Aline et Valcour/Lettre XXXVIII (Suite III)

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Suite de l’Histoire de Léonore.



Dona Laurentia n’eut pas plutôt fini son récit, que Brigandos entra ; il s’informa comment nous étions, nous recommanda à la matrone, et lui laissa les fonds nécessaires pour deux habillemens complets avec tous les ajustements plumes et parures à la mode ; l’un pour Clémentine, l’autre pour moi. Ensuite il ordonna à Clémentine de se transporter le lendemain, chez un vieux courtisan retiré à Tolède, curieux de connaître le temps qu’il avait à vivre. Ignorant que ma compagne eut renoncé à ses projets de sagesse, il l’assura qu’elle pouvait aller sans courir aucun risque, chez l’homme qu’il lui indiquait. C’est un vieux dévot plein de superstitions, lui dit-il, et qui croirait que l’enfer va le saisir tout vivant, s’il s’avisait de penser à ce qui l’échauffait autrefois ; tels sont les funestes effets de la dévotion, continua notre chef, elle remplit l’homme de trouble et de frayeur, à mesure qu’il avance son terme, elle aigrit son caractère, elle change son humeur, elle le rend sombre, inquiet, soucieux, tracassier, rigoriste, cruel, elle l’empêche de jouir du présent, elle lui donne des remords du passé, et n’est bonne à rien pour l’avenir ; je me serais peut-être fait dévot comme un autre, si j’eusse cru que cela pu être bon à quelque chose, mais on n’y prend pas une qualité de plus, et on a beaucoup de plaisirs de moins… Est-ce bien la peine de croire à des chimères, pour ne pas gagner davantage ?… Doucement dis-je à notre philosophe, vous peignez là le superstitieux ; mais l’homme vraiment attaché à sa religion qui la suit et la croit dans la simplicité de son cœur, qui adopte la vertu, parce que la religion la récompense et l’inspire, qui déteste le vice parce qu’elle le condamne et le punit, qui perpétuellement enflamé de l’être suprême, consolé des maux de la vie, par l’espoir de revoler bientôt dans le sein de celui qui l’a crée, vit en craignant de lui déplaire, meurt en tâchant de l’imiter ; un tel homme sans doute ne vous paraît pas un modèle indigne à suivre ? Assurément, reprit notre chef, je ne méprise pas le phantôme qu’il vous plait d’ériger là, et auquel vous ne croyez pas plus que moi, mais s’il existe je le plains ; il a travaillé toute sa vie pour des illusions qui ne le dédommageront pas des sacrifices qu’il a pu leur faire, il n’a d’ailleurs été vertueux que par crainte, ce mérite est bien peu de chose, plus difficile que vous ne pensez Léonore ; je veux qu’on fasse le bien pour lui seul ; je veux qu’on ne soit animé en le faisant que de la seule idée du bonheur des autres, et si l’enfer ou le paradis entre pour quelque chose dans les motifs qui font agir, je me dis, voilà un imbécile, mais à coup sûr ce n’est pas un honnête homme. Trop de l’avis de notre chef pour le combattre davantage, je laissai tomber la discussion et Clémentine qui n’avait reçu qu’en secret d’une femme de la troupe, l’adresse du gentilhomme dont elle attendait tant de plaisir, ne voulant pas se démasquer encore, accepta l’ordre ; notre capitaine s’adressant alors à moi, pour vous Léonore dit-il, vous vous transporterez chez Dom Flascos de Benda-Molla, doyen des chanoines de Tolède ; vous y remplirez les mêmes fonctions que votre amie chez le vieux seigneur, et vous y trouverez j’espère à-peu près les mêmes sûretés ; vous examinerez ses yeux, ses mains, vous lui promettrez vingt ans, quoiqu’il soit condamné par tous les gens de l’art ; vous lui vendrez fort cher le philtre que voilà et que j’intitule Beaume de vie, lequel pour tant n’abrégera ni ne prolongera la sienne d’une heure. — Celà fait, vous recevrez de moi de nouveaux documens.

Les robes furent apportées dès le lendemain, nous y ajoutâmes tout ce que l’art de la toilette put nous inspirer de plus coquet, et chacune de nous partit pour sa destination.

Le portrait que Brigandos m’avait fait du doyen, le délabrement de sa santé, le philtre qui lui devenait nécessaire,… la tranquillité dont je devais jouir, tout cela contraignait mon imagination à se représenter un septuagénaire ; Dom Flascos n’avait néanmoins que cinquante ans ; sa taille fluette, le rouge de ses joues, annonçaient cependant qu’il était menacé de la poitrine, mais quoique avec un peu de nonchalance dans toute sa tournure, ses yeux respiraient la volupté, une très-jolie gouvernante lui faisait mousser du chocolat quand j’arrivai, et se retira par son ordre dès qu’il m’eut un instant fixé.

Le doyen me fit asseoir près de lui, me demanda mon âge, me dit de deviner le sien, que je diminuai de dix ans, puis, présenta son front, me livra sa main pour m’aider à trouver les augures dont je lui vantais la sûreté ; aidé par les avis secrets que j’avais reçus de Brigandos, je dis à cet homme tout ce qu’il avait fait depuis vingt ans, je lui en assurai encore trente de vie, et lui révélai quelques détails de famille dont il lui paraissait impossible que je pus être instruite ; étonné de ma science, il crut aveuglément tout ce que je lui disais. Je lui fis quelques questions captieuses dont les réponses m’éclairant sur une infinité de choses, facilitèrent étonnamment mes prédictions, et le laissai si content de moi à la fin de notre entretien, si convaincu de la vérité de ce que je lui annonçais, qu’il me donna vingt pistoles en m’embrassant de tout son cœur[1].

Mais la joie que je venais de verser dans son ame, enflammant sans doute son sang et d’amour et d’incontinence, il fut curieux de voir si je faisais jouir aussi bien du présent que je savais annoncer l’avenir, il débuta d’abord par de légéres caresses ; ses passions un peu réfroidies exigeaient quelqu’alentours pour se monter au degré de force dans lequel il paraissait avoir grande envie de se trouver ; il me dit en balbutiant que si je voulais me prêter à ce qu’il désirait de moi, il ajouterait six doublons aux vingt pistoles qu’il venait de me donner, et sans trop attendre ma réponse, une de ses mains s’égara sous les gazes qui voilait mon sein… Je me défendis… Ma résistance produisit un miracle, il en devint tellement glorieux, il y avait si long-tems sans doute que la nature ne l’avait si bien servi, qu’il osa me faire voir l’effet de mes charmes. Je me lève avec le dessein de fuir… il s’en apperçoit, il me suit, et se jettant au travers de la porte où se dirigeait mes pas, il m’assure que je ne sortirai point sans l’avoir satisfait. Ses yeux étaient étincelans ; il bégayait à-la-fois des mots d’amour et de libertinage, perdant enfin toute retenue, il me jura avec de bien gros mots pour un homme de dieu, que quand il se trouvait dans l’état où il était alors, ce qui à la vérité lui arrivait bien rarement, il devenait impossible à qui que ce fût de lui résister… Ah ! dis-je à mon redoutable adversaire en jouant le plus grand effroi, qu’aperçois-je monsieur, et l’écartant de la porte. — Venez, venez, accourez au plus vîte, que j’examine sur votre front un signe qui m’était échappé… oh monsieur ! votre état m’effraie. — Qu’est-ce, dit notre homme allarmé, en cessant de me barrer le chemin… Qu’observez-vous, ma mie… Vous me faites une peur… Voilà déjà les choses dans leur état naturel… Moi qui croyais aujourd’hui… Moi qui me flattais… Mais que voyez-vous donc enfin ? — Combien il y a t-il, monsieur, que vous n’avez eu de commerce avec une femme ? — Plus de six mois. — Oh ! prenez garde à vous… je ne m’en étais point encore convaincue, vous êtes un homme mort, monsieur, mort vous dis-je, si vous vous avisez d’en voir avant que le soleil ne soit entré dans le capricorne, et en disant celà, je m’élance sur la porte, et me précipite si légèrement hors de la maison, que je suis déjà dans la rue avant qu’il n’ait le temps de revenir de l’effroi dans lequel je viens de le plonger.

En rentrant je trouvai Clémentine dans le plus grand accablement, elle s’était deshabillée, et son physique paraissait souffrir presqu’autant que son moral ; qu’as-tu dis-je à ma compagne ? — Le chagrin de n’avoir pas écouté tes conseils. Plus empressée de voler à mes plaisirs qu’où m’appelait les intérêts de notre chef, je me suis rendue chez ce personnage dont on m’avait donné l’adresse… Il était prévenu, il m’attendait… On m’avait parlé d’un jeune homme, celui qui fut présenté à mes yeux, avait environ cinquante ans, fort laid, l’esprit aussi méchant que l’ame corrompue ; ô Léonore ! tu ne te peindras jamais le dérèglement des mœurs de ce libertin, l’incroyable désordre de ses propos et de ses fantaisies, l’irrégularité de ses goûts… J’ai eu deux amans dans ma vie… mais aucun d’eux… oh ! non, non, quelque dépravée que tu me supposes, je rougirais trop de ces détails… Contente-toi de savoir qu’il a voulu outrager mon sexe… Que résistant à ses désirs, il a appelé à lui, et m’a contraint par la violence, à en assouvir l’horreur,… et mon amie fondait en larmes en achevant cet odieux récit.

Je ne la consolai pas, je crus que c’était le moment de pénétrer son ame, plutôt que de l’attendrir… l’instant de frapper les grands coups… Eh bien ! lui dis-je, te voilà punie de tes systêmes, les voilà culbutés par l’expérience, cette aventure vaut mieux pour toi, que toutes les raisons dont j’aurais combattu tes sophismes ; ô Clémentine ! as-tu pu croire que la volupté put naître, où le sentiment devait être inconnu… Que celui qui serait assez vil pour payer l’amour, en ferait goûter les plaisirs… Que cette leçon te rende sage, que les remords qui te déchirent, garantissent du moins ton cœur d’une corruption plus entière ; je t’avais entendu jadis, excuser ces écarts. Tous ces égaremens tournent au profit de l’amour osais-tu dire, ils sont tous enfans de la nature[2]. Pardon… Je t’y croyais familiarisée… Ta douleur me prouve le contraire, cesse donc de te livrer ainsi aux paradoxes d’une tête embrâsée, et que la vaine gloire de montrer de l’esprit, à préconiser des erreurs, ne te fasse pas au moins défendre celles que tu n’as jamais partagées… Et Clémentine m’embrassait en pleurant. Je n’eus pas besoin de lui faire promettre d’être sage, elle en trouvait le serment dans son cœur, sans qu’il fût nécessaire de la rappeler à l’utilité de cette conduite, attendrie par ses regrets et par ses larmes, je la calmai, et lui fis du moins passer une nuit tranquille.

Le lendemain Florentina vint nous voir, avec celle de nos compagnes qui avait engagé Clémentine, à aller chez l’homme qu’elle avait été visiter la veille, mon amie ne put s’empêcher de faire des reproches à celle-ci, mais ce fut là, où je pus remarquer l’extrême différence qui se trouvait entre Clémentine, dont tout le tort était d’avoir une mauvaise tête, et une créature vraiment libertine comme celle qui avait voulu la débaucher. — Bon, bon, répondit Aldonza, il ne faut pas être si difficile dans notre métier ; as-tu donc imaginé que je t’envoyais chez l’amour, et qu’il t’attendait au sein des plaisirs je l’ai cru jeune, on me l’avait dit, mais qu’importe, les hommes qui payent, ne cherchent point à contenter nos caprices, ma chère amie, ils ne s’occupent que des leurs ;… je te ménageais une excellente pratique… tu n’as pas su en profiter… Nous en sortons, moins difficiles que toi… il n’a pas eu besoin de nous violer… On se fait à tout mon enfant, et à cela peut-être plus aisément que tu ne crois. — Il nous a priées de revenir, et voilà vingt-cinq pistoles de profit. — Des plaisirs communs se payent-ils ainsi ? Or comme il ne faut viser qu’à l’argent dans l’état que nous professons, les plus grandes irrégularités, puisque ce sont elles qui valent le plus, doivent donc devenir les seuls objets de nos recherches. Cette Aldonza était à la vérité la plus corrompue de la troupe, il s’en fallait bien que nous eussions jamais rien entendu de pareil avec ses compagnes ; Clémentine et moi révoltées de ses propos, nous nous disposions à les faire cesser, en prétextant quelqu’affaires, lorsque dona Laurentia, vint nous supplier de recevoir deux dominicains qui brûlaient d’envie de nous connaître, et sans nous donner le temps de la réponse elle les poussa dans notre chambre. — Un moment madame, dis-je à cette insolente courtière, en me levant avec horreur, ces messieurs n’étant que deux, n’ont pas besoin de quatre femmes, laissez-nous retirer mon amie et moi. — Comme il vous plaira, répondit la duègne, à qui sans doute notre chef avait bien défendu de nous contraindre ; agissez suivant vos désirs, ces deux demoiselles suffiront pour nos révérends, vous pouvez passer dans la salle, vous y serez libres et tranquilles, pendant qu’on va se servir un instant de vos chambres. Nous descendîmes, et ces infâmes se divertirent tellement de nos compagnes, qu’il ne nous fut possible de rentrer chez nous que le soir.

Clémentine avait fort peu d’envie d’aller chez le vieux courtisan, négligé la veille pour l’intérêt de ses faux plaisirs, elle y craignait quelques nouveaux pièges, et sa sagesse allait maintenant jusqu’à la défiance, elle me conjura d’y aller à sa place. — J’y consentis, et comme ce personnage ne me fit courir nul danger ; je ne vous ennuierai point des détails de ma visite chez lui.

Trois ou quatre histoires semblables où je gagnai une centaine de pistoles à notre chef, terminèrent notre séjour à Tolède, et nous reçûmes enfin l’ordre d’en partir au bout de trois semaines. Le rendez-vous nous fut indiqué à l’entrée d’un petit bois qu’on trouve à gauche de la grande route de Madrid ; nous nous y rendîmes mon amie et moi, après avoir pris congé de notre duègne, fort mécontente de ce que nous lui avions valu si peu.

Peut-être me blâmerez-vous ici, dit Léonore, en s’adressant à sa mère, de n’avoir pas profité des sommes que je recevais, pour fuir ces malhonnêtes gens, je le proposais à ma compagne, elle en avait autant d’envie que moi, mais elle persista à me faire envisager l’extrême péril que nous courrions à quitter ces gens-ci en les volant. Clémentine rendue à la sagesse l’était aussi à la sincérité, elle m’avoua que bien loin d’oser compter sur les secours dont elle s’était flattée à Madrid, c’était elle au contraire qui se fondait maintenant sur les miens, elle était bien éloignée disait-elle d’oser se présenter à ses connaissances dans l’état où elle se trouvait. Pour quand à sa mère, elle m’avoua qu’elle était morte, il ne lui restait donc plus de ressource, que celle de s’attacher à mon sort, et nous nous en tinmes en conséquence au plan que j’avais adopté… Celui de suivre la troupe jusqu’aux frontières de France, et là, de nous échapper dans quelques villes où la justice nous ferait donner sûrement à l’une et à l’autre, les moyens de gagner ma province ; d’après ces résolutions, nous nous contentâmes donc de détourner quelques quadruples que nous cachâmes avec le plus grand soin, précaution d’autant plus nécessaire, que Brigandos nous fouilla toutes dès que nous fûmes réunies ; plusieurs sans avoir usé des mêmes ruses, avaient fait également un peu de contrebande ; le chef s’empara de tout. J’ai soin de vous dit-il, rien ne vous manque ; mais c’est à moi qu’appartiennent les fonds, et je ne souffrirai jamais qu’on en détourne un réal.

Nous nous remîmes en marche, et mon amie ne me quitta plus ; ce premier soir nous nous couchâmes sous les murs des jardins d’Aranjues, superbe maison de plaisance bâtie par Philippe III ; nous en partîmes le lendemain au matin avec le projet de passer la nuit prochaine à une demie lieue de Madrid, dans une caverne au bord du Mancanares, où notre chef devait nous haranguer, et nous distribuer ses ordres, relativement à ce qui concernait notre séjour dans cette capitale ; nous marchions tous ensemble, il était environ sept heures du matin… Brigandos paraissait inquiet, il semblait avoir quelques pressentimens du malheur prêt à nous accabler… lorsque tout à coup à environ quatre lieues de la ville, un détachement de trente hommes à cheval débusque d’un petit bois, nous entoure lestement à l’improviste, et nous menace de la carabine, si nous n’arrêtons à l’instant… Faites de nous ce que vous voudrez dit Brigandos, avec résignation, nous ne sommes ni en état ni en volonté de nous défendre… Mais qu’elle fut sa surprise en prononçant ces mots, de reconnaître à la tête de ce détachement, Dom Pedre,… ce même chevalier de la sainte Hermendad, auquel Castelina fille de notre chef, avait sauvé la vie près d’Alcantara, et que la troupe avait soigné, nourri et secouru pendant quatre jours, malgré les risques qu’elle y courait… Scélérat lui dit Brigandos, nous remets-tu bien ?… te souviens-tu que tu nous dois la vie ? — Ami répondit cet infâme coquin, la reconnaissance est nulle dans notre état, nous n’écoutons que le devoir ; nous ordonna-t-on d’égorger nos pères, nous le ferions pour le service du tribunal sacré dont nous avons l’honneur de dépendre[3]. C’est moi qui t’ai dénoncé… C’est moi qui t’arrête, toutes les chaînes sociales se détruisent envers les criminels, on ne leur doit que de la rigueur, et en disant celà, le monstre liait et garrottait les mains de Castellina, ces mains, ces mêmes mains, qui quelques semaines auparavant avaient étanché le sang de ce traître, et l’avait rendu à la vie. Ô justice ! s’écria notre malheureux chef, en voyant cette horreur, t’appellera-t-on fille du ciel, quand de semblables forfaits souilleront tes membres ; s’il est vrai qu’un Dieu gouverne les hommes, doit-il être regardé comme équitable, en tolérant de telles exécrations sur terre, en souffrant que le bien ne s’y fasse que par des crimes éffrayans ! puisse mon funeste exemple apprendre aux hommes que la plus grande de toutes les sottises est d’écouter ce sentiment famélique de la pitié, qui ne sert qu’à faire des ingrats, et qu’on n’éprouve bien moins de tourmens à ne jamais se livrer au bien, qu’à le pratiquer au prix des remords dont l’ingratitude des autres vient pénétrer nos cœurs. Vous juges, souverains, magistrats, vous enfin, qui tenez la balance, ne vaudrait-il pas mieux changer toutes vos loix, ne vaudrait-il pas mieux fouler aux pieds tous vos principes, que d’en admettre qui doivent nécessairement placer le remords à côté de la vertu, et convaincre l’homme que c’est à faire le bien, qu’existent les plus grands dangers.

Mais l’air emporte toutes ces déclamations, et sans distinguer l’innocence du crime, nous n’en sommes pas moins tous, liés et campés indifféremment comme des sacs sur les chevaux de ces alguasils, qui nous conduisent rapidement à Madrid, au palais de l’inquisition, en qualité de bohémiens, de gens sans aveu, commettant par-tout différents excès, à la vérité sans effusion de sang, clause qui, au lieu de nous faire mettre dans les prisons de la justice, nous fit simplement placer dans le saint tribunal. Douce vertu me dis-je alors à moi-même ; est-ce donc la peine d’encenser tes autels, qu’ai-je gagné à te révérer dans mon cœur ?… Qui démêlera maintenant si je suis coupable ou non ! qui protégera mon innocence… quel droit aurai-je à la faire éclater.

Après avoir été suivis de la foule, après avoir servi de pâture à la sotte curiosité du peuple, nous fûmes remis entre les mains de l’Alcaïde, qui nous conduisit tout de suite dans les différentes prisons qui nous étaient destinées.

