Aline-Ali/7

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Librairie internationale (p. 211-246).

CHAPITRE VII.

La Suisse connue des touristes n’est que la Suisse des dimanches, beauté parée, splendide, éblouissante, offerte et vendue à l’étranger. Mais la Suisse véritable, la vraie patrie du citoyen de cette terre, c’est la Suisse de l’hiver et du printemps, lorsque, seul dans ses foyers, ce peuple jouit des âpres intimités d’une nature grandiose et sévère.

Alors, le blanc manteau qu’on admire en été sur les épaules des sommités reines est étendu sur toute la campagne. Sous la charge, les toits frileux semblent abaissés, les arbres font le gros dos ; les sapins, la tête droite et les bras pendants, fantômes revêtus de leur linceul, craquent sous la neige accumulée. Les portes sont closes ; le poêle ronfle à l’intérieur ; la cave est tiède, et c’est l’heure d’y débattre, le verre en main, près du foudre, à la faible lueur d’une chandelle fumeuse, de longs marchés. Au dehors, un jour uniforme, éclatant, règne. On voit, sur neige éblouissante, passer au son des clochettes quelques traîneaux légers, élégants, tandis que d’autres, rustiques, plus nombreux, glissent avec le frôlement mystérieux d’un oiseau de nuit, portant à l’avant une sorte de cône de laine bure orné au sommet de deux yeux humains, et, à l’arrière, enfouis dans un nid de paille, les fruits et légumes qui vont fournir les marchés. L’ardeur du commerce, d’ailleurs soutenue par la chaleur des chaufferettes et celle du vin blanc, rend, malgré le froid, ces marchés abondants et populeux. Puis encore, chaque matin, c’est le traîneau du laitier, qui chemine chargé de grands vases de sapin, au bas desquels s’entrechoquent des seaux de fer-blanc, et conduit par une Suissesse au visage violet, toute emmitouflée de laine bure.

Sur les places publiques, les conscrits s’exercent aux manœuvres militaires. Les représentants du peuple, laboureurs en vacances, délibèrent. Le journal se lit à la veillée, et les publications bibliques de tout format, telles qu’en automne les feuilles mortes, pleuvent et se répandent dans tous les foyers. La choucroute fume sur les tables, les jambons dans l’âtre, et les vapeurs combinées du lait chaud, du café, du thé, du bouilli et des cigares suisses montent en nuages vers le ciel.

Telle est la vie du bord des lacs et des basses vallées, dans ces terrains ondulés, ou ravinés, qu’on appelle si improprement en Suisse la plaine. Mais sur la montagne, dans ces hauts vallons, ces plis, ces combes, où l’homme a suspendu sa demeure, à plusieurs milliers de pieds dans l’atmosphère, tout participe, l’hiver, au calme éternel des cimes voisines ; et, sans la fumée qui s’élève des toits, on pourrait croire le village endormi du sommeil hivernal de la nature.

Sur la ligne brunie du sentier qui serpente entre les chalets, pas une silhouette humaine, hors peut-être quelque ménagère, la seille sur la tête, qui se dirige vers la fontaine empaillée, où la glace pend en cristaux. Quant aux hommes, nul travail ne les appelle au dehors ; la neige qui obstrue les chemins ensevelit également sous ses couches les bois et les prés. Elle a couvert le torrent lui-même, dont les flots pétrifiés contre les roches obstinées gardent encore le masque de leur colère et de leur effort, et qui gît dans son lit, immobile, comme un cadavre sous son linceul.

De toutes parts, immenses et profonds, s’étendent ces flots durcis, qui vont en s’épaississant vers les hauteurs, séparant, pour six mois au moins, l’homme du sol terrestre. Le regard cherche en vain dans cette étendue des points distincts ; du lieu où l’on se trouve, jusqu’aux pics les plus éloignés, tout est blanc, sauf çà et là quelques pointes de sapins, quelques dessous de rameaux, que n’a pu recouvrir la neige, et, sous le toit avancé des chalets, l’angle de la façade où s’ouvrent les fenêtres, avec la silhouette à demi neigeuse de l’escalier. C’est là que, sous le même abri, se réchauffent ensemble bêtes et gens. À côté des pièces occupées par la famille, est l’étable des vaches nourricières, principale ressource de l’hiver.

Car le pain est rare sur ces froids sommets ; la pomme de terre le remplace et compose avec le laitage à peu près tout l’aliment de ces montagnards. Les riches, de temps en temps, y ajouteront un plat de choucroute avec un morceau de lard. Mais quel est le toit pauvre, quel est le sommet aride, où ne coule fréquemment le vin rouge ou blanc, joie de tout vrai Suisse ? D’ailleurs, chaque village a sa pinte, et, plutôt qu’une, cinq ou six. En ces lieux séparés du reste du monde, il est donc, malgré tout, quelques heures joyeuses ; et puis, les veillées entre voisins, la lecture de la Bible, celle des journaux, qu’apporte, les jours où l’ascension est possible, le facteur de la vallée.

La nuit est presque plus animée et moins silencieuse que le jour. La facilité de l’incendie, dans ces villages bâtis en sapin, y a fait conserver l’usage antique des crieurs de nuit, et depuis le couvre-feu jusqu’à l’aube on entend d’heure en heure, avec un bruit sourd de pas sur la neige, une voix traînante proclamer sur trois notes mélancoliques l’heure qui vient de s’ajouter au passé.

Favre, l’ancien guide aux Diablerets, — le jour de cette ascension fatale qui s’était terminée par la mort de M. de Maurion, habitait à l’extrémité du village de Grion un chalet bâti par son aïeul, et au fronton duquel, suivant un usage très-répandu, se lisaient des sentences bibliques :

« Éternel, je me suis retiré vers toi. Que je ne sois jamais confus. Délivre-moi par ta justice.

L’Éternel regarde des cieux ; il voit tous les enfants des hommes. »

Favre était un homme d’une cinquantaine d’années, très-robuste encore, actif, réfléchi, probe. Ayant été dans sa jeunesse garçon d’hôtellerie à Bex, il ne manquait pas d’un certain usage du monde. Cultivateur, bûcheron, guide et charretier tour à tour pendant l’été, cordonnier l’hiver, en tout temps gagne petit, il n’en jouissait pas moins de la sécurité accordée en ce monde à l’homme qui possède une part de cette terre et l’abri d’un toit. Favre était propriétaire d’un champ dans le bas coteau, où le grain de blé dormait sous la neige, où la pomme de terre chaque été poussait savoureuse ; et encore de deux prés à quelques centaines de pieds plus haut. Il avait deux bonnes vaches, deux maigres juments, un char qui transportait quelquefois de Bex à Grion, tant bien que mal, des voyageurs et leurs malles ; enfin le titre de bourgeois et sa part du communal.

Ces avantages donnaient à leur possesseur un droit de citoyenneté sur la terre, dont il était orgueilleux et content comme le serait un chêne de ses racines. Tout cela ne permettait, il est vrai, de manger du lard que le dimanche ; mais cela avait vu passer bien des fortunes de banquiers, de monarques même ; d’ailleurs, le fromage, le beurre et le lait pur ou caillé ne manquaient, Dieu merci, en aucune saison, non plus que les oignons et les pommes de terre. Toutefois le père Favre ne bornait pas là ses désirs : il était, comme tout bon Suisse, possédé de l’amour du gain, et les journées d’hiver se passaient pour lui à ruminer dans sa tête le moyen de gagner l’été prochain plus qu’il n’avait fait l’été dernier, en louant ses services aux voyageurs.

