Alfred de Musset (Barine)/Chapitre III

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 36-56).

CHAPITRE III

« CONTES D’ESPAGNE ET D’ITALIE »

LE « SPECTACLE DANS UN FAUTEUIL »


Les Contes d’Espagne et d’Italie effarèrent les classiques. On ne s’était pas encore moqué d’eux avec autant de désinvolture. Les critiques saisirent leurs férules, et Musset en eut sur les doigts. Je crois—sans oser en répondre—que le premier article fut celui de l'Universel (22-23 janvier 1830). Il portait en épigraphe ces vers des Marrons du feu :

    N’allez pas nous jeter surtout de pommes cuites
    Pour mettre nos rideaux et nos quinquets à bas,

et il commençait ainsi : « Voyez la force de la conscience ! Le premier cri de M. de Musset, qui n’aime pas les pommes cuites, c’est : Ne me jetez pas de pommes cuites ! Il sent que le lecteur sera tenté de lui jeter quelque chose, et naturellement il pare le danger qu’il redoute le plus. Que jetterons-nous donc à M. de Musset ? »

Le critique (il signe F.) s’excuse ensuite auprès de ses lecteurs « de traîner leur vue sur les poésies de M. de Musset », et il analyse le volume avec de grandes marques de dégoût. Les fautes de français le révoltent, les rejets le blessent, les termes réalistes, tels que pots ou haillons, lui font mal. Le pauvre homme !

Le Figaro (4 février) se défie. Il a peur de se laisser prendre à quelque plaisanterie : « Son livre est-il une parodie ? Est-ce une oeuvre de bonne foi ? » Tout considéré, Figaro conclut à la bonne foi, et il en est d’autant plus indigné. Il gronde le jeune auteur de commencer « sa vie poétique » par les exagérations et les folies, et lui montre à quoi il s’expose : « Le ridicule, une fois imprimé sur un front ou sur un nom d’écrivain, y reste souvent comme une de ces taches, qui ne s’effacent plus, même à grand renfort de savon et de brosse. » M. de Musset mérite d’éviter ce triste sort, car il y a çà et là des traces de talent dans son recueil, malgré son « mépris pour les lois du bon sens et de la langue ».

Le même jour, le Temps constate qu’une partie du public a cru à une parodie. Il trouve, pour sa part, une inspiration très personnelle dans les vers du nouveau venu. Il reconnaît qu’il y a là des images charmantes et des dialogues étincelants. Mais les caractères ne se tiennent pas ; par exemple, la Camargo « contredit à chaque instant la nature de son âme italienne par des formes de langage abstrait, par des exclamations métaphysiques, par des images et des comparaisons tout à fait en dehors du monde matériel et moral de l’Italie ». Serait-il possible que le critique du Temps n’eût pas reconnu dans les Marrons du feu la double parodie d’une tragédie classique et de la forme romantique ? La Camargo, c’est Hermione, obligeant Oreste (l’abbé Annibal) à tuer Pyrrhus (Rafaël) et l’accueillant ensuite par des imprécations. Le respect de « la nature de son âme italienne » avait été le moindre souci de l’auteur, et il était dans son droit.—Dans le même article, sur Mardoche : « D’un bout à l’autre, c’est une énigme dépourvue d’intérêt, pauvre de style et platement bouffonne ».

La Quotidienne (12 février) est relativement aimable. Elle voit dans le débutant « un poète et un fou, un inspiré et un écolier de rhétorique » ; dans les Contes d’Espagne et d’Italie un « livre étrange », où l’on est ballotté « de la hauteur de la plus belle poésie aux plus incroyables bassesses de langage, des idées les plus gracieuses aux peintures les plus hideuses, de l’expression la plus vive et la plus heureuse aux barbarismes les moins excusables ». Don Paez témoigne d’un véritable sens dramatique et contient des observations profondes, des détails d’une grande richesse de poésie. D’autre part, c’est un poème « où se presse du ridicule à en fournir à une école littéraire tout entière ». Le même critique déclare dans un second article (23 février) qu’il y a « plus d’avenir » dans M. de Musset « que dans aucun des poètes de notre époque », compliment qui a trop l’air d’avoir été mis là dans le seul but d’être désagréable à Victor Hugo ; mais il faut, ajoute le journal, que l’ « enfant » se mette à l’école s’il veut arriver à quelque chose.