Ô Léonore ! mille et mille fois adieu, me dit Brigandos, en nous séparant, je vous recommande ma chère enfant, si elle tombe avec vous, n’oubliez jamais fille vertueuse que si mes fautes vous enveloppent dans ma disgrace, j’ai du moins par de vers moi deux procédés qui doivent m’obtenir mon pardon près de vous… Celui de vous avoir secouru dans l’infortune, et celui de vous aimer sans jamais avoir osé vous le dire. Ce dernier aveu m’étonna, et j’en étais encore dans la surprise, quand ce malheureux dont les larmes coulaient en me regardant, fut aussitôt arraché d’avec nous ; ciel ! me dis-je, je n’ai trouvé que de la dureté dans les hommes du monde, tous ont voulu abuser de mon malheur et de mon innocence ; et c’est dans un chef de brigands que je rencontre de l’honnêteté et de la délicatesse… Ô société ! je le répète, ou vos loix sont bien iniques, ou vos membres sont bien corrompus ! ce chef infortuné suivait une carrière dangereuse, sans doute, je suis bien loin de vouloir l’excuser, mais son esprit était juste, son cœur délicat et sensible, il devait succomber rien de plus simple ; parmi les êtres aussi pervers, aussi injustes, aussi inconséquens que les hommes, celui qui près d’un peu de mal ouvrira son ame, à beaucoup de vertus, doit périr infailliblement[4] ; heureusement pour moi, la chambre où je fus placée, se trouva près de celle de Clémentine, quelle consolation !

Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes tous interrogés à part ; je suivis Clémentine qui me dit que vraisemblablement les autres femmes nous avaient précédées, elle en avait, disait-elle, apperçu deux auxquelles il lui avait été impossible de parler ; elle n’eut pas le temps de m’en dire davantage. — On vint me prendre et je parus à l’audience.

Le grand inquisiteur était seul quand j’y entrai. — Ce n’est pas le même qui interrogea Sainville, celui-ci vraiment le chef, et le premier de la maison est un homme de quarante-cinq ans, d’une taille haute et fière, fait comme hercule, l’air de la force, de la santé et de la vigueur, le regard sombre, le sourcil farouche, la voix rude, et menaçante, et bien plus ressemblant à l’exécuteur même de la justice qu’au ministre équitable et débonnaire, qui ne doit que la faire chérir et régner. On le nomme dom Crispe Brutaldi Barbaribos de Torturentia. Il m’ordonna de me mettre à genoux en entrant, et de faire un acte de contrition devant le cruxcifix ; il était debout, il m’observait d’un œil rigoureux et sévère, où se mêlait pourtant une sorte de joie maligne et de curiosité lubrique. Quand j’eus fait semblant d’obéir à ce qu’il me disait, je me levai, il s’assit, me fit approcher de lui, et me regardant avec impudence sous le nez, il me demanda en me tutoyant quel âge j’avais. — Près de dix-huit ans, répondis-je ; — Es-tu fille, es-tu femme ? — Je suis femme ; j’ai été enlevée à mon époux en Italie, je cours la terre pour le chercher ; je suis tombée par hazard dans les mains de ces bohémes, et j’ai été prise avec eux. — Tu n’es donc pas de leur troupe ? — Je ne suis qu’accidentellement réuni à elle. — Et qui es-tu ? — Ici je lui fis en peu de mots l’histoire de ma naissance et de mes malheurs. — Bon, bon, conte que tout cela, me dit-il, tu es une aventurière, tu es une fille de mauvaise vie. — J’ai dit la vérité, je vous le proteste. — Mais ces bohémiens ont abusé de toi, ils-t-ont violée ? — Je n’ai nuls reproches à leur faire, puisse-je avoir autant à me louer de vous, que j’ai de graces à leur rendre. — On te traitera comme tu le mérites, tu as profané les sacremens, nous le savons, tu seras rôtie à petit feu, tu vivras douze heures dans les flammes, et l’on ne t’y plongera que déchirée. — Oh ciel ! quelque foi qu’il faille ajouter à des sacremens, mérite-t-on la mort pour n’y pas croire ? Un dieu de paix veut-il le sang des hommes, ses ministres doivent-ils le répandre ? — Tu ne crois donc pas à ces cérémonies ? — Je crois qu’il existe un Dieu bon à qui le meurtre est en horreur. — Tu te trompes, Dieu commande de tuer ceux qui ne croyent pas à la religion, il ordonne à son peuple de massacrer les nations idolâtres, son fils a dit, je suis venu apporter le glaive et non la paix. — En ce cas je ne crois point à son fils. — C’est ce qui fait que tu seras suspendue au milieu des flammes, pour en être retirée, et y tomber tour-à-tour, pendant douze ou quinze heures que durera ton supplice. — J’invoquerai le dieu unique et saint que je crois, il me sauvera des mains de mes bourreaux, Daniel l’implora dans la fosse, et Daniel en fut écouté. Et ici mes larmes coulèrent malgré moi. — Quand l’inquisiteur me vit pleurer, il m’observa avec des yeux plus expressifs, et qui, en même-temps me glacèrent d’effroi ; ses deux lêvres se resseraient l’une sur l’autre, et une sorte de mugissement s’échappa de sa poitrine, il me demanda si les larmes que je versais étaient celles du repentir ? Je lui répondis que je n’avais point fait de faute, et que par conséquent je ne connaissais point le remord, il continua de me fixer, et alors en soupirant comme il venait de faire, il fit un geste sur lui-même qui me causa autant de surprise que de frayeur ; je m’apperçus qu’il était dans un grand trouble, il s’agitait sur son fauteuil, renouvellait le geste qui m’avait effrayé, et continuait d’étouffer ses soupirs… Il avança une main vers moi comme pour me rapprocher de lui, cette main jetée à travers de ma ceinture, tomba sous mes reins comme par inadvertance, et pressa vivement ce qu’elle rencontra… Je le regardai fièrement, et mes larmes tarirent. On n’imagine pas ce que le vice qui s’oublie, donne de force à la vertu ; il retira sa main, et m’ordonna de me mettre à genoux devant lui, je m’y plaçai à quelque distance, perdant le plus que je pouvais du terrein qu’il m’avait fait gagner en m’attirant. Il rejetta sa main sur ma poitrine, à l’ouverture de ma robe, et me tira quoiqu’agenouillée, absolument entre ses jambes, il prit mes deux mains les joignit sur ses cuisses où il les appuya, et m’ordonna de réciter le pater. — Je lui dis que je l’avais oublié,… Il me demanda d’autres prières. — Je lui dis que depuis que je courais le monde, je ne me souvenais plus de tout celà, que je ne savais qu’invoquer Dieu, dans le fond de mon ame, contre ceux qui travaillaient à me perdre. — Tu es une impie me dit-il en reportant ses doigts sur mon sein, comme pour le couvrir ; mais en effet, pour le toucher, j’écartai sa main tout de suite… Ici sa figure s’anima prodigieusement, le courroux s’y peignit à côté de la luxure ; son agitation redoubla, et il recommença plusieurs fois sur lui-même le geste indécent qui lui était échappé, il m’apostropha de deux ou trois invectives et me dit qu’il allait me faire mettre à la question ; pourquoi faire lui dis-je ? — Pour découvrir tes crimes. — Je n’en ai point commis. — Tes impiétés. — J’adore Dieu. — Tes complices. — Je n’en ai point. Tu les nommeras quand je te tourmenterai. Et ici sa respiration se pressa ; son cœur et sa poitrine palpitaient, et ses mots ne se prononçaient plus qu’en bégayant. — Je saurai continua-t-il, t’imposer des supplices qui arracheront de toi la vérité, ses mains se reportèrent alors sur mes deux seins, et ce fut en les saisissant à nud, non sans me faire une violente douleur, qu’il me raprocha de lui d’avantage ; me trouvant par cette secousse entièrement entre ses jambes, il écarta totalement le voile qui couvrait ma poitrine, et sur ce que je le priai de me laisser, il me dit qu’il allait me faire entièrement deshabiller, c’est contre la pudeur répondis-je, et vous me grondiez de l’avoir enfrainte. — Ce qui se fait au nom de Dieu n’offense jamais la pudeur, et ses mains que je n’osais plus contenir, ne m’attachant qu’à le calmer, s’égaraient indiscrètement sur ma gorge, mais d’une manière si brutale, qu’il me faisait frémir. Il redescendit mon corset de tous côtés, débarassa mes épaules des manches, et le buste entier, au moyen de cette manœuvre, se trouva nud à ses regards. Il me dit en ce moment de sortir tout à fait mes deux bras de ma robe, et sur mon refus, il me menaça d’un air effrayant d’appeler du monde. — J’obéis donc, je retirai d’abord un bras, puis l’autre ; et ainsi toujours à genoux, mes vêtemens tombèrent jusqu’à la ceinture, cependant ses deux mains continuaient de presser ma gorge et de se promener sur mes épaules, sous mes bras, et généralement sur toutes les parties mises à nud ; il prit une de mes mains et la porta sur lui, mais je la retirai si vite que son dessein ne fut qu’imparfaitement accompli. Il me demanda si je n’avais point sur la peau quelques signes qui prouva que j’avais donné mon ame au diable, il examina en conséquence tout ce que l’état où j’étais, lui permit d’observer ; alors il me fit relever, et tenir droite entre ses jambes, il me dit qu’il fallait qu’il examina le reste de mon corps dans les mêmes intentions, je me défendis vivement, il me menaça de nouveau en m’ordonnant de lacher les rubans qui tenaient mes habits, afin qu’ils tombassent tout-à-fait. Et comme je m’obstinais à le refuser, il chercha vers ma ceinture, les liens qu’il voulait dégager, ne les trouvant pas, il me fit tourner, les saisit au bas de mes reins, les rompit en fureur, et toujours dans cette attitude mes vêtemens coulèrent à mes pieds. J’ignore les mouvemens qu’il fit alors sur lui-même, je ne pouvais les voir, je sais seulement qu’il s’en permit ; que ses mains parcoururent tout ce qu’il venait de découvrir, que ses yeux parurent s’y fixer long-temps, que son agitation fut inexprimable, que ses soupirs augmentèrent de forces, qu’il prononça des mots sans suite, tantôt des éloges, et tantôt des menaces, et que… retombant enfin dans le calme, il m’ordonna de me rhabiller. Je lui dis que puisque l’état où je me trouvais était son ouvrage, je voulais retourner dans ma chambre, et traverser toute la maison dans ce désordre, il s’approcha de moi à ces mots, mais sa figure n’avait plus aucun signe de couroux, le sourire même parut un instant sur ses lèvres, il me dit en me passant la main sous le menton, que j’étais une petite fille bien entêtée,… bien méchante, que je ne sentais pas le bien qu’il me voulait, et tout en disant celà avec les manières les plus douces, il m’aida à me rajuster. Sonna dès que je le fus, et me renvoya dans ma chambre en m’ordonnant de lui faire dire si j’avais besoin de quelque chose, son intention étant que rien ne me manqua ; je profitai de cet instant de faveur, pour lui recommander ma compagne ; et sur celà il me répondit qu’il ne connaissait que moi, et qu’il ne prenait intérêt qu’à moi.

Mon premier soin fut de raconter à Clémentine tout ce qui venait de m’arriver, je lui demandai si la conduite de l’inquisiteur avait été la même envers elle, je t’aurais tout dit me répondit ma compagne, si j’en avais eu le temps, avant que tu ne te rendis où l’on t’appellait ; mais tu as vu l’impossibilité où je me suis trouvée de te prévenir. Moins patiente que toi, je ne lui ai pas donné le temps d’aller si loin, et devinant ses desseins au premier mot, je lui ai demandé ou de me renvoyer dans ma prison, ou de ne m’interroger que devant des témoins ; cette fermeté l’a mise en fureur, et il m’a juré qu’il ne m’épargnerait pas. Hélas ! dis-je à mon amie, je me repends de n’avoir pas imité ton courage, mais j’ai deux raisons pour excuses… L’éffroi dans lequel j’étais… L’espoir que j’ai eu de l’attendrir et d’échapper aux grands dangers en osant braver les petits. Ses premiers mouvemens ont été ceux de la brutalité, je ne m’étonnerais pas qu’un peu d’amour n’eût peut-être conduit les seconds ; si je croyais que ce sentiment put jamais naître dans une telle ame, je ne le repousserais pas, et son cœur ammolli par le dieu dont on obtient tout, nous donnerait peut-être à l’une et à l’autre, les moyens de lui échapper. Ici la crainte d’être entendues nous empêcha de poursuivre, et je me livrai seule à mes réflexions.

Oh ciel ! me dis-je dès que je fus un peu calme, serait-ce donc ici le tombeau de cette fidélité qui m’est si chère, et que je conserve avec tant de plaisir ? J’ai échappée aux pièges d’un noble Vénitien, un corsaire barbare n’a osé attenter à ma pudeur, elle n’a point cédé aux poursuites d’un consul français, à la veille d’être empalée à Sennar, ne sauvant ma vie qu’au prix de mon honneur, j’ai trouvé le secret de garder l’un et l’autre, j’ai vu un Empereur cannibale à mes genoux, je suis sortie intacte des mains d’un jeune Portugais, d’un vieux Alcaïde de Lisbonne, des quatre plus grands débauchés de cette ville, dom Flascos de Benda-Molla n’a pu triompher de mes rigueurs ; une bohémienne, deux moines et un chef de brigand, ont soupiré sans fruit. Et tout cela serait-il, grand Dieu, pour devenir la proie d’un inquisiteur … Hélas ! j’avais des ressources par-tout, il ne m’en reste aucune ici, il faut que je périsse ou que Dieu fasse un miracle en ma faveur, et depuis celui de l’annonciation, je ne sache pas qu’il en ait fait un seul en faveur de la vertu des femmes.

Huit jours se passèrent ainsi, sans que nous entendissions parler de la moindre chose, et sans que nous eussions d’autres douceurs, Clémentine et moi, que de nous entretenir de nos communs désastres. Ce fut alors que vous arrivâtes près de nous, dit Léonore à son mari : mon amie vous implora pour elle et pour moi ; vous nous craignites, votre prudence était bien cruelle, je ne vous la reproche pas, elle était juste ; il y a des cas où la commisération est impossible, où elle n’est pas même dans la nature : elle n’en est donc alors qu’une loi secondaire, qu’un sentiment égoiste. Plût au ciel que nous eussions été pénétrés de cette vérité, quand nous secourumes le scélérat dom Pédre, nous ne fussions pas devenus aussi cruellement ses victimes. Quoi qu’il en soit, vous vous sauvates seul ; votre évasion fit le plus grand bruit ; elle nous fit resserrer tous ; elle donna de l’humeur à nos gardes, et il n’y eut pas un seul prisonnier qui n’en souffrit.

Le surlendemain de votre départ, était enfin le jour destiné à la fatale scène qui nous attendait ; on nous avertit dès le matin, de nous tenir prête pour être interrogée, avec les formalités de rigueur ; je laissai passer ce mot sans l’interpréter ; mais Clémentine, ou plus craintive, ou plus clairvoyante, me demanda si j’avais fait attention à la phrase dont on s’était servi ? — Non, lui dis-je ; eh bien ! me dit-elle, sois malheureusement bien sûre que cet interrogatoire, avec les formalités de rigueur, ne signifie autre chose que la question à laquelle nous allons certainement être appliquées. — Ô ciel ! tu me fais frémir,… et nos larmes coulèrent à toutes les deux.

Neuf heures sonnèrent enfin ; c’était l’instant pour lequel nous étions averties ; l’alcaïde se présenta à moi quand on ouvrit ma porte ; et m’ayant prise à part, sans que les geôliers pussent nous entendre ; il me confirma les craintes de Clémentine… Vous allez subir la question, me dit-il, mais vous passerez la dernière : cela vous donnera le tems de la réflexion. Si vous demandez au révérend pere inquisiteur d’être une seconde fois interrogée secrètement par lui seul, il vous l’accordera, et vous ne subirez point de tourmens… Je l’avoue, le début de ce discours m’avait si fort étourdie, qu’à peine en compris-je la fin ; et comme il s’apperçut de mon trouble, il me répéta ce qu’il venait de me dire.

Nous marchâmes. Clémentine, déjà conduite par ses geôliers, me devançait, il me fut impossible de lui parler. Après avoir traversé toute la maison, nous descendîmes un grand escalier pratiqué sous une voûte, qui, au bout de cent marches, nous conduisit à la porte d’un corridor si sombre, qu’à peine y voyait-on pour se conduire. Au bout de ce passage extrêmement long, nous trouvâmes une porte de fer très-étroite, attenante à un autre escalier tournant, qui nous offrit encore plus de cent marches à descendre ; je crus que nous nous engloutissions dans les entrailles de la terre[5].

Le silence qui s’observait dans cette marche, les fréquentes effigies de saints, de vierges, de représentations de supplices, dont étaient remplis les murs de cette traversée, le bruit lugubre d’une multitude de portes de fer qui s’ouvraient et se refermaient sur nous à mesure que nous avancions, l’obscurité profonde qui régnait dans ces souterrains, à l’exception du peu de lampes allumées devant les images, la hauteur, l’humidité des voûtes, quelquefois des cris et des mugissemens sourds qui sortaient du fond des cachots, tout inspirait à l’ame une sorte de terreur sinistre qui glaçant à la fois tous mes sens, m’interdisait jusqu’à la faculté de pouvoir suivre mes conducteurs. Nous parvinmes enfin à une dernière porte qui s’ouvrit au plus léger bruit que notre guide fit à la serrure, nous entrâmes seules, nos gardes se retirèrent après nous avoir vu passer devant eux.

Au milieu d’une haute et grande salle voûtée, de forme parallélogramme, uniquement éclairée par des lampes, était une longue table, autour de laquelle se trouvaient assis le grand inquisiteur, le grand vicaire de l’archevêque, obligé d’assister à ces cérémonies, et le greffier. Dans trois des coins de ce fatal endroit, se voyaient les différens préparatifs des trois supplices employés communément à l’inquisition. — Celui de la corde, celui de l’eau, et celui du feu[6] ; deux bourreaux assistaient à chacun de ces apprêts ; ils étaient vêtus d’une tunique noire, la tête affublée d’un capuchon percé aux yeux, et le plus grand calme régnait dans l’assemblée. Castellina, cette douce et charmante fille de Brigandos, nous attendait à la porte de la salle : elle y fut introduite avec nous. Quelqu’effrayée que je fusse, mon courage ne m’abandonna point. Je me ressouvins de ce que m’avait dit l’alcaïde, et je crus voir dans ces paroles un peu d’espoir et de consolation que je payais bien, sans doute, puisque je ne pouvais envisager pour motif de cette tolérance, qu’un sentiment dont les suites m’eussent été plus cruelles que la mort. Quoi qu’il en fût, je pouvais au moins me tirer d’affaire bien plus facilement, n’ayant à craindre que cette sorte de danger, qu’exposée à ceux dont les apprêts me faisaient frémir.

On nous fit mettre d’abord à genoux toutes les trois autour de la table, et dans cette posture, l’inquisiteur nous demanda, d’où vient que nous avions profané les sacremens de l’église ? — Nous répondîmes que cela ne nous était jamais arrivé. Sur cela le grand vicaire prit la parole et dit, —  qu’il était inutile de renier un fait avoué par nos compagnons. On demanda à Castellina si elle ne vivait pas en intrigue criminelle et incestueuse avec son père, elle jura que non. — Avec son frère, — elle dit que leur usage était de se marier entre frères et sœurs ; qu’elle était destinée à épouser son frère ; mais que n’étant point encore sa femme, elle n’avait jamais prise aucune liberté avec lui ; que voulant même se conserver pure pour celui qu’on lui destinait ; elle n’avait jamais mené la vie prostituée de ses compagnes ; qu’elle répondait de sa virginité, et qu’on pouvait la faire examiner. Ensuite elle ajouta que Clémentine et moi avions également vêcu dans la plus extrême continence, depuis que nous étions aggrégées à eux. — On lui demanda si elle croyait à la religion catholique, elle dit que non ; on nous adressa la même question, — nous y fîmes la même réponse. On demanda à la fille de notre chef, pourquoi elle n’ajoutait point de foi à ce culte ? elle dit qu’elle ne croyait pas le devoir, et qu’elle ne le pouvait pas : et à la même interrogation nous répondîmes, ma compagne et moi, que nous étions convaincues que ce culte offensait souverainement la divinité, et que nous l’avions abjuré dès l’enfance. — Perfide réponse, s’écria madame de Blamont ; ô Léonore, n’eussiez-vous pas dû être plus prudente ? — Les approches des plus affreux supplices, répondit Léonore, ne me feraient jamais feindre sur cet objet, madame. — Ô juste ciel ! s’écria, avec des pleurs, madame de Blamont, dont l’ame délicate et tendre s’allarmait de tout ce qui paraissait enfreindre les sentimens pieux auxquels elle était inviolablement attachée. — Femme à jamais respectable, dit le comte, en prenant les mains de son amie ; vous êtes tellement pure, qu’un récit même vous offense ; mais de grace, laissons continuer votre fille… Eh bien ! Léonore, que vous demanda-t-on ensuite ? Si nous étions juives, reprit l’aimable épouse de Sainville, nous assurâmes que non ; nous dîmes que nous étions déïstes, et qu’il n’existait aucun tourment qui pût nous faire changer de façon de penser. — On nous demanda si nous aidions les hommes dans les vols qu’ils faisaient ; nous assurâmes que non. Enfin on nous demanda si nous étions livrées au démon ? nous protestâmes que non ; et nos réponses étant toutes écrites, on nous fit lever. Le greffier resta à la table ; Clémentine et moi, près de lui, sur des tabourets ; le grand vicaire et l’inquisiteur furent s’asseoir sur deux fauteuils, placés dans celui des coins qui n’était point occupé par des appareils de supplices. Ils appelèrent à eux Castellina ; ils lui ordonnèrent de se dépouiller entièrement ; elle recula d’horreur, en protestant que cela ne lui était jamais arrivé devant aucun homme ; l’inquisiteur lui dit que cela devait être ainsi ; qu’il fallait absolument procéder à la visite de son corps ;… que ce qui était crime devant les mondains, cessait de l’être aux yeux des ministres du seigneur ; et comme elle refusait encore, deux bourreaux s’approchèrent, par ordre de dom Crispe ; ils la saisirent et la dépouillèrent en un instant ; dès qu’elle fut en cet état, les bourreaux se retirèrent ; un d’eux s’empara d’une spatule qu’il tint au feu, jusqu’à ce qu’il fût appellé.

