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Aline-Ali/6

La bibliothèque libre.
Librairie internationale (p. 184-210).

CHAPITRE VI.

L’hiver, si doux à Florence, touchait à sa fin, et déjà, de temps à autre, des jours splendides, frais et purs comme les pâquerettes à demi écloses, apportaient aux êtres des sensations nouvelles.

Était-ce l’influence du printemps ? Dans le ménage de Paolo et de la belle Rosina, coups de vent, ondées et bourrasques se succédaient de plus en plus fréquents. Chaque jour s’accusaient mieux les différences de ces deux caractères, l’un mobile et passionné, l’autre sérieux et sensible, qui ne se touchaient guère que par un besoin à peu près égal d’expansion. Paolo s’affligeait de ces troubles sans cesse renaissants, et commençait à reconnaître et à nommer de leur nom des défauts qui, autrefois, lui avaient paru des qualités charmantes. Peut-être en cela avait-il été moins aveugle qu’on ne pourrait croire. Cette alchimie dont on fait honneur à l’amour est souvent le fait de l’objet aimé, qui se pare instinctivement de toutes les vertus et de toutes les grâces, et, voulant être adoré, ne se présente qu’adorable.

L’amitié d’Ali, cependant, consolait ces ennuis, que la vive nature de Paolo, livrée à elle-même, eût plutôt exagérés. Cette amitié pure, égale, toujours prête, était un si doux refuge ! Si tendrement et avec tant de puissance elle guérissait le cœur endolori, endormant son inquiétude, baignant d’un flot d’amour la plaie faite par quelque dureté ou quelque injustice. Rosina eût été jalouse qu’on n’aurait pu le lui reprocher. En atténuant si bien les souffrances de l’amour, cette amitié en atténuait l’ardeur.

Un soir, après avoir quitté la cantatrice, ils sortirent ensemble de la ville, en suivant les rives de l’Arno. Un air doux et tiède caressait leurs fronts ; l’Arno, coulant à leurs pieds, réfléchissait dans ses flots la lune, qui se levait pâle et pure ; les étoiles s’allumaient au ciel ; Florence derrière eux s’éclairait ; sur les bords du fleuve, les frontons des villas, baignés par l’épaisse lumière, offraient à l’œil des contours mous, indécis, et les arbres des jardins et les peupliers des berges se repliaient assoupis, avec un chuchotement doux où se mêlaient des bruits d’ailes.

Depuis quelque temps déjà les deux promeneurs marchaient côte à côte sans se parler. Paul Villano, la tête baissée, le front couvert par l’ombre de son chapeau, courbait sa noble taille comme sous le poids d’une fatigue ou d’une préoccupation. Moins grand de la tête, mais admirablement proportionné dans sa taille élégante et souple, Ali, tenant à la main le petit chapeau de feutre noir qu’il portait d’habitude, livrait son front et ses cheveux à la brise, et suivait son ami, en jetant sur lui de fréquents regards.

La coque renversée d’une barque tirée sur le sable, en obstruant leur chemin, arracha Paul à sa rêverie. Il s’arrêta, se fit un siége de la barque et fit asseoir Ali près de lui. Le flot clapotait à leurs pieds. À quelque distance, dans les arbres d’une villa, un rossignol préludait, tandis qu’au loin, du coteau voisin arrivait affaibli le cri douloureux de l’orfraie.

« Ali, dit tout à coup Paolo, crois-tu vraiment que l’amour soit plus vrai entre des êtres plus différents ? qu’il y faille ce contraste que tant d’esprits admirent et préconisent ? Ces deux êtres, l’homme et la femme, que la nature condamne à ne pouvoir vivre l’un sans l’autre, sont-ils vraiment tenus d’être dissemblables au point, hélas ! de ne pouvoir se comprendre ?

— Ta question se répond à elle-même, dit Ali. Non, cette philosophie me paraît absurde ; elle s’appuie sur une autre base que la recherche du vrai.

— Certes, reprit Paolo, je conçois un état supérieur à cet état d’incompréhension où en se cherchant l’on se heurte ! Je conçois un état bien supérieur où, moins agité, l’amour n’en serait que plus profond ; où des affinités puissantes, une entente sérieuse, une confiance entière, lui donneraient à la fois plus de grandeur, plus de charme, et plus de sécurité. »

Il attendit une réponse ; comme elle ne vint pas, jetant le bras autour de son compagnon :

« Ne serait ce pas aussi ton rêve, Ali mio ?

— Oui, répondit Ali d’une voix faible, mais vibrante d’accent, note formée aux profondeurs de l’âme.

— Ali, je ne comprends pas celle que j’aime. Je puis l’étreindre, mais ne puis la saisir ; elle m’échappe sans cesse. Ah !… Je la crois noble et grande ; mais ces orages qui à tout propos, hors de propos surtout, viennent ébranler notre amour, comme pour en éprouver la solidité, me font mal… Car il n’est pas bon, vois-tu, de remettre ainsi en question sans cesse les choses jurées, de discuter ce qui devrait être sacré. Cependant, elle m’aime et je l’adore. La femme est un être bien étrange, Ali !

— Tu crois ?

— Ne le vois-tu pas ? Tu la connais. Elle t’aime. Comment juges-tu cet être, à la fois si divin et si bizarre ? Est-ce moi qui ai tort ? Dois-je bénir comme marques de sa faveur les coups dont je saigne ? Est-ce une fantasque ou une inspirée ? Dois-je me soumettre ou me révolter ?

— Toi seul en peux décider.

— Jamais, dit Paul avec un peu d’impatience, jamais je n’obtiens de toi sur ce sujet que des paroles entrecoupées, des réticences. Pourquoi ? Tiens, il me semble que tu n’as jamais accepté cet amour et que tu lui es hostile secrètement.

