Alfred de Musset (Barine)/Chapitre II

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 25-35).

CHAPITRE II

MUSSET AU CÉNACLE ROMANTIQUE


Les deux années qui suivirent sa sortie du collège furent décisives pour son développement. Il avait l’air de ne rien faire : « Sous le prétexte de faire son droit, dit-il de lui-même dans les Deux Maîtresses, il passait son temps à se promener aux Tuileries et au boulevard. » Il laissa bientôt le droit pour la médecine, mais la salle de dissection lui fit horreur ; il s’enfuit, ne put dîner, rêva de cadavres et renonça solennellement à avoir une profession. « L’homme, déclara-t-il à sa famille, est déjà trop peu de chose sur ce grain de sable où nous vivons ; bien décidément, je ne me résignerai jamais à être une espèce d’homme particulière. »

Malgré les apparences, il était fort loin de perdre son temps. Paul Foucher l’avait amené tout enfant chez Victor Hugo. Il y retourna assidûment après avoir quitté les bancs, et fut le Benjamin du fameux Cénacle. Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Mérimée, Charles Nodier, les deux frères Deschamps, s’accoutumèrent, à l’exemple de Victor Hugo leur chef et leur maître, à avoir ce gamin dans les jambes. Ils l’admettaient aux discussions littéraires dans lesquelles on posait en principe que le romantisme sortait du « besoin de vérité » (exactement comme on l’a dit du naturalisme un demi-siècle plus tard) ; que « le poète ne doit avoir qu’un modèle, la nature, qu’un guide, la vérité » ; qu’il lui faut, par conséquent, mêler dans ses œuvres le laid au beau, « le grotesque au sublime », puisque la nature lui en a donné l’exemple et que « tout ce qui est dans la nature est dans l’art »[1].

On arrêtait devant lui ce que serait la poétique nouvelle : « Nous voudrions un vers libre, franc, loyal,… sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture. »

On l’emmenait dans les promenades esthétiques où le Cénacle, Victor Hugo en tête, s’exerçait aux sensations romantiques, et il faut bien avouer que Musset n’y apportait pas toujours des dispositions d’esprit édifiantes. Ses compagnons prenaient au sérieux leur rôle de néophytes. Qu’on grimpât sur les tours de Notre-Dame pour se figurer qu’on contemplait le Paris des truands, ou qu’on allât dans la plaine Montrouge voir coucher le soleil, personne n’oubliait jamais d’être romantique. Musset s’amusait irrévérencieusement des gilets de satin et des barbes au vent de ses condisciples, de leurs attitudes respectueuses devant une ogive et de leurs apostrophes grandiloquentes au paysage.

Il était aussi des soirées de l’Arsenal, chez Nodier, où chacun récitait ses œuvres, vers ou prose. En un mot, il avait la chance insigne d’être adopté, gâté, prêché, endoctriné, par l’une des plus glorieuses élites intellectuelles que pays ait jamais possédées, et il ne tarda guère à lui prouver qu’elle n’avait pas semé le bon grain sur des pierres ou parmi des épines. La poésie s’éveillait en lui si vite, que c’était plus rapide qu’un printemps ; c’était une aurore, qui grandissait à vue d’œil et dont les premières clartés le plongeaient dans des ravissements inoubliables.

C’est au cours de promenades solitaires dans le Bois de Boulogne, moins fréquenté que de nos jours, qu’il entendit chanter au dedans de lui ses premiers vers. Au printemps de 1828, ses parents s’étaient installés à Auteuil. Musset s’en allait lire dans les bois, et il y recevait les visites, encore furtives, rappelées dans la Nuit d’août :

         LA MUSE.

    Pauvre enfant ! nos amours n’étaient pas menacées,
    Quand dans les bois d’Auteuil, perdu dans tes pensées,

Sous les verts marronniers et les peupliers blancs,
    Je t’agaçais le soir en détours nonchalants.
    Ah ! j’étais jeune alors et nymphe, et les dryades
    Entr’ouvraient pour me voir l’écorce des bouleaux,
    Et les pleurs qui coulaient durant nos promenades
    Tombaient, purs comme l’or, dans le cristal des eaux.

Il rapportait de ses promenades des pièces de vers qu’il n’a pas admises dans ses recueils, avec raison, parce qu’on y sentait trop l’imitation, mais qui sont précieuses pour le biographe à cause de leur extrême diversité. Elles sont d’un débutant qui cherche sa voie, et n’est pas irrésistiblement entraîné d’un côté plutôt que de l’autre. Une lecture d’André Chénier lui inspira une élégie :

    Il vint sous les figuiers une vierge d’Athènes,
    Douce et blanche, puiser l’eau pure des fontaines….

Une réunion du Cénacle fit naître une ballade. Musset écrivit ensuite un drame à la Victor Hugo. On y lisait :

    Homme portant un casque en vaut deux à chapeau,
    Quatre portant bonnet, douze portant perruque,
    Et vingt-quatre portant tonsure sur la nuque.