Il s’agit, dit alors l’inquisiteur à cette belle et malheureuse fille, la pudeur sur le front, et les joues inondées de larmes, il s’agit de vérifier sur toutes les parties de votre corps, si vous ne portez point les stigmates du démon ; approchez-vous… — Elle obéit, et dom Crispe l’ayant, par un mouvement de son fauteuil, enfermée entre le grand-vicaire et lui, tous deux examinèrent avec le plus grand soin chacune des différentes parties du corps de cette fille, qui se trouvait tournée vers eux. Au bout d’un assez long-tems, on la fit changer d’attitude ; ensorte qu’elle offrait maintenant à l’un, ce qu’elle venait de présenter à l’autre. Le silence était profond ; on observait de fort près, et avec le soin le plus exact. Les doigts vérifiaient ce que l’œil ne discernait pas bien,… facilitaient les recherches, ou fixaient les positions ; il y avait près d’une heure que l’examen durait, et cette victime infortunée avait déjà été visitée trois fois de l’un et de l’autre côté, par chacun de ses juges, sans qu’il se fût prononcé une parole, lorsque l’inquisiteur observa sur le sein gauche, un signe noir presque imperceptible ; il le montra sur-le-champ à son confrère, et tous deux ordonnèrent au greffier d’écrire qu’on venait de reconnaître à la partie qu’ils désignèrent, un stigmate bien certain du démon, ils lui enjoignirent d’observer et d’écrire de même le mouvement qu’allait faire cette enfant du diable, lorsqu’on imprimerait un fer ardent sur ce signe impie. Selon eux la victime ne devait rien sentir, si le signe était de Satan. La pauvre fille de Brigandos voyant approcher vers elle le bourreau armé du fer, demanda instamment de n’être pas brûlée, jurant et protestant que ce signe lui venait de sa mère ; mais rien n’y fit ; dom Crispe saisit le sein, et montra du doigt au bourreau l’endroit où il devait faire son application, pendant que lui-même contiendrait ; le fer fut appuyé rouge, et la patiente jetta deux ou trois cris. — Allons, dit l’inquisiteur, dès que ce moyen ne réussit pas, il faut user d’un autre ; il n’est que trop certain, poursuivit-il, que cette créature est vouée au démon ; et puisqu’elle refuse d’en convenir, il faut tirer des réponses d’elle par la voie des tortures ; alors elle fut saisie par deux questionnaires qui la conduisirent auprès du feu, et lui firent endurer cette sorte de supplice… Les pointes acides et aiguës de cet élément, n’eurent pas plutôt pénétrées la plante de ses pieds, imbibée de matières combustibles, qu’elle poussa des cris affreux, et convint qu’elle était effectivement vouée au démon dès son enfance. On lui demanda quel motif avait pu engager ses parens à en agir ainsi ; elle dit qu’elle l’ignorait ; et on la rappliqua pour tirer d’elle ce second aveu. Après avoir encore souffert long-tems, et ne sachant que répondre à cette question : elle dit pour se soustraire aux maux qu’elle endurait, que ce qui fait qu’on l’avait vouée au démon, était l’espoir de lui faire faire sa fortune, et que c’était d’ailleurs un des dogmes de sa religion. — Enfin on lui demanda quels étaient les complices que son père pouvait avoir hors de la troupe ? elle dit qu’elle ne lui en connaissait aucun. On la réchauffa, mais de beaucoup plus près. Elle jetta des cris épouvantables, et tressaillit avec tant de violence, qu’elle s’enleva de plus de deux pieds ; quoiqu’elle fût fortement contenue. Tous ses traits étaient renversés, ses cheveux hérissés sur sa tête, s’agitaient et se dressaient d’eux-mêmes ; ses muscles racourcis se contournaient de mille effrayantes manières, et la malheureuse faisait à regarder, autant de pitié que d’horreur. Alors je me rappelai les secours que je lui avais vu donner au scélérat, cause des tourmens affreux qu’elle endurait. — Je me peignis sa candeur et sa bienfaisance, et je me dis : — Est-il possible que des qualités si réelles, ne contrebalancent pas des vices imaginaires ; et le ciel est-il juste, quand il abandonne la vertu à de si grands tourmens. Mais si, dans cet instant, les infamies dont j’étais témoin, m’engageaient à déclamer contre le ciel et contre les hommes, combien l’événement qui suivit, n’augmenta-t-il pas l’horreur que j’éprouvois contre toute la terre ! À la troisième reprise, Castellina, jeune et forte, se défendant avec vigueur, exerça celle de ses bourreaux, l’un d’eux s’agitant pour la contenir ; laissa tomber, en se débattant, le capuchon qui lui couvrait la tête… Oh ciel ! quel était celui qui remplissait cette horrible fonction ! le croirez-vous ?… Dom Pedre,… l’exécrable dom Pedre,… cet insigne scélérat, non content d’avoir dénoncé,… arrêté lui-même celle à qui il devait la vie… se trouvait encore au nombre de ses persécuteurs ;… que dis-je, il était le seul qui eût agi quand il avait fallu lui faire endurer le supplice… Le seul qui allait agir encore, elle le reconnut :… elle détourna les yeux avec horreur, et le monstre se rajustant bien vite, achève de lui calciner les pieds… Ô vous, qui mettez votre gloire et votre félicité à secourir les maux de l’infortune… vous qui courrez chercher l’indigent sous l’humble toit qui le recèle… Vous qui séchez ses pleurs et lui rendez la vie,… que cette exécration ne vous arrête point ; toutes les belles ames ne sont pas aussi malheureuses que Castellina ;… tous les individus que l’on soulage ne ressemblent pas à dom Pedre.

Enfin la triste victime de tant de scélérats réunis, vaincue par les douleurs, avoua tout ce qu’on voulut, mais elle persista à dire que Clémentine et moi n’étions tombées dans leurs mains que par hazard ; et que nous n’étions nullement fautives. On la relâcha, et elle fut déclarée coupable sur ses aveux, d’impiétés, de commerce avec le diable, et de vol public. Après l’avoir un instant laissée respirer, l’inquisiteur ordonna qu’elle fût rapportée dans sa chambre, et qu’elle eût à s’y préparer à la mort. Elle tourna vers nous ses deux grands yeux languissans et noyés de larmes… Elle soupira, sembla nous adresser le dernier adieu, et sortit. Voilà comme fut traitée une pauvre fille de seize ans, belle comme un ange, sage, vertueuse, du plus excellent caractère, qui peu de jours avant, s’était dépouillée pour secourir celui qui servait aujourd’hui de bourreau… Infortunée, dont l’unique tort était d’appartenir à des parens qui l’avait corrompue dès l’enfance.

Quoique les aveux de Castellina eussent dû nous épargner les tourmens de la torture, si la justice eut régné dans un tribunal aussi effroyable, on nous déclara qu’il fallait nous préparer au même sort. Je fus appelée,… me trouvant tout près de ces monstres, je pus les observer. Le feu sortait de leurs yeux, ils etaient l’un et l’autre dans une ardeur prodigieuse ;… mais il était difficile de dire quel était le motif de cette irritation ?… À supposer un instant la raison pour eux, devaient-ils éprouver autre chose qu’une fermeté compatissante, et beaucoup de pitié ? Mais de tels sentimens ne sortent pas l’ame de son assiette ; ils ne jettent pas dans un trouble pareil à celui où étaient ces sauvages ; ils ne font pas écumer, ils ne font pas vomir des imprécations ; ils ne placent pas sur le front une sorte de colère ténébreuse, presque impossible à définir ! Il y avait donc autre chose dans ces cœurs pervers que ce qui devait naturellement y naître, et quelle était cette passion tumultueuse et désordonnée, qui leur faisant un jeu des tortures qu’ils infligeaient, éteignaient en même-tems les vrais mouvemens permis dans leur situation.

Ô vous qui tolérez de tels tribunaux,… réfléchissez à cette cruelle analyse, et voyez si le bien que vous retirez de ces dangereuses institutions, vaut tous les crimes secrets qu’elles entraînent.

L’inquisiteur en entrecoupant ses mots, et respirant avec difficulté, me demanda d’un air sévère, si les exemples que je venais de voir, produisaient quelqu’effets sur moi ?… Alors je me ressouvins de ce qu’on m’avait dit, et jugeant que ce n’était pas le moment de l’aigrir, je lui dis que ces effets étaient si violens en moi que j’étais résolue à lui avouer des choses fort secrettes, et de nature à ne pouvoir être dites qu’à lui ; que j’implorais en conséquence vivement de ses bontés, un interrogatoire secret. Le grand-vicaire dit que cela ne se pouvait pas ; que j’aurais dû profiter de celui que j’avais eu, mais qu’il était impossible de m’en accorder un second ; que je n’avais qu’à dire ce que j’avais à révéler, après qu’au préalable la visite de mon corps aurait été faite ;… et en disant cela, sa physionomie se démontait, il lançait sur moi des regards, tels que le seraient ceux du lion prêt à dévorer sa victime. Je me jettai aux genoux de mes juges ; je leur demandai avec les plus vives instances, de m’écouter dans un endroit moins effrayant… Cela ne s’est jamais fait, dit le grand-vicaire, et en même temps il fit signe aux bourreaux d’avancer. En ce moment je me prosternai la face contre terre, et renouvellai mes instances avec tant de chaleur, que dom Crispe qui, comme je m’en doutais bien, devait y céder, dit à son confrère, — eh bien ! je saurai demain ce que c’est, monsieur, après demain matin je vous donne rendez-vous ici pour y terminer notre besogne. Le grand-vicaire assez mécontent, se rendit, on me renvoya, je les laissai tous deux avec ma malheureuse amie, qui, dès ce moment, me fut soustraite, et ne reparut plus à côté de moi.

À l’heure du dîner la porte de la chambre de Clémentine s’ouvrit, une femme y entra, j’appelai, une voix étrangère me répondit, et je fus fâchée de mon imprudence. Cependant la conversation s’engagea. Mais je ne tardai pas à m’appercevoir que cette femme n’était placée près de moi que pour me faire accepter les propositions qui m’allaient être faites. Vous raconter toutes les instigations de cette courtière, toutes les ruses qu’elle employa pour me séduire, serait aussi long qu’ennuyeux. Vous saurez seulement que le résultat de ses manœuvres fut de me conseiller d’accepter tout ce que me proposerait le grand inquisiteur, dès que j’étais assez heureuse pour avoir obtenu la permission d’une seconde entrevue, cette faveur était la preuve certaine des bons desseins qu’il avait sur moi. Je serais une folle de résister à lui accorder de bonne grace, ce qu’il ne tenait qu’à lui d’obtenir de force. Vous n’éprouverez d’ailleurs, poursuivait cette femme, en m’enjoignant le secret, que ce qui m’est arrivé à moi-même. Je devais perdre la vie, quoique mon crime fût bien moins grave que le votre. Il m’a témoigné de bons sentimens, je m’y suis rendue, et je touche à l’instant de ma liberté. Ne vous effrayez point de son air ; cette gravité est de coutume dans le métier qu’il fait ; mais c’est, dans le fond, le meilleur homme du monde, et le plus aimable avec les femmes… Croyez-moi, saisissez la fortune quand elle s’offre à vous ; vos refus pourraient vous coûter cher. Songez que cet homme est plus puissant que le roi lui-même, et qu’il peut, en un mot, fussiez-vous à cent lieues d’ici, vous absoudre ou vous perdre au plus léger mouvement de sa volonté[7].

Dans les dispositions où j’étais de tout obtenir des sentimens que je voulais inspirer à l’inquisiteur, je me gardai bien de réfuter les propos de son agente ; je lui dis que je m’estimais effectivement très-heureuse de plaire à ce souverain juge, et que je n’avais rien de plus à cœur que de me trouver digne de ses bontés. Dès le même soir mes réponses furent sues, et le lendemain dom Crispe, pressé sans doute d’en venir au dénouement, me fit dire qu’il m’admettait à l’honneur d’aller prendre du chocolat chez lui ; je me parai du mieux qu’il me fut possible ; je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait relever l’éclat de quelques traits dont j’attendais et ma liberté et ma vie, sans rendre pour cela mon amant plus heureux qu’aucun de ceux auxquels j’avais eu le bonheur d’échapper jusqu’ici.

On vint me chercher vers les dix heures, et je fus mystérieusement introduite dans l’appartement de son éminence : il ordonna de fermer toutes les portes dès que je fus entrée, et défendit expressément qu’on s’avisât de l’interrompre, sous quelques prétextes que ce pût être. Il faisait fort chaud, et monseigneur, encore en déshabillé, n’était couvert que d’une robe flottante de gros-de-Tours brune, qui ne l’enveloppait pas très-exactement ; il était couché dans une profonde bergère, quand je parus, et sans se déranger, il me fit placer sur une chaise qui se trouvait en face, le plus près possible de son siège. Mon enfant, me dit-il, sitôt que je fus assise, je fais pour vous ce que je me permets pour bien peu de femmes ; mais je ne vous cache pas que vous m’avez plû ; votre sort est entre vos mains ; vous avez vu ce qui est arrivé hier à une de vos compagnes ; les mêmes tourmens sont préparés pour vous, et demain à cette heure-ci, je ne serai plus le maître de vous sauver. Or cela va plus loin que vous ne pensez. Il est rare de subir la question, sans être intérieurement condamné à la mort. Il s’agit donc ici de vos jours, et je vous préviens que vous ne pouvez les sauver qu’au prix de la soumission la plus aveugle à toutes mes fantaisies, dussent-elles même, ajouta-t-il, en me fixant avec impudence, n’être pas de nature à vous plaire… Vous sentez bien que des gens comme nous n’agissent pas comme le commun des mortels ;… l’habitude des femmes, toujours bien fatale à leur culte. Cette sorte de despotisme et d’impunité dont nous jouissons, les richesses immenses qui sont en notre pouvoir… Ce droit de mort que nous avons sur tous les sujets de l’empire ;… Cette multitude d’esclaves qui nous encense ;… des désirs satisfaits presque aussitôt que formés… Tout cela corrompt les mœurs et déprave les goûts… mais quelques soient enfin les choses où je vais vous contraindre, cela vaudra toujours mieux que d’être suppliciée… Je suis trop bon de m’abaisser à demander ce que le plus simple de mes ordres peut m’obtenir dans la minute, sans qu’il vous soit possible d’y apporter le plus léger obstacle… Réfléchissez à la débilité de votre position ; vous êtes française,… éloignée de votre patrie,… brouillée avec vos parens ;… eussiez-vous mille vies,… chétive créature, et me plût-il de vous en enlever une tous les jours,… pas un être existant sur la terre ne viendrait m’en demander raison. Que cette extrême infériorité vous jette donc aux pieds de ma puissance, et humiliez-vous sans délais… Je vais essayer quelques préliminaires ce matin, je vérifierai votre soumission ;… et si j’ai lieu d’être content de vous, je vous enverrai prendre ce soir pour passer la nuit avec moi.

Oh ! monseigneur, dis-je en me jettant aux pieds de ce monstre, que mes intérêts m’obligeaient d’ériger en maître… Connaissez mieux l’énergie de ce pouvoir que vous m’alléguez ; vous ne l’étendez que sur les personnes, et c’est au fond de mon cœur que j’en éprouve toute la force… Ah ! n’ordonnez pas ce que vous pouvez si bien mériter ; ne commandez pas ce que vous êtes fait pour obtenir ; les actes de la plus sublime puissance valent-ils un des droits de l’amour ?… Toute autre femme ne vous parlerait pas comme je le fais, humble esclave de vos caprices, elle les satisferait en vous méprisant ; vous avez fait naître en moi des mouvemens d’une bien autre sorte ;… laissez-moi jouir de leur délicatesse ; ne troublez pas le charme que je goûte à vous les peindre ; ne glacez pas le cœur où vous êtes fait pour régner… Non, ne l’arrachez pas de la main qui vous l’offre, et laissez à l’amour le soin de vous en préparer la jouissance… Comment, dit le moine étonné, en me relevant et me replaçant auprès de lui, se pourrait-il que je t’eusse inspiré quelque tendresse ?… et je baissai les yeux en rougissant ; — mon enfant, est-il vrai que tu m’aimes ?… — Il est vrai, dis-je en jettant sur lui des regards passionnés, que je n’ai jamais connu de mortel dont j’osasse espérer tant de bonheur… Il est vrai que si j’étais assez heureuse pour faire naître en vous la moitié de ce que j’éprouve, il n’y aurait pas de femme sur la terre dont le sort pût se comparer au mien… Mais, continuai-je, en essuyant quelques larmes, que j’eus l’air de sortir de mon cœur : … Quel vain espoir est le mien ; est-ce bien à moi d’oser jetter les yeux sur le premier souverain du monde… Ah ! qu’il daigne un instant écarter sa grandeur ; qu’il oublie les titres qui lui soumettent l’univers, pour ne plus songer qu’à ceux de l’homme aimable… Qu’il permette à une infortunée d’adorer dans lui ce qui le rendrait digne des plus grandes princesses de la terre.