— Tu te trompes, répondit Ali d’une voix pleine de mélancolie, j’ai accepté cet amour.

— Alors, qu’en penses-tu ? Que penses-tu d’elle ? Parle. Dans le trouble où je suis, j’ai besoin que ta pensée raffermisse la mienne.

— Rosina est une riche nature, mais tout instinctive. Elle est ce que la société veut que soit la femme, irréfléchie, et faisant consister sa gloire et son charme à l’être. Un navire dépourvu de gouvernail flotte à l’aventure, et sa direction dépend des courants.

— Ah ! cher Ali, ce gouvernail qui consiste dans une croyance ferme, résultat d’un examen libre, sérieux et profond, qui de nous le possède bien ?

— On croit en avoir un, et c’est quelque chose. Cela maintient du moins le caractère dans une direction donnée. En vraie justice, Paolo, je trouve qu’il n’est pas permis aux hommes de se plaindre de la frivolité des femmes, puisqu’elle résulte de l’éducation et des mœurs qu’ils leur imposent. S’ils savaient être justes, ils pardonneraient surtout bien des inégalités d’humeur à ces pauvres créatures qu’ils mettent aux prises avec des contradictions insensées, les forçant de choisir entre le mépris et l’amour d’une part, entre l’abandon et la vertu de l’autre, en y joignant souvent la misère.

— Moi, grand Dieu, méprisé-je Rosina ?

— Ce n’est pas toi qui as fait sa vie. Si tu eusses été son premier amant, ou mieux son époux, peut-être ne serait-elle pas la même. Elle sent peser sur elle en sa qualité de femme, et surtout d’actrice, le poids d’une opinion jalouse, défiante, implacable, qui fait consister dans la chasteté tout le mérite des femmes, en même temps qu’elle donne à leur vie pour seul but, pour seul intérêt, l’amour, et qu’elle arme tous les hommes contre leur vertu. On serait fantasque à moins peut-être. La courtisane, ce bouc émissaire chargé de tous les péchés d’Israël, porte au cœur une haine. Et l’on s’en étonne ! Se voir honnie par ceux mêmes qui vous ont perdue ! vivre écrasée entre deux morales contraires, n’y a-t-il pas là de quoi nourrir un scepticisme éternel, une colère sauvage ?

— Hélas ! est-ce donc sur leur amant, quand il est sincère, qu’elles devraient se venger ? dit Paolo.

— Elles ne peuvent se venger sur d’autres.

— Ali, demanda Paolo d’une voix altérée, me conseillerais-tu d’épouser Rosina ? »

Un silence eut lieu.

« Tout amour sincère est un mariage, dit enfin Ali tremblant d’émotion. Se donner avec l’intention de se reprendre n’est pas aimer.

— Et ce que tu n’ajoutes pas, cher et pur enfant, je le devine, se prêter est s’avilir. Hélas ! quelle distance nous sépare ! Tu viens d’un autre monde que le mien. Tes paroles, que je sens vraies, qui me sont une révélation, tombent sur un être appesanti déjà par des chaînes… Tu as raison dans le vrai…, mais l’erreur n’est pas en moi seul, elle m’entoure et me rend presque le droit chemin impossible…, Ah ! s’il m’apparaissait un être tel que toi, ta sœur…

« Tu détournes les yeux, je te comprends ; oui, nous sommes tous ainsi ; quelle qu’ait été notre vie passée, nous tendons tous à posséder la pureté même ; nous sommes fous ! Sais-tu quel étrange rêve je faisais tout à l’heure, en marchant, l’esprit troublé des chagrins que me cause cette fantasque et chère créature ? Cherchant en moi-même le type de l’amour vrai, de l’amour heureux, je le composais de cette entente secrète et de cet accord facile, de cette confiance calme, sans limites, sans doutes, de cette tendresse intime, à la fois vive et profonde… enfin de tous les traits de notre amitié. Il y manquait une chose, la passion, c’est-à-dire la femme. Mais c’était en vain que je m’efforçais d’incarner ce rêve en une figure féminine, en vain que j’évoquais les traits de Rosina ; tout cela me fuyait : ta figure seule se présentait à ma vue obstinément. Est-ce étrange ? C’est te dire à quel point tu remplis mon cœur. Ah ! tiens, avec une pareille amitié, ai-je le droit de me plaindre de l’amour ?……

« Qu’as-tu, mon enfant ? Tu te tais et tu me caches ton visage… Dis-moi tes rêves aussi, tes rêves d’amour, qui doivent être si purs et si beaux. Sais-tu l’idée qui me vient parfois en voyant ta mélancolie et ton insensibilité près des femmes, c’est que tu as peut-être un secret pour ton ami, et que ce secret serait un chagrin d’amour ? »

En parlant ainsi, du bras qu’il avait jeté sur l’épaule d’Ali, Paolo l’attira vers lui et le força de s’appuyer sur son sein. Mais la question restait sans réponse.

« Tu ne dis rien ? c’est ce que j’ai deviné.

— Paolo, je n’aime que toi… Je te le jure !… »

Paolo le pressa sur son cœur avec une tendresse profonde.

« Quelle femme, dit-il, sera digne de toi ? Ah ! celle que tu aimeras, si elle te trompait, je l’écraserais ! »

Tout à coup il redressa vivement la tête pour envisager Ali.

« Tu pleures ! s’écria-t-il.

— Non, » murmura le jeune homme.