Certain coin de l’armoire cachait un certain magot que le père Favre désirait accroître ; il était père d’une fille et de trois fils, d’où la nécessité de nouveaux chalets à construire. On a vu déjà avec quel empressement il avait saisi au vol la fantaisie de Paul Villano, et, malgré la tristesse et les préoccupations bien autres des deux jeunes gens au départ, Favre n’avait pas manqué de glisser son adresse dans la main de Paul, en l’assurant de son zèle pour le cas où ils voudraient tenter l’aventure.

Il n’y comptait guère cependant, et, en recevant la lettre qui lui donnait dix jours pour l’installation à Solalex, un grand embarras tempéra sa joie. Car, si la chose était possible, en vérité, elle ne l’était guère. De Grion à Solalex, il n’y avait pas, il est vrai, de rudes montées ; le chemin s’élevait assez doucement ; mais combien de pieds de neige ? Et pas de sentier tracé, que tout au plus à moitié chemin, jusqu’à Sergnement.

Il y avait bien aux chalets de Solalex le foin des récoltes du pâturage, ce qui était un grand point pour la nourriture d’une vache, et même pour de bons lits de montagnes ; mais ces jeunes messieurs ne s’en voudraient point contenter ; il faudrait transporter lourd et large, à dos de cheval, pour qu’ils se trouvassent encore assez mal à l’aise. M. Villano ne demandait, il est vrai, que le strict nécessaire ; mais Favre, sans qu’il se fût dit précisément que les mots sont des formes élastiques où chacun loge sa pensée, avait assez d’expérience pour se défier de l’interprétation qu’il devait donner à celui-là.

« Un nécessaire, disait-il à ce propos à sa femme ébahie, sais-tu ce qu’ils nomment ainsi ? C’est un beau sac de cuir fin, à fermoir en or, tout plein en dedans de petites cases où se trouvent mille choses inutiles : brosses, peignes, flacons, éponges, ciseaux, limes, sachets, que sais-je ? toute une foule d’objets à mettre sur un dressoir pour l’amusement du monde, mais dont nous ne saurions que faire, toi et moi. Eh bien, ils appellent ça leur nécessaire et le portent partout avec eux. Tu vois par là que, pour leur donner toutes leurs habitudes, la ville entière de Bex n’y suffirait pas.

« En tout cas, dit-il après réflexion, je commencerai par porter là-bas un bon tonneau de vin blanc et un de rouge, à choisir. Justement, il y en a de reste de l’année dernière, du meilleur, chez les Martin. En fait de nécessaire, ce sera toujours le plus pressé. »

Favre songea au reste une partie de la nuit ; la chose en valait la peine. Car, tout bien considéré, le prix de chaque voyage à Solalex, en pareille saison, valait bien trois fois la journée d’été. Trois fois ! était-ce bien assez dire ?… C’était risquer sa vie et sa santé que de voyager par de tels chemins avec son pauvre cheval, au risque des casse-cou et d’un refroidissement dans les neiges. On pouvait bien mettre quatre journées et peut-être même… Ici toutefois une certaine pudeur l’arrêta.

Dix voyages comme ceux-là donc feraient comme un mois et demi d’été, ce qui montait déjà à une jolie somme, et ensuite le temps qu’il plairait à ces messieurs de rester là-bas, ou du moins le temps que mettrait à se décider l’avalanche… Hé ! hé ! la saison d’hiver vaudrait bien l’été.

Cherchant ensuite dans sa tête quels objets il devrait porter à Solalex, et dans quelles maisons du village, y compris la sienne, il les pourrait bien trouver, le père Favre se dit que sur tout cela c’étaient des marchés à faire et, sans se vanter, aux marchés, il s’y entendait. Il ne lui serait pas difficile de prouver à Mme Martin qu’il était plus avantageux pour elle de louer ses lits, ses meubles et sa vaisselle, qui ne servaient à rien tout l’hiver, que de ne les pas louer du tout ; car le principe de la concurrence ici lui venait en aide, puisqu’au besoin il trouverait chez d’autres, dans le village, les mêmes objets, un peu moins comme il faut peut-être, mais suffisants. Il aurait donc, en y mettant le temps et l’éloquence nécessaires, la chose à bas prix ; et dès lors ne pouvait-il pas, consciencieusement, s’attribuer la différence, puisqu’elle serait due à son propre talent commercial, et que ses commettants, s’ils eussent agi pour eux-mêmes, n’eussent pas si bien fait ?

Toutefois cet argument, si logique fût-il, ne passa point sans murmures, et Favre s’endormit de mauvaise humeur.

Au réveil, la belle somme qu’il avait supputée la veille lui revint d’un coup dans l’esprit. Pourquoi n’en fut-il point réjoui, comme il eût dû l’être ? Favre sentit le besoin de refaire ses comptes. — Eh quoi ! n’était-il pas leur homme de confiance à ces jeunes gens ? Ne lui avaient-ils pas donné liberté de faire ce qui lui semblerait bon ? Ils s’en fiaient à lui ; dès lors, c’était chose sacrée, et il devait agir pour eux comme pour lui-même. En soupirant, il effaça la somme supposée des profits sur les marchés ; la probité restait maîtresse du champ de bataille.

D’ailleurs, il s’agissait encore d’un beau petit chiffre, et Favre, se hâtant de préparer son meilleur cheval, partit dès les premiers rayons du soleil, armé d’un bâton pour sonder la neige.

Le résultat de ce voyage d’exploration fut qu’on pouvait arriver aux chalets, — non pas sans peine ; mais enfin le vieux montagnard avait, grâce à sa connaissance des lieux, peu près retrouvé le sentier ; la neige durcie portait presque partout, facilité grande ; les chalets étaient à leur place, et les arbres coupés, l’année précédente, dans le bois voisin, bien qu’enfouis sous la neige, bosselaient encore le sol et pouvaient fournir le chauffage. Il ne restait plus qu’à s’entendre avec le propriétaire, ce que Favre fit le soir même, puis il commença l’emménagement. Ce grand travail était à peu près complet, et Favre était fort satisfait de lui-même, quand Paul et Ali arrivèrent à Grion.

En tout autre pays, cette idée d’aller s’enfermer dans un désert de neige, pour assister, au péril de sa vie, à la chute d’une avalanche, eût paru folle et stupide, et Dieu sait quelles douches d’eau froide l’étonnement railleur des gens, en pareil cas, ferait subir à des enthousiastes. Mais les Anglais, qui se sont chargés à cet égard de l’éducation de la Suisse, ont détruit en germe tout futur étonnement ; et puis, vis-à-vis d’une entreprise qui tend à laisser de l’argent dans le pays, la philosophie suisse possède des trésors de bienveillance.

Si le proverbe fameux « Pas d’argent, pas de Suisse » est trop absolu dans la négation, l’affirmation correspondante est d’une vérité parfaite. Nos touristes hâtifs n’eurent donc à supporter que les doléances de Mme Martin, la maîtresse d’hôtel, qui eût bien voulu les retenir au moins une quinzaine, les assurant que la fonte des neiges n’aurait lieu au plus tôt qu’à la fin d’avril, et que ce serait toujours autant de gagné sur les tortures qu’ils allaient subir dans cet affreux ermitage. Ils partirent cependant ; un des fils de Favre les précédait, avec un cheval chargé de provisions, et le vieux guide, conduisant une de ses vaches, marchait en arrière.

