Aline et Valcour/Lettre XXXVIII (Suite II)
Il n’y avait point à Tolède de maison plus riche que celle du comte de Flora-Mella, point de seigneur dans les deux Espagnes, qui joignit à cet avantage, une naissance plus illustre, et de plus flatteuses prérogatives ; mais la fortune ne se soutient pas toujours également chez ceux qu’elle favorise ainsi, et sa main inconstante ne les élève souvent au faîte des grandeurs que pour les en précipiter avec plus d’éclat.
Le comte marié fort jeune, avait perdu sa première femme au bout de trois ans, et n’en ayant eu qu’une fille, il était résolu de se lier encore sous les loix de l’hymen. Ces seconds nœuds réussissent rarement, le comte en devint la funeste preuve ; une demoiselle de la maison de Brajados, belle et riche sans doute, fut l’objet qui le captiva, mais il s’en fallait bien que les vertus de cette jeune personne, répondissent aux dons précieux qu’elle apportait, d’ailleurs rien de plus scandaleux que sa conduite, rien de plus perverti que ses mœurs.
Le duc de Medina-Sidonia, était alors le jeune homme à la mode, à Tolède, quoique marié lui-méme, il n’en était pas moins l’effroi de tous les époux et l’idole de toutes les femmes. La comtesse de Flora-Mella avait trop de vanité, elle avait le coup-d’œil trop sûr, pour ne pas désirer à son char, ce célèbre amant de toutes les jolies femmes ; le voir et l’enchaîner, furent pour elle l’affaire d’un jour, et cette intrigue devint bientôt si publique, que le comte de Flora-Mella, ne pouvait presque plus en soutenir la honte.
Quelques fussent ses tribulations, le désir qu’il avait de se voir un héritier, l’engagea néanmoins à feindre ; il dévora ses chagrins ; il essaya d’imposer silence au public, et continua de vivre avec sa femme dans l’intimité des époux. Ses vœux s’accomplirent enfin, la comtesse devint grosse, et mit au monde un fils, nommé Dom Juan, malheureux héros de cette sanglante histoire. De ce moment le comte leva le masque, il crut ne devoir plus suspendre sa vengeance, et la jeune comtesse reléguée par lui, dans des terres à elle, au fond de l’Andalousie, quitta pour jamais Tolède et son époux.
Cependant les fruits des deux différens hymens du comte de Flora-Mella, s’élevaient ensemble, dans son palais, et ce père infortuné semblait recueillir au moins dans les qualités de ces deux beaux enfans, le dédommagement des chagrins occasionnés par la mort de la mère de la jeune fille, et par l’affreuse conduite de celle du jeune homme. Rien n’avait été négligé pour l’éducation de ces élèves chéris ; on n’épargnait aucun des soins qui devaient réunir à tous les dons qu’ils avaient l’un et l’autre reçus de la nature, ceux des talens les plus agréables.
Dom Juan venait d’atteindre sa vingtième année quand Léontine sa sœur, en prenait vingt-deux ; et si la fierté, la noblesse et les agrémens d’un sexe se montraient à profusion dans Dom Juan, Léontine plus belle que l’astre du jour, et plus fraîche que la fleur que ses rayons font éclore, réunissait de son côté tout ce qui peut rendre une femme digne de l’admiration générale. Elle avait la peau la plus belle… les traits les plus fins et les plus délicats,… les yeux les plus vifs et les plus animés,… de ses cheveux dégagés des liens de fleurs qui lui formaient un diadême, elle pouvait ceindre deux fois la taille enchanteresse qu’elle avait emprunté des graces.
