Alfred de Musset (Barine)/Chapitre I

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 7-24).

ALFRED DE MUSSET


CHAPITRE I

LES ORIGINES—L’ENFANCE


Chaque génération chante pour elle-même et dans son langage. Elle a ses poètes, qui traduisent ses sentiments et ses aspirations. Puis viennent d’autres hommes, avec d’autres idées et d’autres passions, toutes contraires, le plus souvent, à celles de leurs aînés. Ces nouveaux venus demeurent insensibles à ce qui paraissait la veille si émouvant. Leurs préoccupations ne sont plus les mêmes, ni leurs yeux, ni leurs oreilles, ni leurs âmes. S’ils goûtent d’aventure les poètes de la génération précédente, c’est à la réflexion, après une étude, comme s’il s’agissait d’écrivains d’un temps lointain. Encore est-ce à condition de n’avoir plus rien à redouter de leur influence ; sinon ils les prennent en aversion, parce qu’il y a chez les jeunes gens un besoin inné, et peut-être salutaire, de penser et de sentir autrement qu’on ne l’avait fait avant eux ; ce n’est qu’à cette condition qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes.

Musset commence à être un de ces poètes de la veille, que les têtes grisonnantes restent seules à comprendre sans effort. Aucun autre, dans notre siècle, n’avait été aussi aimé. Aucun n’avait éveillé dans les cœurs autant de ces longs échos qui ne naissent que d’un accord intime avec le lecteur, et qu’un simple plaisir d’art est impuissant à produire. Il n’en a pas moins subi la loi commune. Nos enfants ont déjà besoin qu’on leur explique pourquoi nous ne pouvons entendre un vers de lui, fût-ce le plus insignifiant, sans ressentir une émotion, triste ou joyeuse ; pourquoi chacun de nos bonheurs, chacune de nos souffrances, fait remonter à notre mémoire une page de lui, une ligne, un mot qui nous console ou nous rit. Leur dire ces choses, c’est trahir le secret de nos rêves et de nos passions, c’est avouer combien nous étions romanesques et sentimentaux, et nous couvrir de ridicule aux yeux de nos fils, qui le sont si peu. Tel sera pourtant l’objet de ce petit livre, et tous les historiens à venir de Musset seront contraints d’en faire autant, quoi qu’il puisse leur en coûter. L’âme du poète des Nuits est reliée par des fils, si nombreux et si forts à l’âme des générations qui eurent vingt ans entre 1850 et 1870, qu’il serait vain d’essayer de les séparer. Qu’on en fasse un reproche à Musset, ou qu’on y voie au contraire son principal titre de gloire, il n’importe : parler de lui, c’est parler des multitudes qu’il avait subjuguées, pour leur bien ou pour leur mal.

On ne saurait imaginer pour un enfant de génie un berceau plus heureux que celui d’Alfred de Musset. Il naquit à Paris, le 11 décembre 1810, dans une vieille famille où l’amour des lettres était de tradition et où tout le monde, de père en fils, avait de l’esprit. Sans remonter jusqu’à Colin de Musset, ménestrel de profession au XIIIe siècle, qui ne s’appelait peut-être que Colin Muset, un grand oncle du poète, le marquis de Musset, avait eu un vif succès, en 1778, avec un roman par lettres, « dicté par l’amour de la vertu », disait la préface, et portant ce titre assorti à la préface : Correspondance d’un jeune militaire, ou Mémoires de Luzigny et d’Hortense de Saint-Just. Ce vieux marquis, qui ne mourut qu’en 1839, représentait pour ses petits-neveux l’ancien régime, y compris les temps féodaux. Son château avait des parties moyen âge, aux embrasures profondes, aux planchers doubles, dissimulant trappe et cachette. Lui-même marchait le jarret tendu et les pointes en dehors, en homme qui avait porté la culotte courte. Il méprisait profondément les journaux, ne manquait jamais de se découvrir lorsqu’il rencontrait dans une « gazette » le nom d’un membre de la famille royale, et n’avait cependant pas complètement échappé à l’influence de Rousseau. Il lui arrivait d’écrire des phrases à la Jean-Jacques : « On n’est heureux qu’à la campagne, on n’est bien qu’à l’ombre de son figuier ». D’une dévotion extrême, il avait fait sur ses vieux jours, en 1827, une satire contre les Jésuites, signée Thomas Simplicien. Les jeunes gens de la famille se trouvaient chez lui en pays de Cocagne, mais il ne comprenait rien au romantisme.