Rien n’est confiant comme l’amour-propre ; le révérend père dom Crispe brutaldi barbaribos de torturentia, le plus effrayant des hommes, se crut au même instant bien plus beau qu’Adonis, et la dépravation de ses mœurs, tempérée par les illusions de l’orgueil, il se persuada si bien qu’il était aimé, qu’il se crut tout d’un coup fait pour l’être… Mon enfant, me dit-il, en vérité, si j’avais imaginé que tu pus ressentir pour moi une telle passion, je t’aurais évité tous les désagrémens qu’on t’a fait essuyer. Nous sommes accoutumés à jouir ici des femmes, sans que l’amour dirige les hommages ; et c’est un sentiment que je connais bien mal ; mais avec quels délices j’en ferai l’épreuve avec toi … J’ai peu vu de créatures plus aimables… Je n’en connais point de plus jolies… Eh bien ! mais cela ne change rien à nos projets… Je t’enverrai toujours prendre ce soir, et nous passerons ensemble une nuit délicieuse. — Ô ciel ! que dites-vous, repris-je avec effroi, essayer les douceurs de l’amour au milieu des bourreaux !… respirer ses roses sur les épines de l’esclavage ! pourrai-je écouter mon ame entourée de toutes ces horreurs ? Et comment liriez-vous dans cette ame enchaînée, le sentiment que vous avez fait naître ? vous auriez près de vous une idole, et non la femme délicate et sensible qu’ont enflammée vos charmes ? Ah ! vous ne connaissez pas l’imagination vive et ardente d’une française : un rien l’enivre, un rien la blesse ; et quelqu’aimable que soit l’amant, s’il ignore l’art d’enflammer cette imagination, pour qui les chimères sont des dieux, il a manqué l’objet qu’il cherche ; il a voulu plaire, et ne l’a pas su. Quittons ce cloaque d’infamie ; vous avez, sans doute, une campagne, allons-y chercher le bonheur ; allons-y ranimer nos feux aux doux chants de la colombe amoureuse… Venez,… venez, vous que j’adore ; venez remplacer les nœuds dont vous chargez mes mains, par les guirlandes de fleurs que nous y cueillerons ensemble ; semons-en le trône où vous voulez obtenir la victoire ; Zéphire et Flore embelliront nos jeux. Là tout égayera nos plaisirs, tout les ranimera sans cesse, et la nature au milieu de ses dons, semblera n’exister que pour nous. — Syrène enchanteresse, me dit dom Crispe, en m’attirant amoureusement vers lui, laisse-moi baiser ces levres d’où sortent des mots si doux… Mais me retirant aussi-tôt de ses bras, — non, m’écriai-je ; et pourquoi voulez-vous que je vous accorde, quand vous ne me promettez rien ? Le baiser que vous exigez de moi est un des plus précieux dons de l’amour ; mon cœur est prêt à vous le donner, mais ma raison s’y oppose. Tout ce que je vois dérange ma tête ; tout ce qui m’entoure me glace ; quittons ces lieux… quittons-les au plutôt, et vous verrez quel changement dans mon ame enivrée !… Sors, friponne, sors, dit le moine en feu, tes yeux et tes paroles me changent absolument… Je ne me reconnais plus… Dès qu’il fera nuit,… un homme sûr viendra te chercher… Tu le suivras,… nous irons dans ce lieu de délices que tu envies, mais tu ne m’y quitteras pas… Et si jamais ton ame perfide ; — grand Dieu ! m’écriai-je d’un air à demi courroucée,… quittez, quittez ce ton effrayant de la menace… Que craignez-vous, quand vous avez mon cœur ?… Que vous faut-il quand je vous aime ? Chargez l’amour du soin de me donner des fers, ils seront bien plus sûrs que ceux qui me captivent ici, et vous ne les aurez dûs qu’à vous. Je sortis,… laissant mon moine aussi amoureux qu’il était possible qu’il le fût… À peine fus-je rentrée, que la femme qui était près de moi, voulut me faire quelques questions, mais je prétextai le besoin du sommeil, et elle me laissa tranquille…

L’heure frappe, on est exact, et invoquant mon heureux destin, je quitte cette infernale prison, aussi décidée à n’y plus revenir, qu’à ne jamais accorder ce qui pouvait m’en faire légitimement, ou plutôt illégalement ouvrir les portes. Monseigneur est devant, me dit tout bas le laquais qui était venu me prendre, et la voiture que vous voyez est destinée pour vous et moi ; car je réponds de vous sur ma vie, jusqu’à la maison de son éminence. Je ne dis mot… Nous nous plaçons tous deux, et en moins de deux heures, trois mulles superbes nous arrivent à une campagne éloignée de plus de six lieues de Madrid. Quoiqu’il fût nuit, je remarquai, avec le plus grand soin, tous les abords de cette maison, et vous verrez bientôt si mes observations furent nécessaires.

J’entre dans un sallon délicieux, où le moine bouillant d’amour et d’impatience, m’attendait seul en habit de campagne à la française, qui ne le rendait que plus gigantesque et plus effrayant encore… Es-tu satisfaite, me dit-il en accourant vers moi, et m’embrassant avec transport, recevrai-je enfin ici le prix de tout ce que je fais pour te mériter ; Ah ! répondis-je, avec enthousiasme, vous me forcez de joindre la reconnaissance la plus vive, à tous les sentimens que vous m’avez inspiré… Je ne suis plus maîtresse de mon cœur ; il ne m’est pas possible de vous le refuser… Ensuite, pour gagner du temps, je le priai de me faire voir sa maison. Cent bougies furent aussitôt allumées, et il me promena par-tout. — Arrivés enfin dans un cabinet charmant, où tout inspirait la volupté, où la quantité prodigieuse de glaces multipliaient les situations, où les canapés les plus moëlleux semblaient offrir partout des trônes à l’amour ; l’incontinence de dom Crispe parla plus haut que sa délicatesse. Il me serre dans ses bras avec ardeur… me dit qu’il ne veut pas aller plus loin sans recevoir des preuves du sentiment que je lui avoue ; et ses mains libertines errent de tous côtés. Arrêtez, lui dis-je, en me débarrassant lestement de lui… Je le vois bien ; vous ignorez l’art de jouir ; il m’était réservé de vous l’apprendre ; les plaisirs qu’on attend sont les plus délicieux de tous ; ne précipitons rien ; un lit n’est-il pas bien meilleur que ces molles inventions du luxe, qui ne satisfont que la vanité… Mais mon indocile écolier, peu fait à des raisonnemens de cette nature… Bien loin encore d’en saisir l’esprit, ne me presse qu’avec plus de violence. Mets-toi seulement, me dit-il, comme tu étais l’autre jour ; ne prives pas mes yeux des plaisirs qu’ils attendent… Tu le vois, Léonore ; il faut ou que je jouisse, ou que tu m’appaise. Montre donc ces attraits enchanteurs qui m’enflammèrent si vivement ; je ne les aurai pas plutôt vus, mes lèvres ne se seront pas plutôt imprimées sur eux, que l’excès du délire où ils plongeront mes sens, me rendra peut-être à ce calme où tu désire que je sois. — Quelle proposition, répondis-je,… Quoi ! c’est à mes dépens que vous voulez jouir ? Ne résultera-t-il pas des privations pour moi, de cet excès de complaisance où vous désirez de m’entraîner ?… Ah ! ne distraisons rien des sacrifices que vous devez offrir à l’amour : fuyons, fuyons ce lieu fatal, où les triomphes qu’obtiendrait mon orgueil, nuiraient autant à mes plaisirs ; et je m’élance aussi-tôt dans les appartemens voisins, il m’y suit… Dans le plus grand désordre, pas assez maître de lui pour se contraindre ; pas assez esclave de l’amour pour n’écouter que sa voix, la luxure la plus grossière éclate sur son visage, à côté des sentimens de la délicatesse où j’essaye de le contenir, et son embarras est tel, qu’il ne sait plus, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit. Le couvert était mis, lorsque nous redescendîmes ; soupons, lui dis-je, en appercevant ces apprêts, ces nouveaux plaisirs, en apaisant les feux qui vous embrâsent, rendront ce que vous attendez plus piquant. Dom Crispe, toujours dans le délire, toujours me serrant, me touchant par-tout, avait bien de la peine à renoncer à ses premiers projets ; mais lui échappant sans cesse, et me plaçant enfin la première à table, il m’y suit ; il faisait extraordinairement chaud. Nous soupions dans une petite salle charmante, de plein-pied au jardin ; tout était placé près de nous, et les valets ne devaient plus entrer. Il avait un désir très-vif que nous quittassions nos habits ; peu faits aux voluptueux ménagemens de nos scènes d’amour, le révérend plaçait à toutes ses idées, ce sel de débauche auquel il était accoutumé ; quelque difficile qu’il fût de me défendre de cette invitation, j’étais pourtant très-résolue de ne point accorder une chose qui aurait autant dérangé mes projets… Je lui dis que cette manière d’être nuirait infailliblement à ma santé… Eh bien ! la gorge, dit-il… la gorge, au moins. Il n’y eut pas moyen de s’en défendre ; il l’avait déjà vue par force ; je pouvais bien, sans crime, la lui laisser voir de bon gré : il est des cas où il faut savoir accorder un peu pour obtenir beaucoup. Mon rôle était d’ailleurs extrêmement difficile : il fallait à-la-fois irriter et éteindre ses désirs, les contenir dans les bornes de la délicatesse, et les empêcher de s’évanouir… À peine l’eus-je satisfait, que quelques défenses que je pusse opposer à ses doigts, il ne me fut jamais possible de les contenir. Ce fut alors qu’il me prouva toute la grossièreté de ses désirs, et combien peu l’épurait les sentimens que je cherchais à lui inspirer… Il se mit nud, quoique je lui dise, il s’approcha de moi dans cet état, et voulut contraindre mes mains… mais elles ne remplirent pas son objet… je ne m’en servis que pour le repousser… Il me faisait horreur… Quand le vin eut échauffé sa tête, on n’imagine pas tout ce qu’il osa dire… Quel dérèglement ! Oh, grand Dieu ! que serais-je devenue, s’il avait fallu que je fusse la victime d’un tel excès d’irrégularité. J’hazardai pendant le souper de lui parler de Clémentine, mais il m’imposa silence, et je fus obligée de changer de propos.

Il est enfin temps de vous dire quels étaient les moyens sur lesquels je comptais pour me débarasser des poursuites de ce vilain moine, et pour me soustraire encore à ce nouveau danger, aussi heureusement que je m’étais tiré des autres. J’avais gardé avec le plus grand soin dans ma prison, le somnifère précieux, dont Brigandos m’avait chargé, et comme ce qui m’en restait était considérable, si le quart de cette portion que je croyais suffisant ne réussissait pourtant pas à assoupir complètement mon persécuteur, mon intention était d’avaler moi-même le reste, pour me procurer un sommeil éternel qui me délivra de tous mes maux. Cette poudre ainsi que le peu d’argent que j’avais était heureusement échappé à toutes les recherches qui se font en entrant dans ces sortes d’endroits, et ces objets fondaient en ce moment mes plus chères espérances. J’avais adroitement caché dans ma main la dose destinée à Dom Crispe, et depuis que nous étions à table, je ne m’occupais que des moyens de la placer dans son verre. Étourdi d’amour et de vin, vers le milieu du souper, il se penche totalement dans mes bras pour couvrir mon sein de baisers, au lieu de le repousser comme j’avais coutume, ma main gauche captive sa tête sur ma gorge, pendant que j’introduisis lestement derrière lui, de la droite, la poudre que je tiens prête, son verre était plein, elle s’y délaya tout de suite, mon opération faite, je le repoussai doucement, me versant à boire à moi-même, je l’invite à me faire raison, il avale et le suc préparé distillant aussitôt dans ses veines, produisit un effet si prompt, que dix minutes après, ses yeux s’appesantissent, ses sens se glacent, et il tombe dans une espèce de l’étargie qui m’aurait effrayée pour tout autre homme, et dans tout autre cas. Mais quand il s’agit de sauver son honneur et sa vie, je ne sais si tous les moyens ne sont pas légitimes pour se débarrasser de son adversaire.

Dès que je vis dom Crispe dans ce repos si heureux, je ne songeai plus qu’à fuir. Les dangers où je m’exposais s’offraient à moi dans toute leur étendue, il y allait de mes jours si j’étais reprise, je ne me le déguisais pas, mais en restant je manquais à ce que j’avais de plus cher au monde ; ce malheur là n’était-il pas pour moi le plus cruel de tous ? — Courage, me dis-je alors, ma bonne fortune ne m’a point abandonné, dans des occasions aussi périlleuses que celle-ci, elle continuera de me servir, et en disant celà, je m’élance dans le jardin, laissant mon homme enseveli dans le plus profond sommeil. Le temps était superbe, la lune réfléchissait des feux si purs, que la plus belle soirée eût été moins claire. Tout l’enclos de cette maison était entouré de hautes murailles, le sanctuaire des plaisirs des gens de cette espèce, doit ressembler nécessairement au local affreux qu’ils habitent ; ah ! quel que soit le motif du crime, qu’il soit dicté par le besoin, qu’il soit l’ouvrage du plaisir, il lui faut toujours des voiles et de l’obscurité.

Franchir ces murs dans un lieu ou dans l’autre, devenait égal, puisqu’on n’entrait dans cette maison que par une porte, qui vraisemblablement devait être fermée ; je profite donc d’un endroit treillagé pour arriver sur le haut du mur, et quelqu’hauteur qu’il put avoir, je résolus de me précipiter les yeux fermés… Aucun autre parti ne s’offrait, il fallut donc prendre celui-là… Je sautai, mais la chute fut si terrible que je tombai presqu’évanouie ; je ne suis pas long-temps dans le repos, mille sentimens aigus m’en réveillent à l’instant et je me mets à courir à travers les champs comme une folle… Au bout d’une heure je m’arrête, et reprends un instant haleine sur le bord d’un petit ruisseau. Là, je crus qu’il était prudent de s’orienter pour ne pas tomber dans le piège, en s’occupant à le fuir, je cherchai le nord au moyen de la direction de la lune, et je m’y dirigeai, bien sûre en suivant cette marche, de tourner le dos à l’Espagne, et le visage aux Pyrenées ; ensuite je tâchai de trouver un chemin quelconque qui put à peu près remplir mon objet dans la direction projettée. J’en vis bientôt un, je le suis, il y avait environ une demi heure que j’y marchais au hasard, lorsque j’entendis des cheveaux galloper derrière moi. — Oh ciel ! me dis-je, c’est moi qu’on suit assurément, et je me jette dans l’épaisseur d’une haie vive, pour tâcher de n’être pas apperçue. Jugez si mon trouble augmenta, lorsqu’en passant près de moi, l’un des deux cavaliers dit à l’autre, nous devons la trouver avant le jour, il n’y avait pas une demi heure qu’elle était partie, quand monseigneur nous a fait monter à cheval. Et celui qui venait de prononcer ces mots, descendant ici pour un léger besoin, vint se placer exactement vis-à-vis de moi… Son camarade l’interrogeant alors, que crois-tu, dit-il, que monseigneur en fera si nous la lui ramenons ? — Il la tuera, j’en suis certain, rien n’égalait sa fureur ; ma foi, continua-t-il en remontant sur son cheval, je ne la plaindrai pas, car il n’est pas permis de jouer un tour aussi sanglant. Et ils se remettent à galoper.

Je ne vous rendrai pas l’effet que ces paroles produisirent en moi, la circulation de mon sang s’arrêta tout à coup, un froid mortel me saisit, je fus prête à perdre connaissance ; revenue des angoisses de cette première crise, j’étais incertaine si je suivrais la même route, ou si je retournerais sur mes pas, l’un et l’autre était dangereux, et je ne savais auquel me résoudre, quelquefois j’étais tentée de demeurer là, et de n’aller ni en avant ni en arrière, lorsque prêtant l’oreille avec attention, j’entendis les deux cavaliers revenir. — Ce fut pour le coup que je me crus perdue, je me blottis dans ma haye, et je m’y rapetissai tellement, qu’un lapin, j’en suis sûre, n’aurait pas tenu moins de place… Nos gens revenaient, mais plus doucement, et comme j’entendis une femme pleurer, je ne doutai pas qu’ils n’eussent saisi leur proie… Ceci ranima mon courage, j’écoute,… j’examine même à travers les feuilles avec un peu plus de hardiesse, mais quel est mon étonnement quand je distingue positivement au clair de lune, les traits et la taille de Florentina celle de nos compagnes, dont je vous ai parlé, et dont l’âge était de 14 ans ; un moment je crois me tromper, mais l’affreuse scène qui se passe sous mes yeux, achève bientôt de me convaincre.

Parbleu ! dit l’un de ces hommes à l’autre, ce serait une grande duperie à nous, de rendre cette petite fille sans nous en divertir, il faut en profiter puisque le hasard nous la donne. — Ainsi soit fait, dit le cavalier, qui la portait en croupe, tu es un camarade discret, je compte sur toi, monseigneur ne s’en soucie plus, il ne la veut que pour se venger du tour qu’elle lui joue, et d’ailleurs si elle parle, nous la démentirons. — On nous croira plutôt qu’elle, dit l’autre. — Et comme alors tous deux se retrouvaient au pied de ma haye, ils jugèrent le lieu convenable et s’y arrêtèrent pour y consommer leur forfait. Ils déposèrent sur le gazon, cette pauvre petite malheureuse si près de moi, qu’il ne m’est plus possible de la méconnaître, et…… mais comment vous peindre ce qui se passa… Il vous est plus aisé de le déviner, qu’il n’est honnête à moi de le dire, ces deux brutaux assouvissent tour-à-tour leur abominable passion, et laissent au bout de trois heures cette pauvre petite fille presque anéantie de la grossièreté de leur emportement.

Enfin le jour commençait à paraître, et ne les voyant point partir, je frémissais d’être découverte. — Par Saint-Christophe dit l’un de ces misérables, las de ces impudentes insultes, et prêt à en faire à cette pauvre créature de bien plus dangereuses pour elle. Par tous les saints du paradis, nous ferions mieux d’égorger tout d’un coup cette coquine, que de la ramener à monseigneur. Si elle parle nous sommes perdus, regarde si une femme de plus ou de moins dans le monde, vaut la peine de risquer nos places. Puisque nous en avons fait tout ce que nous voulions, puisque nous en sommes rassasiés partageons-la en dix-huit parts, et mettons les morceaux dans cette haye, nous dirons que nous ne l’avons point vue, jamais aucunes circonstances n’auront couvert un meurtre avec autant de sûreté ; ces cruelles paroles réveillèrent la triste victime de la cruauté de ces barbares… Ô messieurs ! dit-elle en se jettant à leurs genoux, je vous proteste sur-tout ce que j’ai de plus sacré que je ne parlerai jamais de ce que vous venez de faire. C’est vous qui me gardez, je serai toujours dans vos mains, ici comme chez monseigneur ; ne serez-vous pas de même à temps de me tuer si je dis un seul mot ? mais l’un d’eux, celui qui avait proposé le viol, infiniment plus féroce que l’autre, saisissant d’une main cette pauvre fille par les cheveux, et lui portant de l’autre la pointe d’un poignard sur le cœur, non, non, dit-il, point de quartier, tu parleras encore bien moins quand tu seras morte, ami, continua-t-il à son camarade, tenant toujours cette malheureuse sous le fer ; deux choses s’offrent ici, pèse-les bien, la mort de cette catin d’une part, de l’autre la perte de notre fortune, l’une de ces choses ne touche que cette vile créature, l’autre nous intéresse tous les deux. Devons-nous balancer un instant ? — Arrête répondit le camarade de cet homme féroce, je sens toute la vigueur de tes raisons, mais c’est assez d’un crime, n’en commettons pas deux, elle nous promet de ne rien dire, croyons-la ; si elle manque à sa promesse, nous saurons toujours l’en punir. Partons, le jour vient, on serait inquiet, pressons-nous. Tu t’en repentiras dit l’autre en lâchant la petite bohémienne, souviens-toi qu’il ne faut jamais faire un crime à demi, et qu’il n’y a jamais de puni que ceux qui ne l’achèvent pas. Le principe n’est pas toujours sûr, dit l’autre, en mettant la petite fille derrière son cheval et y remontant lui-même pendant que son ami en faisait autant, mais vrai ou non, on a toujours au moins sa conscience dont la voix nous console intérieurement, de n’avoir pas fait tout le mal possible, et ils piquèrent des deux.

Je n’avais pas une goute de sang dans les veines, mais avant de me livrer à aucune combinaison sur cette aventure, mon premier soin fut de m’éloigner au plus vite de ce fatal endroit, et continuant tristement ma route non sans être saisie de frayeur au moindre bruit, je ne pus m’empêcher de me demander alors en moi-même, comment il était possible que cette petite fille fut dans les mains de ces gens-là ? nous ne l’avions pas vue à l’inquisition, mais nous étions bien sûrs qu’elle y était avec nous. Par quel événement s’en était-elle échappée ? comment se trouvait-elle sur la même route que moi ? tout cela devenait une énigme assez difficile à résoudre. Ma seule combinaison fut, qu’apparemment le grand vicaire compagnon des crimes et des débauches de Dom Crispe, avait sans doute une maison près delà, que ces libertins s’étaient partagé un certain nombre de femmes de notre troupe, et que celle-là s’évadait apparemment de chez lui comme je m’échappais de chez l’inquisiteur. Mais pourquoi se sauver ? Elle n’avait pas les mêmes raisons ; ce qui devenait une circonstance affreuse pour moi, était pour elle l’époque de son bien-être.

Quoi qu’il en fut, je n’en ai jamais appris davantage ; et c’est la dernière fois de ma vie que j’ai revu cette infortunée.