Mais si la nature s’était épuisée pour embellir ces deux jeunes personnes, si elle les avait égalisé par les charmes de la figure, quelle différence extrême n’avait-elle pas mis dans leur caractère ! Autant Dom Juan avait de violence et d’impétuosité, autant Léontine avait de douceur et de retenue ; l’un ne connaissait que ses passions et n’écoutait que leur organe, l’autre n’avait pour guide, que sa raison et ses devoirs. Les attraits de Léontine n’avaient point échappés, à Dom Juan, il sentait bien tous les obstacles qui s’opposaient à ses vues, mais la nature plus forte que les conventions sociales, cette nature vigoureuse et mâle, qui les brise souvent au lieu de les servir, élevait mille mouvemens tumultueux dans son cœur qui lui semblaient impossibles à vaincre, et ne plaçait que trop follement l’espoir à côté de l’amour ; l’honnête liberté dont il jouissait auprès de sa sœur, lui donnait souvent occasion de s’expliquer avec elle ; long-temps il avait déguisé son trouble, captivé long-tems sous un joug cruel, il avait mieux aimé se faire violence que de montrer les sentimens coupables dont il osait brûler ; mais tant de contrainte devenait difficile à un tel caractère ; ce n’est pas avec l’ame fougueuse de Dom Juan, qu’on aime ainsi sans l’avouer.
De son côté peut-être, Léontine n’avait-elle pas remarquée sans émotion, toutes les graces d’un jeune homme charmant, qu’il lui était permis d’aimer comme frère ; mais son excessive modestie ne tolérant aucun écart, ses sentimens eussent-ils même été plus vifs que ne le souffraient ses nœuds, elle se fût bien gardée de ne pas leur imposer un frein ; la nature ne perd pas plus ses droits dans une ame comme celle de Léontine, que dans un cœur comme celui de Dom Juan, mais la vertu, plus écoutée dans l’une, sait restreindre au moins ce qui peut balancer son empire, on cache sa douleur et l’on souffre en silence.
Égarés tous les deux un jour dans ces vallons fleuris et frais qu’arrose le Tage auprès de Tolède, loin des yeux toujours incommodes des gouverneurs et des duègnes, Dom Juan ne se contenant plus, osa se jeter aux pieds de sa sœur. — Ô vous que j’idolâtre s’écria-t-il en imprimant ses lèvres brûlantes sur une des mains de cette belle fille… Vous que je crois pouvoir aimer sans forfait… Ô Léontine ! il est donc vrai que je vais vous perdre, ces heureux jours de notre enfance vont être oubliés pour jamais, et les souvenirs déchirans que j’en conserverai, ne serviront qu’au tourment de ma vie… Oui, Léontine on vous enlève à mon amour, à cet amour furieux et infortuné que je n’avais osé vous peindre ; à peine éclate-t-il, qu’il faut en étouffer la flamme, il faut briser le cœur qui l’a nourrit au même instant qu’elle s’en élance… Je vous perds Léontine, apprenez cette nouvelle affreuse de celui qu’elle plonge au désespoir, le comte vous destine à dom Diégue, avant un mois vous serez l’épouse de ce rival indigne de vous appartenir… Et moi confus, désespéré… mourant, j’irai traîner votre image au bout de la terre, ou l’immoler dans le temple même où la plaça la main de l’amour. Oh ciel ! dit Léontine, qu’avez-vous prononcé Dom Juan ?… Que venez-vous d’apprendre à la fois à votre malheureuse sœur ? Quel amour venez-vous de lui découvrir, et quelle infortune lui présagez-vous ? — Ah ! puissiez-vous être aussi peu surprise de l’un, que vous devez être effrayée de l’autre ; je vous ai dit vrai Léontine, je vous aime,… que dis-je ? tous les mots sont trop faibles, il n’en est point qui peignent ma passion… Je vous adore et je vais vous perdre ; fille cruelle auriez-vous donc cru que je pusse être insensible à tant d’attraits, était-il possible de les voir sans leur rendre hommage ? Léontine peut-elle exister sans être idolâtrée de ce qui l’environne ? semblable au dieu de l’univers, animant tout ce qui respire à ses pieds, ne doit-elle pas comme ce dieu, s’attendre au culte universel ? — Mais songez-vous aux nœuds ? — Il n’en est point que mon amour n’absorbe, il n’en est point qu’il ne combatte, quand ils doivent anéantir les siens ; ah croyez-vous qu’un cœur tel que celui de Dom Juan, puisse être retenu par les frivoles conventions qui nous lient… Ô combien je les méprise ces conventions arbitraires, qui séparent aussi cruellement ce qu’a réuni la nature, je n’écoute à vos pieds que sa voix, elle me dit de vous adorer, j’y cède, et ne veux vivre que pour vous, ou mourir percé de vos traits. — Oh ! Dom Juan qu’osez-vous dire ? — Ce que j’eprouve et ce que vous m’inspirez, j’ose vous parler de mon amour, j’ose vous jurer de n’écouter que lui, j’ose prendre le ciel à témoin que je n’aurai jamais d’autre femme que vous. Un baiser que Dom Juan cueillit sur les lèvres de rose du tendre objet de son ardeur, devint le sceau de ses sermens, Léontine tremblante rougit sans le refuser. On s’approcha, et nos deux jeunes gens bientôt entourés de leur suite, furent obligés de feindre, et de reprendre la route de Tolède.