Cependant, au rayonnement de la lune qui frappait la barque, Paolo vit briller d’un éclat humide paupières d’Ali. Pendant quelques instants, ils restèrent silencieux. Ali se dégagea des bras de son ami, et, s’accoudant sur un genou, la tête appuyée sur sa main, il sembla considérer attentivement les eaux du fleuve, qui, glissant vers la zone étincelante éclairée par la lune, y brillaient un moment de mille feux, avec mille frissonnements, et disparaissaient plus loin dans la nappe sombre.

Bientôt Paul reprit la parole, et ce fut pour agiter encore et toujours l’éternel problème d’amour qui le tourmentait. Dans ce jour voilé, à cette heure charmante, au milieu des murmures et des harmonies du soir, Ali, peu à peu, devint expansif, et de ses lèvres, qu’à d’autres moments semblait fermer une timidité souffrante, s’épanchèrent des pensées intimes, ainsi que dans la nuit certaines fleurs exhalent leur parfum.

« Vois-tu, dit-il à Paolo, je comprends maintenant pourquoi l’homme et la femme se plaignent si douloureusement l’un de l’autre. Élevés chacun dans un monde à part, ils ne se connaissent pas, ils ne sauraient se comprendre ; sous ce même nom magique d’amour, chacun évoque une différente image. Ah ! si tu savais quel rêve la réalité vient troubler…

— Tu le sais donc, toi ? dit Paolo, et nulle jeune fille, sans doute, n’eut rêve plus pur. Dis-le-moi ? »

Mais Ali secouait la tête doucement.

« Un tel rêve se dit-il ? Non ; toute parole vulgaire le meurtrirait ; il ne se traduit qu’en douleurs, au contact mortel des réalités de cette vie. L’amour, pour l’être qui a pu sans réveil grandir en formant ce rêve, l’amour… c’est aimer. Dans la langue des hommes, tu peux mesurer l’abîme, c’est jouir. »

Ils revinrent à Florence, Paolo tout pensif, Ali brisé, pâle. Comme ils entraient au théâtre, le spectacle finissait ; ils trouvèrent dans sa loge la prima donna. En les apercevant, elle jeta un cri, et ce fut au cou d’Ali qu’elle s’élança tout d’abord.

« Méchant enfant ! Détestable enfant ! D’où viens-tu ? dit-elle.

— Des bords de l’Arno. »

Rosina lança un coup d’œil de ressentiment à Paolo.

« C’est vous, lui dit-elle, qui me causez ces angoisses. En ne vous voyant pas ce soir dans la salle, j’ai eu froid au cœur. »

Paolo railla ces craintes sans motif, et demanda, non sa liberté, qu’il sacrifia galamment, mais au moins celle de son ami.

Rosina répondit avec aigreur, et finit par fondre en larmes. Sur une douce raillerie du jeune de Maurion, elle se calma pourtant, mais continua de bouder Paolo ; et le soir, quand ils l’eurent conduite chez elle, elle affecta de le renvoyer, en leur disant à l’un comme à l’autre :

« À demain. »

Ce lendemain, vers midi, Ali était dans sa chambre, occupé à lire, quand il vit entrer Rosina.

Elle semblait confuse, ses beaux yeux soulevaient à peine leurs paupières, et l’on eût dit que sur ses joues, si fraîches pourtant, des larmes avaient passé Elle vint prendre les deux mains d’Ali, qui s’était levé pour la recevoir, et, s’inclinant presque à ses genoux :

« Me pardonnerez-vous, lui dit-elle, cette visite inconvenante ? Je suis de celles dont les actes suivent l’impulsion du cœur ; je ne saurais vivre de subterfuges et de fausses réserves. Depuis quelque temps, des songes pénibles m’assiégent à cause de vous ; je ne vis plus. La nuit dernière a été plus cruelle encore… ; aussi te voulais-je voir à tout prix, et je me suis dit : — Eh bien ! pourquoi n’irais-je pas ? Ce n’est pas de lui que je puis avoir à craindre une impertinence ou une dureté, — car vous ne ressemblez en rien aux autres hommes, vous, Ali, si jeune, si beau, si pur ! »

Elle attachait sur lui des regards où se lisait une admiration passionnée.

« Vous n’avez jamais, Rosina, ménagé ma modestie, dit le jeune homme en souriant. C’est notre querelle, vous le savez.

— Ne me querelle pas, lui dit-elle avec une tendresse langoureuse ; laisse-moi céder au besoin que j’éprouve de t’exprimer tous mes sentiments. Si je t’avais rencontré plus tôt, Ali, je serais une autre femme. Je serais restée pure et digne de toi. Mais les hommes nous perdent dès l’enfance. Ils ne recherchent l’innocence et la pureté que pour les flétrir en les respirant. Athées immondes ! pour qui le beau et le bien se réduisent à un raffinement de plaisir. C’est au nom de l’amour qu’ils m’ont trompée. Tu sais ? Je croyais. La confiance est-elle une faute ?… Puis, cette infamie me mit au cœur la colère. Je voulus me venger, les écraser à mon tour… Et cependant, je te le dis, moi aussi, j’avais été chastement élevée ; j’étais pure ; j’avais au cœur la religion de l’amour… Je rêvais un amant tel que toi pour passer avec lui ma vie…

« Tout cela fut gâté, arraché, souillé, sous une main brutale. Ah ! si tu savais ! Il y a des moments où je hais les hommes d’une haine immense ! Vils et méprisants ! Odieux et fous ! Ce monde, vois-tu, n’a pas de logique plus qu’un rêve. Le blanc et le noir, le oui et le non s’y choquent avec des éclats de rire… et des larmes. Les hommes ne croient à rien ; ils affirment, voilà tout ; d’un grand air sérieux, et sans savoir ce qu’ils disent, ils se répètent à l’envi. Toi seul es vrai ! toi seul es sincère ! toi seul aurais le droit de me mépriser !