Je continuai ma route : avant midi je vis l’Escurial sur ma gauche, je le traversais, si j’eusse suivi le grand chemin, mais ne marchant que par des sentiers, je le laissai à l’écart, cela me suffit pour me faire voir que ma direction était juste, et que je faisais effectivement face aux Pyrénées. Je cheminai tout le jour, ne m’arrêtant que quelques instans aux pieds des arbres, évitant tous les endroits habités, et ne vivant que de racines et d’eau. Je me trouvai le soir si éloignée de tous les chemins praticables, que quoique ma direction fut toujours juste, je ne savais plus trop où j’étais. Je voyais pourtant ces montagnes si élevées qui séparent la vieille Castille de la nouvelle, je savais qu’il fallait les traverser pour me rendre à Saint-Ildephonse, où je retrouverais la route des Pyrénées, mais comme il était trop tard pour entreprendre alors ce passage, je ne m’occupai qu’à chercher quelqu’abri, où je pus attendre le jour ; un sentier que je suivis dans ce dessein, à travers des taillis, très-fréquens dans cette partie de l’Espagne, m’amena auprès d’une maison isolée, à la porte de laquelle je vis une enseigne ; je m’approchai d’une femme assise sur un banc, près de la maison et lui demandai par quel hasard il se rencontrait une auberge dans une route aussi peu fréquentée, il est vrai me dit cette femme, que ce passage est très-peu suivi, il ne peut même l’être par les voitures comme vous le voyez, mais beaucoup de marchands fraudant les droits royaux et qui passent des soyes de la Castille dans l’Estramadure, se trouvant plus en sûreté par cette route secrette, la suivent et s’arrêtent chez moi ; nous y avons une bonne chambre ma mie… Elle est vacante. Il ne nous viendra personne ce soir… Si vous avez de quoi la payer, elle est à votre service ; trop heureuse d’une rencontre qui semblait au moins pour cette nuit, m’assurer du repos et de la sûreté ; je sortis de ma poche un quadruple, et priai cette femme dont l’abord me paraissait honnête, de se payer de sa chambre, de son souper, et de me rendre le surplus, ce qu’elle fit aussitôt, très-honnêtement, sans me rançonner en aucune manière ; je montai ; cette chambre était beaucoup plus propre que je n’eusse dû l’attendre dans un tel lieu, je m’y instalai, et trois quarts-d’heure après, la femme elle-même m’apporta un assez bon souper. Tous ces procédés paraissant établir la confiance, mon repas fait, je crus qu’une nuit tranquille devait m’attendre dans le lit qui m’était destiné ; un excès de délicatesse assez déplacé dans ma position, mais néanmoins fort heureux pour moi dans la circonstance, me fit regarder les garnitures de ce lit, je crus y voir plusieurs tâches de sang, je soupçonnai que quelque malade pouvait y avoir couché, mon imagination ne fut pas plus loin, c’en fut assez pourtant pour me déterminer à ne point m’établir dans l’entour de ces rideaux et à transporter les matelats par terre à dessein d’y passer la nuit, et plus fraîchement, et plus proprement, dès que je devais en espérer une tranquille ; mais combien mon espoir était loin de se vérifier, j’étais dans le plus profond sommeil, il était environ trois heures, j’avais eu la précaution de garder de la lumière, lorsqu’un bruit épouvantable me réveilla tout à coup en sursaut… Je me lève, je jette les yeux sur ce fatal lit… Juste ciel ! j’étais écrasée si j’y eusse couchée. Au moyen d’un ressort, l’impériale de ce lit garni d’une meule énorme, s’abaissait et pulvérisait en une minute ceux qui avaient eu l’imprudence de s’y placer… Vous jugez aisément de ma frayeur… La présence d’esprit ne m’abandonna pourtant point, je m’habille, et ne doutant pas que les scélérats auxquels appartenait ce coupe-gorge ne vinssent bientôt vérifier l’effet de leur perfide stratagème, je me résous à fuir avec la plus grande vivacité, j’ouvre très-doucement ma fenêtre, j’entrevois le sentier que j’avais suivi la veille, et me précipitant au bas de la maison, je gagne promptement ce chemin, en continuant de marcher avec une rapidité surprenante, jusqu’à ce que j’eusse entièrement perdu cette maison de vue… Grand Dieu… me dis-je, alors en ralentissant un peu ma marche, et me livrant à mes réflexions, où nous entraîne une première imprudence ! quelle foule de maux m’ont affligée depuis que j’ai eu le malheur de quitter ma famille, et voilà donc les hommes ! est-il possible qu’on ne trouve jamais avec eux que fourberie, débauche, méchanceté, trahison, violence… Est-ce donc là l’ouvrage d’un être bon !… Sont-ce donc par ces traits qu’il ose prétendre à notre hommage !… Ah ! Brigandos, vos principes ne sont pas si hors de raison, et dès que je ne vois qu’infamies sur la terre, ce ne peut être qu’un être méchant et indigne de nos cultes qui a créé tout ce qui nous environne. Ou l’athéisme, ou ce systême, le bon sens n’y voit pas de milieu[8]. Ces réflexions philosophiques me conduisirent au pied des montagnes, en un endroit où leur ouverture me fit croire que devait être le passage qui conduit à Saint-Ildephonse, je ne me trompais pas, ce défilé qu’on nomme E puerto del Frante Frio, me conduisit effectivement à Saint-Ildephonse, avant que l’astre ne fût à son plus haut degré ; mais je n’entrai pas dans le bourg de cette maison royale, et me contentai, suivant ma coutume, de suivre les sentiers latéraux des points de la grande route des Pyrenées.

Anéantie, absorbée ce jour-là de ma catastrophe nocturne, je fis peu de chemin, et passai la nuit au pied d’un arbre, préférant cette situation aux risques de me trouver encore dans quelques maisons suspectes.

Mon projet le lendemain, était de m’approcher de Ségovie, mais ayant pris beaucoup trop à gauche, je me trouvai totalement égarée, la nuit vint je ne voyais plus ni route, ni maison autour de moi, et je suivais tristement un petit chemin à moitié frayé, au hasard du lieu où il pourrait me conduire, lorsque j’entendis le son d’une cloche, je m’y dirigeai et parvins au bout d’une demi-heure, près d’un couvent de capucins extraordinairement isolé, et qui me parut peu considérable, je n’avais aucune envie comme vous le croyez aisément d’aller demander asyle à ces bons pères, je serais devenue dans leur retraite, un morceau trop friand pour eux, mais trouvant l’église ouverte, je m’y introduisis, imaginant au moins que l’air d’y prier, m’y ferait passer tranquillement la nuit ; j’entrai, je me tapis dans un confessionnal, et peu après j’entendis fermer l’église. Dans cette tranquille obscurité, épuisée de faim et de fatigue, je me livrai malgré moi au sommeil, il y avait tout au plus deux heures que je reposais, lorsque j’entendis ouvrir la porte du chœur qui donnait dans le couvent, je crus d’abord que les pères venaient à matines. Cette idée qui ne m’était pas venue, me fit frémir, mais ce qui frappa mes regards redoubla bien mieux mes craintes, deux religieux, éclairés d’une faible lampe, s’introduisirent à pas lents ; ils portaient l’un par la tête, et l’autre par les pieds, un cadavre de femme tout récemment assassinée. — Mettons la ici, dit l’un d’eux en déposant le côté du corps qu’il tenait, sur la balustrade du chœur, et ouvrons vite un caveau. — La belle créature dit l’autre en la considérant… sans les maudites recherches dont nous sommes menacés, elle nous aurait encore servi plus de six mois. — En voilà pourtant vingt-une qui nous passent ainsi par les mains depuis quatre ans ; nous dépeuplerons la province. — Ce sont nos maudites institutions qui sont cause de celà, nous sommes des hommes comme les autres, et tout comme eux nous avons besoin de femmes, qu’on nous en laisse à volonté, et pour déguiser des besoins naturels, nous ne serons pas obligés d’avoir recours au crime, nous ne serons pas contraints à tuer les objets de nos jouissances, de peur qu’ils ne nous trahissent. Voilà l’inconvénient affreux que n’ont pas su prévoir les loix ; une jeune fille, tendre et crédule, devient infanticide pour déguiser sa faute, un libertin sujet à des caprices, pour les cacher, en détruit l’objet, le moine incontinent devient un meurtrier, qu’on ferme les yeux sur des torts qui ne sont qu’imaginaires, sur des faiblesses qui n’offensent en rien la société, et l’homme ne deviendra pas doublement criminel pour empêcher qu’on n’imagine qu’il put se le rendre une fois. — Si les parens viennent demain comme on nous en menace, nous leur dirons qu’on les a trompés, fausseté, trahison, fourberie, rien ne coûte après les crimes où l’on nous force… Et voilà comme on perverti l’homme, voilà comme pour le rendre meilleur, on l’oblige à devenir plus mauvais. — Alors l’un de ces moines s’avançant vers le confessionnal où j’étais, vint ouvrir un caveau à moins d’une toise de moi, allons, dit-il à son confrère dès qu’il eut fait, mettons cette malheureuse dans sa dernière demeure, et ils la reprirent, la placèrent sur le bord du caveau, et se reposèrent encore un instant. — Si jamais nous étions vus dit l’un, quand nous faisons de pareilles choses. Malheur à celui qui nous surprendrait, il passerait un mauvais quart-d’heure, nous enterrerions deux individus au lieu d’un. Fussent-ils vingt, nous les camperions dans le caveau. — Heureusement que dans notre solitude, ces surprises-là sont impossibles. — Impossibles, tu te trompes, un voyageur peut s’être arrêté dans l’église… S’y être laissé enfermer, s’évader ensuite le lendemain, pour aller nous trahir et nous perdre. — En vérité nous ne devrions jamais procéder à de semblables expéditions, sans tout examiner avant ; — Et vous jugez si je frémissais. — Allons plaçons-là toujours continuèrent-ils, pour aujourd’hui il n’y a rien à craindre ; il ne passe personne les samedis devant notre maison, une autre-fois nous serons plus prudens. — Ils descendent tous deux le cadavre, remontent au bout de quelqu’instans, referment le caveau, et rentrent dans le couvent.

Je n’avais, à ce qu’il me semblait rien éprouvé jusqu’alors qui eut dû me causer autant d’allarmes même dans l’aventure de Fiorentina, car au moins là, j’étais en plaine ; absolument anéantie, j’écoutai un moment si je ne rêvais pas… — Ô fortune ! me dis-je, comment me tireras-tu de ce pas-ci ?… Il n’est pas possible que je ne sois vue demain, quand on ouvrira l’église… Et si celà arrive, je suis morte… L’agitation, l’inquiétude, la frayeur dont je fus tourmentée le reste de la nuit, ne peut ni s’imaginer, ni se peindre ; à tout instant j’appercevais le fatal caveau s’ouvrir devant mes yeux pour m’engloutir vivante… D’autrefois je ne m’y voyais descendue qu’après avoir été percée de cent coup de poignards… Oh ! qu’elle me sembla longue cette effrayante nuit ! le jour parut enfin ; un frère du couvent vint ouvrir les portes, et dans l’instant une douzaine de femmes et de paysans s’introduisirent pour entendre la première messe ; je crus ici qu’il serait beaucoup plus prudent d’avoir l’air d’entrer avec ces gens-là, que d’afficher celui de fuir, je me dégage donc lestement de mon coin, et me mêlai parmi ces villageois, ils s’agenouillèrent, j’en fis autant, il faut quelquefois savoir feindre. Une figure étrangère est observée dans des endroits écartés comme ceux-là ; on jetta beaucoup les yeux sur moi, mais l’on ne me dit mot. Le prêtre parut…… C’était un de ces mêmes moines… un de ces mêmes scélérats qui venait de se souiller de forfaits, dont les mains impures et sanglantes, allaient offrir le sacrifice divin… Si j’ai jamais cru faire un crime moi-même, c’était bien d’assister à une aussi révoltante idolâtrie… Ô ciel ! me dis-je, quand il leva l’hostie, serait-il donc possible qu’un miracle comme celui duquel on nous parle, se fît sous les paroles de ce monstre,…… et je détournai les yeux avec horreur. Voilà l’époque où j’ai pris cette cérémonie de l’église, dans une haine tellement invincible, qu’il serait moins cruel pour moi, d’assister à un supplice, que de voir opérer ce mystère.

L’impiété s’acheva ; je sortis avec le peuple ; et bientôt j’en fus entourée ; on me questionna… Je me dis pelerine française, retournant dans ma patrie, le confrère de celui qui venait de dire la messe, celui qui l’avait aidé pendant la nuit, était venu se joindre aux paysans, il me regarda avec attention, je vis aussitôt la luxure éclater dans ses yeux. Il me demanda où j’avais couché ? sous un arbre à une lieue d’ici, répondis-je, ne voyant nul abri où pouvoir reposer ma tête ; il me proposa d’entrer au couvent, m’assura que je le pouvais à titre de pelerine, et que puisque je n’avais pas soupé la veille, on m’y servirait à déjeûner ; eusse-je eu mille fois plus d’appetit, je me serais bien gardé d’accepter de tels secours ;… il redoubla ses instances,… je mis plus d’expression à mes refus, et priant un de ces villageois de m’indiquer la route de Ségovie, je m’acheminai promptement vers le côté qu’on m’indiquait, sans oser seulement regarder derrière moi. À peine eus-je fait deux lieues que je trouvai une maison ; j’y entrai à dessein d’y prendre quelque nourriture, ce n’était point une auberge, mais une grosse ferme, habitée par d’honnêtes gens, dont je fus très-bien reçue ; le premier objet qui me frappa, fut une jeune femme pleurant au coin du feu de la cuisine. — Je demandai le sujet de son chagrin. — C’est ma fille me répondit un vieillard, qui me parut être le chef du logis, depuis deux mois la chère femme ne peut se consoler. — Et que lui est-il donc arrivé demandai-je ? — Elle avait une fille de quinze ans, belle comme le jour, qui a disparue depuis l’époque que je vous dis, sans qu’il soit possible de savoir ce qu’elle est devenue… Une fille sage comme sa mère,… dévote comme un ange, un enfant que nous adorions ;… c’était l’espoir et la consolation de mes vieux jours… et des larmes humectèrent ici, les yeux de ce brave homme. — Mais dis-je alors ne doutant plus de la funeste liaison de ces deux faits, n’avez-vous négligé nulles recherches ? Aucunes, me dit le vieillard… De mauvaises gens sont venues nous dire qu’elle était cachée dans ce petit couvent de capucins, auprès duquel vous avez dû passer… Quelle apparence que des personnes si saintes et si honnêtes, eussent fait une pareille chose… Ils ne sont que trois dans ce couvent, et tous les trois méritent d’être canonisés. Un d’eux encore hier au matin… était là qui nous consolait… le saint homme… Il nous disait que Dieu nous aimait, puisqu’il nous châtiait aussi cruellement… Qu’il fallait prendre ce fléau comme une des croix dont le fils de Dieu fut humilié, et que celle que nous pleurions était peut-être dans le ciel à présent… Peut-on se permettre de soupçonner de tels religieux !… ils seraient bien plus capables de nous la ramener si elle avait failli, que de nous désoler en nous la ravissant… La pauvre petite… Ils l’ont connue toute enfant, l’un d’eux la confessait, il est aussi le directeur de toute notre famille… C’est chez eux qu’elle a appris à lire,… chez eux qu’elle remplit l’an passé ses premiers devoirs de chrétienne. Ils sont tous les jours ici, ils nous conseillent,… ils nous chérissent… Ce sont des scélérats ceux qui veulent mettre la perte de notre chère fille, sur le compte de gens aussi respectables.

Ici je m’imposai le silence le plus vigoureux ; quelqu’horrible que fût le crime de ces moines, quelque certaine que je dus être, que la fille perdue et la fille enterrée dans le couvent, ne devait être que la même personne, rien ne put me déterminer à devenir la délatrice de ces malheureux, je ne sauvais pas la vie de cette infortunée, en accusant ceux qui l’avaient fait périr, il y a d’ailleurs quelque chose de si obscur et de si louche sur-tout cela, dans les décrets de la nature, si c’est la perte de l’individu qui caractérise le crime, n’en commettai-je pas un en faisant périr ces religieux ? et si ce n’est pas la perte de l’individu qui constate le crime, ou si cette perte est égale aux loix de la nature, qui ne se maintiennent que par des pertes… Restait-il alors bien prouvé que ces moines méritassent la mort ?… et puis tous trois périssaient par mes aveux ; or, un seul être en vaut-il trois ?… la mort du meurtrier enfin, empêche-t-elle de nouveaux meurtres ?… répare-t-elle celui qu’il a fait ?… ranime-t-elle le sang qu’il a versé ?… mais ils en avouaient plusieurs. Il ne m’appartenait pas de les prendre sur de tels aveux, je n’avais pas les indices de plusieurs crimes. À peine avais-je ceux d’un seul, je dis à peine, puisque ce crime n’avait pas été commis sous mes yeux, je ne pouvais donc pas les dénoncer pour plusieurs. J’aurais enfin tout mis en œuvre pour que les moines de l’univers entier, eussent eu la permission publique de se livrer au petit mal, qui pouvait en empêcher de si grands, mais je n’aurais pas fait un pas pour perdre des malheureux qui ne devenaient criminels que par force… Que, contraints par des loix absurdes que j’aurais eu le tort de servir, en leur immolant ces victimes. Moyennant quoi je me tus, je plaignis le sort de ces bonnes gens, les payai largement de ma dépense, et suivis la route qu’ils m’assuraient devoir me rendre le même soir à Ségovie.

Cette route n’était qu’un sentier, seulement à trois lieues delà, je devais trouver le grand chemin, je le rencontrai comme on me l’avait dit, mais ne me souciant point de le suivre, toujours dans la crainte d’être poursuivie comme fugitive de l’inquisition, je me mis à battre des traverses toujours dans les directions de mes principaux points, de façon que marchant encore cette journée au hasard et n’ayant rencontré personne, je m’égarai une seconde fois. Aucun abri dans les environs, une nuit des plus obscures et qui m’otait toute espérance de me retrouver ce soir-là. Rassasiée de malheurs, frappée de tous les objets sinistres offerts à moi depuis si long-temps, une frayeur soudaine me saisit, et me laissa cheoir au pied d’un chêne, presque sans force et sans mouvement, j’étais à peine dans ce funeste état, qu’un homme armé d’une carabine en bandoulière, et d’une ceinture garnie de poignards et de pistolets, se laissa glisser du haut de l’arbre, et tomba tout à coup à mes pieds… Que fais-tu la p… me dit-il d’une voix terrible, et que viens-tu chercher dans ce pays-ci ?… Hélas ! monsieur, dis-je aussitôt en me levant, je ne suis pas ce que vous croyez, mais une malheureuse femme, enlevée de France par un amant qui m’a épousée, qui m’a été ravi lui-même, que je cherche par toute la terre et que je vais essayer de retrouver dans ma patrie. Ces explications suffisaient, mais elles ne satisfaisaient pas le scélérat à qui j’avais à faire. — Tu es française me dit-il alors, en se servant de notre langue, et moi aussi ma mie, allons paye la bien venue, et m’ayant en même-temps adossée contre l’arbre, il se préparait à ne me faire aucun quartier, malgré les nœuds de la patrie ; déjà une de ses mains empêchait ma voix de s’échapper, tandis que l’autre facilitait une entreprise dont j’allais infailliblement devenir la victime, si dans l’instant une troupe de ces mêmes brigands ne nous eût entourés tous les deux ; ils étaient huit en tout, également armés, et tous gens de fort mauvaise mine ; un moment, dit l’un d’eux en arrêtant avec violence les poursuites de mon adversaire, un moment, il faut que chacun en ait sa part, et il n’est pas juste que le plus nouveau passe le premier ; capitaine, s’écria celui qui venait de parler, à un autre homme qui arrivait, venez décider la question. — Quelle est cette gueuse là dit cet homme rébarbatif, en me tirant vivement d’auprès de l’arbre, pour m’observer un peu plus au jour. De par tous les diables, elle n’est pas mal… Amis menons cela dans notre caverne, vous savez que nous n’avons personne pour nous faire à manger, quand nous revenons de nos courses, il nous faut préparer nous-mêmes de quoi nous restaurer… Cette p… là sera excellente… et pour cela et pour autre chose,… quand la fantaisie nous en prendra,… Marchons, poursuivit-il, il est tard, demain la voiture de Madrid passe au coin du bois, à l’aube du jour, je n’y veux laisser ni un écu, ni un voyageur, j’ai tant de chagrin d’avoir manqué aujourd’hui la berline du duc Dalbuquerke, que je veux m’en venger demain sur tout ce que je rencontrerai ; et l’on marchait toujours durant cette charmante conversation, qui, comme vous voyez ne me laissa pas ignorer long-temps que j’avais pour affreux destin, d’être tombée dans une troupe de voleurs,… que dis-je dans une troupe d’insignes assassins, qui ne faisait jamais grace à qui que ce fut, et qui s’étant rendue introuvable dans la vieille Castille, l’inondait depuis six mois des crimes les plus atroces. Je ne vous dirai point mes réflexions, j’étais si tellement anéantie qu’à peine avais-je la force de respirer. Quelquefois pourtant je les suppliais de me faire grace et de me laisser poursuivre mon chemin ; mais ils riaient ou me menaçaient, il fallait se résoudre et marcher ; au bout d’une demie heure nous arrivâmes dans un taillis extrêmement toufu, l’épaisseur des branches nous laissait à peine la possibilité de défiler. Vers le milieu de ce petit bois, le chef qui marchait en tête, leva une pierre couverte de broussailles, un escalier s’offrit à nous, nous le descendîmes dans le silence et quand nous fûmes à près de cent pieds sous terre, nous nous trouvâmes dans un vaste caveau au fond duquel brûlait une lampe, on alluma plusieurs chandelles et dans l’instant je pus distinguer la forme du local ; il paraissait que cette retraite était une ancienne carrière, plusieurs sentiers aboutissaient à la principale pièce dans laquelle nous étions, et conduisaient par leur autre bout à différentes petites chambres également taillées dans l’épaisseur du roc. Là, nos bandits se désarmèrent, et le capitaine en me regardant sous le nez, me demanda qui j’étais, je lui dis la même chose que j’avais avancée à celui de sa troupe qui m’avait parlé le premier. Alors cet insigne brutal pour toute marque d’intérêt aux malheurs que je venais de lui peindre ; reprit sa carabine, et après un blasphême exécrable, Bras de fer, dit-il à un de ses camarades, j’ai bien envie de tirer cette pucelle au blanc, je n’ai jamais tué de femme de ma vie, je veux voir si celà serait meilleur à désorganiser qu’un homme, bien dit, capitaine, répondit Bras de fer, aussi bien les doigts me démangent, je ne dors pas d’un bon somme quand je n’ai pas tué quelqu’un ; plaçons-la toute nue au bout de l’allée, les jambes ouvertes, et le premier qui mettra la bale dans le noir, aura à lui tout seul le butin qui se fera demain… Mais quand ils virent que je pâlissais,… que j’étais prête à perdre connaissance,… le capitaine quitta son arme, et me dit d’être tranquille, qu’il ne faisait cela que pour me faire voir le sort qui m’attendait si je cherchais à me sauver d’eux ou si je ne faisais pas mon devoir.