La funeste nouvelle que Dom Juan venait d’apprendre à sa sœur, ne se vérifia que trop, dès le lendemain le comte de Flora-Mella déclara à sa fille le mariage qu’il projettait, et peu de jours après, il lui présenta Dom Diègue.
Pour tout autre, même que pour une fille prévenue, Dom Diègue eût été un objet d’horreur, unissant au caractère le plus désagréable, tous les défauts de la nature, on n’imaginait pas comment le comte osait proposer de tels nœuds ; des circonstances de fortune les légitimaient sans doute, mais combien ces motifs sont faibles sur une ame délicate et sensible, qui, sacrifiant tout à la douceur des liens, n’imagine pas qu’elle puisse exister dans ceux qui ne sont pas l’ouvrage de l’amour.
Léontine osa témoigner à son père le peu de dispositions qu’elle ressentait pour cet hymen, et le comte, qui aimait sa fille, désespéré de lui offrir un sort qui lui déplut ne pouvant d’autre part renoncer à ses engagemens, fit usage des sollicitations ; il connaissait au mieux celle qu’il avait à séduire, aussi certain de la révolter par de la rigueur, que de l’attendrir par des caresses, son éloquence fut celle de l’amitié, elle persuada ; une ame honnête ne résiste jamais aux attaques que le sentiment dirige, la fausseté, le mystère, la violence, toutes ces armes odieuses que l’imbécillité dicte à la tyrannie paternelle, soustrayent à leur joug de fer les cœurs que l’on y veut soumettre ; emploie-t-on la douceur et la confiance, tout s’obtient, et en arrivant au but désiré, on n’a pas du moins à redouter les remords que les procédés contraires occasionnent.
Léontine promit. Parfaitement déterminée au sacrifice, elle protesta de s’y soumettre. Cette vertueuse fille, oubliant l’amour d’un frère qu’elle ne pouvait regarder que comme un crime, perdit également de vue toutes les répugnances que lui inspirait dom Diegue, et préféra les maux qui la menaçaient sous les nœuds proposés, au chagrin trop violent pour elle, d’affliger un instant celui dont elle tenait le jour.