Une autre ballade, intitulée le Rêve et annonçant par son rythme la Ballade à la lune, fut imprimée, grâce à Paul Foucher, dans une feuille de chou de province. Elle débutait ainsi :

    La corde nue et maigre
    Grelottant sous le froid
          Beffroi,

Criait d’une voix aigre
    Qu’on oublie au couvent
          L’avent.
    Moines autour d’un cierge,
    Le front sur le pavé
          Lavé,
    Par décence, à la Vierge,
    Tenaient leurs gros péchés
          Cachés.

Est-ce déjà une parodie de la poésie romantique, comme la Ballade à la lune ? Il n’y aurait rien d’impossible à cela. Alfred de Musset au Cénacle a toujours été un élève zélé, mais indocile. On avait la bonté d’écouter ce bambin, et il en profitait pour rompre en visière sur certains points au maître lui-même. Il n’accepta jamais l’obligation de la rime riche. A l’apparition de ses premières poésies, il écrivait au frère de sa mère, M. Desherbiers, en lui envoyant son volume : « Tu verras des rimes faibles ; j’ai eu un but en les faisant, et sais à quoi m’en tenir sur leur compte ; mais il était important de se distinguer de cette école rimeuse, qui a voulu reconstruire et ne s’est adressée qu’à la forme, croyant rebâtir en replâtrant » (janvier 1830). Sainte-Beuve, témoin de ses premiers tâtonnements, déclare qu’il dérima après coup, avec intention, la ballade andalouse, et que celle-ci était « mieux rimée dans le premier jet ».

Il se croyait également affranchi—on pardonnera cette présomption à sa jeunesse—de ce qu’il y a de déclamatoire et de forcé chez les ancêtres du romantisme. Six ans plus tard, il rappelait à George Sand combien il s’était moqué jadis de la Nouvelle Héloïse et de Werther. Il n’avait pas le droit de tant s’en moquer, ayant bien pis sur la conscience en fait de déclamatoire et de forcé. En 1828, il avait traduit pour un libraire les Confessions d’un mangeur d’opium, de Thomas de Quincey. Sa traduction est royalement infidèle ; c’est même ce qui en fait l’intérêt. Non seulement Musset taille et rogne, douze pages par-ci, cinquante par-là, mais il remplace, et dans un esprit très arrêté : il ajoute invariablement, partout, des panaches romantiques. Il en met d’abord aux sentiments ; le héros de l’original anglais pardonnait à une malheureuse ramassée dans le ruisseau ; celui du texte français l’assure de son « respect » et de son « admiration ». Il en met, et d’énormes, aux sommes d’argent ; les deux ou trois cents francs donnés à un jeune homme dans l’embarras en deviennent vingt-cinq mille, les fortunes se gonflent démesurément et les affaires des petits usuriers prennent des proportions grandioses. Il chamarre les événements d’épisodes de son cru : souvenirs de la salle de dissection, aventures ténébreuses dans le goût du jour. Bref, c’est un empanachement général, après lequel il n’était pas permis de se moquer de Saint-Preux ou de l’ami de Charlotte.

Il avait bien l’air, à ce moment-là, d’être emporté par le flot romantique. Ses grands amis du Cénacle lui faisaient réciter ses vers, le conseillaient, et il va sans dire qu’ils le poussaient dans leur propre voie. Le drame à la Hugo avait été très applaudi. Émile Deschamps donna une soirée pour faire entendre Don Paez, et il y eut des cris d’enthousiasme au vers du dragon :

   Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin.

Il y en eut aussi pour les manches vertes du Lever :

    Vois tes piqueurs alertes,
    Et sur leurs manches vertes
    Les pieds noirs des faucons.

Sainte-Beuve trouvait le débutant plutôt trop avancé et lui reprochait d’abuser des enjambements et des « trivialités ». Il est surprenant que Sainte-Beuve, avec sa pénétration extraordinaire, n’ait pas deviné tout d’abord que Musset était un romantique né classique[2], autant dire un romantique d’occasion, sur lequel on avait tort de compter absolument, tiraillé qu’il était entre ses instincts et l’influence du milieu. Le reste du Cénacle fut excusable de ne pas s’en douter. Musset ne cachait pas son goût pour le XVIIIe siècle, mais on passe à un échappé de collège d’aimer Crébillon fils et Clarisse Harlowe. Quant à son admiration, très significative, pour les vers de Voltaire, on ne la prenait sans doute pas au sérieux chez un apprenti romantique qu’on avait nourri de Shakespeare et saturé de Byron, et à qui l’on avait fait étudier son métier, non sans profit, dans Mathurin Régnier. J’insiste sur ces détails parce que le Cénacle a accusé plus tard Musset de désertion. C’était une injustice. Il n’y a pas eu défection, il n’y a eu que malentendu. Le futur auteur des Nuits leur était si peu acquis corps et âme, ainsi qu’ils se le figuraient, qu’il avait toujours prêté l’oreille à d’autres conseils, beaucoup moins autorisés pourtant. On se rappelle que la famille d’Alfred de Musset n’aimait point la nouvelle école littéraire. Ces aimables gens ne se bornaient pas à une désapprobation tacite. Ils combattaient des tendances qu’ils jugeaient funestes, et la lettre de Musset à l’oncle Desherbiers, dont on a déjà lu un passage, prouve que leurs efforts n’avaient pas été en pure perte. En voici d’autres fragments : « Je te demande grâce pour des phrases contournées ; je m’en crois revenu…. Quant aux rythmes brisés des vers, je pense là-dessus qu’ils ne nuisent pas dans ce qu’on peut appeler le récitatif, c’est-à-dire la transition des sentiments ou des actions. Je crois qu’ils doivent être rares dans le reste. Cependant Racine en faisait usage.

