Alladine et Palomides/Acte III
ACTE III
Scène I
On découvre Ablamore. Astolaine se tient sur le pas d’une porte entr’ouverte dans le fond de la salle.
Mon père, Je suis venue parcequ’une voix à laquelle je ne puis plus résister me l’ordonne. Je vous ai dit ce qui s’est passé dans mon âme lorsque j’ai rencontré Palomides. Il n’était pas semblable aux autres hommes… Aujourd’hui je viens vous demander votre aide… car je ne sais ce qu’il faudra lui dire… J’ai reconnu que je ne pouvais pas aimer… Il est resté le même, et c’est moi seule qui ai changé ou qui n’ai pas compris… Et puisqu’il m’est impossible d’aimer comme je l’avais rêvé celui que j’avais choisi entre tous, il faut bien que mon cœur soit fermé à ces choses… Je le sais aujourd’hui… Je ne regarderai plus du côté de l’amour ; et vous me verrez vivre autour de vous sans tristesse et sans inquiétudes… Je sens que je vais être heureuse…
Viens ici, Astolaine. Ce n’est pas ainsi que tu avais coutume de parler autrefois à ton père. Tu attends là, au seuil d’une porte à peine ouverte, comme si tu étais prête à fuir ; et la main sur la clef, comme si tu voulais me fermer à jamais le secret de ton cœur. Tu sais bien que je n’ai pas compris ce que tu viens de dire et que les mots n’ont aucun sens quand les âmes ne sont pas à portée l’une de l’autre. Approche-toi davantage et ne me parle plus. (Astolaine se rapproche lentement). Il y a un moment où les âmes se touchent et savent tout sans que l’on ait besoin de remuer les lèvres. Approche-toi… Elles ne s’atteignent pas encore, et leur rayon est si petit autour de nous !… (Astolaine s’arrête). Tu n’oses pas ? — Tu sais aussi jusqu’où l’on peut aller ? — C’est moi qui vais venir… (Il s’approche à pas lents d’Astolaine, puis s’arrête et la regarde longuement). Je te vois, Astolaine…
Mon père !… (Elle sanglote en embrassant le vieillard).
Tu vois bien que c’était inutile…
Scène II
Tout sera prêt demain. Nous ne pouvons attendre davantage. Il rôde comme un fou par les corridors du palais ; et je l’ai rencontré tout à l’heure. Il m’a regardé sans rien dire ; j’ai passé ; et comme je me retournais, j’ai vu qu’il riait sournoisement en agitant ses clefs. Lorsqu’il a vu que je le regardais, il a souri en me faisant des signes d’amitié. Il doit avoir quelque projet secret et nous sommes aux mains d’un maître dont la raison commence à chanceler… Demain, nous serons loin… Il y a de ce côté des pays merveilleux qui ressemblent au tien Astolaine a déjà préparé notre fuite et celle de mes sœurs…
Qu’a-t-elle dit ?
Rien, rien… Tu verras tout autour du château de mon père, — après des jours de mer et des jours de forêts — tu verras des lacs et des montagnes… non pas comme celles-ci, sous un ciel qui ressemble aux voûtes d’une grotte, avec des arbres noirs que les tempêtes font mourir… mais un ciel sous lequel on n’a plus peur de rien, des forêts qui s’éveillent toujours, des fleurs qui ne se ferment pas…
Elle a pleuré ?
Qu’est-ce que tu demandes ?… Il y a là une chose dont nous n’avons pas le droit de parler, entends-tu ?… Il y a là une vie qui n’appartient pas à notre pauvre vie, et dont l’amour n’a le droit d’approcher qu’en silence… Nous sommes ici, comme deux pauvres en haillons, quand j’y songe… Va-t’en ! va-t’en !… Je te dirais des choses…
Palomides… Qu’y a-t-il ?
Va-t’en. Va-t’en… J’ai vu des larmes qui venaient de plus loin que les yeux… Il y a autre chose… Il se peut cependant que nous ayons raison… mais ce que je regrette d’avoir ainsi raison, mon Dieu !… Va-t’en… je te dirai demain… à demain… à demain…
Scène III
Les chevaux attendent dans la forêt, mais Palomides ne veut pas fuir ; et cependant votre vie et la sienne se trouvent en danger. Je ne reconnais plus mon pauvre père. Il a une idée fixe qui trouble sa raison. Voilà trois jours que je le suis pas à pas en me cachant derrière les piliers et les murs, car il ne souffre pas que quelqu’un l’accompagne. Aujourd’hui, comme les autres jours, et des les premières clartés du matin, il s’est mis à errer par les corridors et les salles du palais, et le long des fossés et des remparts, en agitant de grandes clefs d’or qu’il a fait faire et en chantant à pleine voix, l’étrange chanson dont le refrain : Allez où vos yeux vous mènent a peut-être pénétré jusqu’au fond de vos chambres. Je vous ai caché jusqu’ici tout ce qui s’est passé, parce qu’il ne faut pas parler sans raison de ces choses. Il doit avoir enfermé Alladine dans cet appartement, mais personne ne sait ce qu’il en a fait. J’ai écouté aux portes chaque nuit et dès qu’il s’éloignait un instant, mais je n’ai jamais entendu aucun bruit dans la chambre… Entendez-vous quelque chose ?