Dom Juan trop inquiet, trop violent et trop amoureux à-la-fois, pour abandonner un seul jour ce qui tenait aux intérêts de sa passion, ne fut pas long-tems à savoir ce qui venait de se faire. Toutes les expressions d’une telle ame devant être ou violentes, ou dures, il accabla sa malheureuse sœur des reproches les plus amers ; il la reprimanda de sa faiblesse dans les termes les moins ménagés ; il osa s’oublier enfin jusqu’à lui dire, avec orgueil, qu’après les sentimens qu’il lui avait déclarés, il n’imaginait pas qu’elle eût dû le trahir à ce point. — Vous trahir, répondit Léontine avec candeur,… que vous ai-je promis ?… qu’ai-je donc pu vous promettre, et comment puis-je mériter de vous une accusation si déplacée ?… Oublierez-vous toujours les nœuds qui nous captivent ? Voulez-vous me forcer à les détester, quand je ne voudrais que les chérir ?… — Abhorrez-les, ces nœuds fatals ;… abhorrez-les, ô Léontine, ils ne seront jamais aussi funestes à vos regards qu’ils le sont aux miens. Et comment ne détesterais-je pas ce qui favorise aussi-bien l’éloignement que vous avez pour moi ? — Mais vous devez au moins les respecter. — Ah ! n’imaginez jamais que de tels liens ayent aucune force dans le cœur qui vous aime, en devraient-ils avoir dans le vôtre, s’il était ému de mes tourmens ? — Ne m’y croyez pas insensible, je les plains, sans doute ; c’est tout ce que je puis ; — mais qui vous garantit la vérité de ces liens ? Nous ne sommes pas du même lit, et vous avez connu la conduite de ma mère ? — Est-il possible que votre amour vous aveugle, au point de préférer la honte et le deshonneur, à la certitude de ne voir jamais couronnée une passion criminelle qui vous entraîne à votre perte. — Le deshonneur,… la honte,… et que m’importe toutes ces chimères ! que m’importe le sang qui coule dans mes veines, sitôt qu’on lui défend de s’enflammer pour vous… Je ne connais que vous dans l’univers ; je n’y respecte et n’y chéris que vous, et je vais à l’instant percer le cœur du traître qui vous enlève à moi, si vous ne me promettez de rompre la fatale promesse qu’on ose vous arracher. — Voulez-vous me rendre entièrement malheureuse ? Voulez-vous m’enlever l’innocent plaisir que je goûte à vous aimer comme un frère ? Voulez-vous donc mettre entre nous d’éternelles barrières ? — Je veux mourir ou vous posséder, vous enlever et fuir… Sacrifier à ma vengeance tout ce qui s’oppose à mon amour ; — cruel !… — vous ne le connaissez pas, Léontine, ce cœur ardent que vous sûtes embraser ; tous les sentimens sont des passions chez lui ; il ne peut les vaincre qu’en cessant d’exister ; et si les plus légères l’agitent à ce point, où le portera donc celle qu’ont allumé vos yeux ? Fuyons nos tyrans, Léontine, allons vivre à jamais au bout de l’univers… Mais que dis-je, hélas ! qu’ose-je dire ? Il faudrait être aimé pour obtenir ce que j’exige, et votre ame indifférente et froide ne connaît pas même l’ardeur qui me dévore… Allez, perfide,… allez lâchement languir sous les fers odieux qui vous sont préparés… Sacrifiez l’amant qui vous idolâtre, aux vils intérêts d’un père qui ne consulte que son avarice ! — Homme injuste ! le père tendre que vous outragez ne mérite pas vos reproches… J’en suis encore moins digne en lui obéissant, puisque votre élévation et votre fortune sont le prix certain de ces nœuds auxquels je vais m’asservir. Ne m’accablez donc pas quand j’ai des droits si sûrs à votre reconnaissance. — Funeste façon d’y prétendre ; puissiez-vous plutôt me haïr que de m’aimer ainsi !… Eh ! que m’importe cette fortune ?… que me font ces honneurs, achetés aux dépens de ce que j’ai de plus cher au monde ? Dussai je être le plus malheureux des hommes, je m’en croirais toujours le plus fortuné, si j’étais aimé de Léontine ; il n’est de bien pour moi que son amour ; il n’est de bonheur que sa main, voilà les seules prospérités où j’aspire, les seules que je sois envieux de posséder, dût-il m’en coûter mille vies.
Léontine avait eu beau faire ; émue de tant d’ardeur, quelques regards lui étaient échappés : c’en était trop pour dom Juan ; il n’eut pas plutôt cessé de croire qu’il était indifférent, qu’il lui parut possible d’être bientôt aimé ; il crut que les résistances de Léontine étaient plutôt les effets de sa vertu, que les sentimens de son cœur. Il imagina tout pour l’arracher aux nœuds qu’on lui destinait ; déguisant ses desseins réels, sous l’apparence de moyens honnêtes et doux ; il proposa d’abord à Léontine de permettre qu’il s’employât au moins près du comte, pour retarder la célébration de l’hymen qu’il redoutait autant… On y consentit ; il osa demander l’aveu d’un peu de retour… On ne lui montra ni éloignement, ni courroux ;… mais hazardait-il davantage, on cessait de l’écouter aussitôt ; et plusieurs mois se passèrent ainsi, sans que cet amant impétueux pût obtenir autre chose que quelques retards et de la pitié.