Le père d’Alfred de Musset, M. de Musset-Pathay, beaucoup plus jeune que le marquis, n’en voulait pas comme lui à la Révolution, qui lui avait rendu le service de lui ôter son petit collet et lui avait donné son empereur. Il avait entremêlé dans son existence la guerre, la littérature et les fonctions publiques. La même diversité se retrouve dans ses écrits, où il y a un peu de tout : roman, histoire, récits de voyages, travaux d’érudition. Sa biographie de Rousseau, où il prend sa défense contre la coterie Grimm, est une œuvre patiente et sérieuse, et il avait d’autre part le goût et le talent des vers plaisants. Gai, spirituel, prompt à la riposte et mordant à l’occasion, c’était au demeurant le meilleur des hommes. Il fut un père aimable, trop indulgent, très XVIIIe siècle d’esprit. Ce dernier point est à retenir.—Pas plus que son oncle le marquis, M. de Musset-Pathay ne comprenait rien au romantisme.

Il avait une sœur chanoinesse, ancienne pensionnaire de Saint-Cyr et confite en dévotion. Elle habitait à Vendôme, dans un faubourg, une petite maison moisie, où elle avait tourné tout doucement à l’aigre entre des chiens hargneux et des exercices de piété. Quelques lignes d’un de ses neveux[1] donnent à penser qu’elle n’était pas dépourvue, elle non plus, du don de repartie, et qu’elle était de taille à tenir tête à son frère.—Elle faisait peu de cas de la littérature ; toutefois elle admettait une distinction entre la prose et les vers : la prose était besogne basse, à laisser aux manants ; les vers étaient la dernière des hontes, une de ces humiliations dont les familles ne se relèvent pas.

La lignée maternelle d’Alfred de Musset n’était pas moins savoureuse. Son aïeul Guyot-Desherbiers, qui avait été jadis de robe, et avait fréquenté les idéologues, avait l’imagination poétique, l’esprit jaillissant et gai. Il était sorti de ce mélange un Fantasio XVIIIe siècle, plus mousseux encore que celui que nous connaissons, et ne lui cédant en rien pour le pittoresque du langage, mais sans la note mélancolique et attendrie du héros de Musset. M. Guyot-Desherbiers ne songeait guère à s’apitoyer sur les peines des princesses de féerie ; en revanche, il avait sauvé des têtes, et non toujours sans péril, pendant les convulsions qui suivirent le 9 Thermidor. Ses petits-fils purent jouir de sa verve intarissable ; Fantasio devenu grand-père était resté Fantasio. Il mourut chargé de jours en 1828.—M. Guyot-Desherbiers faisait des vers à ses moments perdus.

Son grand ouvrage fut un poème en plusieurs chants sur les Chats. Il faisait du chat un humanitaire, ami des pauvres et de leur maigre cuisine :

    C’est pour eux que son dos se gonfle,
    Pour eux, dans sa poitrine, ronfle
    La patenôtre du plaisir.

Il se plaisait aux difficultés techniques, comme d’écrire sur trois rimes—et sans chevilles ! —tout un chant de son poème, ou d’inventer des rythmes compliqués. Il avait deviné Théodore de Banville plutôt que Victor Hugo. Son influence manqua à son petit-fils quand celui-ci eut à défendre contre les siens, nourris dans le classique, les enjambements et les épithètes imprévues des Contes d’Espagne et d’Italie. Les Fantasio comprennent tant de choses.

La grand’mère Guyot-Desherbiers était un échantillon remarquable de la bourgeoise française du siècle dernier. Elle avait infiniment de bon sens, et cela ne l’empêchait point d’être une fille spirituelle de Rousseau, passionnée comme Julie et Saint-Preux, et comme eux éloquente dans les heures d’émotion. Non point l’éloquence qui fait dire d’une femme qu’elle parle comme un livre, mais l’éloquence pathétique qui remue. Elle produisait alors une impression profonde sur les siens, habitués à la voir tranquille et grave. Mme de Musset-Pathay, sa fille aînée, tenait beaucoup d’elle.