— Je vous en prie, Rosina, ne parlez pas ainsi. Je ne puis mépriser ceux que j’affectionne ; je ne puis qu’honorer l’amante de Paolo.

— Ali, ne suis-je donc pour toi que sa maîtresse ? Tu m’aimes et m’honores à cause de lui… je le sais. Mais je voudrais plus encore : il me faudrait aussi pour moi-même un peu d’estime et… d’affection. Oui, tu ne vois en moi que l’artiste, que l’amante de ton ami… je reste étrangère à tes sentiments intimes…

« Ah ! tu es ingrat ! Moi je t’aime pour ce que tu es, Ali, pour toi-même ! Écoute-moi : la jeune fille qui sans doute est la sœur de tes rêves… Ali… elle existe encore en moi, à des profondeurs que nul n’a touchées ; tu verras. Daigne seulement l’appeler à toi ; elle viendra, heureuse, réveillée d’un trop long sommeil, l’apporter des pressentiments semblables aux tiens, se prosterner devant toi, t’écouter et te comprendre. — Non, je ne suis pas celle que tu crois ; la vie m’a posé sur les traits le masque du rire et de la joie, mais j’ai soif de pleurer et de rêver avec toi…

« Oui ! oui, je m’en doutais, tu gardes contre moi au fond un préjugé ta justice va jusqu’à l’indulgence, mais non jusqu’à la tendresse. Tu as été élevé par des femmes, cela se voit, par des femmes honnêtes, et celles-là sont implacables pour nous. Et pourtant, réfléchis, sont-elles bien différentes ? Va, nos amants sont les mêmes. La plupart sont adultères au lieu d’être courtisanes ; d’autres sont plus souillées par le mariage que ne l’est une femme libre par ses amours. Est-ce que la pureté existe en ce monde ? Non ; je n’y vois de pur que ta chasteté d’ange ; et pour moi, je n’y vois désormais de satisfaction que dans l’abjuration de mon passé, de bonheur que dans… ton pardon !… »

Elle parlait ainsi, penchée vers lui, les mains d’Ali dans les siennes, et, se courbant de plus en plus, elle avait glissé presque à ses genoux. La mantille qu’elle avait en entrant sur les épaules avait aussi glissé jusqu’au bas de sa taille, laissant voir un buste admirable, mal couvert par un peignoir de dentelle et de mousseline, sous lequel éclataient, par des jours nombreux, les rondeurs du sein et le satin de la peau. Ses beaux bras nus sortaient des manches flottantes, et, beautés plus puissantes encore, l’agitation du sein, la passion des lèvres tremblantes, l’éloquence du regard.

Ali eut un froid sourire.

« À quoi bon ce plaidoyer, Rosina, vis-à-vis de celui qui vous aime et vous respecte comme une sœur ? Et que vous importe l’injustice des autres hommes, quand Paolo vous honore et vous chérit ?

— Paolo ! toujours Paolo ! » dit-elle avec un accent douloureux où grondait comme le murmure d’un orage.

Elle pencha son beau visage, où courut une pâleur subite.

« Si je vous parle tant de Paolo, reprit Ali, c’est qu’il m’attend en ce moment même, et vous seriez bonne de lui causer cette charmante surprise de m’accompagner chez lui. Il vous aime tant, qu’il sera heureux de vous consacrer l’heure de notre habituelle causerie, et je n’en serai pas jaloux.

— Je le crois ! » dit-elle avec amertume.

Elle se leva, marcha d’un pas agité dans la chambre, joignit les mains, murmura des paroles inintelligibles, et tout à coup sortit en jetant ce mot :

« Adieu ! »

Ali, resté seul, tomba dans une douloureuse méditation. Sans doute il se demandait ce qu’il devait faire dans une telle épreuve, la plus redoutable de toutes pour l’amitié. Prévenir Paolo, c’était lui porter un coup terrible, et, d’ailleurs, qu’alléguer de précis contre Rosina ? Elle pouvait aisément se plaindre d’une interprétation coupable donnée à des paroles innocentes. Quelque diverses que soient les affections, au fond, le sentiment qui les produit est le même, et tient sous toutes ses formes à peu près le même langage. Partir ? Mais outre la douleur d’une séparation pour les deux amis, c’était livrer Paolo sans consolation et sans défense aux dangers d’un amour aveugle.

Ali n’alla pas le soir au théâtre. À minuit, il reçut ce billet de Rosina :

« Le silence est vain désormais. Vous m’avez comprise ; dès lors, à quoi bon des réticences ? Vous m’avez comprise, trop, ou pas assez. J’ai besoin de vous dévoiler toute mon âme ; il faut que vous m’entendiez. Demain, je vous attendrai toute la matinée. Si vous ne venez pas, j’irai vous parler où vous serez, même, si vous m’y forcez, chez votre ami. À demain. »

Ali se rendit chez Rosina. Elle demeurait via della Pergola, dans une jolie maison à terrasse, donnant de façade sur la rue et des trois autres côtés sur un jardin. À l’intérieur régnait avec profusion un luxe un peu théâtral, mais harmonieux. On conduisit Ali dans le boudoir de la cantatrice, où il l’attendit.

Cette petite pièce était ravissante. La lueur rosée des rideaux, la mollesse des sofas, la beauté des tableaux, représentant les plus admirables nudités dues au pinceau des maîtres ; les parfums d’une serre attenante, d’où venaient, par la porte ouverte, les douces haleines de l’oranger, de la rose, du jasmin, tout charmait dans ce réduit silencieux, clos de portières épaisses et embelli de détails exquis. Pourtant, son plus grand luxe peut-être était la vue de la serre, où le regard plongeait, par une large glace sans tain, dans les masses habilement disposées des arbustes, et parmi les courants de feuillages des cobéas et des glycines, sur le fond desquels éclataient les vives couleurs de l’orange, des roses, des cactus et des camélias.