Il agissait toujours pendant ce tems-là ; et le rôle qu’il jouait vis-à-vis du comte de Flora-Mella, était bien différent, quoiqu’inspiré par les mêmes principes, ayant su, malgré la fougue de son caractère, se contraindre assez pour s’abaisser à la souplesse, il persuadait au comte, que les délais que demandait Léontine, n’avait qu’une forte prévention pour cause ;… qu’il lui soupçonnait le cœur pris ; que lui seul était en état de démêler ce fatal secret ; qu’il en avait déjà fait quelques ouvertures, mais que n’ayant rien pu connaître encore, il n’avait gagné à cela que de se rendre suspect lui-même. — Il ajouta ensuite qu’il était essentiel que le comte l’aidât dans l’entreprise qu’il avait formé de sonder les replis de l’ame de sa sœur ; il ne pouvait, disait-il, agir commodément au milieu de la foule de domestique qui les entourait sans cesse, il était essentiel d’abord de les écarter : combien ne lui fallait-il pas d’aisances, puisqu’avant de parler en faveur de dom Diegue, il avait même à vaincre l’éloignement que Léontine commençait à ressentir pour lui, depuis qu’elle s’appercevait de ses efforts à la pénétrer.
Le comte, pleinement la dupe des détours de son fils, bien éloigné de soupçonner les motifs personnels qui le font agir, le sert de tout son pouvoir. Léontine est moins observée, les surveillans disparaissent quand elle se trouve avec dom Juan, et le comte l’engage lui-même à écouter les avis d’un frère qui ne veut que la félicité de sa sœur.
Léontine ne fut pas long-tems à démêler les ruses de l’amour ; mais trop prudente pour les révéler, elle ne s’occupa qu’à tâcher de n’en pas être la victime.
De son côté dom Juan était bien loin, comme on le croit, d’employer pour les intérêts de dom Diegue, les doux momens qu’on lui laissait. Peindre son amour en traits de flamme, proposer mille moyens différens de le faire triompher et de fuir, voilà comment s’employaient ces instants… Si précieux d’abord au cœur de Dom Juan, si cruels ensuite quand il voyait que l’inflexibilité de sa sœur ne lui opposait que des refus.
Une fois certain de cette insurmontable résistance, rien ne l’arrêta ; il s’était contenu, tant qu’il avait eu de l’espoir, à peine le vit-il évanoui, qu’il n’écouta plus que ses premiers desseins ; et pleinement résolu à la force, puisqu’il ne pouvait réussir d’une autre manière, il se prépara à faire usage de la liberté qu’il avait, pour diriger les pas de cette malheureuse sœur, vers l’endroit où des gens sûrs seraient postés pour l’enlever.
Toutes les batteries furent donc dressées d’après ce projet ; il envoya avant-hier une chaise de poste lestement attelée, l’attendre sur la route qui mène en Portugal, où il avait dessein de se réfugier ; et cette voiture escortée de quelques valets fidèles, avait pour rendez-vous, les environs de la tour enchantée.
Le jour venu, sous le prétexte d’une promenade, dom Juan engage Léontine à venir voir avec lui les intéressans débris de cette antiquité.