Le chemin désormais frayé, car aucune tombée de neige nouvelle n’avait eu lieu depuis le premier voyage de Favre, fut franchi en trois heures de marche, et les deux amis prirent possession de l’étrange habitation qu’ils s’étaient choisie. Tandis qu’on allumait à la hâte un grand feu dans l’âtre, Paul et Ali considéraient leur nouveau logement. Si fruste qu’il fût, l’aspect n’en était pas tout à fait inconfortable ; et les efforts de Favre pour y apporter quelque élégance avaient réussi du moins à donner à l’unique pièce, qui devait être à la fois la chambre à coucher, la salle à manger, la bibliothèque et le salon des deux amis, un air naïf qui les charma. La lucarne, traitée en fenêtre, avait été encadrée de rideaux de cotonnade à carreaux blancs et roses ; en face, étaient deux lits de fer à rideaux blancs ; au milieu de la chambre, une table carrée ; dans un coin, près des lits, une autre table garnie en lavabo ; puis une étagère, un buffet, une garde-robe ménagée entre deux rideaux semblables à ceux de la fenêtre, deux chaises de paille, et, de chaque côté de l’âtre, deux fauteuils que Favre ne pouvait contempler sans un légitime orgueil ; car, majestueusement cambrés, droits, superbes, frais encore, ils semblaient se proclamer eux-mêmes dans ce lieu sauvage les représentants de la civilisation. Luxe non moins précieux, un tapis à grands ramages s’étalait au devant de l’âtre sous les pieds des deux fauteuils, vrais seigneurs de cette demeure.

Le chalet a cet avantage sur les habitations rustiques bâties en moellons, que ses parois intérieures sont toujours facilement propres. Rien n’était donc déplaisant à l’œil dans cet intérieur. La fenêtre et la porte avaient été soigneusement garnies par Favre de bourrelets de paille très-artistement tressés ; et il ne restait d’inquiétant que l’ouverture, un peu trop béante, de la cheminée, inconvénient qu’on devait combattre par un énorme courant d’air chaud. Cette chambre d’ailleurs donnait dans l’étable, qu’il fallait traverser pour aller dehors, et où d’autres précautions avaient été prises pour que le froid n’altérât pas la santé de la bonne nourrice.

L’autre chalet, qui touchait presque à celui-ci, formait l’appartement de Favre et sa cuisine. Un épais lit de foin avait paru suffisant au montagnard ; mais son attirail culinaire ne manquait pas d’importance outre un gros tas de pommes de terre et les deux bienheureux tonneaux, on y voyait un buffet plein de conserves alimentaires venues de Lausanne. Il fallut tout voir, et subir l’énumération, un peu emphatique, de toutes les peines au prix desquelles étaient arrivées en ce lieu tant de choses que la montagne jusque-là n’avait jamais vues. Plus d’une fois la pensive figure de Paul s’éclaira d’un sourire, et le soir, quand après le souper, servi par Favre, ils se retrouvèrent seuls dans leur chambre, près d’un grand feu, il disait à son ami :

« Voici le premier plaisir que j’éprouve depuis mon départ de Florence : me trouver ici, dans ces hautes régions, seul avec toi. »

Ali et Paul avaient apporté des livres et des crayons, et ils firent chaque jour quelque promenade, en dépit des inquiétudes de Favre, que ses multiples fonctions de valet de chambre et de valet d’écurie, de fendeur de bois et de cuisinier, retenaient au chalet, et qui redoutait pour ces montagnards novices quelque accident. Munis de longs bâtons pour sonder la solidité de la neige, nos deux amis étaient prudents l’un pour l’autre. Mais, au milieu de ces hauteurs, l’ambition de monter de plus en plus haut devient une passion. C’est l’excelsior du poëte. En face de ces sommités, qui, dans leur implacable sérénité, l’enserrent et lui dérobent l’horizon, l’homme ne sent d’abord que sa petitesse : point microscopique à leurs pieds, sa vue même ne les peut atteindre ; sa défectueuse perspective les raccourcit, les déforme, les ignore ; où il voit des surfaces unies, la montagne creuse des abîmes, et, dans son tranquille orgueil, dresse aux yeux de ce pygmée la formule de l’inaccessible et de l’inconnu. Bientôt ce double défi l’irrite ; cette grandeur provoque son audace, cette immensité l’enivre, et il applique à cette superbe conquête toute son ambition, toute son ardeur.

Le grand, le seul remède à la douleur, c’est l’activité, c’est la vie. En proie à ces souffrances, les plus âpres de toutes, que cause la trahison d’un être aimé, Paolo pouvait difficilement dans sa lecture suivre une pensée étrangère à sa constante pensée. La voix chère d’Ali, seule, avait le pouvoir, comme un interprète, de le mettre en rapport avec le monde si vaste d’idées et de sentiments qui existe en dehors de l’amour trahi. Mais quelquefois cette voix même peu à peu devenait une simple musique à son oreille ; il se retrouvait à Florence, l’affreux souvenir lui plongeait au cœur une lame aiguë. Il se levait, et sortait, suivi d’Ali. Alors la montagne n’avait plus de pente escarpée, plus d’immensité. Le pas de Paul dévorait l’espace ; il ne s’arrêtait enfin qu’en entendant derrière lui le souffle haletant de son compagnon, moins robuste. Il prenait alors le bras d’Ali, s’excusait, voulait sourire, et quelquefois pleurait sur le sein de son ami.

« Pourtant, lui dit-il un jour qu’ils causaient ensemble près du foyer, ce n’est pas en pleine illusion que la déception m’a saisi. Non ; je me débattais depuis longtemps déjà contre l’abaissement évident de mon idole. Toutes ces chastes grâces déployées, ce rôle savant, composé pour m’éblouir et me faire croire à l’ange à peine déchu, tout cela tombait peu à peu de lassitude ; le voile s’écartait, et j’apercevais des rudesses d’instinct, de monstrueux égoïsmes, l’impudeur… Enlacé dans ses bras, je descendais avec elle et le sentais, mais sans avoir la force de me dégager. Elle ne m’aimait plus et me dégradait.

« Ces choses m’apparaissent maintenant de plus en plus ; ma raison est libre : les fous désirs qui me reprenaient parfois d’aller tomber à ses pieds et river ma chaîne ont fait place à l’aversion, qui déjà lutte avec le dégoût… Mais la plaie faite par cet amour arraché saigne et saignera toujours peut-être.

« Plus j’avais surmonté pour elle de répugnances, plus je lui avais consacré de dévouement, plus elle m’était chère ; et puis, j’étais sans doute arrivé à cette heure de la vie où l’amour veut à tout prix devenir une passion durable, une vérité faite chair. Je l’avais divinisée. Et comme elle portait bien la couronne, cette reine de théâtre, et même l’auréole ! Quelle magie de jeu, d’illusion ! Quelle âme, ou plutôt quelle lyre ! Par quel étrange secret certains êtres peuvent-ils sentir tout ensemble avec puissance et sans profondeur ?…

« Où reconnaître l’accent du sentiment vrai ? Oui, cette déception a creusé en moi une inguérissable plaie, le doute. La femme, que, jusqu’à présent, j’ai respectée, adorée, n’est plus à mes yeux qu’une créature futile, presque toujours fausse et toujours trompeuse, parce que ses impressions, faute d’une véritable intensité, ne peuvent avoir de durée. »

Il ajouta en voyant une désapprobation pénible se peindre sur les traits d’Ali :

« Tu voudrais conserver tes illusions sur elle, enfant ? »

Ali, le front appuyé sur sa main, tout d’abord ne répondit pas.