Non ; je n’entends que le murmure de l’air qui passe par les petites fentes du bois…
Il me semble, en écoutant bien, que j’entends le grand balancier de l’horloge.
Mais quelle est donc cette petite Alladine, et pourquoi lui en veut-il ainsi ?
C’est une petite esclave grecque qui est venue du fond de l’Arcadie… Il ne lui en veut pas, mais… Entendez-vous ? — C’est mon père… (On entend chanter dans le lointain). Cachez-vous derrière les piliers… Il ne veut pas que quelqu’un passe par ce corridor. — (Elles se cachent. Entre Ablamore en chantant et en agitant un trousseau de grandes clefs).
Le malheur avait trois clefs d’or
— Il n’a pas délivré la reine —
Le malheur avait trois clefs d’or
Allez où vos yeux vous mènent.
Venez, venez ; ne faites pas de bruit. Il s’est endormi sur le banc. — Oh ! mon pauvre vieux père ! Comme ses cheveux ont blanchi ces jours-ci ! Il est si faible, il est si malheureux que le sommeil lui-même ne peut plus l’apaiser. Voilà trois jours entiers que je n’avais plus osé regarder son visage…
Il dort profondément…
Il dort profondément, mais on voit que son âme n’a jamais de repos… Le soleil vient tourmenter ses paupières… Je vais ramener son manteau sur son visage…
Quelqu’un s’approche dans le corridor. Venez, venez, placez-vous devant lui… Cachez-le… Il ne faut pas qu’un étranger le voie dans cet état…
C’est Palomides…
Je vais couvrir ses pauvres yeux… (Elle couvre le visage d’Ablamore). — Je ne veux pas que Palomides le voie ainsi… Il est trop malheureux.
Qu’y a-t-il ?
Il s’est endormi sur le banc.
Je l’ai suivi sans qu’il ait pu me voir… Il n’a rien dit ?…
Non ; mais voyez tout ce qu’il a souffert…
A-t-il les clefs ?
Il les tient dans la main…
Je vais les prendre.
Qu’allez vous faire ? Oh ! ne l’éveillez pas… Voici trois nuits qu’il erre dans le palais…
J’entr’ouvrirai sa main sans qu’il s’en aperçoive… Nous n’avons plus le droit d’attendre… Dieu sait ce qu’il a fait… Il nous pardonnera quand il aura recouvré la raison… Oh ! oh ! sa main n’a plus de force…
Prenez garde ! Prenez garde !
J’ai les clefs. — Laquelle est ce ? Je vais ouvrir la chambre.
Oh ! j’ai peur… n’ouvre pas tout de suite… Palomides…
Restez ici… Je ne sais pas ce que je vais, trouver… (Il va vers la porte, l’ouvre et entre dans l’appartement).
Est-elle là ?
Je ne vois rien… les volets sont fermés…
Prends garde. Palomides… Veux-tu que j’entre la première ?… ta voix tremble…
Non, non… Je vois un rayon de soleil qui passe par les fentes des volets.
Oui ; il fait grand soleil au dehors.
(sortant précitamment de la chambre) Venez ! Venez !… Je crois qu’elle…
Tu l’as vue ?…
Elle est étendue sur le lit… Elle ne bouge pas… Je ne crois pas que… Venez ! Venez ! (Tous entrent dans la chambre).
(Dans la chambre) Elle est ici… Non, non, elle n’est pas morte… Alladine ! Alladine !… Oh ! oh ! la pauvre enfant !… Ne criez pas ainsi… Elle s’est évanouie… Ses cheveux sont noués sur la bouche… Et ses mains sont liées sur le dos… Elles sont liées à l’aide de ses cheveux… Alladine ! Alladine… Allez chercher de l’eau…
(Ablamore qui s’est éveillé paraît sur le pas de la porte)
Mon père est là !…
C’est vous qui avez ouvert la porte de la chambre ?
Oui, c’est moi… Je l’ai fait — et puis ? — et puis ?… Je ne peux pas la laisser mourir sous mes yeux… Voyez ce que vous avez fait… Alladine… Ne crains rien… Elle ouvre un peu les yeux… Je ne veux pas…
Ne criez pas… Ne criez pas ainsi… Venez, nous allons ouvrir les volets… On n’y voit pas. Alladine… Elle est déjà debout. Alladine, viens aussi… Voyez-vous, mes enfants, il fait noir dans la chambre. Il y fait aussi noir que si l’on se trouvait à mille pieds sous terre. Mais j’ouvre un des volets, et voyez ! Toute la lumière du ciel et du soleil !… Il n’y faut pas un grand effort, et la lumière est pleine de bonne volonté… Il suffit qu’on l’appelle ; elle obéit toujours… Avez-vous vu le fleuve avec ses petites îles entre les prés en fleurs ?… Le ciel est un anneau de cristal aujourd’hui… Alladine, Palomides, venez voir… Approchez-vous tous deux du paradis… Il faut vous embrasser dans la clarté nouvelle… Je ne vous en veux pas. Vous avez fait ce qui est ordonné ; et moi aussi… Penchez-vous un instant à la fenêtre ouverte ; et regardez encore les douces choses vertes…