On voit que les origines intellectuelles de Musset sont faciles à démêler pour qui s’intéresse aux mystères de l’hérédité. Nous venons de trouver parmi ses ascendants plusieurs hommes d’esprit, pleins d’une verve joyeuse et plus ou moins poètes, et deux femmes d’une sensibilité vive, d’une éloquence naturelle et chaude. C’est à ces dernières que se rattachent les Nuits et toute la partie brûlante et passionnée de l’œuvre de Musset. Quant à sa tante la chanoinesse, elle a rempli le rôle de la fée Carabosse, qui ne pouvait manquer au baptême d’un Prince Charmant. Lorsque Musset s’accuse dans ses lettres d’être grognon, lorsqu’il écrit : « J’ai grogné tout mon saoul », ou bien : « Je commence même à m’ennuyer de grogner », c’est la chanoinesse qui fait des siennes ; elle s’est vengée d’avoir un neveu poète en lui insufflant un peu—très peu—de sa mauvaise humeur.

L’enfant en qui allait s’épanouir la race était un joli blondin caressant. Il existe un portrait de lui à trois ans, dans le goût troubadour, qui était de mode au temps de la reine Hortense. Le bambin est assis en chemise dans un site poétique, les pieds dans un ruisseau. Ses longues papillotes lui donnent un air de petite fille bien sage. Auprès de lui est une grande épée, qu’il avait demandée « pour se défendre contre les grenouilles ». Un autre portrait le représente plus âgé de quelques années, mais gardant encore ses belles boucles blondes. Il a aussi conservé son expression placide et ingénue. Ce n’était pourtant pas faute de prendre au tragique les peines de l’existence, ou de jouir avec ardeur de ses joies. Il était déjà, au suprême degré, impressionnable, excitable, et même éloquent, s’il faut en croire son frère Paul. Celui-ci raconte qu’à peine hors des langes, le petit poète en herbe avait des « mouvements oratoires et des expressions pittoresques » pour peindre ses malheurs ou ses plaisirs d’enfant. Déjà aussi, il avait l’« impatience de jouir » et la « disposition à dévorer le temps » qui ne le quittèrent jamais. Un jour qu’on lui avait apporté des souliers rouges et que sa mère ne l’habillait pas assez vite à son gré, il s’écria en trépignant : « Dépêchez-vous donc, maman ; mes souliers neufs seront vieux ». Enfin, il avait déjà des palpitations de cœur et des suffocations.

Il faut des mains intelligentes et légères pour manier ces organisations frémissantes. M. de Musset-Pathay n’était que trop indulgent. Il eût pu dire, lui aussi :

    Quoi qu’il ait fait, d’abord je veux qu’on lui pardonne,
    Lui dis-je, et ce qu’il veut, je veux qu’on le lui donne.
    (C’est mon opinion de gâter les enfants.)

Mais M. de Musset-Pathay n’avait guère le temps de s’occuper des marmots. Il laissa sa femme élever Paul et Alfred[2], et ceux-ci n’y perdirent rien. Ils durent à leur mère une de ces enfances saines et heureuses dont il n’y a rien à dire, et où les événements mémorables, gravés à jamais dans la mémoire, ont été une partie de jeu, ou une condamnation au cabinet noir.

Musset commença ses études avec un précepteur qui grimpait dans les arbres avec ses élèves. Les leçons n’en allaient pas plus mal. Il y eut cependant un moment difficile quand l’écolier découvrit les Mille et une Nuits et la Bibliothèque bleue. Sa petite tête en tourna. Pendant des mois, il ne pensa, en classe et hors de classe, qu’aux enchanteurs et aux paladins. Il cherchait dans la maison de ses parents, rue Cassette, les passages secrets qui font qu’on entend marcher dans les murs, et les portes dérobées par où surgissent les traîtres et les libérateurs. On lui donna Don Quichotte, qui le calma, sans le corriger de l’idée que la vie ressemble à la forêt enchantée où les quatre fils Aymon rencontrèrent leurs aventures merveilleuses. Il était né avec la foi au hasard, et il fut toujours de ceux qui croient aux surprises du sort, quitte à s’estimer trompés et frustrés, quand il n’arrive que ce qui devait arriver. Les hommes de cette humeur subissent la vie au lieu de la faire, et ce fut le cas d’Alfred de Musset.