Le Globe, qui témoignait aux romantiques assez de bienveillance, commence (17 février) par constater l’existence d’un parti avancé pour lequel « M. Hugo est presque stationnaire,… M. de Vigny classique », et M. de Musset le seul grand poète de la France. Il avoue qu’en ce qui le concerne, la première impression a été mauvaise : « Deux choses étonnent et choquent d’abord dans les poésies de M. de Musset : la laideur du fond et la fatuité de la forme ». A mesure qu’il avançait dans sa lecture, il a aperçu « quelques beautés ; puis ces beautés ont grandi, puis elles ont dominé les défauts », et le critique n’a plus été sensible qu’à la franchise de l’inspiration, à la force de l’exécution, au sentiment et au mouvement qui manquent à tant d’autres poètes. Il est vrai que M. de Musset exagère quelques-uns des défauts de la nouvelle école ; celle-ci « rompt le vers, M. de Musset le disloque ; elle emploie les enjambements, il les prodigue ». Néanmoins, malgré les Marrons du feu, qui « révoltent » et « dégoûtent » l’auteur de l’article, malgré Mardoche, qui a l’air écrit par un « fou », les Contes d’Espagne et d’Italie annoncent « un talent original et vrai ».

La critique la plus vinaigrée est demeurée inédite. Elle arriva de Vendôme. La tante chanoinesse avait appris par la voix publique qu’elle avait un neveu poète, et elle reprochait aigrement à M. de Musset-Pathay de lui avoir attiré cette disgrâce. Elle avait toujours blâmé son frère de trop aimer la littérature ; il voyait à présent où cela conduisait.

Le pardon des injures ne figurait pas dans son credo. En châtiment des Contes d’Espagne et d’Italie, la chanoinesse « renia et déshérita les mâles de sa famille pour cause de dérogation », et la première édition était pourtant expurgée ! On en avait supprimé la conversation impie de Mardoche avec le bedeau.

Cependant Musset lisait les journaux avec beaucoup de calme et d’attention. Il ne s’indignait pas. Il ne traitait pas les critiques de pions et de cuistres. Il ne désespérait pas de la littérature et de l’humanité. « La critique juste, disait-il, donne de l’élan et de l’ardeur. La critique injuste n’est jamais à craindre. En tout cas, j’ai résolu d’aller en avant, et de ne pas répondre un seul mot. »—M. de Musset-Pathay, aussi attentif et moins calme, écrivait à un ami, à propos de l’article si cruel de l'Universel : « Mes inquiétudes sur les disputes possibles n’étaient heureusement pas fondées, et j’ai su avec une surprise extrême le stoïcisme de notre jeune philosophe. Je sais du seul confident qu’il ait[1] et qui le trahit pour moi seul, qu’il profite de toutes les critiques, abandonne le genre en grande partie. Ce confident a ajouté que je serai surpris du changement. Je le souhaite et j’attends. » (2 avril 1830, à M. de Cairol.)

Musset était modeste et extrêmement intelligent. De là son attitude patiente et attentive lorsqu’on disait du mal de ses vers. Il avait d’ailleurs été dédommagé des injures de la presse. Non pas que le gros public eût été pour lui. Les bonnes gens, raconte Sainte-Beuve, ne virent dans le livre « que la Ballade à la lune, et n’entendirent pas raillerie sur ce point d’invention nouvelle : ce fut un haro de gros rires ». Mais les femmes et la jeunesse se déclarèrent en faveur de Musset, et tous les vieux amateurs de poésie qui n’étaient pas inféodés au parti classique sentirent plus ou moins nettement qu’il y avait là du nouveau.

Il y en avait en effet.