« Quand j’étais enfant, dit-il enfin, j’entendais souvent parler des défauts et des vices du peuple, et ce mot représentait pour moi un être particulier, d’essence abjecte et brutale, qu’il m’eût paru alors impossible d’aimer. Plus tard seulement je compris que le nom de peuple désigne non une espèce, ni même une race, mais une condition : celle de l’homme soumis aux influences particulières du travail manuel, de la misère et de l’ignorance.

« Il devrait donc, ce nom, arrêter sur les lèvres de qui le prononce tout blâme, et saisir toute conscience du remords d’une flagrante iniquité. Cela n’empêche pas la plupart des hommes d’en faire un terme de mépris, et les vices même attachés à cette condition leur servent d’arguments pour l’éterniser ! Car on réfléchit peu en ce monde, Paul ; on agit de même vis-à-vis des femmes. Soumises à une éducation différente, à des préjugés différents, à une extrême différence de sort, on leur reproche, comme inhérents à leur nature, les défauts qui résultent de ces causes, et, pour comble d’inconséquence, tout en les accusant d’une infériorité qu’on s’attache à entretenir, on leur demande une vertu supérieure à celle des hommes.

— Tu es un grand avocat des femmes, dit Paul en souriant. Et tes arguments sont bons, je l’avoue ; mais on voit que nulle fâcheuse expérience n’a ébranlé tes jeunes convictions.

— J’ai aussi mon expérience, murmura le jeune homme, et plus intime… car je les ai connues… en frère. L’amour, qui devrait être l’expression la plus haute de la vie morale, n’est jusqu’ici que le terrain où l’homme et la femme forcément se rencontrent, mais en adversaires. Ce n’est point une union, mais une bataille où il s’agit d’être le plus fort, et où le plus fort est toujours celui qui aime le moins. Or il est difficile de juger équitablement ses adversaires Et puis nous avons le défaut de généraliser à propos de tout incident personnel. Rosina n’est point le modèle sur lequel tu peux juger toutes les femmes.

— Que sont-elles donc à tes yeux ? demanda Paul.

— Des êtres humains, tout simplement, doués des mêmes facultés et des mêmes passions… que nous ; très-semblables à l’homme et peu différentes, si ce n’est par ces différences artificielles que créent à l’envi leur éducation, leur condition sociale, la volonté des hommes et les fantaisies de l’opinion.

— Peut-être dis-tu vrai, répondit Paul en soupirant ; mais je souffre encore trop pour être juste ; et, s’il m’arrive de penser aux femmes, c’est pour me croire certain de ne plus aimer. Je me sens atteint, vois-tu, d’une incurable défiance, et l’amour, qui me semblait autrefois le vrai soleil de ce monde, me paraît maintenant bien inférieur à l’amitié. Quelle femme pourrait me donner les joies de cette entente si vraie, si profonde, que je goûte avec toi ? »

Une rougeur légère colora le visage d’Ali, qui ne répondit pas.

C’était la première fois qu’ils vivaient dans une intimité si étroite et si constante. À Grion, l’année précédente, ils avaient seulement commencé de s’aimer et de se connaître. À Florence, ils n’avaient joui de leur amitié que par échappées, en courant, au milieu des agitations, tourments ou ivresses, de cet amour qui absorbait Paolo. Maintenant, unis pour la seconde fois dans l’épreuve, de nouveau le seul appui l’un de l’autre, et leur seul objet de vive affection, ils se pénétraient profondément.

Il y a dans toute affection, amour ou amitié, deux degrés, dont le second est atteint rarement, l’amour et l’amitié vulgaires n’étant que la rencontre de deux égoïsmes qui cherchent leur joie, soit dans la satisfaction d’être aimé, soit dans le plaisir plus intellectuel de la recherche du beau dans l’être humain. Dans ce dernier cas, au bout d’un temps plus ou moins long, cet amour prétendu, qui n’était autre qu’une curiosité supérieure, est tué par la connaissance.

Dans le premier cas, l’amour ne meurt point, par la seule raison qu’il n’était pas né ; dès que les deux égoïsmes en compétition ont débrouillé leur quiproquo, aux effervescences de la passion succèdent l’emportement de l’amour-propre trompé, le ressentiment, la haine ; à l’ode succède l’élégie. C’est alors qu’on maudit la nature humaine, sa perfidie, son insuffisance, et qu’on emporte pour consolation sous sa tente, avec sa blessure, la satisfaction secrète de sa supériorité.

Mais, quand l’amour est échange sincère, extension réelle de l’être hors de soi, après le vif enthousiasme de la rencontre viennent les saveurs de l’analyse et les profondes joies d’une possession assurée. Contre l’opinion vulgaire, on a d’autant plus à se dire qu’on s’est tout dit ; la présence à elle seule est un bien-être, et le silence parle. — Dans la recherche, dans l’étude, on est encore seul. Dans la certitude, la vie est double, et, par conséquent, a double puissance, double bonheur.

Pour Ali et Paolo, ce moment de leur amitié réunissait les charmes des deux situations confondues. Sûrs l’un de l’autre déjà, ils avaient encore à se connaître, et sentaient chaque jour, par les mille révélations de l’intimité, se resserrer le lien qui les unissait.

Chacun d’eux assurément ne demandait qu’à admirer son ami ; mais ce bonheur lui était facile.

C’étaient deux âmes fières et tendres, non pas également, mais assez pour se bien comprendre et pour aviver l’une chez l’autre la tendresse et la vertu ; deux esprits nourris d’études sérieuses : études plus littérales chez Paolo ; chez Ali, trop hâtives, et très-synthétiques ; mais vivement éclairées par un sentiment puissant du droit et du vrai, qui suppléait à la science des détails par la conception des ensembles. On eût dit que, d’abord, enfant insoucieux et gâté, il avait voulu tout à coup réparer le temps perdu et apprendre en une seule année ce qui en demande plusieurs. Il savait le latin fort mal, assez mal les sciences exactes, dont il saisissait pourtant admirablement l’esprit. D’ailleurs, il semblait souvent heureux de son ignorance, qui lui permettait de feuilleter la riche mémoire de son ami et de se faire enseigner par lui.

« Si le livre est un ami, disait-il, combien plus charmant est un ami livre ! »

Ce qu’Ali connaissait le mieux, ce qui l’attirait le plus, c’était la science des idées, dans la philosophie et dans l’histoire. Outre la littérature française, l’anglaise et l’italienne lui étaient familières. Ces connaissances donnaient à ce jeune esprit, vif et charmant de nature, une variété inépuisable. C’était le terrain fécond où il appuyait, à l’occasion, des jugements remarquables par leur sagace équité, des hypothèses originales, des espérances si pures, qu’elles touchaient au paradoxe.

Au temps actuel, nul esprit de quelque valeur ne peut échapper au multiple problème qui pose au seuil de toute question la justice. Ils causaient donc souvent des événements récents, des questions pendantes, et s’entretenaient, tantôt avec espoir, et tantôt avec tristesse, de leurs deux patries, que Villano, presque aussi Français qu’Italien, aimait d’un amour à peu près égal, toutefois gardant peut-être plus de tendresse pour son Italie, plus involontairement opprimée par l’étranger. Cette connaissance des faits, qu’acquiert forcément un homme libre de bonne heure de son temps et de sa fortune, donnait à Paul un peu plus de scepticisme que n’en avait son ami. Paul souvent creusait sous les apparences jusqu’à cette roche vive du caractère humain, l’égoïsme. Mais alors il s’entendait reprocher vivement, par son jeune et croyant ami, de se laisser dominer par les réalités passagères plutôt que par ce qui est en puissance, et de juger l’avenir à la trop courte mesure du présent et du passé.