De ce moment on me mit en possession des instrumens de la cuisine, on me fit allumer du feu, et on m’ordonna de préparer les viandes qui me furent remises à cet effet. Ne voyant qu’une parfaite obéissance et un peu de talent pour attendrir mes nouveaux maîtres, quoique je n’eus jamais fait ce métier, je l’entrepris avec un telle envie de réussir, que je leur fis un assez bon souper, ils en furent si contents qu’ils m’invitèrent à me mettre à table avec eux, ce que je fis avec bien plus de frayeur que de faim.

En préparant ce repas, j’avais bien pensé au somnifère qui m’avait si parfaitement réussi avec l’inquisiteur ; de quelle utilité ne me fût-il pas devenu dans une telle circonstance, mais en franchissant les murs de dom Crispe, j’avais eu le malheur de le perdre, et je ne l’avais pas regrettée, n’imaginant pas qu’il dût m’être sitôt nécessaire.

Quand nos brigands eurent bien soupé, quand ils eurent vuidé un grand nombre de bouteilles de vin, leurs yeux se tournèrent vers moi avec un peu plus d’intérêt, et comme il s’en fallait bien que l’amour ou la galanterie devînt l’élément de leur flamme, il n’y eut sorte de brutalités qu’ils ne se préposèrent ; un écart en amène un autre ; l’ennemi de la vertu, l’est également de la décence ; accoutumé à franchir tous les freins pour l’intérêt du crime où son penchant l’entraîne, jugez s’il en respecte où parle sa luxure ?… Comment vous rendre tout ce qui fut dit. Vous le cacher est manquer le tableau ; j’userai donc de quelques figures, il n’y a que les expressions malhonnêtes qui choquent, on peut tout montrer sous le voile.

Ils prétendirent d’abord qu’il fallait me faire mettre nue au milieu d’eux, éteindre toutes les lumières, et qu’ainsi que des loups sur une brebis, chacun se jetteroit sur moi pour s’y satisfaire à sa guise : ensuite les opinions changèrent, il fallait, dirent-ils réserver le meilleur pour le jour d’ensuite… se contenter seulement ce soir-là de juger mon adresse,… et que celui qui, mieux servi, ou plus heureux, arriverait au but en moins d’instant, serait le premier le lendemain dont je couronnerais l’ardeur. Un troisième ouvrit un avis différent : la forteresse, prétendit-il, devant être d’une résistance fort vive, il fallait, afin de se mettre en état de l’attaquer le jour suivant, escarmoucher devant les demi-lunes, et s’emparer de la redoute avant d’entrer dans le corps de la place. D’autres dirent des choses encore plus obscènes ; il n’y eut sorte de complots odieux qu’ils ne firent contre moi, sorte d’inventions crapuleuses ou barbares qui n’échauffassent leur tête… Enfin le capitaine apaisa tout, et dit que, comme on devait partir dans une heure, il ne voulait pas que personne me touchât avant le retour ; mais que pour passer cette heure agréablement, il fallait me jouer aux dés, et mettre entre les mains du sort la décision de l’ordre de ceux qui deviendraient mes amans tour à tour : ce projet s’exécuta sur-le-champ, et les rangs s’écrivirent.

« Enfans, dit le capitaine, dès que cela fut fait, tout est dit, partons maintenant ; des devoirs plus essentiels nous attendent… Souvenez-vous que ce que nous venons de faire n’est qu’un jeu : je voulais vous tenir en gaieté, et vous empêcher de dormir… Que cette malheureuse nous serve, à la bonne heure, nous en avons besoin… Mais s’il y en avait un seul d’entre-vous qui s’avisât de profiter de sa faiblesse et de son malheur, pour obtenir par la violence, ce qu’elle ne doit donner qu’à celui qui lui plaira le mieux, je vous avertis que je regarderais cet homme-là comme un lâche, comme un malhonnête homme, capable de nous trahir nous-mêmes, et qu’il n’y auroit rien que je ne fisse pour m’en défaire à l’instant. Ce n’est ni contre le faible, ni contre le pauvre que doivent se diriger nos armes ; elles ne sont destinées que pour le fort et pour l’opulent : notre métier, tout aussi noble que celui d’Alexandre, n’a pour objet que d’établir parmi les hommes, une compensation dérangée par la civilisation et les loix. Nous manquons, personne ne nous secoure ; tout nous est permis pour réparer les torts de la fortune, et la férocité du riche. Tout nous est défendu, dès qu’il n’est question que d’un crime. Il est déjà assez malheureux pour nous d’être obligés d’en commettre pour vivre, sans nous y livrer gratuitement. Qu’il s’avance celui qui aurait envie de me contredire, et je lui fais raison sur-le-champ, de telle manière qu’il voudra l’entendre. »

Ce discours fut universellement applaudi ; tous s’armèrent et partirent, en me laissant ce qu’il fallait leur préparer au retour.

Grand Dieu, me dis-je, confondue de ce que je venais d’ouir :… voilà donc encore de la vertu dans le sein même de l’infamie ! Ces malheureux viennent de se permettre des propos affreux, sans doute, mais ils ne m’ont fait aucun mal, et ils annoncent clairement l’envie de ne m’en point faire ; ils ne m’ont point livrée par raison d’état aux mains d’un roi barbare qui pouvait me dévorer : ils n’ont point eu dessein, comme l’alcaïde de Lisbonne, d’abuser de ma misère, pour se procurer des jouissances, ils ne m’ont pas volée pour me contraindre à me jetter dans leurs bras ; ils ne m’ont point brûlée, tenaillée, pour obtenir de moi l’aveu de crimes imaginaires ; ils ne m’ont point placée entre le déshonneur et la mort, pour triompher de ma faiblesse… ils ne me tuent point pour empêcher que je ne révèle leurs crimes… Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la société, que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance ; et ceux qui sont chargés d’y maintenir l’ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la piété et la religion tour-à-tour, séduits par le despotisme, ou frémissant sous le joug de l’imposture, ne m’offriront que des horreurs et des crimes ! la civilisation est-elle donc un bonheur ! et si la plus grande somme de crimes se trouve toujours sous le manteau de l’autorité ; les freins dont elle nous accable, ne sont-ils pas plutôt les instrumens de ses passions, que les moyens de la vertu ?

Ces idées agitèrent mon esprit avec tant d’empire, que je passai deux heures au coin du feu comme anéantie, et sans regarder autour de moi. Je me levai enfin, curieuse de voir ma nouvelle habitation, comme les rayons du jour n’y avaient jamais pénétrés, je me munis d’une lampe, et parcourus à sa sombre lueur, tous les détours de ce réduit… Quel fut mon étonnement, quand j’entendis parler bas au fond d’une voûte obscure, qui paraissait receler quelques lugubres habitations… Je m’avance, je vois une porte, et distingue clairement que les sons qui me frappent, ne viennent que de la chambre que ferme cette porte… Je prête l’oreille… Ô ! ma chère Angélique, disait en français une voix d’homme, notre imposture n’en imposera pas long-temps, dès qu’on aura cessé d’y croire, la mort en deviendra le prix, et cette affreuse caverne est notre éternel sépulchre… Je m’enhardis… De tels mots, pensé-je, ne peuvent venir que de compagnons d’infortune ; c’est mon heureux sort qui me les envoie ; parlons-leur. — Ô ! vous, dis-je d’une voix basse, vous qui gémissez comme moi dans ce lieu d’horreur,… je m’y crois plus libre que vous ; enseignez-moi comment je peux vous y servir ? — Qui êtes-vous, me dit à travers la porte le même homme qui venait de parler, votre pitié trompeuse ne nous abuse-t-elle pas ? — Ne le redoutez point, m’écriai-je, je suis comme vous, victime de la scélératesse des maîtres de cet affreux logis, et desire, pour le moins, aussi vivement que vous, de leur échapper, quelque peu de raison que j’aie à me plaindre d’eux jusqu’à ce moment-ci. Alors je dévoilai mes aventures ;… monsieur de Bersac, c’était le nom de ce camarade de malheur, me raconta les siennes et celles de sa femme. Ils étaient l’un et l’autre comédiens français ; ils venaient de Cadix, et retournaient dans leur patrie ; la voiture publique dans laquelle ils étaient, avait été pillée ; presque tous les voyageurs, ou s’étaient enfuis, ou avaient rencontré la mort, et lui, ainsi que sa femme, n’avaient échappé à la rage de ces meurtriers, qu’en leur promettant de leur apprendre un secret essentiel pour eux. Ce subterfuge n’avait eu pour but que de parvenir pendant ces délais, à trouver les moyens d’échapper. Ils avaient dit à ces voleurs, que trois jours après eux, la voiture de l’ambassadeur de France, chargée d’or et de bijoux, devait passer par la même route ; ils demandaient la vie s’ils n’en imposaient pas. Le moyen avait réussi ; mais ce qui le fondait étant imaginaire, et l’instant où la fausseté de leur histoire allait se découvrir, étant prêt d’arriver, comment espérer de se tirer d’affaire ? — Il faut prévenir ce moment, dis-je, à ces malheureux époux, il faut nous sauver tous ; j’ai du courage et de l’adresse ; j’ai échappé à de plus grands périls ; rassurez-vous, votre liberté me devient aussi chère que la mienne, et je vais travailler à la rendre à tous trois ; ces honnêtes gens pleurèrent en m’écoutant ; ils jurèrent de consacrer leur vie à m’être utile, si je parvenais à rompre leurs fers. Je les quittai pour en aller étudier les moyens.

Il me paraissait impossible que les voleurs eussent emporté dans leur course, la clef du cachot de monsieur de Bersac ; elle devait assurément se trouver ; il ne s’agissait que de la chercher. Je remuai tout, il ne fut pas un coin de ce lugubre manoir que je ne visitai. Je découvris enfin cette clef cachée sous deux grands sacs de linge, je m’en saisis,… je vole au cachot, j’en ouvre la porte, et sautant au col de mes compagnons, quelle joie, dis-je, quel bon augure pour les suites ; voilà déjà la moitié de vos liens brisés, travaillons promptement au reste.

Monsieur de Bersac était un homme de quarante-cinq ans, d’une fort belle figure, et sa femme, âgée d’environ quarante, avait encore une phisionomie très-agréable : elle était en possession au théâtre de l’emploi des grandes coquettes, et son mari tenait celui des pères nobles.

Rien de plus tendre que les marques de reconnaissance que me prodiguèrent ces deux époux ; mais en en recevant les expressions à la hâte, sortons, leur dis-je, sortons ; tel doit être à présent notre unique objet ; une fois en liberté, nous nous livrerons à loisir aux sentimens mutuels qu’une telle rencontre nous inspire ; ne songeons maintenant qu’à nous évader.

Ils se ressouvenaient, aussi-bien que moi, du chemin de l’escalier ; nous le gagnons, nous escaladons lestement jusqu’au haut ; mais que devinmes-nous quand nous vîmes que la trape semblait exactement fermée… Bersac ne désespère point,… il voit un jour, il pousse de toute la force de ses épaules, une grosse pierre couverte de broussailles pesait seulement sur cette trape ; elle cède aux efforts de celui qui soulève, nous l’aidons, la pierre se renverse ; et nous voilà dehors.

Il faut avoir connu la situation de quelqu’un qui brise ses fers pour être en état de la rendre ; c’est un nouvel air que l’on respire ; ce sont de nouvelles sensations qu’on éprouve ; c’est un poids énorme de moins dont on se débarrasse.

Nous ne pûmes tenir, avant d’aller plus loin, au plaisir de nous embrasser encore tous les trois ; puis nous encourageant mutuellement, partons, dîmes-nous, éloignons-nous avec vîtesse ; nous serions perdus sans ressources, si ces malheureux revenaient.

Il était environ sept heures du matin, nous nous sentions en état d’entreprendre une forte course ; nous fîmes dix lieues avant le coucher du soleil, sans que rien troublât notre marche. Cette journée nous approchait de Valladolid ; nous y arrivâmes le lendemain. Mes compagnons ayant tout perdu, les seuls petits fonds que les voleurs n’avaient pas songé à me prendre, avaient servi à nous conduire jusques-là. Mais ces ames honnêtes et sensibles surent bientôt me dédommager du peu que j’avais fait ; Bersac et sa femme avaient des amis à Valladolid, ils furent les voir, et en reçurent les secours qu’ils en attendaient. Voilà ce qui vous appartient, madame, me dit cet honnête ami, en plaçant devant moi la somme entière qu’ils venaient de recevoir. Daignez accepter ceci comme une bien faible marque de la reconnaissance que nous vous devons : prenez tout, dirigez tout, et conduisez-nous seulement à Bayonne. — Oh ciel ! dis-je à ces braves amis, quelle injure vous me faites ! Quoi, vous voulez m’ôter la douceur de vous avoir servi ! une ame comme la mienne connaît-elle d’autre prix aux bienfaits, que celui de les avoir rendus ?… Mon père, dis-je à Bersac, en me jettant dans ses bras, protégez ma jeunesse ; empêchez-moi de heurter encore contre de nouveaux écueils ; voilà le prix que je demande du faible service que vous estimez tant.

Ensuite de cet élan de mon ame que Bersac reçut avec toute la sensibilité possible, il me dit qu’après mes malheurs, après la situation où j’étais avec ma famille, le désir que j’avais de retrouver mon époux, le peu de fonds dont j’étais munie, il ne voyait pour moi d’autre parti que le spectacle ; et quand il s’apperçut que ce mot me faisait entrevoir de nouveaux périls…

« Vous vous trompez, me dit-il, il n’y a point d’état au monde où une femme puisse mieux conserver sa vertu ; si son talent l’expose, on peut dire aussi qu’il la garantit : elle peut toujours l’opposer pour raison de ne pas se livrer au vice ; son organe, sa taille, sa santé, sont des motifs qui doivent servir à la rendre sage, et qu’elle peut toujours objecter à ceux qui veulent l’empêcher de l’être. Une femme qui n’a d’autre ressource que dans son travail, peut manquer, et trouver par ce travail même, mille occasions d’être séduite. Notre talent n’offre aucun de ces dangers ; à-peu-près toujours payé au-delà de ce qu’il faut pour vivre ; il expose rarement au triste inconvénient du besoin ; si une femme a un talent transcendant, on la respecte et on l’attaque peu. Si elle n’en a qu’un médiocre, sa bonne conduite lui rend la considération que le peu d’art lui refuse ; et elle est également révérée. Non, non, Léonore, non, n’imaginez pas que le théâtre soit un écueil pour la sagesse ; le devoir délivre des persécutions, et l’on finit par vous savoir gré de vos soins à les éviter. D’ailleurs on fait corps, on est soutenu, on a des camarades, on est protégée, on est pour-ainsi-dire, par l’état même, entièrement à l’abri de la misère et de l’insulte ; et ce que cet état a de supérieur à celui que le simple travail manuel pourrait vous donner ; c’est que dans celui-ci, votre sagesse, si vous êtes pauvre, deviendra presque un ridicule ; au lieu que dans le nôtre, elle ajoutera étonnamment à l’éclat de votre réputation. On prononcera sans cesse, avec une sorte de respect, les noms des Gaussin, des Doligni et des Préville, ils imprimeront toujours à-la-fois des idées de talent et de vertu. Réfléchissez d’ailleurs à tous les agrémens du métier ; jouissez du parfum des roses, moissonnées sur aussi peu d’épines, quoi de plus flatteur pour l’amour-propre, que de se trouver l’idole de la scène ! de n’y jamais paraître que pour l’entendre retentir des applaudissemens qu’on vous prodigue ; comme on respire avec délices l’encens offert à ses autels ; votre nom vole de bouche en bouche ; il ne s’y prononce qu’avec des éloges ; les hommes vous aiment, vous desirent, vous recherchent ; les femmes vous envient, vous cajolent et vous imitent ; vous donnez à-la-fois le ton et les modes ; vous ne paraissez, en un mot, jamais, sans que toutes les sensations de l’orgueil ne soient enivrées tour-à-tour. Si vous avez de la conduite, les plus grandes maisons vous sont ouvertes ; on vous y reçoit avec plaisir ; on vous y parle avec respect, et par-tout vous trouvez des amis, de la protection et des hommages. »

Vous me séduisez, mon père, dis-je à Bersac, émue et presque décidée… Mais vous le voyez, je n’ai point de talent… À peine sais-je le français, depuis le temps que je ne parle que l’italien, le portugais et l’espagnol, tous mes mots se sont corrompus. — Cela reviendra facilement, me dit madame de Bersac ; abjurez ces langues étrangères, raccoutumez-vous au frein des règles grammaticales ; contraignez votre prononciation à redevenir pure et exacte, pendant que nous allons voyager ensemble, et je vous réponds qu’au delà des Pyrénées, on ne s’appercevra seulement pas que vous ayez jamais quitté la France. Votre organe est doux et flatteur, il a de l’étendue et de la justesse, il est tendre et flexible dans les hauts ; il n’a point de dureté dans les bas. Vous devez être du dernier intérêt dans les pleurs ; votre taille est légère, elle est agréablement prise ; vos bras sont superbes ; vous avez de la fierté dans le regard, beaucoup de grace dans la démarche, de la chaleur et de la vérité dans le débit ; il ne s’agit plus que de régler tout cela ; que de vous donner de la précision, de l’aplomb… Vous apprendre l’entente de la scène, quelques études, et je parie qu’avant deux mois nous vous mettons en état de débuter.

Je fus entraînée, je l’avoue ; la protection que m’assurait madame de Bersac ; les soins que me promettait son mari, l’espoir, en allant ainsi de ville en ville, de pouvoir apprendre des nouvelles de tout ce qui m’était le plus cher au monde, toutes ces raisons me décidèrent, et on m’acheta sur-le-champ des livres.

Le lendemain après dîner, madame de Bersac dit à son mari, qu’il devait porter des plaintes contre les scélérats de chez qui nous sortions, et travailler à les faire arrêter sur-le-champ ; ce que cet honnête homme répondit ici, me parut si sage, si conforme à ma façon de penser ;… justifiait si bien, en un mot, les raisons qui m’avaient également empêché de dénoncer l’auberge au lit tombant, et les capucins enterrant les objets cachés de leur luxure, que j’ai toujours retenu ses paroles… Vous me permettrez, j’espère, de vous les rendre.