D’abord, des sensations d’une vivacité singulière, et puissamment exprimées :

    Oh ! dans cette saison de verdeur et de force,
    Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce,
    Couvre tout de son ombre, horizon et chemin,
    Heureux, heureux celui qui….

A la page suivante, une sensation très vraie est si fortement rendue qu’elle se communique au lecteur, et qu’on voit passer l’image chère à don Paez :

    Don Paez cependant, debout et sans parole,
    Souriait ; car, le sein plein d’une ivresse folle,
    Il ne pouvait fermer ses paupières sans voir
    Sa maîtresse passer, blanche avec un œil noir.

Ailleurs, la sensation devient subtile, sans perdre de sa force. C’est de la poésie sensuelle, mais d’une sensualité très raffinée et très délicate :

    Qui ne sait que la nuit a des puissances telles,
    Que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles,
    Et que tout vent du soir qui les peut effleurer
    Leur enlève un parfum plus doux à respirer ?

Ailleurs encore, une sensation accidentelle ne fournit au poète qu’une épithète, et cela suffit pour faire tableau.

   . . . . . . . . . . . . . . Tout était endormi ;
    La lune se levait ; sa lueur souple et molle,
    Glissant aux trèfles gris de l’ogive espagnole,
    Sur les pâles velours et le marbre changeant,
    Mêlait aux flammes d’or ses longs rayons d’argent.

Musset avait vu la lumière de la lune se glisser à travers des vitraux, et il est obligé de la personnifier pour rendre sa vive impression de quelque chose d’aérien et de matériel à la fois, qu’on aurait pu saisir, et qui se coulait cependant par des fenêtres fermées. C’était très nouveau, très moderne ou, si l’on veut, très antique. Homère et Virgile ont des épithètes de ce genre, et, avant qu’il y eût une poésie écrite ou chantée, les vieux mythes traduisaient des impressions analogues. Ainsi Diane, venant baiser Endymion, coulait son corps souple et mol à travers le réseau des ramures.

Il est de même très antique, et très moderne à la fois, dans ses comparaisons, où il se montre entièrement dégagé du souci du mot noble, qui pr éoccupait tant les poètes du XVIIIe siècle. Il a retrouvé l’heureuse brutalité des anciens, leur science du détail réaliste qui frappe l’imagination et fait surgir la scène devant les yeux :

    Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,
    Deux louves, remuant les feuilles desséchées,
    S’arrêter face à face et se montrer la dent ;
    La rage les excite au combat ; cependant
    Elles tournent en rond lentement, et s’attendent ;
    Leurs mufles amaigris l’un vers l’autre se tendent.

Son éducation littéraire avait nécessairement mélangé d’éléments étrangers ce vieux réalisme païen, qui semble lui avoir été naturel. Musset nommait Régnier son premier maître, et il y a en effet du Régnier dans plus d’un passage, par exemple dans la comparaison des fileuses :

    Ainsi qu’on voit souvent, sur le bord des marnières,
    S’accroupir vers le soir de vieilles filandières,
    Qui, d’une main calleuse agitant leur coton,
    Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton ;
    De même l’on dirait que, par l’âge lassée,
    Cette pauvre maison, honteuse et fracassée,
    S’est accroupie un soir au bord de ce chemin.

Le romantisme des Contes d’Espagne et d’Italie pouvait aussi compter pour du nouveau. Victor Hugo en était encore aux Orientales, et Musset le dépassait en hardiesse. Ses vers disloqués, ses débauches de métaphores, le plaçaient tout à l’avant-garde de l’armée révolutionnaire, tandis que sa verve turbulente et son ironie en faisaient une espèce d’enfant perdu, que nul ne pouvait se flatter de retenir dans le rang. Lui-même avait pris soin d’avertir qu’on y perdrait sa peine et son temps. Il avait signifié dans Mardoche à l’« école rimeuse » qu’il ne voulait rien avoir de commun avec elle :

    Les Muses visitaient sa demeure cachée,
    Et, quoiqu’il fît rimer idée avec fâchée,
           On le lisait….