« Egoïsme, soit, disait Ali avec ce regard qui emprunte à des cieux invisibles sa lumière. L’égoïsme nécessaire est une part de la justice ; l’égoïsme vrai, d’ailleurs, n’est pas celui du barbare qui, au sein même de la société, se crée un désert ; l’égoïsme vrai, c’est l’amour.

— Et le plus vrai des amours, c’est l’amitié, » répondait Paolo en pressant Ali sur son cœur.

Jamais, en effet, Paolo n’avait éprouvé un sentiment si pur tout ensemble et si profond. Il se sentait attiré vers ce jeune et beau compagnon avec une ardeur dont la violence l’étonnait parfois lui-même. Il n’avait jamais rencontré jusque-là chez aucun jeune homme, — à cet âge où les instincts règnent, où nos habitudes sociales, après les compressions extrêmes subies dans l’enfance et l’adolescence, lâchent tout à coup la bride aux passions, un esprit si pur, si naïf, en même temps que si réfléchi et si maître de lui-même. L’éducation de la famille avait ici produit des résultats admirables. En préservant Ali des rudesses de l’éducation commune et des corruptions de l’exemple, elle avait, dans le calme et la douceur du foyer, accoutumé sa pensée à ces méditations, à cette concentration intérieure d’où sortent les forts, qui, seuls, d’ailleurs, les connaissent, mais qui en reçoivent une force plus grande.

Depuis quinze jours déjà ils habitaient Solalex, et aucune apparence de dégel n’avait encore eu lieu. Le temps était sec, le ciel uniforme, et le front blanc d’Argentine et les rudes contreforts des Diablerets gardaient leur attitude immuable.

Un matin, quand les deux amis ouvrirent les yeux, ils virent la chambre moins éclairée qu’à l’ordinaire ; l’étroite fenêtre ne laissait passer qu’un jour opaque, et Favre, qui venait allumer le feu, annonça qu’il y avait des nuages. Sortant aussitôt de dessous ses rideaux, enveloppé de sa robe de chambre, Ali s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. Les nouveaux hôtes de la montagne, acceptant l’invitation, entrèrent majestueusement et remplirent la chambre de flocons souples, épais, où le jeune homme, en souriant, plongeait ses mains comme pour les saisir, tandis que Paul riait de cet exercice, énergiquement blâmé par Favre.

« C’est la peine d’avoir un petit chalet si clos pour agir ainsi ! Maintenant qu’ils sont entrés, pensez-vous qu’ils sortiront ? Non point ; il faudra du feu pour sécher tout ça, et vous pouvez compter sur un bon rhume. »

Le bon rhume, heureusement, ne vint pas, et les deux amis eurent sous les yeux, toute la matinée, un tableau magique. C’étaient des bandes de nuées qui tour à tour passaient, diverses de forme ; quelquefois légères et déchiquetées, sorte de voiles flottants ; la plupart hautes, immenses, voilant tout d’un épais rideau, et glissant lentement, solennellement, en flots innombrables, jusqu’à ce que, soulevées ou fendues par un coup de vent, elles montrassent tout à coup, à travers leurs flancs déchirés, la perspective du vallon ou de la montagne.

Ce spectacle est admirable, surtout en automne, dans les vallées de hauteur moyenne, quand la verdure existe encore, et que l’enlèvement subit du rideau de nuages, ou ses déchirures, découpent le paysage en tableaux ravissants, l’encadrent et lui donnent des aspects nouveaux.

À midi, le soleil, avant de dissiper cette scène, la rendit splendide. Pénétrés déjà de ses rayons et tout démembrés, les nuages, doublés de leurs ombres, qui traînaient sur les neiges roses, parurent un moment formidables, puis s’altérèrent peu à peu, se déchiquetèrent, et disparurent en s’élevant.

Paul et Ali avaient quitté le chalet pour mieux jouir du spectacle. Au sortir du nuage, moins rayonnants que les dieux d’Homère, ils frissonnèrent : leurs vêtements étaient pleins d’humidité, lourds ; leurs membres glacés. Ils pensèrent bien un moment au bon feu de leur chalet, mais les attractions de la montagne l’emportèrent. Les nuages avaient fui, en s’élevant à l’est, vers le sommet d’Argentine ; les deux amis se laissèrent aller à la folle envie de les suivre, afin de voir se dissiper leurs derniers lambeaux.

La neige, sur laquelle, d’habitude, leurs pieds déposaient à peine une trace, moins résistante ce jour-là, cédait en craquant. Mais ils n’y prirent pas garde et montèrent avec ardeur.

Arrivés non loin du sommet du mont qui s’élève en face des chalets, ils inclinèrent à droite sur une plate-forme, fréquent but de leurs excursions. De là on découvrait une large perspective de ce fantastique pays des neiges, dont le calme, l’immensité, l’immobilité surtout, jettent dans l’étonnement et dans le rêve l’âme humaine, agent suprême de l’éternelle activité. Les nuages avaient disparu ; le ciel, plus doux, laissait entrevoir l’azur ; l’air n’était plus glacé.

Tout haletants de leur course, les deux jeunes gens s’arrêtèrent. Paul, entourant Ali de ses bras, l’attira sur sa poitrine, et ils restèrent ainsi appuyés l’un contre l’autre, soit pour se préserver d’un refroidissement, soit pour mieux confondre leurs pensées ; les yeux attachés sur les blanches régions, ils furent quelque temps silencieux.

« Ma chère conscience, dit Paul, il appelait ainsi parfois son ami, — qu’éprouves-tu ?

— L’oppression de l’inconnu, répondit Ali, dont les yeux étaient chargés de rêverie.

— L’inconnu, reprit Paul ; oui, tu as bien dit. Les formules ont disparu comme ces nuages que nous poursuivions tout à l’heure, et nous restons en face de l’immensité muette. Autrefois, sur ces frontières in franchissables, on pliait le genou ; on invoquait, en le nommant par son nom, le maître de ces domaines ; on lui parlait et on recevait ses ordres ; car ce roi de la montagne, ce législateur invisible des Sinaï avait ses idées humaines et ses lois écrites ; le ciel et la terre conversaient ensemble ; l’homme et Dieu vivaient dans l’étroite union du vassal et du suzerain… Tout cela n’est plus : les temples de la foi servent de palais à l’hypocrisie, de hangar aux attardés ; l’homme cherche, en tâtonnant, son chemin, et, sur le seuil de ses royaumes, nous demandons à l’inconnu, debout et sans nous courber : « Qui es-tu ? » L’esprit est plus libre ; mais la conscience ? Valons-nous plus ou moins ?

— Plus, dit Ali.

— Pourquoi ?

— Parce que le faux n’est jamais le bien. Les dieux formulés sont-ils jamais autre chose que des monarques ?

— Et les plus dangereux de tous, car ils immobilisent l’idéal. Cependant, mon Ali, tu as beau dire, je te connais un dieu formulé. »

Le jeune homme sourit.

« Celui-ci n’est pas dangereux, Paolo. Sans mystères, clair et simple comme une formule mathématique, divin par son but, humain par sa réalité, le dieu-justice n’a pas de prêtres et n’exige pas de sacrifices inhumains. Vrai rédempteur, vrai fils de l’homme, né de sa raison et de ses entrailles, il est au milieu de nous, accessible à tous ; il ne délaisse point la terre pour le ciel, et, progressif comme nous-mêmes, non-seulement en esprit, mais en vérité, il ne nous vend point, au prix de longs siècles de luttes et d’esclavage, les vacillantes lueurs d’un âge écoulé.