Une fois là, l’impétueux Dom Juan, hors de lui, — ô Léontine, s’écrie-t-il, tout nous attend ;… tout nous attend ;… nous ne reverrons plus Tolède ; il faut s’arracher enfin aux apprêts d’un funeste hymen, qu’il n’est plus possible de retarder. — Qu’osez-vous proposer ? — notre commun bonheur. — Juste ciel ! aux dépens de celui de mon père ;… aux dépens de sa mort certaine, quand il apprendra notre perte. Songez à tous les malheurs qui l’accablent… Songez qu’il n’y a que nous dans le monde dont les soins puissent le consoler ;… c’est de nous,… c’est de nous seuls, hélas ! qu’il attend quelques fleurs sur l’hiver de ses ans ; détruirons-nous cet espoir légitime ! et les mains qui doivent essuyer ses pleurs, le précipiteront-elles au tombeau ? — ô Léontine, je n’écoute plus que mon amour ; devoir, respect, honneur, religion, vertu, tout est effacé de mon cœur ; je ne connais plus que ma flamme ; je ne suis plus conduit que par elle, il faut me suivre :… on nous attend… J’emploie depuis six mois, en vain, tout ce qui peut détruire vos scrupules. À quoi m’a servi tant de zèle ? Qu’ai-je retiré de tant d’amour ? Je n’ai réussi qu’à me convaincre de votre indifférence… Il faut que je la surmonte ou que je meure ! — Cruel, ayez pitié de moi ! ayez pitié de mon père et de vous ; ne nous engloutissez pas tous les trois dans un abyme de malheur, dont aucune félicité humaine ne saurait nous retirer ; rien n’égale aujourd’hui la prospérité de notre maison dans Tolede : évanouie demain par nos démarches, vous la plongez à jamais dans le deuil et dans la douleur. Est-ce donc ainsi que vous voulez me prouver votre amour ? Ah ! s’il était aussi délicat que vous cherchez à me le persuader, mon honneur ne vous toucherait-il pas davantage ? Consentiriez-vous à le flétrir pour un instant de volupté honteuse et criminelle, qui va nous couvrir à jamais et de malheurs et de remords ! Je ne vous ai pas conduite ici, répondit le furieux dom Juan, pour écouter les sophismes de la prévention ou de la haine, et pour chercher à y répondre. Je suis malheureusement trop convaincu du peu d’empire de mon esprit sur le votre, pour employer encore des armes,… trop long-tems émoussées par vos rigueurs ;… mon amour est au désespoir ; je ne me rends plus qu’à lui seul ;… et la saisissant alors dans ses bras,… — il faut me suivre, Léontine ;… n’essayez pas de vous soustraire ;… n’entreprenez pas de vous défendre,… mon égarement serait affreux ;… j’irai jusqu’à vous méconnaître,… jusqu’à me venger de vos dédains :… vous n’ignorez-pas l’impétuosité de ce cœur de feu, que rien ne maîtrisa jamais… Ne l’irrites point, Léontine, ou ce moment, peut-être, coûterait à tous deux la vie. — Eh bien, perce-le ce cœur qui ne veut pas se souiller d’un crime ; entr’ouvre-le, te dis-je, je ne m’oppose point à tes coups… Vas, j’aime mieux cent fois la mort que les affreux tourmens qui déchirent mes jours :… et des larmes s’échappant de ses yeux ;… — si je les regrettais ces jours que veut m’enlever ta fureur, si je les regrettais, dom Juan ! c’était à cause de mon père… Je voulais les lui consacrer ; je voulais faire son bonheur ;… je voulais prolonger sa vie… Barbare !… je voulais peut-être t’aimer, et tu ne le veux pas,… Ne balance plus, dom Juan, ensanglante ce cœur que tu fais palpiter… Je suis indigne du jour, après ce que j’ai dit… Immole-moi, j’y consens ; mais ne te flattes jamais de me faire partager tes torts ; — tu les partageras, ou ta vie m’en répond. — O, Dieu !… ta cruauté m’outrage, ton ame atroce est indigne de moi ; tu ne méritais pas l’aveu que je t’ai fait ;… et s’échappant des bras de Dom Juan, …fuis, traître, éloigne-toi pour toujours de celle qui ne peut plus que te haïr. — Je cacherai tes imprudens projets, et n’aurai pas à me reprocher, du moins, d’en avoir été la complice. En prononçant ces mots elle veut s’élancer au-delà des ruines qui captivent ses pas ;… mais le féroce dom Juan, aveuglé par toutes les passions impétueuses qui bouleversent son ame,… l’atteint, le poignard à la main, se jette impitoyablement sur elle, et la renverse morte à ses pieds.