Même irrévérence à l’égard des autres réformes. Cet audacieux s’était permis de parodier dans la Ballade à la lune les rythmes et les images romantiques, et il affichait la prétention d’exprimer ce qu’il sentait, non ce qu’il était à la mode de sentir. La mode était aux airs funestes et penchés ; Musset osait être gai et se moquait des mélancoliques :

   RAFAEL.

    Triste, abbé ? —Vous avez le vin triste ? —Italie,
    Voyez-vous, à mon sens, c’est la rime à folie.
    Quant à mélancolie, elle sent trop les trous
    Aux bas, le quatrième étage, et les vieux sous.

Il ne trompait pas ses maîtres du Cénacle ; il leur disait aussi clairement que possible sur quels points il se séparait d’eux. Quant à leur dire où il en serait le lendemain, s’il referait Candide ou Manfred, il eût été embarrassé de le faire ; il n’en savait rien, et n’avait personne pour l’aider à voir clair en lui-même. « Les Contes d’Espagne et d’Italie, a dit Sainte-Beuve, posaient… une sorte d’énigme sur la nature, les limites et la destinée de ce talent. » Énigme dont l’obscurité s’accroissait par le plus étrange pêle-mêle d’enfantillages de collégien[2], et de vers de haut vol, de ceux que le génie trouve et que le talent ne fabrique jamais, quelque peine qu’il y prenne.

    Ulric, nul œil des mers n’a mesuré l’abîme,
    Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots.
    Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
    Comme un soldat vaincu brise ses javelots….

    C’est ainsi qu’un nocher, sur les flots écumeux,
    Prend l’oubli de la terre à regarder les cieux….

    Heureux un amoureux ! . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    On en rit, c’est hasard s’il n’a heurté personne ;
    Mais sa folie au front lui met une couronne,
    À l’épaule une pourpre, et devant son chemin
    La flûte et les flambeaux, comme au jeune Romain.

Comment un livre aussi déraisonnable, plein d’exagérations et de disparates, n’aurait-il pas choqué les esprits corrects et réjoui les fous ? Les bonnes gens eurent la consolation de pouvoir dire en toute vérité que le succès des Contes d’Espagne et d’Italie tenait du scandale.

Le coupable se tenait coi et réfléchissait. Il trouvait de la vérité dans certaines critiques et se préparait à l’évolution que son tempérament poétique rendait inévitable dès qu’il serait hors de page. « Le romantique se déhugotise tout à fait », écrivait son père, le 19 septembre 1830, à son ami Cairol. Il n’était plus besoin d’indiscrétions pour s’en douter. La Revue de Paris avait publié en juillet le manifeste littéraire intitulé les Secrètes Pensées de Rafaël, que le Cénacle prit pour un désaveu, et qui n’était qu’une déclaration d’indépendance. A présent qu’on le lit de sang-froid, on a peine à comprendre qu’on ait pu s’y tromper.

    Salut, jeunes champions d’une cause un peu vieille,
    Classiques bien rasés, à la face vermeille,
    Romantiques barbus, aux visages blêmis !
    Vous qui des Grecs défunts balayez le rivage,
    Ou d’un poignard sanglant fouillez le moyen-âge,
    Salut ! —J’ai combattu dans vos camps ennemis.
    Par cent coups meurtriers devenu respectable,
    Vétéran, je m’assois sur mon tambour crevé.
    Racine, rencontrant Shakespeare sur ma table,
    S’endort près de Boileau. . . . . . . . . .