Il avait sept ans lorsqu’il dévora les Mille et une Nuits. La même année, il fit avec les siens un long séjour à la campagne, dans une vieille maison biscornue, très amusante pour des enfants, et attenante à la ferme du bonhomme Piédeleu, qu’il a décrite dans Margot : « Mme Piédeleu, sa femme, lui avait donné neuf enfants, dont huit garçons, et, si tous les huit n’avaient pas six pieds de haut, il ne s’en fallait guère. Il est vrai que c’était la taille du bonhomme, et la mère avait ses cinq pieds cinq pouces ; c’était la plus belle femme du pays. Les huit garçons, forts comme des taureaux, terreur et admiration du village, obéissaient en esclaves à leur père. » Les petits Parisiens ne se lassaient point de regarder travailler cette tribu de géants et de se rouler sur les meules de foin. Ce fut pourtant après un été aussi sainement employé que le cadet, en rentrant rue Cassette, eut des « accès de manie », selon l’expression de son frère. « Dans un seul jour, dit Paul de Musset[3], il brisa une des glaces du salon avec une bille d’ivoire, coupa des rideaux neufs avec des ciseaux et colla un large pain à cacheter rouge sur une carte d’Europe au beau milieu de la Méditerranée. Ces trois désastres ne lui attirèrent pas la moindre réprimande, parce qu’il s’en montra consterné. » Cette anecdote, qui semble d’abord puérile, jette une vive lumière sur les inégalités de caractère d’Alfred de Musset. Il était impossible d’avoir plus de bon sens, un esprit plus net, quand les nerfs ne s’en mêlaient pas. Mais ils s’en mêlaient souvent. Ils étaient irritables, et provoquaient des « accès de manie » pendant lesquels Musset faisait le mal qu’il n’aurait pas voulu. Il s’en désolait ensuite, s’accablait de reproches, et n’en demeurait pas moins à la merci de ses nerfs.

Nous savons également par son frère qu’il s’est peint lui-même dans le portrait de Valentin par où débutent les Deux Maîtresses. La page qu’on va lire est donc un souvenir personnel, et elle nous montré aussi un enfant trop impressionnable ; « Pour vous le faire mieux connaître, il faut vous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix ou douze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de sa mère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombré d’armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, le soleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit, s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, en attendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois des heures entières le front posé sur l’angle du cadre ; les rayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’une sorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture ; il faisait mille rêves ; une extase bizarre s’emparait de lui. Plus la clarté devenait vive, plus son cœur s’épanouissait…. Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goût passionné pour l’or et le soleil. » Notons encore à treize ans, pendant une partie de chasse où il avait failli blesser son frère, une attaque de nerfs assez violente pour amener la fièvre, et nous aurons la clef de bien des incidents de son existence tourmentée.

Les années de collège furent aussi dénuées d’événements que celles de la première enfance. Musset fut externe à Henri IV à partir de la sixième et fit de bonnes études. Il reçut quelquefois des coups de poing. J’aime à croire qu’il en rendit. Il nous a dit le reste dans les Deux Maîtresses. « Ses premiers pas dans la vie furent guidés par l’instinct de la passion native. Au collège, il ne se lia qu’avec des enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût. Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moins qu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer au beau milieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place au banc d’honneur. » Quelquefois, aux vacances, son père l’emmenait en visite dans sa famille, et il assistait à une escarmouche avec sa tante la chanoinesse, ou bien il avait le bonheur sans pareil de coucher dans la chambre à cachette de son oncle le marquis. C’est tout ce qui lui arriva entre neuf et seize ans.

En 1827, il obtint le second prix de philosophie au grand concours. Dans sa composition, l’élève Musset[4] traitait les pyrrhoniens de sophistes, ainsi que l’exigeaient les convenances, mais il ajoutait que peu importerait qu’ils eussent raison, « pourvu que ce qui est ne change pas et ne nous soit pas enlevé, dummodo quæ sunt, nec mutentur, nec eripientur » ; ce qui paraît au fond assez pyrrhonien. Après la distribution des prix, sa mère décrivit la cérémonie à un ami. Il y avait des fanfares, des princes, les quatre facultés en grand costume, et son fils était si joli ! Elle a bien pleuré, et c’était bien délicieux. « Pendant trois jours, continue-t-elle, nous n’avons vu que couronnes, que livres dorés sur tranche ; il fallait des voitures pour les emporter. » Alfred de Musset quitta les bancs sur cette apothéose. Il était bachelier et il refusait énergiquement de se préparer à l’École polytechnique. Une longue lettre à son ami Paul Foucher, écrite le 23 septembre suivant du château de son oncle le marquis, nous ouvre pour la première fois une échappée sur le travail intérieur qui s’accomplissait au dedans de lui. On voudra bien se souvenir, en lisant les fragments qui vont suivre, que Musset était alors à l’âge ingrat où les idées sont aussi dégingandées que le corps. Il était le premier à dire, plus tard, qu’il avait été « aussi bête qu’un autre ».