— Oui, cher ami, ce dieu est le vrai dieu de la vie ; mais suffit-il bien toujours ? N’y a-t-il pas des heures où notre âme inquiète a soif de l’inconnu ? et ne sens-tu pas, en ce moment même, que son souffle nous aspire ? Contemple ce visage immense de la nature, aux yeux et au front voilés, mais aux lèvres demi-closes ; le mot qui semble errer sur ces lèvres, je donnerais sans regret ma vie actuelle pour l’entendre. J’ai besoin de l’espace entier pour carrière, et de tout ce qui est, dans cet univers dont je fais partie, rien ne doit m’être étranger.

— Avide ! murmura Ali ; quoi ! tu donnerais ta vie !… Ce qui est si loin t’est donc plus cher ?…

— Ah ! s’écria Paul, ne sois pas jaloux de mes désirs, va ! car tu me tiens mille fois davantage que ne m’attire l’inconnu. Je ne te sépare plus de moi dans ma pensée : quand je dis je, cela veut dire nous. »

Une tendresse inexprimable inonda les yeux d’Ali ; il pencha la tête sur le sein de son ami, et ne reprit qu’un moment après :

« Tu es ma famille entière, Paolo, et le point d’attache de ma vie dans l’univers. Je t’aime et te le dis ici, comme un éternel serment, en face de ces choses éternelles. »

Paul, vivement ému, pressa dans ses bras son jeune ami.

« Ah ! dit-il, les biens que tu me donnes valent mieux cent fois que ce qui me reste caché. Tu m’as découvert dans la vie humaine des étendues que je ne connaissais pas. Tu as élevé mon cœur à des hauteurs que, même dans l’amour, il n’avait jamais atteintes. »

Quelque temps encore ils contemplèrent les neiges roses du Moeveran et son glacier, qui sous le soleil étincelait ; ils avaient peine à s’arracher de ce spectacle, dont les grandeurs et les poésies venaient de s’augmenter pour eux, après cette effusion de tendresse, d’un charme sacré. Le froid, cependant, les obligea de ne pas rester plus longtemps immobiles, et ils se mirent en marche pour redescendre. Un peu plus bas, la neige enfonçait décidément, et ils durent dévier de la route directe pour chercher un terrain plus facile. Paul marchait en avant. Tout à coup il enfonce, essaye vainement de se retenir, et, glissant avec une rapidité extrême sur le flanc de la montagne, au milieu de blocs de neige, il disparaît.

Saisi de stupeur, Ali s’était arrêté. Vainement il se pencha sur l’abîme pour saisir un signal, un cri de son compagnon. Le précipice, qu’ils n’avaient pas soupçonné, et que voilait une sorte de pont de neige maintenant effondré, se creusait obliquement. Ali mesura du regard l’espace qui le séparait du chalet, c’est-à-dire des secours de Favre : une heure au moins, deux heures par conséquent ; et pendant ce temps Paul se mourait peut-être, seul, abandonné. Le jeune homme, jetant du regard et de la voix un appel désespéré vers le chalet, plaça son bâton en croix derrière lui, et, fermant les yeux, seul signe de faiblesse dans cette détermination héroïque, il s’élança dans l’abîme sur la trace de son ami.

Pendant trente ou quarante secondes — elles deviennent perceptibles à ces moments-là — Ali glissa le long des parois neigeuses ; puis il se sentit lancé dans le vide, et bientôt après une rude secousse, amortie cependant par la neige, l’avertit du terme de sa périlleuse descente. Malgré l’ébranlement douloureux de ses nerfs, il ouvrit aussitôt les yeux pour jeter autour de lui un anxieux regard, et dans le demi-jour qui régnait au fond de la crevasse il vit avec une joie indicible son ami, qui, meurtri sans doute, mais bien vivant, se relevait avec peine.

« Ali ! cher Ali ! s’écria Paul. Je te croyais sauf du moins. N’étais-tu pas assez loin de moi pour l’arrêter ?

— J’ai voulu te suivre !

— Me suivre ! Ah ! malheureux ! Ah ! cher et sublime ami ! Mais c’est la mort ! Une mort affreuse, au fond de ce trou de neige. Vois cette profondeur, ces parois concaves, la neige amollie. J’ai déjà mesuré de l’œil tout cela. Nulle oreille ne peut nous entendre.. Que ne courais-tu chercher Favre ? Peut-être… Ah ! tu t’es perdu pour moi !

— Je t’ai cru brisé, mourant, au fond d’un abîme. Et te laisser ainsi plusieurs heures… seul !… peut-être pour ne plus te retrouver !… Favre nous cherchera et nous sauvera, s’il est possible. Mais si ce lieu est tel qu’on ne puisse en sortir, Paolo, du moins j’y suis avec toi.

— Tu ne veux pas vivre sans moi ? » dit Paolo d’une voix dont le timbre, affaibli par l’émotion, eut une douceur extrême.

Il prit Ali dans ses bras et le tint pressé longtemps sur son cœur. Puis, relevant son visage, tout resplendissant d’un éclat sublime, les yeux brillants de résolution :

« Ali, moi, je veux que nous vivions ! j’aurais peur de te perdre dans la mort. Il faut que nous sortions d’ici ! »

Il se mit alors à faire le tour de la crevasse, en étudiant le côté le plus favorable à une ascension. C’était une sorte de puits, évasé par le bas et à peu près circulaire, que la neige n’avait pu, dans ses parties les plus concaves, tapisser entièrement, et I dont les parois s’élevaient, en se rétrécissant jusqu’à l’orifice, à six ou sept mètres de hauteur.

Armé du couteau qu’il portait sur lui dans ses courses, Paul tailla, tantôt dans la neige, tantôt dans le roc, une suite de marches, ou d’aspérités, grâce auxquelles il put s’élever jusqu’aux deux tiers environ de la hauteur des parois ; mais arrivé là, où leur courbe devenait plus forte et presque aussi abaissée que celle d’une voûte, il eut beau tourner, enfoncer désespérément ses bras dans la neige, chercher, pour s’y cramponner, des aspérités, il retomba toujours. Pendant plus de deux heures ses forces et celles d’Ali se consumèrent vainement dans ces tentatives.

L’idée leur vint ensuite d’amonceler la neige en un bloc pyramidal et de s’élever ainsi jusqu’à l’orifice, au delà duquel une grande lumière, un pan neigeux lointain, leur faisaient pressentir l’espace. Ils atteignirent ainsi une hauteur d’une douzaine de pieds, après quoi la neige manqua. Alors, ils se regardèrent avec une sombre tristesse. Paul, s’adossant contre une des parois de ce lieu, qu’il jugeait être leur tombe, entoura son jeune ami de ses bras et pencha sur lui son front morne. Mais dans cet abattement, dans cette douleur, il rencontra, pareil au rayon dans les ténèbres, le sourire d’Ali.

« Ne sois pas triste ainsi, mon Paolo, nous allons mourir ensemble. Nous ne serons point séparés.

— Tu crois à une autre vie ? demanda Paolo, mêlant au regard enthousiaste de son compagnon un regard tendre et rêveur.

— Il n’y a pas de mort ! c’est une vaine parole, effroi des hommes. La vie seule existe, partout et toujours. Et seul, l’être-pensée, la suprême puissance de ce monde et la plus pure, serait excepté des lois générales de durée et de régénération ? Non, Paul, nous ne pouvons cesser d’être, et nous ne pouvons nous quitter. Le lien qui nous unit est plus qu’un désir ; c’est une loi sacrée !