On s’y trompa pourtant, et les relations de Musset avec le groupe de Victor Hugo se refroidirent. Il est juste d’ajouter que Musset laissait percer un dessein arrêté de marcher à l’avenir sans lisières. Le mot d’école poétique lui paraissait maintenant vide de sens. « Nous discutons beaucoup, écrivait-il à son frère ; je trouve même qu’on perd trop de temps à raisonner et épiloguer. J’ai rencontré Eugène Delacroix, un soir en rentrant du spectacle ; nous avons causé peinture, en pleine rue, de sa porte à la mienne et de ma porte à la sienne, jusqu’à deux heures du matin ; nous ne pouvions pas nous séparer. Avec le bon Antony Deschamps, sur le boulevard, j’ai discuté de huit heures du soir à onze heures. Quand je sors de chez Nodier ou de chez Achille (Devéria), je discute tout le long des rues avec l’un ou l’autre. En sommes-nous plus avancés ? En fera-t-on un vers meilleur dans un poème, un trait meilleur dans un tableau ? Chacun de nous a dans le ventre un certain son qu’il peut rendre, comme un violon ou une clarinette. Tous les raisonnements du monde ne pourraient faire sortir du gosier d’un merle la chanson du sansonnet. Ce qu’il faut à l’artiste ou au poète, c’est l’émotion. Quand j’éprouve, en faisant un vers, un certain battement de cœur que je connais, je suis sûr que mon vers est de la meilleure qualité que je puisse pondre. »

Plus loin, dans la même lettre : « Horace de V…. m’a appris une chose que je ne savais pas, c’est que depuis mes derniers vers, ils disent tous que je suis converti, converti à quoi ? s’imaginent-ils que je me suis confessé à l’abbé Delille ou que j’ai été frappé de la grâce en lisant Laharpe ? On s’attend sans doute que, au lieu de dire : « Prends ton épée et tue-le », je dirai désormais : « Arme ton bras d’un glaive homicide, et tranche le fil de ses jours ». Bagatelle pour bagatelle, j’aimerais encore mieux recommencer les Marrons du feu et Mardoche. » (4 août 1831.)

Des mois s’écoulèrent encore en discussions stériles. Une forte secousse morale, causée par la mort de son père (avril 1832), détermina enfin un retour au travail, et les anciens amis furent convoqués la veille de Noël à une lecture de la Coupe et les Lèvres et d'A quoi rêvent les jeunes filles. La séance fut glaciale. Quand on se quitta, la séparation était consommée entre le nourrisson du romantisme et le Cénacle. Musset était désormais un isolé. Il l’avait voulu et cherché.

Son nouveau volume parut tout à la fin de 1832, sous ce titre : Un spectacle dans un fauteuil. La critique s’en occupa peu. Sainte-Beuve fit un article (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1833) où Alfred de Musset était discuté sérieusement et classé « parmi les plus vigoureux artistes » du temps. Un journal le loua chaudement ; deux autres l’exécutèrent avec de gros mots : indigeste fatras, oeuvre sans nom, fatigantes divagations ; la plupart lui firent dédaigneusement l’aumône du silence. Leur attitude maussade ne se démentit point dans les années suivantes, et elle répondait à celle du gros public. Musset était retombé brusquement dans l’ombre. Le vrai succès, celui qui ne s’oublie plus et classe définitivement un écrivain, s’est fait beaucoup attendre pour lui. Il a vu sa gloire avant de mourir ; mais il n’en a pas joui longtemps. Les raisons de cette longue éclipse sont assez complexes.

Il y avait un peu de sa faute dans l’aigreur des journalistes. Sous prétexte qu’il ne leur en voulait nullement de leurs injures, il n’avait pas caché sa joie gamine de ce que tous, ou à peu près, s’étaient laissé prendre à la Ballade à la lune. En franc étourdi, il s’était moqué sans pitié, dans les Secrètes Pensées de Rafaël, de leurs grands frais d’indignation pour une plaisanterie :

    O vous, race des dieux, phalange incorruptible,
    Électeurs brevetés des morts et des vivants ;
    Porte-clefs éternels du mont inaccessible,
    Guindés, guédés, bridés, confortables pédants !
    Pharmaciens du bon goût, distillateurs sublimes,
    Seuls vraiment immortels, et seuls autorisés ;
    Qui, d’un bras dédaigneux, sur vos seins magnanimes
    Secouant le tabac de vos jabots usés,
    Avez toussé,—soufflé,—passé sur vos lunettes
    Un parement brossé pour les rendre plus nettes,
    Et, d’une main soigneuse ouvrant l’in-octavo,
    Sans partialité, sans malveillance aucune,
    Sans vouloir faire cas ni des ha ! ni des ho !
    Avez lu posément—la Ballade à la lune !!!