Il vient d’apprendre la mort rapide de sa grand’mère, Mme Guyot-Desherbiers. Ses vacances sont assombries et désorganisées. « Mon frère, dit-il, est reparti pour Paris. Je suis resté seul dans ce château, où je ne puis parler à personne qu’à mon oncle, qui, il est vrai, a mille bontés pour moi ; mais les idées d’une tête à cheveux blancs ne sont pas celles d’une tête blonde. C’est un homme excessivement instruit ; quand je lui parle des drames qui me plaisent ou des vers qui m’ont frappé, il me répond : « Est-ce que tu n’aimes pas mieux lire tout cela dans quelque bon historien ? Cela est toujours plus vrai et plus exact ».

« Toi qui as lu l'Hamlet de Shakespeare, tu sais quel effet produit sur lui le savant et érudit Polonius ! —Et pourtant cet homme-là est bon ; il est vertueux, il est aimé de tout le monde ; il n’est pas de ces gens pour qui le ruisseau n’est que de l’eau qui coule, la forêt que du bois de telle ou telle espèce, et des cents de fagots. Que le ciel les bénisse ! ils sont peut-être plus heureux que toi et moi. »

On sent que Musset est en proie au malaise qui s’empare souvent des très jeunes gens lorsqu’ils s’aperçoivent, au moment de commencer à penser par eux-mêmes, qu’ils sont devenus étrangers au cercle d’idées dans lequel ils ont été élevés. Cette découverte les trouble comme un manque de piété filiale, en attendant qu’elle flatte leur orgueil. En 1827, le romantisme fermentait dans les veines de la jeunesse. Elle savait par cœur les Méditations et les Odes et Ballades. Elle se passionnait pour Shakespeare et Byron, Goethe et Schiller. La préface de Cromwell allait paraître, et les adversaires de la nouvelle école poétique se préparaient à la résistance ; on voyait déjà se former les deux camps qui devaient en venir aux mains à la première d'Hernani. Alfred de Musset était jeune entre les jeunes, et l’on conçoit son indignation quand le vieux marquis lui faisait observer, avec raison du reste, que Plutarque mérite plus de confiance que Shakespeare, et qu’il n’est pas bien sûr que Moïse ait eu toutes les pensées que lui prête Alfred de Vigny.

Il passait ensuite, dans sa lettre, à lui-même et à son avenir : « Je m’ennuie et je suis triste, je ne te crois pas plus gai que moi, mais je n’ai pas même le courage de travailler. Eh ! que ferais-je ? Retournerai-je quelque position bien vieille ? Ferai-je de l’originalité en dépit de moi et de mes vers ? Depuis que je lis les journaux (ce qui est ici ma seule récréation) je ne sais pas pourquoi tout cela me paraît d’un misérable achevé ! Je ne sais pas si c’est l’ergoterie des commentateurs, la stupide manie des arrangeurs qui me dégoûte, mais je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller. Je ne fais donc rien, et je sens que le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme qui a les passions vives, c’est de n’en avoir point. Je ne suis point amoureux, je ne fais rien, rien ne me rattache ici…. »

« Je donnerais vingt-cinq francs pour avoir une pièce de Shakespeare ici en anglais. Ces journaux sont si insipides,—ces critiques sont si plats ! Faites des systèmes, mes amis, établissez des règles ; vous ne travaillez que sur les froids monuments du passé. Qu’un homme de génie se présente, et il renversera vos échafaudages ; il se rira de vos poétiques.—Je me sens, par moments, une envie de prendre la plume et de salir une ou deux feuilles de papier ; mais la première difficulté me rebute, et un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. Comment me laisse-t-on ici si longtemps ! J’ai besoin de voir une femme ; j’ai besoin d’un joli pied et d’une taille fine ; j’ai besoin d’aimer.—J’aimerais ma cousine, qui est vieille et laide, si elle n’était pas pédante et économe. » Suivent deux grandes pages de doléances sur son ennui et sur les études de droit auxquelles le destine sa famille : « Non, mon ami, s’écrie-t-il en terminant, je ne peux pas le croire ; j’ai cet orgueil : ni toi ni moi ne sommes destinés à ne faire que des avocats estimables ou des avoués intelligents. J’ai au fond de l’âme un instinct qui me crie le contraire. Je crois encore au bonheur, quoique je sois bien malheureux dans ce moment-ci. »