— Ah ! puisses-tu dire vrai ! Tu m’as rendu la vie si chère, que je souffrirais trop de te perdre en la perdant…

— Ne crains pas. La justice est la loi qui régit toutes choses. La vie n’est point un hasard, mais un ensemble de forces déterminées, logiques, nécessaires ; les affinités qui nous ont portés l’un vers l’autre, comment permettraient-elles que nous fussions désunis ? La volonté, l’amour, pour être invisibles, ne sont pas des forces vaines ! Oui, Paolo ! je défie la mort de me séparer de toi ! »

Ses traits, son accent, le rayonnement de ses yeux, avaient cette puissance qui donne à la parole humaine, pour fondre et transformer les âmes, l’action d’une lave.

« Je te crois, lui dit Paul en frémissant ; oui ! cela doit être ainsi. Eh bien ! comme toi je suis consolė. Endormons-nous, mon Ali. »

Et le serrant plus fortement contre sa poitrine, l’enveloppant tout entier de ses bras, il poursuivit, avec une émotion qu’augmentait encore une sorte de timidité :

« Jamais je n’ai su te dire combien tu m’es cher, et je te l’avoue, je n’osais pas. Un tel sentiment pour moi-même était si nouveau !… Il semblerait si étrange aux autres hommes !… Il m’a élevé l’âme à des hauteurs nouvelles… il m’a initié à des joies inconnues. Pour en exprimer l’ardeur et le charme, le nom d’amitié est insuffisant, et le nom d’amour, au moins pour des oreilles ordinaires, en offense la pureté. Oh ! l’amour sans doute n’est autre que la source immense d’où s’épanchent toutes les affections diverses, et c’est au-dessus de tous ces courants, dans la source même, que nous nous aimons. Notre amour, mille fois plus grand que la passion, en a toutes les pures délices. Mon cœur bat sur le tien avec une indicible volupté. Pour respirer à l’aise, j’ai besoin de ton souffle dans mon air, et tu me fais croire en effet à des existences supérieures, où je m’élèverai sur tes ailes ! »

Appuyé sur le sein de son ami, les bras jetés autour de son cou, Ali montrait sous ses larmes un visage illuminé d’une joie étrange.

« Ami ! cher ami ! dit-il, tu révèles mon cœur avec le tien ! Seulement, c’est d’un désir plus vif que moi, je bénis cette mort ; car nous nous retrouverons ailleurs, sans secret, sans masque, purs, oublieux de toutes les fanges de ce monde et dégagés de souvenirs… »

Il redressa la tête, et d’un regard ardent et jaloux :

« Paolo ! cette femme !… Rosina… la regrettes-tu encore ?…

— Je n’y pensais pas, répondit-il simplement. Pourquoi jeter ce nom entre nous deux, à cette heure ?

— Qu’importe ? s’il n’est plus dans ton cœur.

— Non ! en ce peu de jours ton contact l’a chassé comme un mauvais rêve. Ce matin encore, y pensant, j’étais stupéfait de la guérison si prompte d’une blessure si cruelle, et m’en accusais presque de légèreté de cœur. Mais ce souvenir près de toi ne pouvait durer…

— Bien ! et maintenant, que tout s’efface ! Plus de nom, plus de souvenir souillé ! Oh ! cher amant de mon âme, nous sommes seuls dans l’éternité de l’être et de l’amour ! Nous sommes l’un à l’autre, entièrement. »

Et l’étrange enthousiaste, pressant avec force les mains de Paul, noyait dans les yeux de son ami des regards pleins d’une flamme où rayonnait la passion dans ce qu’elle a de plus pur, de plus idéal.

« Ali ! s’écria Paul, surpris de telles paroles, et malgré lui troublé par ce regard, Ali ! souffres-tu ? » En même temps, entourant de ses doigts le mince poignet de son compagnon, il interrogea le battement de l’artère.

« Je ne souffre point, Paolo. Je suis heureux. Ne t’inquiète pas. Nous allons mourir, et nous nous aimons pour toujours, n’est-ce pas, mon Paolo ? Voilà tout ! Le reste n’existe plus. Une fois, la première, laisse-moi te dire, dans la langue de ce monde, combien je t’aime ! C’est toi que je cherchais et que j’aime depuis que je vis ! D’autres sont venus ; mais j’ai senti qu’ils n’étaient pas toi ; je les ai repoussés, et jamais à nulle autre oreille mes lèvres n’ont dit ce mot, qu’à toi seul je dis : Je t’aime !… Le jour où je t’ai rencontré, mon cœur a frémi d’une émotion toute nouvelle. J’ai désiré te suivre. J’ai craint de te perdre. Je t’écoutais ce que tu disais était noble, vrai ; ton âme vibrait dans ta parole… et toi aussi pourtant… mais un jour, pour te rappeler au respect de toi-même, de l’amour, il suffit d’un mot ; et, de ce jour, malgré tout, mon âme fut à toi, de volonté comme d’instinct. Je te dévouai ma vie ! Tu as été mon frère, et, dans la douleur, presque ma mère. Tu es si bon et si tendre, mon Paolo !… Mais il y a de ces choses fatales qui flétrissent à jamais et tuent le bonheur… Oui, je bénis la mort ! c’est l’oubli ; c’est le rajeunissement de l’être, lavé de toutes les souillures que cette vie infâme dépose sur nous… C’est l’épuration peut-être sous forme ailée de cette rampante humanité… Oh ! je ne sais rien ! mais je crois en la justice et je t’aime !… Et ma vie, faite de ce double amour, ne peut m’être rendue sans te rendre à moi… Boire l’oubli ! et te retrouver, ô mon Paolo !… Tu dis bien : l’amour est l’Océan sans bornes des joies supérieures, et non la mare trouble et fétide où tant d’êtres s’abreuvent ici. Je t’aime, Paolo ! je t’aime ! Dis-moi que tu m’aimais ! Et endormons-nous pour ce grand réveil ! »

Toutes ces paroles, entrecoupées de soupirs, d’étreintes, de sourires divins, de gestes doux ou puissants, et ces longs regards qui brillaient au travers des larmes, plongeaient Paolo dans un trouble où sa raison flottait éperdue, hésitante, rejetant d’étranges idées qui passaient. Il contemplait, fasciné, ces yeux magnifiques, ces joues pâles ; l’haleine brûlante de ces lèvres vives l’enivrait comme le souffle d’une pythie ; le battement précipité de ce cœur sur le sien le faisait défaillir… et tout en murmurant « Quel délire ! ô mon frère adoré ! ô mon cher enfant ! » il se sentait lui-même brûlé d’une fièvre qui l’hallucinait ; et, pressant Ali dans ses bras, en lui répondant : « Je t’aime !… » il couvrait de baisers brûlants son front pâle et ses doux cheveux épars.

Les heures s’étaient écoulées ; le jour déclinait. Au fond de ce puits de neige, couverts de vêtements humides, la tête nue, car leurs chapeaux s’étaient perdus dans la chute, l’engourdissement les gagnait, c’est-à-dire la mort. Cependant, pressés l’un contre l’autre, heureux d’un bonheur étrange, mais immense, ils souriaient en se regardant, si inattentifs aux choses extérieures que des appels arrivèrent à leur oreille sans pénétrer jusqu’à leur pensée. Paul, enfin, le premier, les comprit et s’écria :

« Favre ! ce doit être Favre ! »

Et de toute la force de ses poumons il jeta un cri. Une acclamation d’en haut répondit, et presque aussitôt une corde lancée vint tomber à leurs pieds ; au bout de cette corde une gourde était attachée.