    Maîtres, maîtres divins, où trouverai-je, hélas !
    Un fleuve où me noyer, une corde où me pendre,
    Pour avoir oublié de faire écrire au bas :
    Le public est prié de ne pas se méprendre
   . . . . . . . . . . . . . . . . .
    On dit, maîtres, on dit qu’alors votre sourcil,
    En voyant cette lune, et ce point sur cet i,
    Prit l’effroyable aspect d’un accent circonflexe !

Le journaliste parisien accepte à la rigueur d’être traité de pédant, même bridé, même guédé ! Mais rien au monde ne lui est plus odieux, plus insupportable, exaspérant, inoubliable, que d’être convaincu de naïveté. Les critiques de 1830 gardèrent longtemps rancune à « ce jeune gentilhomme » qui « persiflait tout ».

Plus de coterie pour le défendre, puisqu’il était brouillé avec le Cénacle, et son nouveau volume était justement difficile à comprendre. Des trois poèmes qui le composaient, aucun n’était très accessible à la foule sans le secours de commentaires. Le premier, la Coupe et les Lèvres, étonnait tout d’abord par sa forme inusitée. Ce choeur emprunté à la tragédie grecque, qui venait exprimer des idées fort peu antiques dans un langage très moderne, troublait et déroutait le lecteur. D’autre part, la donnée de la pièce est loin d’être nette ; plusieurs idées assez disparates s’y succèdent ou s’y mêlent confusément. L’auteur glisse sans s’en apercevoir de son sujet primitif à un autre sujet tout différent. Au premier acte, il semble qu’il ait voulu faire la tragédie de l’orgueil, comme Corneille a fait celle de la volonté, et qu’il va s’attacher à le montrer grandissant dans une âme ardente et forte.

    Tout nous vient de l’orgueil, même la patience.
    L’orgueil, c’est la pudeur des femmes, la constance
    Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.
    L’orgueil, c’est la vertu, l’honneur et le génie ;
    C’est ce qui reste encor d’un peu beau dans la vie,
    La probité du pauvre et la grandeur des rois….

         LE CHOEUR.

    Frank, une ambition terrible te dévore.
    Ta pauvreté superbe elle-même s’abhorre ;
    Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi,
    Et tu hais ton voisin d’être semblable à toi….

Mais ensuite ? Frank, qui s’élançait dans la vie avec tant de superbe, rencontre dans la forêt Belcolor qui lui dit : « Monte à cheval et viens souper chez moi », et le sujet change brusquement. Frank est maintenant celui que la débauche a touché dans la fleur de sa jeunesse et qui en garde au cœur une flétrissure.

Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
    Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
    Le cœur d’un homme vierge est un vase profond :
    Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
    La mer y passerait sans laver la souillure ;
    Car l’abîme est immense, et la tache est au fond.

Musset est revenu sur cette idée à bien des reprises, et toujours avec un accent poignant, où se trahit un retour sur lui-même et l’âpreté d’un regret.

Au cinquième acte, la gracieuse idylle de Déidamia fait de nouveau dévier le sujet et termine le drame par un événement romanesque, un pur accident ; à moins que l’on n’accepte l’interprétation que M. Émile Faguet a donnée récemment du dénouement de la Coupe et les Lèvres[3], interprétation très intéressante, parce qu’elle supprime l’accident et rend au poème l’unité qui lui manquait. D’après M. Faguet, Frank « revient à l’amour d’enfance comme à une renaissance et à un rachat… et ne peut le ressaisir ; car Belcolor (qu’il faut comprendre ici comme un symbole), car le spectre de la débauche le regarde, l’attire, le tue ».

Quoi qu’il en soit, Frank est le plus byronien des héros de Musset, et cela est curieux, car Musset se défendait avec vivacité, dans la dédicace même de la Coupe et les Lèvres, d’avoir cédé à l’influence des Manfred et des Lara :

    On m’a dit l’an passé que j’imitais Byron ;
    Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
    Je hais comme la mort l’état de plagiaire ;
    Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.