Le regard pensif d’Ali était fixé sur ce frais tableau, quand, averti par une sensation intime qu’il n’était plus seul, il se retourna et vit Rosina debout près de la porte, le regardant avec une expression ardente et douloureuse. Les bras et le sein à demi nus sous un peignoir de dentelle noire, les traits animés par la lutte suprême qu’elle se disposait à livrer, elle était magnifique d’énergie, splendide de beauté. Elle vint s’asseoir à côté de lui.

« Ali, me croyez-vous fausse et perfide !

— Non.

— Quelle opinion avez-vous donc sur moi ? demanda-t-elle impétueusement, déjà irritée par cette laconique réponse.

— Je crois que, puissamment organisée pour le bien comme pour le mal, vous faites l’un et l’autre au gré de vos impressions, parce qu’il vous manque la première de toutes les puissances.

— Ah ! dit Rosina, ce doit être celle de se faire aimer. En effet, je ne l’ai point.

— Non, c’est une conscience éclairée, grâce à laquelle on sait se commander à soi-même.

— Cher moraliste, dit-elle, crois-tu ? Alors, sois ma conscience, toi ; remplace en moi cette absente. Refais-moi une âme ! Le veux-tu ? Quelle plus belle œuvre pour toi ?

— Vous seule, Rosina, le pouvez faire, dit le jeune homme ; je puis seulement tenter de vous y aider, si vous le voulez… en ami, par lettres.

— Par lettres ! s’écria-t-elle ; tu veux me fuir ! non, jamais ! Tu ne sais pas, cher enfant, tu ne sais pas ce que c’est qu’une femme qui aime, qui aime de tout son être pour la première fois. Me fuir !… Hélas ! à quoi bon ? Toi si fort, si chaste, ou si froid, que crains-tu ? »

Rosina se penchait sur lui toute courbée, comme pour l’adorer, mais épiant ses émotions du regard.

« Je ne puis rien craindre, en effet, dit Ali, parce que vous ravir à mon ami est un acte que je regarderais comme un crime. Vous eussiez dû le comprendre.

— Que tu acceptes ou non mon amour, je romps dès ce soir. Que tu le veuilles, ou ne le veuilles pas, je suis à toi ; je ne suis plus à lui. Penses-tu que maintenant j’aille parler d’amour à un autre ? À quoi bon, dès lors, un tel sacrifice ? Hélas ! pour toi ce n’en est pas un. Mais comprends-moi bien, Ali. C’est un amour digne de toi que t’offre une femme régénérée par un rayon de tes yeux. Accepte-moi seulement pour ta sœur la plus chérie. Parle-moi, enseigne-moi, fais de moi ce que tu voudras qui te plaise. Repétris-moi une âme à ton image ; sois mon Dieu. Je vivrai de te voir, de t’approcher, de t’entendre. Je ne verrai plus d’autre homme que toi, et te demanderai pour toute grâce, quand tu seras content de ton humble élève, de reposer un instant ma tête sur ton sein, ou de me laisser baiser tes cheveux. Nous aurons des bonheurs d’ange. Oh ! crois-moi ! Cette Rosina qui t’aime n’est plus la Rosina d’autrefois. N’est-ce pas par les attraits du beau et du bien que tu as attiré mon âme ? Seul, parmi tous ces hommes, toi, beau et chaste enfant, tu as défendu la femme insultée, l’amour avili.

« Jusque-là je t’avais remarqué à peine ; à partir de ce jour je t’ai adoré, sans le savoir d’abord, te voulant traiter en amie, en mère ; et puis de plus en plus attirée, absorbée, enfin toute à toi. Mais ce sont là des paroles que peut-être tu n’entends pas comme elles sont. J’avais cru aimer déjà, ce n’était rien. Moi, si fière pour tous ces hommes qui rampent à mes pieds, tu le vois, je suis presque aux tiens ; je m’y coucherais avec joie, si tu voulais bien le souffrir. Je mourrais pour toi ! Mon amour est si pur, si haut, qu’il n’a pas honte de s’offrir. C’est un dévouement que je donne.

« Non, ne me prends point pour maîtresse, mais seulement pour amie ; à la seule condition que tu n’aies pas d’autre amie que moi, et que je puisse chaque jour te voir…, nous parler seuls. Veux-tu, mon Ali, veux-tu accepter ce don enthousiaste d’une femme qui se donne à toi, comme on se donnait autrefois au Christ, l’idéal époux ? Car tu m’as relevée, comme il fit de la Madeleine, et mon âme, que le monde avait abattue, retrouve ses ailes avec toi ! »

Tout entière dans ses paroles, toute vibrante, joignant les mains, elle pleurait, et sa passion se répandait autour d’elle en émanations brûlantes. Une rougeur vive couvrait le front d’Ali ; une hésitation se lisait sur son front penché.

Des flammes de triomphe brillèrent dans les yeux de la cantatrice.

« À quoi penses-tu ? demanda-t-elle en posant sur la main du jeune homme ses lèvres brûlantes.

— Je pense, Rosina, que vous êtes irrésistible pour tout homme…

— Ali ! s’écria-t-elle, presque suffoquée de bonheur.

— Pour tout homme, reprit-il, qui n’aurait pas des motifs invincibles de résistance…

— Vous jouez-vous de mes tourments ? s’écria-t-elle en se relevant pleine de colère.