On aura remarqué dans ces effusions de collégien qu’il est travaillé du besoin d’écrire ; le papier blanc l’attire et l’effraie, ce qui va très bien ensemble. C’est l’éclosion de la vocation, surprise à ses débuts mêmes, car Alfred de Musset n’a pas été de ces petits prodiges à la façon de Goethe et de Victor Hugo, qui réclamaient leur nourrice en vers. A dix-sept ans, son bagage poétique était tout à fait insignifiant.

Quant à l’ennui douloureux qui le ronge, à son découragement en face de l’avenir, alors que tout s’ouvre devant lui, il n’y a rien, là dedans, qui lui soit particulier. C’est l’état d’esprit signalé bien des fois, par les écrivains les plus divers, chez la génération qui arrivait à l’âge d’homme sous la Restauration, et que Stendhal, Musset lui-même, ont attribué, à tort ou à raison, à l’ébranle ment causé par la chute du premier empire. On connaît leur thèse. Le vide laissé par un Napoléon est impossible à combler. Au lendemain des efforts violents que l’empereur avait exigés de la France, la jeunesse de la Restauration se sentit désoeuvrée. Comparant ce qui se passait autour d’elle à la chevauchée impériale à travers les capitales, elle trouva le présent pâle et mesquin, et ne sut que faire d’elle-même. Stendhal est revenu avec insistance sur ces idées. Musset leur a consacré l’un des chapitres de la Confession d’un Enfant du siècle : « Un sentiment de malaise inexprimable commença… à fermenter dans tous les jeunes coeurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens… se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. »

On peut discuter les origines de cette misère morale ; on ne peut en nier les ravages. Le mal fut tenace. M. Maxime Du Camp, plus jeune que Musset d’une douzaine d’années, a écrit dans ses Souvenirs littéraires : « La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, celle à laquelle j’ai appartenu, ont eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l’être ou à l’époque. » Les jeunes gens étaient hantés par l’idée du suicide. « Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire ; c’était une sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée et faisait entrevoir la mort comme une délivrance. »

Le collégien « bien malheureux » de la lettre à Paul Foucher allait donc entrer dans le monde l’âme empoisonnée de germes de dégoût. Un autre mal, qu’il partageait aussi avec beaucoup de contemporains, empêchait la plaie de se fermer : « J’ai eu, écrivait-il longtemps après, ou cru avoir cette vilaine maladie du doute, qui n’est, au fond, qu’un enfantillage, quand ce n’est pas un parti pris et une parade. » (A la duchesse de Castries,1840.) Il ne s’agit pas seulement ici de tiédeur religieuse, mais de cette espèce d’anémie morale qui fait qu’on n’a plus foi à rien. Musset attribuait le fléau à l’influence des idées anglaises et allemandes, représentées par Byron et Goethe. Quoi qu’il en soit, le mal existait, et il contribuait à la « défaillance générale » dont parle M. Maxime Du Camp. Musset en avait été atteint à l’âge où il est le plus important de croire à n’importe quoi.


  1. De Paul de Musset, dans la Biographie d’Alfred de Musset. Ce volume est précieux par les renseignements qu’il contient sur la famille de Musset et sur la jeunesse du poète. On ne doit toutefois le consulter qu’avec une certaine défiance. Il s’y trouve partout des inexactitudes et des inadvertances, et, à partir d’un moment que nous indiquerons, ces inexactitudes sont volontaires, et calculées en vue de dérouter le lecteur.
  2. Il y eut aussi une fille, mais beaucoup plus jeune que ses frères.
  3. Biographie.
  4. Voici, pour les philosophes, le sujet de la composition : Quænam sint judiciorum motiva ? an cuncta ad unum possint reduci ? Musset concluait que tous les motifs de jugement peuvent se ramener à l’évidence.