Le byronisme fut un des lambeaux du manteau romantique dont il ne se débarrassa jamais. Il avait beau le rejeter, le brillant haillon se retrouvait tout à coup sur ses épaules. Nous l’y reverrons dans tout son éclat quand Musset écrira Rolla et la Confession d’un Enfant du siècle.

Un public qui n’avait point prêté d’attention aux grandes et tragiques imaginations de la Coupe et les Lèvres n’était guère capable de goûter cette perle de poésie qui s’appelle A quoi rêvent les jeunes filles. Il faut avoir soi-même beaucoup de fantaisie, ou s’être mis à l’école des féeries de Shakespeare, pour accepter sans hésitation l’invraisemblable idée du bon duc Laërte, ce père prévoyant qui chante des sérénades sous le balcon de ses filles, afin qu’elles aient eu leur petit roman avant de faire les mariages de convenance arrangés de toute éternité par les familles. Voyez pourtant combien le vieux Laërte avait raison. Personne ne le seconde. Les deux prétendants auxquels reviendrait le soin des romances et des billets doux sont, l’un trop timide, l’autre trop bête. Irus ne fait que des sottises, Silvio ne fait rien, et tous les deux gênent Laërte au lieu de profiter de ses leçons et de grimper dans le pays du bleu sur des échelles de soie. Mais telle est la force d’une idée juste, que tout s’arrange, malgré tout, comme le vieux duc l’avait prévu. Ninon et Ninette auront respiré la poésie de l’amour avant de se dévouer, en bonnes et honnêtes petites filles, à la prose du mariage. Elles auront été poètes ellesmêmes pendant toute une soirée, et se seront ainsi élevées d’un degré sur l’échelle des créatures.

         NINON.

    L’eau, la terre et les vents, tout s’emplit d’harmonies.
    Un jeune rossignol chante au fond de mon cœur.
    J’entends sous les roseaux murmurer des génies….
    Ai-je de nouveaux sens inconnus à ma sœur ?

         NINETTE.

    Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine
    Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine,
    Et l’ombre des tilleuls passer sur mes bras nus ?
    Ma sœur est une enfant—et je ne le suis plus.

         NINON.

    O fleurs des nuits d’été, magnifique nature !
    O plantes ! ô rameaux, l’un dans l’autre enlacés !

         NINETTE.

    O feuilles des palmiers, reines de la verdure,
    Qui versez vos amours dans les vents embrasés !

Il y a dans cette petite pièce une grâce rafraîchissante. On n’avait jamais prêté langage plus exquis à l’amour jeune et ingénu. Le duo que Ninon et Silvio soupirent sur la terrasse était un acte de foi, que ne faisaient pas prévoir les Contes d’Espagne et d’Italie, envers la passion chaste et tendre, trésor des cœurs purs. Le poète y est revenu plus d’une fois, et cela lui a toujours porté bonheur.

Le ton changeait encore avec le dernier poème, Namouna, et ne cessait plus de changer, tantôt cynique, tantôt éloquent et passionné, tantôt attendri. Musset y avait mis beaucoup de lui-même, et l’on sait s’il était « ondoyant et divers ». C’est surtout dans la fameuse tirade sur don Juan qu’il s’est livré avec abandon. C’était son propre rêve qu’il contait, dans les strophes étincelantes où il peint ce bel adolescent

   Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur,

que la divinisation de la sensation condamne à la recherche éperdue d’un idéal impossible, et qui en meurt le sourire aux lèvres, « plein d’espoir dans sa route infinie ». Les don Juan, hélas ! sont exposés à devenir des Rolla. Quand Musset le comprit, il était trop tard, et il ne put que crier d’angoisse comme Frank.