— Non, je vous le jure, non, Rosina ; car si vous ne pouvez égarer ma raison, vous touchez mon cœur, et s’il m’était possible de vous aider à sortir du trouble où vous êtes, de vous mettre au cœur un amour plus vaste, un orgueil plus haut… Encore une fois, Rosina, me voulez-vous pour ami ?

— Je te l’ai dit, répondit-elle en pleurant, à condition que tu ne me quitteras pas.

— C’est impossible. Paolo désormais doit vous quitter, et je l’accompagne. Et puis, toute occasion de malentendu doit être écartée. Je voudrais vous guérir, vous fortifier, non vous nuire. Mon amitié vous restera ; mes lettres seront fréquentes.

— Non ! s’écria-t-elle, devenue presque menaçante, non ! Votre amitié est menteuse ! votre pitié est insultante ! Vous m’avez trompée ! Votre douceur, qui ressemble à de la tendresse, n’est que le masque d’une sécheresse impitoyable. Vous n’avez pas de cœur ! vous n’êtes point un homme ! Vous ne pardonnez que du bout des lèvres. Et toi aussi, n’est-ce pas, tu modèles dans les nuages quelque froide poupée, dont la virginité, faite de précautions et de glace, te donnera du moins les pâles satisfactions de la vanité ? Pour cela, tu auras dédaigné la passion la plus pure, la plus ardente, et ta fausse compassion m’aura plus sûrement précipitée dans le mal que la brutalité grossière des autres hommes ! »

Ali se leva. L’hésitation tout à l’heure peinte sur ses traits avait disparu, et se plaçant debout devant elle :

« Eh quoi ! Rosina, dit-il, suffirait-il de croire à la chasteté dans l’amour pour devoir être l’amant de toute femme qui pleure son passé ? Mais vous vous trompez ; ce passé vous possède encore et vos lèvres seules l’abjurent. Vous n’avez encore d’autre but que votre désir ; vous suivez encore et toujours votre fantaisie. Il vous plaît d’avoir un amant ignorant et naïf à la place d’un autre, voilà tout. Lasse de l’amour sensuel, vous voulez goûter de l’amour chaste, et vous croyez pouvoir passer ainsi de l’un à l’autre ? Mais un abîme les sépare, et s’il vous est jamais possible de le franchir, ce ne sera pas d’un seul bond. Vous regrettez la chasteté ? soyez chaste ; vous vous êtes donnée trop facilement, reprenez-vous. Soyez fière. Peu importe que ce soit mon bras, ou celui d’un autre, qui vous soutienne, si vous n’êtes capable de marcher seule. Toute régénération, pour n’être pas vaine, doit commencer par le recueillement, pour finir par la possession de soi-même. Pour vous, pour beaucoup d’autres, pour toutes les femmes, l’orgueil, à ce moment où nous sommes, est devenu la suprême vertu.

— L’orgueil, cria-t-elle, furieuse et terrible. Prends garde : il souffle la vengeance !

— Vous n’êtes que passionnée, lui dit-il ; nous ne pouvons nous comprendre. Laissez-moi partir. »

Mais au premier pas qu’il fit, elle se jeta vers la porte et lui barra le passage. Éperdue, haletante, égarée, sentant que s’il passait le seuil elle le perdait à jamais, elle en appelait à l’impossible, et des lueurs de haine, d’amour effréné, d’espoir, passaient tour à tour sur son visage.

« Dur ! sans pitié ! dit-elle en frappant l’une dans l’autre ses deux belles mains ; dur ! sans pitié !… Si je meurs, n’auras-tu pas de remords ! Cruel enfant, tu n’as jamais aimé ; tu ignores… Ah ! quand je vais me retrouver seule ici, t’appelant en vain, cherchant de vaines traces de toi, n’embrassant que ma chimère, et séparée de ma vie qui est toi… Ne m’inflige pas un pareil supplice, non, si tu as quelque respect pour l’amour qui t’a créé !… Un peu de douceur et de pitié te sont-ils donc impossibles pour moi ? Ai-je donc ta haine, en échange de tant d’amour ? Être fier, mon Ali, ce n’est point aimer. Je suis fière avec tous, humble seulement avec toi. Promets-moi seulement de revenir ; ne m’écrase pas d’un seul coup ! »

Mais celui auquel s’adressaient de telles prières semblait agité plutôt par la répugnance qu’elles lui inspiraient et l’impatience d’y échapper que par des tentations personnelles. À ce moment, on frappa à la porte extérieure du boudoir ; la cantatrice tressaillit, fit à Ali le geste du silence et, soulevant la portière, disparut. Ali entendit le chuchotement de deux voix, auquel succéda un silence ; puis, une parole plus haute, brève comme un ordre, fut dite par la Rosina, et presque aussitôt elle reparut. S’approchant d’Ali, dont elle prit la main :

« Quelqu’un vient, dit-elle, à qui je ne puis refuser une entrevue. Je ne veux pas qu’on vous voie sortir d’ici. Entrez dans la serre un moment.

— À quoi bon ces précautions ? demanda le jeune homme avec surprise.

Ah !… voudriez-vous discuter avec une femme ce qu’elle croit utile à sa sûreté ? Et ne m’accorderez-vous pas au moins cela ? S’il faut tout vous dire, il s’agit d’une explication qui sera peut-être orageuse, et je crains… des violences. Votre présence, Ali, me rassurera. Écoutez et voyez. Soyez prêt. »

En même temps elle le poussa dans la serre et ferma la porte. À peine avait-il eu le temps de s’arranger, suivant l’ordre de Rosina, pour tout voir et tout entendre, qu’à sa grande surprise il vit entrer Paolo.

