Alladine et Palomides/Acte IV
ACTE IV
Scène I
Ils m’ont bandé les yeux, ils m’ont lié les mains.
Ils m’ont lié les mains, ils m’ont bandé les yeux… Je crois que mes mains saignent…
Attendez. C’est aujourd’hui que je bénis ma force… Je sens que les nœuds vont céder… Encore un grand effort, et que mes poings se rompent ! Encore un grand effort. J’ai mes mains ! (Arrachant le bandeau) et mes yeux !…
Vous voyez ?
Oui.
Où sommes-nous ?
Où êtes-vous ?
Ici ; ne me voyez-vous pas ?
Mes yeux pleurent encore sous la trace du bandeau… Nous ne sommes pas dans les ténèbres… Est-ce vous que j’entends du côté où l’on voit ?
Je suis ici, venez.
Vous êtes au bord de ce qui nous éclaire. Ne bougez pas ; je ne vois pas tout ce qui vous entoure. Mes yeux n’ont pas encore oublié le bandeau. Ils l’ont serré à fendre mes paupières.
Venez, les nœuds m’étouffent. Je ne puis plus attendre…
Je n’entends qu’une voix qui sort de la lumière…
Où êtes-vous ?
Je n’en sais rien moi-même. Je marche encore dans les ténèbres… Parlez encore afin que je vous trouve. Vous semblez être au bord d’une clarté sans limites…
Venez ! Venez ! J’ai souffert sans rien dire mais je n’en pouvais plus…
Vous étes-là ? Je vous croyais si loin !… Mes larmes m’ont trompé. Je suis ici et je vous vois. Oh ! vos mains sont blessées ! Elles ont saigné sur votre robe, et les nœuds sont entrés dans les chairs. Je n’ai plus d’armes. Ils m’ont pris mon poignard. Je vais les arracher. Attendez. Attendez. J’ai les nœuds.
Ôtez d’abord le bandeau qui m’aveugle…
Je ne peux pas… Je n’y vois pas… Il me semble entouré d’un réseau de fils d’or…
Mes mains, alors, mes mains !
Ils ont pris des cordes de soie… Attendez, les nœuds s’ouvrent. La corde a trente tours… Voilà, voilà ! — Oh ! vos mains sont en sang… On dirait qu’elles sont mortes…
Non, non !… Elles vivent, elles vivent ! Voyez !…
(De ses mains à peine libres elle entoure le cou de Palomides et l’embrasse passionnément).
Alladine !
Palomides !
Alladine, Alladine !…
Je suis heureuse !… J’ai attendu longtemps !…
J’avais peur de venir…
Je suis heureuse… et je voudrais le voir…
Ils ont assujéti le bandeau comme un casque… — Ne te retourne pas ; j’ai trouvé les fils d’or…
Si, si, je me retourne…
Prends garde. Ne bouge pas. J’ai peur de te blesser…
Arrache-le ! Ne crains rien. Je ne peux plus souffrir !…
Je veux te voir aussi…
Arrache-le ! Arrache-le ! Je ne suis plus à la portée de la douleur !… Arrache-le !… Tu ne sais pas que l’on voudrait mourir… Où sommes-nous ?
Tu verras, tu verras… Ce sont des grottes innombrables… de grandes salles bleues, des piliers éclatants et des voûtes profondes…
Pourquoi me réponds-tu lorsque je t’interroge ?
Que m’importe où nous sommes si nous sommes ensemble…
Tu m’aimes déjà moins ?
Qu’as-tu donc ?
Je sais bien où je suis, quand je suis sur ton cœur !… Arrache donc le bandeau !… Je ne veux pas entrer comme une aveugle dans ton âme… Que fais-tu Palomides ? Tu ne ris pas lorsque je ris. Tu ne pleures pas lorsque je pleure. Tu ne bats pas des mains, lorsque je bats des mains ; et tu ne trembles pas quand je parle en tremblant jusqu’au fond de mon cœur… Le bandeau ! le bandeau !… Je veux voir !… Voilà, voilà, par dessus mes cheveux… (Elle arrache le bandeau). Oh !…
Y vois-tu ?
Oui… je ne vois que toi…
Qu’y a-t-il Alladine ? Tu m’embrasses comme si déjà tu étais triste…
Où sommes-nous ?
Pourquoi demandes-tu cela si tristement ?
Non, Je ne suis pas triste ; mais mes yeux s’ouvrent à peine…
On dirait que ta joie est tombée sur mes lèvres comme un enfant au seuil de la maison… Ne te retourne pas… J’ai peur que tu ne fuies et j’ai peur de rêver…
Où sommes-nous ?
