le sens de la phrase.) Alfred Jarry avait publié un Almanach du Père Ubu et trois numéros d’une revue d’estampes : Perhinderion. Il laisse le manuscrit d’un roman : la Dragonne ; le texte très abondant des Spéculations, qu’il projetait de publier sous le titre : La Chandelle verte, lumières sur les choses de ce temps ; un opéra : Pantagruel, en collaboration avec Eugène Demolder et dont la musique est de Claude Terrasse ; la traduction, en collaboration avec le docteur Saltas, d’un roman moderne grec : la Papesse Jeanne, qui paraîtra très prochainement à la librairie Eugène Fasquelle[3].
On a l’impression qu’avec tous ses dons Alfred Jarry pouvait laisser une œuvre plus significative ; mais il eût fallu se discipliner au lieu de se disperser, et, discipliné, Alfred Jarry n’eût plus été le père Ubu — notre père Ubu, dont, quelques-uns, nous garderons un souvenir ému et apitoyé.
Les obsèques ont eu lieu le dimanche 3 novembre, et c’est par un nombreux cortège d’amis qu’Alfred Jarry fut conduit au cimetière de Bagneux.