— Était-ce donc lui, ce visiteur dont Rosina craignait les violences ? Il y avait là quelque mensonge. Répugnant à se cacher plus longtemps en présence de son ami, Ali fit un pas… Cependant, un instinct de délicatesse vis-à-vis de cette femme qui lui avait dit avec raison être seule juge de ce qui convenait à sa sûreté, l’arrêta. — Mais pouvait-il se prêter à des ruses ?… N’avait-il pas pris la résolution de tout dire à Paolo ? Il se décidait à paraître, quand un nouveau coup d’œil dans le boudoir fit monter à son front une brûlante rougeur et le retint à sa place.

Les premières paroles échangées entre les deux amants avaient été, de la part de Paolo, vives et tendres ; du côté de Rosina, froides, mais de cette froideur à laquelle un regard furtif peut donner une signification simplement mutine et provoquante. Le jeune homme, acceptant gaiement la situation ainsi donnée, avait riposté par des attaques d’abord timides, bientôt plus animées, à ces capricieuses rigueurs : poursuivant la cruelle qui se dérobait à son baiser, il venait de l’atteindre devant la glace, et là, par représailles, il abusait du droit de conquête en lui donnant cent baisers pour un. C’était cette scène, étalée sous ses yeux, au travers du rideau formé par le délicat feuillage d’une glycine, qui venait de faire monter la rougeur au front d’Ali, et qui maintenant le retenait à cette place, partagé entre deux hontes : celle de se montrer et celle de rester caché. Rosina avait-elle donc oublié sa présence ? Elle se défendait mal, bien mal, trop peu pour faire cesser à l’instant ce jeu, assez pour irriter l’audace de l’agresseur. Elle s’échappa enfin ; ils disparurent, et ce furent seulement des paroles passionnées qui vinrent frapper la mince cloison derrière laquelle frémissait à les entendre une autre personne que celle à qui elles étaient adressées.

L’infernale pensée de la Rosina avait-elle rencontré juste ? N’était-ce pas de la jalousie qui bouleversait ainsi les traits d’Ali, et crispait les mains, si fines et si blanches, dont il couvrait et découvrait tour à tour son front enflammé, ses yeux pleins de désespoir ?

« Oh ! murmura-t-il d’une voix brisée, — que du boudoir on eût entendue, si la voix vibrante de Paolo ne s’était élevée à ce moment même, — à tout prix je ferai cesser cette torture infâme ! »

Sortant brusquement de l’abri de feuillage qui le dérobait aux regards, il se trouvait derrière la glace quand, de l’autre côté, au même instant, une figure apparut qui le pétrifia. Était-ce bien celle de Paolo ? Par quelle magie noire ces traits, d’habitude si nobles, si purs, n’offraient-ils en ce moment que le masque d’une grossièreté bestiale ? Ces yeux ardents, mais sans regard, ne voyaient pas même le témoin qui se dressait devant eux. Une réprimande énergique et dure de la Rosina se fit entendre ; mais Ali déjà se trouvait à l’autre extrémité de la petite serre, où, d’un coup de poing, il faisait voler en éclats les vitres et une partie des châssis. Avec ce mépris du danger que donne la passion, et qui a tous les avantages du sang-froid, il posa les pieds au dehors, sur l’étroite corniche, s’y pendit ensuite par les mains, et, n’étant plus qu’à trois ou quatre pieds de terre, sauta légèrement sur un carré du jardin.

Il s’éloignait à grands pas, quand, retournant la tête, il vit à l’ouverture du châssis le visage de Paolo empreint d’une stupéfaction profonde. Ali, cependant, ne s’arrêta pas ; il traversa rapidement la maison, sortit dans la rue, et, sans chapeau, les mains souillées du sang qui s’épanchait d’une profonde coupure, il se jeta dans la première voiture vide qu’il rencontra. Chez lui, après avoir donné l’ordre de ne laisser entrer que le seigneur Villano, il s’enferma, refusant les soins de son domestique, attaché déjà à ce maître doux et généreux, dont la pâleur et les blessures l’effrayaient.

Une demi-heure après environ, Paul se présentait chez son ami. Livide, crispé, bouillant sous la glace dont il se couvrait, après avoir, en entrant, refermé la porte de la chambre, il se tint à deux pas, debout, silencieux. Ali de Maurion était assis près d’une petite table, dans une attitude affaissée, douloureuse ; c’étaient des larmes, sans aucun doute, qui avaient creusé ce demi-cercle sous son œil noir ; mais, se redressant aussitôt, il reprit la contenance doucement fière qui lui était habituelle, et, levant sur Paolo un regard où se démêlait seulement une amère tristesse, lui aussi, il attendit.

Paul ne chercha pas à se contenir plus longtemps ; d’une voix brisée, mais pleine de soupçon et de colère :

« Je suis venu vous demander une explication, dit-il. Je l’attends. »

Sous ce vous, comme sous une atteinte mortelle, Ali ferma les yeux, pâlit davantage encore, et resta sans répondre.

« Ali, reprit Paolo, je donnerais ma vie pour en retrancher l’heure qui vient de s’écouler. J’ai vu et ne puis comprendre.

— Mais, douter…, répondit Ali.

— Dissipe ce cauchemar. Parle.

— Non !… oh non ! Par respect pour moi-même, pour notre amitié…, si elle existe encore…, j’attendrai que tu aies choisi.

— Et de quel choix s’agit-il !

— Entre Rosina et moi. Rosina, sans doute, a déjà tout expliqué. Si tu la crois, je n’ai rien à dire.