Juste ciel ! s’écrie-t-il aussi-tôt, en contemplant sa malheureuse victime… Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui j’aurais sacrifié les miens !… et mon bras se refuse à venger mon amante !… Uniquement armé pour la scélératesse, il tremble à punir l’assassin… Fuyons… Mais il l’essaye en vain, retenu par un pouvoir invincible, dont il a avoué n’avoir pu concevoir l’énergie… N’agissant plus qu’en insensé,… il se jette comme un furieux sur les restes sanglans de celle qu’il idolâtre ; il la couvre de ses baisers ardens :… il adresse encore à cette divinité de son cœur, les expressions de son féroce amour : il veut la ranimer par ses soupirs,… la réchauffer de ses larmes amères :… et là, seul,… égaré par son désespoir,… dans le silence et l’obscurité de ces rochers et de ces ruines… Perdu d’amour et de douleur,… le malheureux ose consommer son crime,… il ose ravir l’honneur à celle dont il vient d’arracher la vie.
Bientôt le calme de ses sens lui laisse entrevoir la double horreur dont il vient
Le corregidor effrayé a voulu le rendre à son père :… il l’a fait ;… mais quelle nouvelle scène !., quel nouveau sujet de remords se préparait pour dom Juan ! on venait d’instruire le comte de Flora-Mella de la mort de sa perfide épouse… Et quelle catastrophe accompagnait cet événement… — Ô mon fils, a dit à dom Juan, le duc de Medina-Sidonia, pour lors tête-à-tête, avec le comte… Ô mon cher fils, qu’avez-vous fait ?… Faut-il que vous me soyez enlevé au même instant où je vous retrouve… Faut-il que vous fuyiez le bonheur, quand il vient embellir vos jours !… Faut-il enfin que vous acumuliez sur ma tête et le remords et le deshonneur !… dom Juan, c’est de moi que vous tenez la vie, vous n’êtes point le fils du comte de Flora-Mella ; j’apporte ici la preuve incontestable que vous n’appartenez qu’à moi ; lisez les dernières volontés de votre malheureuse mère, et frémissez de l’abyme où vous venez de vous engloutir à l’instant où vos malheurs cessaient.
Dom Juan, éperdu, se saisit du papier ;… sa main tremble, ses larmes coulent,… ses yeux distinguent à peine les traits qu’on lui présente ; il y lit à la fin les mots suivans de la comtesse sa mère.
« Il ne me reste que le tems d’avouer mon crime et de le réparer ; dom Juan n’appartient point au comte de Flora-Mella ; il est le fils du duc de Medina-Sidonia. J’exige en expirant que le duc aille réparer sa faute aux genoux mêmes de mon mari ; qu’il implore de lui son pardon ;… qu’il réclame son fils, qu’il le reconnaisse comme fruit de l’hymen dont il perdit autrefois la compagne, et qu’il déclare ce fils, en cette qualité, son héritier universel. Je ne publie rien, en exigeant ceci ; ma malheureuse conduite avec le duc a été trop connue, pour que ces dispositions puissent apprendre ce qu’on ignorait ; je répare et ne divulgue point. J’enlève un poids affreux de ma conscience ; elle n’était vraiment bourrelée que de l’horreur de sentir mon époux embrasser un fils qui ne lui appartenait pas… Ô femmes imprudentes, ô vous qui pourriez imiter mes écarts, songez qu’il n’est point d’ame honnête qui tienne à ce tourment… Que l’effroi d’en être déchirée, vous retienne donc au bord du précipice… Aux volontés précédentes, je joins quelques désirs ; il dépend de mon mari de me les accorder. Instruite des sentimens secrets de Léontine et de Dom Juan, je supplie le comte de Flora-mella de consentir à l’union de ces deux jeunes personnes, dont mes aveux détruisent les liens qui s’opposaient à leurs désirs… J’ose croire que la fille de mon époux pourrait difficilement prétendre à un hymen plus avantageux. Cette alliance, en réunissant deux anciens rivaux, en les faisant redevenir amis, apaise un peu mes regrets, et me fait mourir plus tranquille. »
Ô ciel ! dit dom Juan, en terminant cette terrible lecture… je pouvais donc devenir heureux ! — tu l’étais, s’écria le comte, ma parole était donnée, mon consentement signé ;… le voilà.