« Je te demanderai de t’attacher plus aux compositions qu’aux détails ; car je suis loin d’avoir une manière arrêtée. J’en changerai probablement plusieurs fois encore.

«… J’attends tes avis. Mes amis m’ont fait des éloges que j’ai mis dans ma poche de derrière. C’est à quatre ou cinq conversations avec toi que je dois d’avoir réformé mes opinions sur des points très importants ; et depuis j’ai fait bien d’autres réflexions. Mais tu sais qu’elles ne vont pas encore jusqu’à me faire aimer Racine (janvier 1830). »

En attendant que ses réflexions portassent leurs fruits, bons ou mauvais, il écrivait rapidement les Contes d’Espagne et d’Italie, et ses amis n’y remarquaient qu’un heureux crescendo d’impertinence pour tout ce que le bourgeois encroûté de préjugés classiques se faisait un devoir de respecter et d’admirer. Après les chansons et Don Paez vinrent les Marrons du feu, Portia, la Ballade à la lune, Mardoche, et la dernière pièce était la plus effrontée ; aussi s’accorda-t-on à lui prédire un grand succès. Musset s’était décidé à se faire imprimer pour conquérir le droit de quitter une place d’expéditionnaire imposée par son père. Son volume parut vers le 1er janvier 1830.

Voici le moment de regarder le dessin de Devéria placé en tête de ce volume. Il représente Musset aux environs de la vingtième année, dans un costume de page qui lui plaisait et qu’il a porté plusieurs fois. A sa taille svelte, à son visage imberbe et jeunet, on lui donnerait moins que son âge. Il a sous le pourpoint et le maillot la grâce hautaine que Clouet prêtait à ses modèles, leur élégance suprême et raffinée. La physionomie manque un peu de flamme. Ce n’est pas la faute de l’artiste. Elle n’en avait pas toujours ; elle était diverse comme l’humeur qu’elle exprimait. Suivant l’heure, et le vent qui soufflait, on avait deux Musset. L’un, timide et silencieux, un peu froid d’aspect, était celui qui se montrait d’ordinaire dans la première jeunesse, même après le tapage de ses débuts. Un de ses camarades de collège, qui l’a vu très souvent jusqu’au printemps de 1833, m’assure n’en avoir guère connu d’autre. C’est celui que Lamartine aperçut « nonchalamment étendu dans l’ombre, le coude sur un coussin, la tête supportée par sa main, sur un divan du salon obscur de Nodier ». Lamartine remarqua sa chevelure flottante, ses yeux « rêveurs plutôt qu’éclatants », son « silence modeste et habituel au milieu du tumulte confus d’une société jaseuse de femmes et de poètes », et ne s’en occupa point davantage ; il devait mettre trente ans à remarquer autre chose.

On rencontre dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie un joli croquis d’un Musset tout différent, « au regard ferme et clair, aux narines dilatées, aux lèvres vermillonnées et béantes ». C’est celui qui se montrait seulement par échappées, le Musset tout frémissant de vie et de passion, dont les yeux bleus jetaient du feu, que le plaisir affolait et qui se laissait terrasser par la moindre émotion, jusqu’à pleurer comme un enfant ; le Musset que le délire saisissait dès qu’il avait la fièvre, et dont tous les contraires, tous les extrêmes, avaient fait leur proie. Il était bon, généreux, d’une sensibilité profonde et passionnée, et il était violent, capable de grandes duretés. La même heure le voyait délicieusement tendre, absurdement confiant, et soupçonneux à en être méchant, mêlant dans la même haleine les adorations et les sarcasmes, ressentant au centuple les souffrances qu’il infligeait, et ayant alors des retours adorables, des repentirs éloquents, sincères, irrésistibles, pendant lesquels il se détestait, s’humiliait, prenait un plaisir cruel à faire saigner son cœur perpétuellement douloureux. A d’autres instants, il était dandy, mondain, étincelant d’esprit et persifleur ; à d’autres encore, il ne bougeait d’avec les jeunes filles, dont la pureté le ravissait et qu’il faisait valser indéfiniment en causant bagatelles et chiffons. En résumé, un être complexe, point inoffensif, tant s’en faut, et qui faisait quelquefois peur aux femmes qu’il aimait, mais ayant de très grands côtés et rien de petit ni de bas ; un être séduisant, attachant, et qui ne pouvait être que malheureux.

Les contemporains l’ont vu à tour de rôle sous ces divers aspects, et ils ont porté sur lui des jugements contradictoires qui contenaient tous une part de vérité.


  1. Préfaces des Odes et Ballades et de Cromwell.
  2. La remarque est de M. Augustin Filon.