« Je vous pardonne, dit-il, à sa femme, ces légers mouvemens de rigorisme et de sévérité ; vous arrivez d’Espagne, il faut bien que vous ayez conservé quelque chose des mœurs haineuses et rigoristes de ces maures à demi policés ; mais apprenez, ma chère amie, que je croirais me deshonorer moi-même, si je traînais par une telle action, ces malheureux à l’échafaud ; ils m’ont attaqué, ils m’ont dépouillé, ils m’ont mis dans leurs fers, en voilà plus qu’il n’en faut pour que la plainte me devienne interdite, et pour que je ne l’osasse pas sans remords ;… Elle ne serait plus que l’ouvrage de la vindication ; ce sentiment est odieux dans une ame sensible ; il en démontre la faiblesse. C’est être faible que de ne pouvoir supporter une injure ; c’est être vraiment grand, que de la mépriser ; j’ai fait, en étudiant les hommes, une remarque assez singulière, c’est qu’il n’y a presque jamais que les ames basses qui se livrent au sentiment de la vengeance, infiniment plus sensibles à l’insulte, parce qu’elles n’ont la force de rien endurer, elles ne peuvent en soutenir la blessure ; et comme ces êtres-là méritent peu, ils croyent toujours qu’on ne leur rend jamais assez. L’homme, au contraire, doué d’une ame forte, qui n’imagine pas que l’injure puisse aller à lui, ou ne la voit pas, ou la méprise ; la vengeance afficherait l’insulte : il aime mieux ne la pas soupçonner, que d’apprendre, en s’armant contre ceux qui l’ont outragé, qu’il était possible qu’on lui manquât.

Que les vils satellites, gagés pour le soin flétrissant de conduire les infortunés à la mort, se chargent de découvrir leur retraite ; mais elle ne sera jamais indiquée par moi ; il est odieux, il est vil de devenir le délateur de ceux dont nous avons à nous plaindre : cette conduite étouffe leurs repentirs ; elle les empêche d’être fâchés d’avoir troublé une société où devait se trouver de si méchantes gens. Laissons aux autres l’emploi de les vexer, mais dès que nous avons été leurs victimes, pardonnons-leur. Une fois vengés, nous devenons aussi coupables qu’eux, puisque, ainsi qu’eux, nous commettons une lézion quelconque ; de ce moment nous voilà donc aussi bas, et notre supériorité est toujours entière si nous leur pardonnons… On frémit à l’action d’Atrée ;… les larmes les plus douces coulent, quand Gusman dit à Zamore :

Des dieux que nous servons connais la différence :

Les tiens, t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;
Et le mien,… quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre… et de te pardonner.

Ah ! mes amies, continua cet homme doux et sensible, plus on connait les hommes, plus on devient tolérant. Si ces malhonnêtes gens devaient se corriger, peut-être entreprendrais-je leur cure ; mais je sens combien elle est impossible, et j’ose dire, avec un homme de beaucoup d’esprit[9], qu’on n’a pas le droit de rendre malheureux, ceux qu’on ne peut pas rendre bons. Croyez-vous que si ces infortunés étaient riches, ils exerceraient l’affreux métier que vous leur voyez faire ? Le besoin seul les y détermine, tandis que l’ambition et l’orgueil, sentimens bien moins pardonnables, entrainent aux mêmes horreurs les héros que l’on glorifie, bras-de-fer et ses compagnons qui s’unissent pour voler un coche, sont-ils autre chose que deux souverains qui se lient pour en dépouiller un troisième ? et cependant ceux-ci attendent des palmes, et l’immortalité, pour des crimes commis sans besoin, tandis que les autres n’auront que le mépris, la honte et la roue, pour des crimes autorisés par la faim, la plus impérieuse des loix. Eh ! ne nous mêlons pas du mal qui se fait dans le monde ; tâchons de n’en pas être blessés ; mais n’entreprenons pas de le réprimer ; les famines, les guerres, les maladies dont nous accable la nature, ne nous servent-elles pas de preuves que la destruction est inhérente à ses principes ;… qu’elle lui est nécessaire, et que ce n’est enfin qu’à force de détruire qu’elle peut réussir à créer. Or si cette destruction lui est utile, si elle n’y parvient que par des crimes, si elle en commet chaque jour elle-même, si le crime enfin est une de ses loix, de quel droit le bannirons-nous de la terre ? qui nous autorise à le venger ? Les malheureux compagnons de Bras-de-fer, qui servent les vues de la nature, comme une peste ou une famine, sont-ils plus coupables que la main qui nous envoie ces fléaux ? Pourquoi n’osons-nous insulter l’une, et pourquoi condamnons-nous l’autre ? Il ne s’agit donc ici que de l’histoire de la force. Nous tolérons les maux que nous ne pouvons empêcher, et nous punissons les auteurs de ceux qui sont en notre pouvoir, y a-t-il de la justice à cette conduite[10] ? Eh ! rapportons-nous-en à la prudence de la mère sage qui nous gouverne, elle maintiendra toujours dans le monde un nombre égal de vices et de vertus, proportionné au besoin qu’elle aura de l’un ou de l’autre ; elle fera naître des Auguste, des Antonin, des Trajan, quand il lui faudra des vertus ; les meurtres lui deviendront-ils nécessaires, elle nous enverra des Nérons, des Tibères, des Alexandres, des Tamerlans, des famines, des pestes, des inquisiteurs de la foi, et des parlemens… Mais malheur au sophiste qui conclurait de-là, qu’il doit, ou adopter le vice, ou se consoler de n’être pas vertueux, puisqu’il accomplit les loix de la nature. Un homme qui dirait, puisque la guerre est un fléau nécessaire, je vais l’allumer dans l’Europe, ne serait-il pas un tyran ? Ne regarderiez-vous pas comme un imbécile, celui qui raisonnant d’après les mêmes principes, oserait dire, je vais me donner la fièvre, puisque la fièvre est un fléau de la nature ? Considérez de même comme un fou, celui qui dira, je vais me plonger dans le crime, puisque le crime est dans la nature… Malheureux !… elle produit aussi des poisons, cette nature où tu te livres aveuglément, et cependant tu te gardes bien de t’en nourrir ; ais la même sagesse envers le crime, fuis-le,… déteste-le ;… il ne fera jamais ton bonheur ;… il lui est impossible de le faire. Trop de yeux sont ouverts sur toi, trop d’intérêts s’opposent à ce que tu n’agisses que d’après le tien ; et ceux de la société qui balancent toujours cet égoïsme qui te conduit au crime, ou t’empêcheront de le commettre, ou te puniront de l’avoir commis ».

Ainsi raisonnait ce sage ami ; et par tous ces discours, il ne se bornait pas seulement, comme vous voyez, à me former au théâtre, ou à m’en donner le goût, il élevait aussi mon cœur, il fortifiait ma raison. Je connaissais par lui le prix de mes voyages ; il me montrait le fruit que je pouvais cueillir de mes malheurs. Pendant ce tems sa digne épouse cultivait mes faibles talens ; et à peine arrivée au-delà des monts, j’étais déjà en état de débuter dans huit rôles.

Mais j’ai devancé, sans le vouloir, les événemens de notre route : reprenons-les, ils offrent, avant que d’arriver en France, un évènement assez singulier, pour que je ne doive pas vous le taire.

Je craignais de séjourner dans les villes, et sur-tout de suivre les grandes routes ; j’en avais déjà témoigné mon inquiétude à Bersac, qui, instruit par moi de mon aventure de Madrid, m’assura que l’inquisiteur, trop honteux de ce que j’aurais à objecter contre lui, se garderait bien de me poursuivre, et que mes craintes étaient chimériques, je me livrai donc à lui.

En partant de Valladolid, nous fumes coucher à Burgos ; les auberges sont aussi mauvaises que rares en Espagne, sans la précaution de porter tout avec soi, on y est souvent peu à l’aise ; mais point en état de nous procurer ces facilités, nous nous logions comme nous pouvions, trop heureux d’être à couvert, et de pouvoir vivre, après tous les maux que nous avions senti. Quoique Burgos tienne le premier rang dans les états des deux Castilles, nous y fumes pourtant beaucoup plus mal logés qu’à Valladolid ; il fallut se contenter d’un mauvais cabaret hors de la ville, divisé en quelques tristes cellules mal closes, et donnant toutes les unes dans les autres ; vous pardonnerez ce petit détail ; il est essentiel à l’intelligence de l’aventure qui nous arriva dans cette misérable hôtellerie. — Qui donc va venir coucher près de nous, dis-je à l’hôtesse, en lui voyant préparer un lit dans une petite chambre contiguë à celle où nous étions, et dont rien ne nous séparait ! Dormez en paix, brave dame, me répondit la maîtresse du lieu ; les voisins que je vous donne, sont gens aussi honnêtes que vous. C’est un alcaïde de l’inquisition de Madrid, (et jugez si je frémis à ce mot)… qui vient d’épouser dans la capitale une des plus belles filles de toutes les Espagnes ; il la mène en Biscaye, son pays à lui, et je crois que tous deux y vont finir leurs jours… Très-émue de cette réponse, j’affectai pourtant le plus grand calme ; mais je témoignai bien vîte à mes deux amis, toute la crainte que me donnait une pareille rencontre… Ils en furent d’abord aussi épouvantés que moi ; la réflexion néanmoins ramena promptement Bersac ; les projets que cet alcaïde annonce, me dit-il, paraissent bien éloignés de tout ce qui pourrait devoir vous causer de l’inquiétude ; vous le voyez, loin d’être occupé de vous, il est dans l’ivresse des premiers plaisirs de l’hymen ; il tourne le dos à l’inquisition, il va s’établir en Biscaye ;… il est sans suite. Rassurez-vous, Rassurez-vous, Léonore, je crois juger assez bien des événemens de la vie, pour vous répondre que cette aventure n’est pas pour vous du plus petit danger. Nous nous mîmes donc à table, et pleinement calmée par ce discours, je soupai comme à mon ordinaire. L’heure de se mettre au lit étant venue, inquiets pourtant de ne point voir nos voisins se retirer, nous en demandâmes la cause à la servante.

Le mari de cette dame, nous dit-elle, voyage avec un certain monsieur Rodolphe, lieutenant de dragons, son ancien camarade ; et comme ils s’aiment beaucoup tous les deux ; chaque soir ils font ensemble un peu de débauche ; mais la jeune femme aussi ennuyée que vous de ce retard, va venir se retirer en attendant. Dès qu’elle sera couchée, vous serez tranquilles ; nous recommanderons à dom Santillana, son époux, de ne point faire de bruit en venant la retrouver, et rien n’interrompra votre repos.

À peine, en effet, cette fille eut-elle cessé de parler, que la jeune dame monta, suivie de l’hôtesse. Comme aucune porte ne nous séparait, pour éviter de lui être à charge, nous ne pumes que détourner nos regards. Elle se coucha, nous en fîmes autant.

Il y avait une heure au plus que j’étais endormie, lorsque je me sentis tout-à-coup serrée par un homme nud, dont la situation très-énergique, et les mouvemens peu équivoques, en me réveillant en sursaut, firent peut-être courir en cet instant, à ma vertu, des risques plus réels que tous ceux où j’avais échappé jusqu’alors… Me dégager lestement de ses bras, sauter à terre, en criant au secours, et me précipiter dans le lit je supposais madame de Bersac, est pour moi l’affaire d’un instant ; et là, croyant avoir trouvé le refuge que je cherche, j’embrasse, je serre de toute ma force la femme que je prends pour l’épouse de mon protecteur, lorsque de nouveaux cris se font entendre en même temps que des lumières viennent jetter du jour sur les différentes parties d’une scène aussi bizarre que peu attendue. Représentez-vous d’abord le comédien Bersac à moitié nud, tenant d’une main mal affermie deux flambeaux, dont les reflets fâcheux ne servent qu’à lui faire voir un homme également nud, remplissant auprès de madame de Bersac, des devoirs conjugaux qui n’appartiennent qu’à lui ; et moi qui me suppose dans le sein de cette amie, moi qui viens à la hâte y chercher des secours, serrant, embrassant de toutes mes forces… qui ?… Clémentine… cette malheureuse Clémentine, compagne d’une partie de mes infortunes, et que je venais de laisser gémissante au fond des prisons de Madrid.

Comment vous rendre ici les sentimens divers qui nous agitèrent tous à-la-fois ? de quelles expressions se servir pour vous peindre Bersac, frémissant de rage du forfait trop certain qu’il éclaire ; sa femme appercevant son erreur, jettant des cris de désespoir ; le malheureux qui fait leur honte commune, s’esquivant à la hâte, fuyant à travers les ténèbres, et la femme qu’il deshonore, et le mari qu’il outrage, et pour terminer en un mot la scène, Clémentine et moi, nous reconnaissant, nous embrassant toutes deux dans le même lit, nous accablant de questions réciproques, et ne pouvant venir à bout de nous entendre, par la multitude des mouvemens qui nous agitent tour-à-tour.

Ne vous laissons pas contempler plus long-tems ce tableau singulier, ce serait refroidir votre attention, que de ne pas vous l’expliquer tout de suite.

Clémentine était la jeune femme qui venait de se coucher près de nous ; elle était cette épouse chérie de l’alcaïde Santillana qui s’en allait avec lui en Biscaye : nous allons revenir aux événemens qui l’avaient amenée là : poursuivons. La débauche des deux amis, mais quel était ce second ami, Brigandos ; oui, madame, Brigandos, sous le nom de Rodolphe, échappé de l’inquisition, par les soins de Clémentine, ainsi que je vais bientôt vous l’apprendre. Sa débauche, dis-je avec Santillana, les ayant enfin conduit plus avant qu’ils ne croyaient, devenait à-la-fois, et la raison qui les faisait retirer si tard, et celle qui, venant d’altérer leurs sens, avait fait jetter le prétendue Rodolphe dans le lit de Clémentine, et l’alcaïde de l’inquisition dans le mien ; mais par une inconcevable fatalité, quand cette double erreur s’opérait, Bersac, pressé d’un besoin, venait de se lever pour y satisfaire, et les cris de Clémentine, ayant reconnu tout de suite que ce n’était point son mari qui, se plaçait près d’elle, avait fait sauver Brigandos, qui, rencontrant le comédien dans sa marche rapide, l’avait culbuté du haut en bas de l’escalier. Bersac, furieux de la catastrophe, s’était saisi, en se relevant, des lumières de la salle à manger, près de laquelle il venait de cheoir, et remontant courageusement dans les chambres, il venait reconnaître l’origine du désordre, lorsque l’alcaïde Santillana s’égarant dans mon lit comme Brigandos dans celui de Clémentine ; effrayé de la réception que je lui avais faite, s’était élancé dans celui de madame de Bersac, croyant trouver celui de sa femme, ainsi que j’avais moi-même gagné celui de Clémentine, au lieu de passer dans celui de la comédienne ; telles étaient les raisons de tout le bruit, telles étaient celles de l’étonnement stupéfait de Bersac, et de la fuite soudaine de l’alcaïde, reconnaissant qu’il avait beau sauter de lit en lit, il ne cessait jamais de se tromper.

Mais malheureusement l’erreur commise dans celui de madame de Bersac, avait eu des suites plus funestes que dans toutes les autres parties de la scène. Un instant suffit, dit-on, à deshonorer la femme la plus sage ; et ce terrible instant venait d’arriver pour la vertueuse épouse du comédien… D’une part, un jeune homme, frais et vigoureux dans l’état du monde le moins fait pour la patience ; de l’autre, une femme à moitié endormie,… qui s’imagine recevoir les chastes embrassemens d’un époux… Il n’en avait pas fallu davantage,… le malheur était consommé… Madame de Bersac fut la première à le dire ; elle se jetta en pleurs aux pieds de son mari ; elle lui demande de la venger de l’outrage odieux qu’elle vient de recevoir ; et cette nouvelle circonstance changeant tout-à-coup le tableau, en varia les teintes gracieuses de Thalie, contre les noirs pinceaux de Melpomène. Voyant les choses devenir lugubres, nous volons, Clémentine et moi ; je nomme mon amie, elle implore la grace de son époux : Santillana, en honnête homme, accourt lui-même aux genoux de madame de Bersac, la supplie d’oublier une faute qu’il n’a commis que par inadvertance ; et se retournant aussi-tôt vers le mari, il le conjure de se venger, et qu’il ne s’en défendra pas, si ses excuses ne sont point acceptées. L’attitude est fixe ; un moment chacun s’observe et réfléchit.

Ô Bersac ! m’écriai-je, ô mon protecteur ! vous m’inspirez la clémence, donnez m’en l’exemple aujourd’hui, madame, poursuivis-je, en prenant les mains d’Angélique, ne faites pas un jour de sang d’un des plus heureux de ma vie, puisqu’il vient rendre à ma tendresse une amie perdue si long-temps… Chère dame, dit Clémentine en cajolant la Bersac avec les manières naïves et pleines de grace qu’elle employait avec tant d’énergie ; songez que je suis la première offensée, et qu’en vérité il n’y a que moi qui doive se mettre en colère, si quelqu’un en a le droit ici ; oublions donc tout, de part et d’autre ; — j’y consens, répondit Bersac, j’aurais trop à me reprocher, si je troublais en rien la joie de Léonore, n’y pensons plus, madame, dit-il à son épouse ; si je vous connaissais moins ; si vous aviez fait un seul faux pas dans votre vie, cette aventure me troublerait peut-être ; mais une femme sage, vingt ans ne se dément pas dans un quart d’heure… Votre innocence est reconnue… Et vous, monsieur, dit-il à l’Alcaïde, permettez que je ne voye qu’un ami, dans l’époux d’une des femmes de la terre, que Léonore aime le mieux ; embrassons-nous, et que tout s’oublie. — Oh ! monsieur, vous êtes charmant, vous êtes charmant, dit Clémentine, avec sa délicieuse vivacité, devenue plus agréable encore par son joli accent dans les mots français, oui, vous êtes charmant ; voilà comme un galant homme doit prendre les choses ; mais pour achever de nous prouver votre estime et votre pardon… il est tard, passons le reste de la nuit ensemble, et permettez-nous de vous offrir à déjeûner, nous y rirons tous d’un événement qui, dans le fond, ne fait mal à personne ; oui, nous nous en amuserons jusqu’à l’heure fatale qui vas nous séparer pour jamais, sans doute. La proposition s’accepte, Bersac se décide, son épouse se console, on rappelle Brigandos, contusioné du choc dont il a culbuté le comédien ; tous deux s’embrassent avec un peu moins de brutalité ; je saute dans les bras de mon ancien chef ; je lui témoigne tout le plaisir que j’ai de le revoir, et l’on n’entend plus dans l’auberge que des ris, on n’y voit plus que des marques de joie.

Après quelques soupes à l’oignon, quelques rôties au vin de Madère, Clémentine toujours gaie, toujours friponne et toujours jolie, nous apprit comment elle était échapée au glaive inquisitoire, par le secours du jeune homme qu’elle avoit maintenant avec elle, et dont elle m’assura, que quoique fugitive, je n’avais sûrement rien à craindre, elle avait été assez heureuse pour obtenir de son amant la liberté de notre chef, c’était tout ce qu’elle avait pu faire, et une satisfaction bien réelle pour son ame d’avoir pu rendre à Brigandos, les services que nous en avions reçu si obligeamment l’une et l’autre, lorsque ne sachant que devenir après notre désastre de Lisbonne, nous avions trouvé chez cet honnête bohémien tant d’accueil et d’humanité ; pour quant à elle, continua cette aimable femme, l’heure de la séance étant dépassée de beaucoup, le jour où je l’avais laissée dans la salle des tourmens, dès que j’avais été sortie, on l’avait congédiée avec injonction de se retrouver le lendemain au même lieu pour y subir la question de la corde, et l’inquisiteur qui, comme vous le savez, avoit eu des raisons de disposer de la chambre qu’elle occupait près de moi, l’avait fait passer dans un autre quartier ; ce fut alors qu’elle tomba sous la direction de Santillana, auquel elle inspira la passion la plus vive ; celui-ci s’ouvrit sur-le-champ à elle, il en fut écouté, elle mit tout au prix de la liberté de Brigandos et de la sienne, fille délicieuse sans doute, qui paraissait en ce moment critique, s’occuper encore plus des autres que d’elle-même. Santillana promit, et lui donna de si bons conseils, il la protégea si vivement qu’il lui fit éviter tous les nouveaux interrogatoires, pendant ce tems, il ménagea sa fuite et celle de notre chef, résolu de quitter lui-même l’infâme métier, que le dérangement de sa jeunesse lui avait fait prendre, puisqu’il pouvait désormais s’en passer, au moyen de la succession d’un oncle fort riche, nouvellement décédé en Biscaye ; il avait donc pris la résolution de partir avec celle qu’il aimait, d’en faire sa femme hors des portes de Madrid, et de la conduire, s’emparer avec lui de l’héritage qui allait les mettre tous deux en état de vivre désormais de leurs biens, sans avoir besoin de qui que ce fût. Tout avait réussi, et, par les soins de Santillana, Brigandos évadé de la veille, les attendait à dix lieues de Madrid. Les deux époux continuaient donc leur route, tous les deux plus épris, plus charmés que jamais l’un de l’autre, et Clémentine bien résolue à renoncer aux égaremens de sa jeunesse pour se consacrer désormais toute entière à la félicité du jeune homme aimable qui s’était immolé pour la sienne ; mais ces égaremens de ma compagne, Santillana ne les avait point ignoré, Brigandos le certifia à la société, et comme madame de Bersac en paraissait un peu surprise…

Eh ! quoi, madame, dit notre chef, en se livrant à son goût de dissertation philosophique, où son érudition éclatait toujours, quoi, n’est-ce donc pas un préjugé stupide, que d’exiger de la fidélité d’une femme, même avant que d’avoir connu son époux ? Devait-elle quelque chose à cet époux, dont elle ne soupçonnait seulement pas l’existence ? — Mais, dit madame de Bersac, on peut craindre que celle qui n’a pas été sage avant l’hymen, ne puisse le devenir après.