— Ah ! s’écria Paolo, voilà ce que je craignais ! Quel choix horrible ! Pourquoi lutter ainsi dans mon cœur l’un contre l’autre ? Ne voyez-vous pas que je suis l’arène vivante que vous foulez aux pieds tous les deux ? En sera-t-il donc ainsi tant qu’il y aura des amis et des maîtresses ? Ne deviez-vous pas vous être sacrés l’un à l’autre ! Si tu l’aimais, que ne l’as-tu dit ? Peut-être… je t’aimais tant !… Au moins j’eusse pu, le cœur déchiré, t’estimer toujours. Mais couver cet amour et ta jalousie, te cacher chez elle, surprendre nos entretiens… Ah !…

« … Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il tout à coup avec énergie, ce n’est pas vrai !… Tu ne peux avoir fait cela, toi ! C’est impossible ! Explique-moi donc tout : que ce soit simple ou miraculeux, je te croirai. Parle, fais la lumière.

— Et si j’accuse Rosina ?

— Ali ! ah ! ne l’accuse pas ! Ne l’accuse pas, Ali ! Elle se sera trompée… Les femmes habituées à tout charmer se trompent ainsi quelquefois. Laisse-moi te croire toujours, et l’aimer encore. Enfant, prends garde, tu es bien jeune et bien pur ; connais-tu l’amour ? »

Une flamme altière, éclatante, brilla dans les yeux d’Ali.

« Non ! Et je renonce à jamais à le connaître, s’écria-t-il.

— Tu es fou, mieux vaut souffrir. Et pourtant…, je souffre, tiens, atrocement. Parle donc. »

Il s’assit en face de son ami.

D’une voix basse et entrecoupée, le visage à demi voilé par sa main, Ali fit le récit de ses deux dernières entrevues avec Rosina, récit que les expressions du narrateur accentuèrent moins que ses réticences. Et, sous l’influence de cette parole douce, grave et pure, supérieure de si haut aux passions qu’elle racontait, si cruelles que fussent pour Paolo ces révélations, il ne laissa échapper aucune parole qui ressemblât à un doute, et ne trahit ses émotions que par des tressaillements et des soupirs. Mais, quand Ali eut cessé de parler, se jetant impétueusement dans ses bras :

« Eh bien ! puisqu’elle t’aime, accepte-la ; je te l’abandonne ! Ali, c’est un bien immense que l’amour d’une pareille femme. Elle te sera fidèle, à toi, peut-être… sans doute. Aime-la !

— Je ne puis l’aimer, dit-il.

— À cause de moi ? Qu’importe ?

— Avant tout, à cause d’elle, répondit-il avec une expression de dégoût que Paolo saisit.

— Eh quoi ! pour t’aimer, tu la méprises ?

— Je la méprise pour t’avoir trahi, pour ses passions sans frein, pour son impudeur.

— Oh ! s’écria Paolo en frémissant, je n’y songeais pas encore. Oui. Te cacher là !… Dans quel but ?… »

Il réfléchit, et bientôt l’indignation se peignit sur son visage.

« Ali, partons ; je ne veux plus la revoir. »

Puis il se rejeta sur son siége, en se couvrant le visage de ses mains ; des sanglots soulevèrent sa forte poitrine, et des larmes se firent un passage entre ses doigts.

La vue d’une douleur si grande rendit à Ali toute sa tendresse ; il prit les mains de son ami, lui parla ce doux langage qui endort les plus vives douleurs, et convint avec lui qu’ils devaient quitter Florence. Où iraient-ils ?

« Assez loin pour ne plus entendre son nom, » dit Paolo.

En songeant, un souvenir passa, impression douce et triste, sur le front d’Ali…

« Te rappelles-tu, dit-il, la fantaisie dont nous fûmes saisis l’un et l’autre à l’aspect de ce petit val désert, pâturage abandonné, situé au pied d’Argentine, sur le chemin d’Anzeindaz ? Il nous prit le désir d’assister là, seuls êtres vivants, à la chute des avalanches et à la débâcle des neiges. Veux-tu encore de cette solitude ? La nature est une mère dans le sein de laquelle se rejette l’homme volontiers, quand il souffre du mal que lui font les autres hommes.

— Oui, dit Paolo, un lieu où je serai seul entièrement avec toi. Partons pour Solalex. »

Il fut décidé qu’ils écriraient de suite au guide Favre, dont Villano avait l’adresse, et qu’en attendant les huit ou dix jours nécessaires à l’installation d’un ménage dans les chalets, ils feraient une excursion en Savoie.

Paolo passa toute la journée chez Ali. Le soir, comme ils traversaient le vestibule pour aller prendre l’air dans un coin désert des Cascine, ils virent s’évader lestement la Nina, camériste de Rosina. Pressé par eux de questions, le domestique d’Ali avoua que cette jeune femme était venue l’interroger sur ce qui s’était passé chez son maître dans la journée, et avait insisté beaucoup pour savoir si les deux amis n’étaient pas brouillés.

« Car elle semblait, je ne sais pourquoi, persuadée que la chose devait être ainsi ; mais, comme vos seigneuries étaient ensemble depuis ce matin, je lui dis que ce n’était pas probable.

« Oh ! tant pis alors, me dit-elle, cela va bien fâcher ma pauvre maîtresse ! Est-ce que deux hommes ne devraient pas se brouiller tout de suite, quand une femme veut bien mettre la main à cela ? »

« Je lui répondais qu’elle avait raison, et que j’étais prêt à me brouiller pour elle avec celui de mes amis qu’elle voudrait bien m’indiquer, lorsque l’arrivée de vos seigneuries l’a mise en fuite. »

Ce soir-là, le théâtre fit relâche, à cause d’une indisposition de la diva, et l’on apprit le lendemain à Florence que Paul Villano et son jeune ami Ali de Maurion étaient partis pour la Suisse, voyage assez étrange à cette époque de l’année, car la neige couvrait encore les montagnes.