Il est à remarquer que le Spectacle dans un fauteuil ne contient plus guère de rejets et de vers brisés, sauf dans Namouna. La forme de Musset devient un compromis entre la nouvelle école et l’ancienne. Il érige de plus en plus en système la pauvreté de la rime :

    Vous trouverez, mon cher, mes rimes bien mauvaises ;
    Quant à ces choses-là, je suis un réformé.
    Je n’ai plus de système, et j’aime mieux mes aises ;
    Mais j’ai toujours trouvé honteux de cheviller.
    Je vois chez quelques-uns, en ce genre d’escrime,
    Des rapports trop exacts avec un menuisier.
    Gloire aux auteurs nouveaux, qui veulent à la rime
    Une lettre de plus qu’il n’en fallait jadis !
    Bravo ! c’est un bon clou de plus à la pensée.
    La vieille liberté par Voltaire laissée
    Était bonne autrefois pour les petits esprits.

Il renie la couleur locale obligatoire, fabriquée avec les Guides des voyageu rs :

    Considérez aussi que je n’ai rien volé
    A la Bibliothèque ; —et, bien que cette histoire
    Se passe en Orient, je n’en ai point parlé.
    Il est vrai que, pour moi, je n’y suis point allé.
    Mais c’est si grand, si loin ! —Avec de la mémoire
    On se tire de tout : —allez voir pour y croire.

    Si d’un coup de pinceau je vous avais bâti
    Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
    Quelque tirade en vers, d’or et d’argent plaquée,
    Quelque description de minarets flanquée,
    Avec l’horizon rouge et le ciel assorti,
    M’auriez-vous répondu : « Vous en avez menti » ?

               (Namouna.)

Musset savait mieux que personne ce que valait la couleur locale ainsi comprise ; il venait de faire sa description du Tyrol, dans la Coupe et les Lèvres, avec un vieux dictionnaire de géographie.

Il était donc revenu de ses audaces romantiques, mais il ne s’était pas réconcilié pour cela avec les classiques, qu’il continuait à plaisanter :

    L’âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
    Tant que le monde ira,—pas à pas,—côte à côte—
    Comme s’en vont les vers classiques et les boeufs.

Placé ainsi entre les deux camps, il ne lui restait plus qu’à être lui-même. A défaut d’un peuple d’admirateurs, il avait sa poignée de fidèles. Ceux-ci avaient perçu, dès le premier jour, l’accent personnel au travers des notes d’emprunt, et ils ne demandaient à l’auteur du Don Juan que d’être Musset, encore Musset, toujours Musset. Sa mère lui conte dans une lettre de 1834 qu’un danseur de sa soeur, un polytechnicien, a dit à celle-ci : « M ademoiselle, on m’a dit que vous êtes la sœur de M. Alfred de Musset ? —Oui, monsieur, j’ai cet honneur-là.—Vous êtes bien heureuse, mademoiselle. » Mme de Musset-Pathay ajoute que toute l’École polytechnique ne jure que par lui (13 février). Au moment où Mme de Musset-Pathay traçait ces lignes, la jeunesse de son fils était finie. Il avait vingt-trois ans. Les six années écoulées depuis sa sortie du collège avaient été des années légères. Elles sont résumées dans une de ses chansons, d’une mélancolie souriante :

    J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
    N’est-ce point assez d’aimer sa maîtresse ?
    Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
    C’est perdre en désirs le temps du bonheur ?

    Il m’a répondu : Ce n’est point assez,
    Ce n’est point assez d’aimer sa maîtresse ;
    Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
    Nous rend doux et chers les plaisirs passés ?

    J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
    N’est-ce point assez de tant de tristesse ?
    Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
    C’est à chaque pas trouver la douleur ?

    Il m’a répondu : Ce n’est point assez,
    Ce n’est point assez de tant de tristesse ;
    Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
    Nous rend doux et chers les chagrins passés ?

   (1831)

Le temps est passé de l’insouciance heureuse. Nous arrivons à la grande crise de la vie de Musset. Il va aimer vraiment pour la première fois, et il ne trouvera plus que les chagrins d’amour sont « doux et chers ».


  1. Son frère Paul.
  2. . . . . pour la petitesse De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse On en pourrait citer de moins innocents.
  3. Études littéraires. XIXe siècle.