Ce raisonnement n’est pas juste, madame, reprit notre chef, une fille n’a pour conserver sa virginité que les liens les plus chimériques, tant qu’elle est en puissance paternelle, si elle la garde avec tant de soin alors, c’est par faiblesse ou par ignorance ; mais elle n’y est point tenue ; rien ne l’y oblige, et jamais l’autorité des parens, s’ils sont justes, ne peut s’étendre jusqu’à contraindre leur fille à la chasteté, c’est-à-dire à un état absolument contraire à la nature, elle peut disposer d’elle, aucun pacte ne la lie, elle n’a fait aucune promesse, elle n’est qu’à elle, et la raison qui semble prêter aux parens l’ombre du pouvoir sur cet article, n’est fondée que sur leur avarice ou leur ambition, ils craignent de ne pouvoir marier leurs filles, ils les obligent à respecter la fleur que l’hymen doit épanouir ; mais cette raison uniquement dictée par l’intérêt des pères, est nulle aux yeux des enfans. Si les filles l’écoutent, elles ont servies les passions de leurs pères au détriment des leurs, c’est-à-dire qu’elles ont fait une bêtise, puisqu’elles ont données beaucoup plus que ce qu’elles ne reçoivent, la passion qu’elles immolent étant bien autrement impérieuse que celles auxquelles elles sacrifient ; mais le préjugé prononce contre elles, continue-t-on d’objecter ; voilà l’infamie ; voilà l’inconséquence ; voilà l’atrocité ; voilà l’inepte barbarie qui ne se voit que dans notre Europe agreste. Parcourons rapidement les usages des peuples qui ont mieux valu que nous. Les Brésiliens, les Scithes, les Lapons prostituaient aux étrangers des filles, dont ils ne faisaient pas moins leurs femmes après ; au Pégu, un étranger loue une fille pour le temps de son séjour dans le pays, et cette concubine n’en trouve pas moins un époux au sortir de-là. Chez les Tartares, au-delà du Thibet, tous ceux qui connaissent une fille lui donnent un présent dont elle doit toujours se parer ; et la certitude d’avoir un mari n’est pour elle, qu’en raison de la quantité qu’elle peut offrir de ces preuves de son libertinage. Hérodote assure que les lidiennes n’avaient d’autre dot, que le fruit de leur prostitution, et suivant Justin, les filles de l’Isle-de-Chipre se rendaient dans les ports, à dessein de se livrer aux étrangers qui venaient dans l’Isle, et d’acquérir une dot par ces moyens ; on insulte une Circassienne quand on lui dit qu’elle n’a point d’amans ; le culte d’Astarte, au temple de Biblus, consistait dans les plus grands excès de l’incontinence des filles, aucunes d’elles n’eût trouvé d’époux sans cela ; personne ne s’allie à une Armenienne, si les prêtres de Tanaïs n’en avait abusé de toute sorte de manière ; je dis de toutes manières, car telle était sur ce point la manie de ces peuples, que ce qui même ajouterait d’après nos mœurs une teinte à l’infamie, devenait chez eux un motif de plus aux préférences, il fallait que la prostitution eût été si entière, qu’aucun des temples de l’amour n’eût été sans adorateurs, et l’on en voulait être sûr. Hérodote et Strabon nous disent que les Babiloniennes étaient obligées d’offrir ainsi leurs prémices au temple de Vénus, le culte de la Callipige des Grecs est une preuve de ce que j’avance ; d’après toute l’antiquité, point de restriction, cette Vénus le désignait assez clairement ; tous les peuples sages pensèrent, en un mot, madame, que jamais l’incontinence d’une jeune fille ne devait lui porter obstacle ; plusieurs, comme vous le voyez, ne l’estimèrent même qu’à ces conditions, et crurent avec beaucoup de sagesse, que plus une femme a de mérite, plus elle doit être recherchée : si on ne lui a jamais rien dit, c’est que sa valeur est médiocre, doit-on alors la prendre pour femme ? Il faut donc, si l’on est vraiment sage, incontestablement préférer pour épouse la fille libertine, à celle qui n’a jamais servi que la pudeur, et cesser surtout de croire que cette pudeur qui n’est que le trésor des laides, puisse être d’aucun prix avec les autres. Ah ! qu’ils soient en paix ces époux timides, cette même fille faible quand elle s’apartenait, va devenir la femme la plus modeste une fois sous les loix de l’hymen : s’être rendue coupable quand on n’avait point de nœuds, n’est nullement une raison de présumer qu’on ne sera point exact à révérer ceux qu’on doit recevoir. Que les hommes délicats sur cette matière prennent de telles épouses sur le pied de veuves ; mais les flétrir, les délaisser, les contraindre aux horreurs d’un couvent ou les réduire au célibat pour une faute commise dans le feu de la jeunesse, toujours bien plus l’ouvrage de la séduction des hommes que de la faiblesse des filles, pour une faute qui prouve qu’elles ont tout ce qu’il faut pour être d’excellentes épouses ; ah, madame ! cette dureté est horrible, il n’y a qu’une nation encore plongée dans les ténèbres, qui puisse en devenir coupable au mépris des plus saintes loix de la raison, de la nature et de l’humanité.

Angélique se rendit, monsieur de Bersac, que cette thèse consolait peut-être un peu, approuva plus encore que le systême, l’éloquence, l’érudition de Brigandos, et la conversation redevint générale.

À l’égard de mon histoire, Clémentine nous dit qu’elle avait été si secrète qu’il était devenu absolument impossible à cette compagne d’infortune d’apprendre aucune de mes nouvelles, qu’elle me supposait morte et qu’elle s’en était plusieurs fois désolée avec Santillana qui, quoique de la maison, n’avait pourtant jamais pu réussir à savoir ce que j’étais devenue ; le sort de la troupe de Brigandos lui avait été également caché, et toutes réflexions faites ne s’occupant que de moi seule et de notre aimable chef, elle avait pris peu de part à tout le reste. Brigandos croyait que ses deux enfans étoient devenus victimes du tribunal ; il eût donné sa vie pour les sauver, ne le pouvant pas, il profitait au moins de ce qu’il avait obtenu pour lui-même, et sans être dégoûté du métier, il allait rassembler une nouvelle troupe en Biscaye, avec laquelle il avait dessein de passer en Italie. Monsieur et madame de Bersac qui avaient pris sur mes récits le plus vif intérêt à Clémentine, furent enchantés de faire connaissance avec elle, tout ce qui me fâche, dit Bersac, en souriant un peu, malgrè lui, c’est que cette connaissance m’ait coûté l’honneur. — l’honneur dit Clémentine, en tachant de ramener la gaïté qu’elle craignait voir se dissiper au souvenir de cette triste catastrophe… Ah, monsieur ! comme vous vous trompez, si vous croyez que l’honneur des hommes puisse résulter de la conduite des femmes, et que vous importe ce que nous faisons, vous êtes bien dupes d’y prendre garde, le petit mal que vous éprouvez de notre incontinence n’est absolument que chimérique ; changez de systême, il devient nul… Soyez plus justes, messieurs les maris, et ne nous soumettez pas à un joug qui vous désolerait à porter, loin de vous scandaliser des délices dont nous osons nous enivrer sans vous ; devenez assez délicats pour nous en procurer vous-mêmes, la reconnaissance où vous nous contraindrez, deviendra volupté dans vos ames sensibles. Vous comprendrez que si nos sens s’émeuvent un instant pour d’autres, ce qui est bien autrement précieux ; ce qui ne dépend que de l’ame seule, ne vous appartient que plus sûrement, et que vous nous enchaînez toujours, même en dégageant nos liens… Ah ! je le dis, comme je le pense ! mais si j’étais homme, voilà comme j’agirais, ou pas assez sûr des plaisirs que je donnerais à ma femme, ou craignant sans cesse de ne lui en pas procurer assez, je la presserais d’en prendre avec mes amis, je regarderais l’acceptation qu’elle en ferait, comme une preuve de son amitié et de sa confiance, je la remercierais cent fois du bonheur dont elle me ferait jouir, en me permettant de travailler au sien… D’être témoin de son délire, oui, monsieur, voilà en quoi consiste la délicatesse dans une ame bien organisée, il ne s’agit pas d’être content tout seul ; il ne s’agit pas de ne vouloir rendre nos épouses heureuses, que quand nous le sommes nous-mêmes, il faut répandre la félicité sur elles… Dut-ce même être à nos dépens, et ne pas s’imaginer sur-tout qu’on est ou à plaindre ou déshonoré parce qu’elles ont pu goûter un instant de plaisir loin des nœuds dont nous les accablons. Bersac demanda au jeune époux de Clémentine, s’il adoptait de pareils systêmes, assurément, monsieur, répondit cet aimable jeune homme, on me verra sans cesse partager tous ceux qui paraîtront faire le bonheur de ma femme ; la société entière applaudit ces principes ; le sérieux Bersac n’y put tenir lui-même ; la chaste Angélique en lorgnant Santillana, lui disait bas : — Votre femme est folle… Mais vous êtes d’une imprudence… On ne fait pas de ces choses-là… Je ne conçois pas comment j’ai pu m’y tromper un moment… Et le reste de la nuit se passa dans une honnête joie et sans se quitter qu’à l’instant du départ ; cette séparation ne se fit qu’avec des larmes bien amères, répandues entre Clémentine et moi, et mille protestations de nous écrire, ce que nous n’avons pas cessé de faire jusqu’à ce moment-ci, où je puis assurer qu’elle vit contente, heureuse et riche avec un mari qui l’adore, et qui ne s’occupe journellement que de sa félicité. Brigandos continua de les suivre, et ce ne fut pas non plus sans attendrissements que je me séparai de cet ami sincère. Le reste de notre route se poursuivit avec tranquillité, nous passâmes heureusement les monts, et nous arrivâmes bientôt à Bayonne, sans le plus léger accident.

Quoique la destination de mes amis fût pour Bordeaux, leur talent reconnu et chéri par toute la France, les fit désirer à Bayonne ; ils n’accordèrent vingt représentations au directeur, qu’aux conditions de mon début dans cette ville, et que mes talens naissans y seraient soutenus ; je parus donc pour la première fois dans Iphigénie de Racine, et dans Lucinde, de l’Oracle. Mais je tremblai tellement, que sans les puissantes étaies que m’avaient procuré monsieur et madame de Bersac, peut-être eussé-je quitté les planches dès le premier jour que je m’avisais d’y monter. Le lendemain, encouragée par mes amis, je parus avec beaucoup plus de hardiesse dans la Junie, de Brittannicus et dans Zénéide, je fus extrêmement applaudie ; le troisième jour je jouai Rosalie dans Mélanide, et Betti dans la jeune indienne, cela fut encore mieux ; le quatrième jour enfin on m’abandonna à moi-même, et la Sophie du père de famille devint mon chef-d’œuvre. Mon succès se décida dès-lors, et reprenant mes premiers débuts, joints à de nouveaux rôles que j’étudiais chaque jour, j’occupai la scène près de deux mois à Bayonne, avec les applaudissemens généraux. Le jour où je jouais Zénéïde, je reçus le soir au foyer des vers charmans, et une invitation de souper des plus pressantes… Ah ! me dis-je alors, au comble de mes vœux… Voilà donc les seuls écueils contre lesquels je puis briser à présent… Courage,… tant qu’il ne m’en restera que de cette sorte, j’en triompherai facilement. La décence et la politesse décorent au moins ceux-ci. — Je n’ai plus de violence à redouter. Ne voulant point me faire d’ennemis, je refusai, d’après le conseil de madame de Bersac, avec autant d’honnêteté que de reconnaissance ; cela fit bruit, je n’en fus que plus accueillie le lendemain. Je gagnai à Bayonne autant qu’il me fallait pour dédommager mes amis des frais qu’ils avaient faits pour me faire paraître avec éclat sur la scène, mais ils ne voulurent jamais rien accepter ; je fus obligée de leur céder sur ce point, et ce ne fut qu’à Bordeaux, où madame de Bersac voulut bien recevoir de moi pour cinquante ou soixante louis de parures.

Nous arrivâmes enfin dans cette ville, j’y étais attendue, j’ose même dire desirée ; et j’allais y paraître, lorsque je fus assez heureuse pour rencontrer tout ce que j’adorais dans le monde, et tout ce que je cherchais avec tant d’empressement.

Vous savez le reste, madame, dit Léonore, le ciel en me dédommageant de tant de malheurs, par une foule de prospérités inattendues, a voulu joindre au charme de retrouver un époux, celui de me rendre une mère… Oh ! madame, a-t-elle ajouté en se jettant dans les bras de la présidente, que de maux on oublierait à ce prix !

Ici la belle épouse de Sainville cessa de parler : et comme il était tard, après de mutuelles marques de tendresse et d’affection, chacun se retira, excepté la présidente et le comte de Beaulé, qui passèrent une partie de la nuit à statuer tout ce qu’il y avait à faire pour completter le bonheur de ces jeunes époux. Ces décisions, dont on a bien voulu me faire part, feront le sujet de ma première lettre : il me semble qu’en voilà quelqu’unes de suite, dont la longueur mériterait des excuses, si ce qu’elles contiennent ne dédommageait pas un peu, selon moi, du tems que l’on perd à les lire. Je t’embrasse.

Fin de la sixième partie.

l étargie: léthargie commettai je: commettais-je

  1. Vingt pistoles font 240 liv.
  2. Voyez p.367, morceau réfuté par celui-ci ; voyez aussi la page où Brigandos dit laissez tous ces vilains vices là se punir les uns par les autres.
  3. Plut au ciel que ces effrayantes maximes ne se trouvassent qu’en Espagne, et qu’elles n’eussent jamais souillées nos annales !
  4. On a quelquefois demandé la raison de cette inconséquence, elle se trouve dans l’histoire du cœur humain ; ce ne sont pas les mauvais attributs des autres qui humilient notre orgueil, ce sont leurs perfections, moyennant quoi l’on prend peu garde à l’être entièrement mauvais quand on n’a point de rapports avec lui. Mais les qualités de l’être mixte, désespèrent l’amour-propre, révolté du bien, on veut voir s’il ne fait point de mal, et l’on met tous ses vices au jour pour se venger de ses vertus. Fatale conclusion, mais ne doutons pourtant point de sa bonté, la véritable sagesse est de se conduire à la guise des hommes, c’est le seul moyen d’être heureux, or d’après ce principe, celui qui a le malheur de ne pouvoir être tout-à-fait bon, fera beaucoup mieux d’être tout-à-fait méchant, que de mélanger l’un et l’autre ; il aura tort aux yeux de la vertu, mais grandement raison aux yeux des hommes ; et ce sont les hommes qui font notre sort. Réflexion affligeante mais juste.
  5. Tous ces détails locaux sont faits sur les lieux mêmes ; le lecteur peut être sûr de leur fidélité.
  6. La torture de la corde se donne en liant le criminel à une corde par les bras renversés en arrière. Par le moyen de cette corde qui joue dans une poulie, on enlève le patient de vingt & trente pieds, puis, après l’avoir ainsi laissé suspendu quelque tems, on le laisse brusquement retomber de toute la hauteur jusqu’à demi-pied de terre ; ces secousses lui disloquent toutes les jointures, lui crèvent souvent l’estomach, et font pousser des cris horribles. — La torture de l’eau consiste à faire avaler une quantité d’eau au patient, ensuite on le couche sur un banc creux, dans lequel on le serre à volonté. Ce banc a un bâton qui le traverse et qui tient le corps du patient comme suspendu. La position lui rompt l’épine du dos avec des douleurs incroyables. – La torture du feu est la plus rigoureuse de toutes. On allume un brâsier ardent, ensuite on frotte la plante des pieds du criminel de matières pénétrantes et combustibles : on l’étend par terre, les pieds tournés vers ce feu, et on les lui brûle ainsi jusqu’à ce qu’il avoue : ces trois tortures se donnent chacune l’espace d’une heure, et souvent plus. On y applique les femmes et les filles de tout âge, ainsi que les hommes, quelquefois couvertes d’une chemise de grosse toile, souvent nues ; mais de toutes manières elles sont toujours dépouillées devant leurs juges : ensorte, dit l’auteur, que nous transcrivons mot à mot dans cette note, que la plupart effrayées de cet immodeste appareil, disent et nient tout ce qu’on veut, afin d’éviter les tourmens. On n’a aucun égard, poursuit le même écrivain, ni à l’âge, ni au sexe : on y traite tout le monde avec une égale sévérité. Tous sont appliqués à la torture ou presque nuds, ou totalement nuds, suivant le caprice des inquisiteurs, qui ne manquent pas de traiter avec bien plus de rigueur les femmes ou les filles qui ne veulent pas leur être favorables. Celles qui pourtant se rendent n’en sont pas plus heureuses. Ils les engagent à se livrer à eux, en leur faisant esperer de les sauver, et dès qu’ils en ont joui, ils les condamnent à mort, afin que, par ce moyen le crime qu’ils commettent, se trouve enséveli. Leurs excès enfin montèrent à tel point, que Clément VI nomma une commission particulière pour informer contre leurs infamies. Ce fut Bernard, cardinal de Saint-Marc, qui en fut chargé. Voilà pourquoi enfin Miguet de Monsarre, auteur espagnol, dans son livre de Coena Domini, leur dit : —  Cimas esso mat echores comone tenegis verguenca, ni honoraque despues de aver Gozado las mugueres y Donzellas que entran en vuestro poder despudes de avertas Gozado las Entregays at Fuego o impios péores que los viejos de Suzanna.
    Voyez la seconde partie du tome II de l’histoire des Cérémonies religieuses des peuples du monde, et l’histoire des Inquisitions.
  7. Quelle plus grande preuve de la puissance des inquisiteurs, que la fin tragique de dom Carlos ? Philippe II, père de ce malheureux prince, ne lui fit perdre aussi cruellement la vie, que par l’instigation de ces scélérats.
  8. Si c’est là ce qu’on pense à l’école du malheur, elle n’est donc pas aussi bonne que les sots le croyent. Le capitaine Cook observe dans ses relations, que plus les gens de son équipage étaient malheureux, et plus il les trouvait cruels, alors dit-il ils se livraient au meurtre sans aucune raison, plus l’infortune semblait les presser, plus leurs esprits devenaient insensibles, plus leurs cœurs devenaient féroces, l’effet de l’infortune sur le cœur de l’homme, est de l’endurcir, voilà pourquoi le bas peuple est toujours plus cruel que les gens qui ont reçu une bonne éducation, si cela est, et nous ne devons pas en douter, l’infortune ne peut être bonne à rien, car ce qui blesse l’ame, ce qui éteint les sentimens de sensibilité, ne saurait qu’entraîner au crime. C’est quand l’homme est heureux, qu’il cherche à rendre tel tout ce qui l’approche ; tombe-t-il dans l’adversité, l’humeur, le dépit, le chagrin, corrompent son ame ; l’endurcissent, et le conduisent incessamment aux horreurs.
  9. Le marquis de Vauvenargues.
  10. Il ne s’agit pas de mettre en avant ici les intérêts de la société, la réponse aux objections de Bersac serait puérile : il est question de savoir pourquoi on punit. Assurément la peste nuit à la société, autant et beaucoup plus que le voleur de grands chemins. Cependant nous ne nous vengeons pas de la main qui nous envoie la peste, et nous rouons le voleur. — Pourquoi ? Répondez, suppots des loix qui commandent le meurtre répondez, voilà le seul état de la question.