Monsieur, a dit alors dom Juan avec la plus grande fermeté au corregidor, vous voyez de combien de crimes je me suis à-la-fois souillé ; j’ai massacré ma maîtresse,… la respectable fille de celui qui a pris soin de mes jeunes ans… Vous voyez que je porte egalement le poignard dans le sein d’un père…, qui ne me revoit que pour me pleurer… Conduisez-moi à la mort, monsieur ;… je veux qu’elle me soit donnée publiquement :… Je veux recevoir celle que je mérite ; vous comte, désavouez-moi pour votre fils, cet écrit vous y autorise,… et vous, mon père, ne m’avouez jamais pour le vôtre ; ma mort ainsi ne deshonorera personne.
On a voulu calmer ce désespoir ; on a voulu sauver cet illustre coupable… Tous les moyens ont été employés sans qu’aucun ait pu réussir… Mon crime est trop affreux, a répondu dom Juan ; il n’y a que ma tête seule qui puisse le payer. — Et saisissant la main du corregidor, sortons, sortons, monsieur, lui a-t-il dit fermement, ou je vais me déclarer à d’autres juges, si votre pitié l’emporte sur votre devoir ; et comme en prononçant ces paroles il se jettait dans la rue, avec la ferme résolution d’aller monter lui-même sur l’échafaud, où le plaçait son crime ; le magistrat n’a plus osé résister. Dom Juan a été déposé le même soir dans les prisons de la justice, ayant tout déclaré, sans qu’on lui fît aucune question, le malheureux a promptement payé de sa vie l’effroyable forfait où l’avait entraîné l’égarement de sa raison, et l’impétuosité de son caractère. Cependant toute la ville le pleure, mais les regrets les plus douloureux se tournent vers les deux infortunés pères ; chacun leur porte des tributs de larmes et de douleurs, qui n’effaceront jamais de leur ame, les pertes affreuses qu’ils viennent de faire.
Voilà une histoire bien cruelle a dit ici madame de Blamont, fatale suite du désordre des femmes, à quel malheur affreux leur inconduite peut exposer une famille, je ne m’étonne plus si les loix ont punies leurs fautes plus sévèrement que celles des hommes. Et moi je m’en étonnerai toujours, a répondu madame de Senneval… Ce sont eux qui sont nos séducteurs… Eux qui abusent de notre faiblesse et de leur supériorité, ils sont la première cause de nos torts ; eux seuls en mériteraient donc la punition. — Tout cela exigerait d’être discuté à loisir, a dit le comte de Beaulé, il y a un peu de la faute des deux partis, et beaucoup de raison de part et d’autres, ce ne sont ni les hommes qui attaquent, ni les femmes qui cèdent qui ont tort. La première origine du mal, est dans la disproportion des mariages et dans l’impossibilité du divorce, qu’un jeune homme épouse la femme qu’il aime, et que quand tous deux sont las l’un de l’autre, ils puissent changer à l’amiable, et vous ne verrez plus d’adultère. C’est une vérité que Sainville vous a fait voir dans sa constitution de Tamoé, n’y revenons plus maintenant, je suis trop curieux je vous l’avoue, de savoir comment notre belle aventurière va trouver le secret d’échapper aux dangers qui me paraissent la menacer à Tolède, et si notre chère Clémentine trouvera tous les plaisirs dont elle se flatte, dans le faux pas qu’elle médite… Et Léonore ayant vu qu’on lui prêtait cette attention curieuse qui désire d’être satisfaite, reprit ainsi le fil de ses aventures.
- ↑ Cette nouvelle, purement d’invention, n’est ni traduite, ni empruntée de nulle part ; on est presqu’obligé d’avertir de ces choses, dans un siècle de pillage littéraire, tel que celui-ci.