Nous sommes dans des grottes que je n’ai jamais vues… Ne le semble-t-il pas que la lumière augmente ? — Quand j’ai ouvert les yeux je ne distinguais rien ; et maintenant, tout se découvre peu à peu. On m’a parlé souvent des grottes merveilleuses sur lesquelles sont bâtis les palais d’Ablamore. Il faut que ce soient elles. Personne n’y descendait ; et le roi seul en a les clefs. Je savais que la mer inondait les plus basses ; et c’est probablement le reflet de la mer qui nous éclaire ainsi… Ils ont cru nous ensevelir dans la nuit. Ils descendaient ici, avec des flambeaux et des torches et ne voyaient que les ténèbres, tandis que la lumière vient à notre rencontre parce que nous n’avons rien… Elle augmente sans cesse… Je suis sûr que l’aurore pénètre l’océan, et qu’à travers toutes ses vagues vertes, elle envoie jusqu’à nous le plus pur de son âme d’enfant…
Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
Je n’en sais rien… Je n’avais fait aucun effort avant de l’avoir entendue…
Je ne sais pas comment cela s’est fait. Je dormais dans la chambre où tu m’avais trouvée, et quand je me suis éveillée, j’avais les yeux bandés et mes deux mains étaient liées à ma ceinture…
Moi aussi, je dormais. Je n’ai rien entendu et j’avais un bandeau sur les yeux avant d’avoir pu les ouvrir. Je me suis débattu dans les ténèbres ; mais ils étaient plus forts que moi… Je dois avoir passé sous des voûtes profondes, car j’ai senti le froid tomber sur mes épaules ; et j’ai descendu si longtemps que je n’ai pu compter les marches… Personne ne t’a rien dit ?
Non ; personne n’a parlé. J’ai entendu quelqu’un qui pleurait en marchant ; puis, je me suis évanouie…
Alladine !
Que tu m’embrasses gravement…
Ne ferme pas les yeux quand je t’embrasse ainsi… Je veux voir les baisers qui tremblent dans ton cœur ; et toute la rosée qui monte de ton âme… nous ne trouverons plus de baisers comme ceux-ci…
Toujours, toujours !…
Non, non ; on ne s’embrasse pas deux fois sur le cœur de la mort… Que tu es belle ainsi !… C’est la première fois que je te vois de près… C’est étrange, on croit que l’on s’est vu parce qu’on a passé à deux pas l’un de l’autre ; mais tout change au moment où les lèvres se touchent… Voilà ; il faut te laisser faire… J’étends les bras pour t’admirer comme si tu n’étais plus à moi ; et puis je les rapproche jusqu’à ce que je touche les baisers et je n’aperçois plus qu’un bonheur éternel… Il nous fallait cette lumière surnaturelle !… (Il l’embrasse encore). Ah ! Qu’as-tu fait ? Prends garde, nous sommes sur la crête d’un rocher qui surplombe l’eau qui nous illumine. Ne recule pas. Il était temps… Ne te retourne pas trop brusquement. J’ai été ébloui…
On dirait que le ciel a coulé jusqu’ici…
Elle est pleine de fleurs immobiles…
Elle est pleine de fleurs immobiles et étranges… As-tu vu la plus grande qui s’épanouit sous les autres ? On dirait qu’elle vit d’une vie cadencée… Et l’eau… Est-ce de l’eau ?… elle semble plus belle et plus pure et plus bleue que toute l’eau de la terre…
Je n’ose plus la regarder…
Regarde autour de nous tout ce qui s’illumine… La lumière n’ose plus hésiter et nous nous embrassons dans les vestibules du ciel… Vois-tu les pierreries des voûtes ivres de vie qui semblent nous sourire ; et les milliers et les milliers d’ardentes roses bleues qui montent le long des piliers…
Oh !… J’ai entendu !…
Quoi ?
On a frappé sur les rochers…
Non, non ; ce sont les portes d’or d’un paradis nouveau qui s’ouvrent dans nos âmes et chantent sur leurs gonds !…
Écoute… encore, encore !…
Oui ; c’est là… C’est au fond des voûtes les plus bleues…
Ils viennent nous…
J’entends le bruit du fer contre le roc… Ils ont muré la porte ou ne peuvent pas l’ouvrir… Ce sont les pics qui grincent sur la pierre… Son âme lui a dit que nous étions heureux…
Oh !…
C’est une autre lumière…
Où sommes-nous ?
Je l’aime encore, Palomides…
Je t’aime aussi, mon Alladine…
Ils viennent…
Non, non, ne prends plus garde…
Alladine ?…
Oui…
Où sont-ils ?
Palomides !…
Alladine ! Alladine !…
Palomides !… C’est nous !…
Ne crains rien, nous sommes seules !…
Venez ! venez ! on vient vous délivrer !…
Ablamore s’est enfui…
Il n’est plus au palais…
Ils ne répondent pas…
J’ai entendu l’eau s’agiter !… par ici, par ici !
(Elles courent au rocher qui domine l’eau souterraine.)
Ils sont là !…
Oui, oui ; tout au fond de l’eau noire… Ils s’enlacent.
Ils sont morts.
Non, non ; ils vivent ! ils vivent !… Voyez…
Au secours ! au secours !… Appelez !…
Ils ne font aucun effort pour se sauver !…