« Ali ! mon enfant bien-aimé, c’est la délivrance ! Reviens à toi ! nous sommes sauvés ! »

Ali ne répondit pas ; seulement, une sourde exclamation s’était échappée de sa poitrine ; son exaltation semblait tombée, ses traits s’étaient éteints, son regard s’était fermé.

Paul ramassa la gourde, et, la posant sur les lèvres de son ami, le força de boire quelques gorgées du kirshwasser qu’elle contenait ; il en but lui-même ensuite ; puis, ayant frotté de neige ses mains engourdies, il prit la corde et se mit à l’attacher lentement et solidement autour d’Ali. Celui-ci se laissait faire ; il dit seulement avec un soupir :

« Tu es heureux de vivre, Paolo ?

— Oui certes, mon Ali ! mourir avec toi c’était beau ; mais vivre ici, avec toi, c’est un bonheur plus sûr et plus cher encore. Laisse-moi te frotter de neige, pour rendre à tes membres glacés un peu de souplesse ; puis tu prendras ton bâton, pour éviter le choc des parois là-haut. »

Il frotta de neige les poignets et les mains d’Ali, et voulut aussi lui en frotter les jambes et les genoux ; mais Ali s’y refusa ; il saisit la corde de son bâton, et à la voix de Favre, qui d’en haut criait :

« Êtes-vous prêts ? »

Il répondit, tout en gravissant le tas de neige :

« Enlevez ! »

La corde s’éleva lentement avec son fardeau, tandis que Paul suivait des yeux, avec crainte, cette ascension. L’état mental de son ami, cette prostration succédant à une exaltation si vive, ne le laissaient pas sans inquiétude. Cependant il le vit, à la courbe de la voûte, se servir heureusement de son bâton et grimper des genoux et des pieds, dès qu’il eut touché le bord. Alors, un grand cri de joie s’exhala du cœur de Paul : Ali était sauvé !

La corde redescendit aussitôt, et Paul fut enlevé de même, bien qu’un peu plus lentement. Quelques minutes après, il se trouvait près de Favre et de son ami, sur un col de la montagne. Au bord de la crevasse, autour d’un grand pieu de fer profondément enfoncé dans la terre, la corde était enroulée ; Paul, avec tout l’élan de sa généreuse nature, se jeta dans les bras de Favre.

« Nous te devons chacun deux vies ! lui dit-il. C’est bon ! répondit brusquement le bonhomme, au fond tout gonflé de joie ; je sais que vous êtes deux bons enfants ; mais, pour le moment, il n’y a qu’une chose à faire, voyez-vous, c’est de se dégourdir vivement pour rentrer chez nous. Voici la nuit qui vient, et vous avez, je pense, besoin d’un bon feu. »

Ils prirent le chemin du chalet. Les derniers rayons du soleil doraient les hauteurs de la montagne ; le col était dans l’ombre, ainsi que la vallée, et le vent du soir secouait en pluie fine sur leur passage la neige des sapins. Guéri subitement de sa fatigue et de ses souffrances, Paul marchait joyeux. Ali, silencieux et morne, s’appuyait sur le bras de son ami.

Il n’avait pas dit une parole, ce bon Favre, tant qu’avait duré la retraite, car il fallait se hâter ; mais quand on eut passé le seuil du chalet, que dans l’âtre, déjà brûlant, flamba un splendide feu de sapin, après avoir chauffé les lits, et tandis que la bouilloire faisait entendre son chant, de plus en plus grave, Favre épancha contre la conduite des deux imprudents tout ce qu’il avait amassé de ressentiment et de blâme, leur déclarant que si pareille folie se renouvelait, il reprendrait immédiatement après les avoir sauvés, bien entendu, si la chose était possible — le chemin de Grion, laissant à d’autres le soin de faire constater leur mort.

« Vous n’aviez donc pas vu, s’écria-t-il, que le dégel a commencé ? Les brouillards de ce matin auraient dû pourtant vous le faire comprendre. N’avez-vous pas senti la neige mollir sous vos pieds ? Et vous vous en allez tout de même comme ça, les mains dans vos poches, sans me rien dire, comme si la neige ne devait jamais finir. Si les gens d’esprit font des choses pareilles, à quoi ça sert-il de n’être pas sot ? Non, jamais je ne me serais pensé de vous aller chercher sur la montagne en un pareil jour, et pourtant je suis sorti pour aller à votre rencontre, et, voyant vos traces toutes fraîches sur le mont, je les ai suivies, ma foi ! de bien mauvaise humeur, je puis dire. Et, arrivé à l’endroit où vous avez fait le saut, j’ai dit : « Bon, je sais où ils sont : « dans le creux du Puits-d’Enfer, ou pas loin. »

« Et vous avez du bonheur que j’aie été pâtre à Solalex deux années de ma jeunesse ! car je connais la montagne, voyez-vous, comme la connaît celui qui l’a faite ; alors donc je suis descendu au plus raide, en me laissant glisser, et j’ai couru au chalet chercher la corde, le pieu de fer, tout ce qu’il fallait enfin, sans oublier la gourde, bien entendu. Et je ne me suis détrempé que pour cinq minutes de prière, ce qui ne nuit jamais, outre un ou deux coups de vin que j’ai pris pour me donner des forces ; et, Monteu[1], quand j’ai entendu votre voix !… »

Ici, Favre s’arrêta ; non pas qu’il n’eût encore bien des choses à dire, mais parce que l’attendrissement lui serrait la gorge. Paul et Ali déjà reposaient sous leurs rideaux ; il les obligea de souper dans leur lit, les sermonna tout le temps, et sortit en grondant encore.

Si vives et si étranges qu’eussent été les émotions de la journée, sous l’influence de la chaleur d’un bon lit, après le froid qu’il avait subi, Paul s’endormit promptement. Au milieu de la nuit, il se réveilla sous une impression pénible. Des soupirs semblables à des gémissements sourds se faisaient entendre près de lui.

« Ali, demanda-t-il, souffres-tu ? »

Ne recevant pas de réponse, il alluma la bougie, s’enveloppa de sa robe de chambre et s’approcha du lit de son ami. Ali dormait, mais d’un sommeil agité, la tête renversée, les yeux clos. Ses cheveux bruns, épars sur son oreiller, ses longs cils noirs sur sa joue, faisaient ressortir l’éclatante blancheur du visage et de la main, crispée autour des couvertures sous le menton. Ses fines et délicates narines s’élevaient et s’abaissaient ; sa bouche, entr’ouverte, rapprochait les lèvres sans former des sons. Il rêvait.

« Qu’il est beau ! se dit Paul, beau comme une femme ! »

Et il le contempla d’un air rêveur.

Ali prononça très-rapidement quelques paroles indistinctes, et Paul, craignant la fièvre, posa doucement la main sur le front du jeune dormeur ; mais la peau était moite. Un long soupir s’échappa de la poitrine d’Ali, et, plus lentement, il dit :

« Quelle belle mort ! »

Puis il retourna la tête, comme importuné par la lumière. Paul se retira tout pensif, et, sous le flot d’idées bizarres, importunes, qui vinrent l’assaillir, mêlées à ses souvenirs de la veille, il ne put dormir jusqu’au matin.

  1. Corruption de l’exclamation : mon Dieu.