Allie/10

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L’action paroissiale (p. 53-56).
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VIII


La journée, commencée sous les auspices d’un soleil éblouissant, se continuait dans toute la splendeur d’une idéale journée d’été canadien. C’était la félicité assurée pour les futurs époux, puisque le bonheur est promis à ceux sur qui le soleil luit le jour de leur mariage.

Un à un, les curieux arrivaient sur le terrain de l’église et se massaient près de la porte. Presque toute la population de la paroisse était réunie, formant deux haies, entre lesquelles les mariés devaient descendre pour se rendre à l’église.

— Les voici ! murmura la foule.

En effet, le cortège s’avançait au pas lent des chevaux de ferme, attelés, pour la circonstance, aux bogheis américains, montés sur des roues de broche encerclées de bandes de caoutchouc.

Les garçons et les filles d’honneur occupaient les deux premières voitures, suivies de celle de la mariée, accompagnée de son père, et de celle du marié, également accompagné de son père.

Le violoneux, conscient de toute l’importance de sa fonction, ayant sa « blonde » à ses côtés, suivait de près les mariés. Après lui venait toute la noce dans trente voitures identiques aux premières.

La mariée sauta lestement par-dessus les hautes roues caoutchoutées, en ayant l’air de dire à l’assistance qu’elle salua gracieusement : faites-en autant.

Pour ne pas être en reste de souplesse, le marié sauta en bas de sa voiture à pieds joints par-dessus les roues, aux applaudissements de l’assistance.

Les filles d’honneur, moins lestes ou plus rusées, se laissèrent choir dans les bras de leurs galants, qui les déposèrent doucement sur le tapis qui s’avançait jusqu’au chemin.

Le violoneux, qui avait regardé d’un œil jaloux la performance des mariés, se dit sans doute qu’il les éclipserait tous les deux. Il saisit son violon, commença à jouer un air populaire, puis sauta par terre sans perdre une note, comme si ce geste eût été prévu dans l’exécution de son morceau.

Les applaudissements furent unanimes, le marié et la mariée se joignant aux autres pour souligner l’habileté du violoneux.

S’étant placés deux par deux, les invités suivirent en bon ordre les héros de la fête, précédant la foule des curieux qui, bientôt, envahit l’église comme pour la grand’messe du dimanche.

Le mariage se fit simplement, suivant les rites de l’Église, mais dignement, comme cela se fait toujours à la campagne. Après la cérémonie, le cortège se remit en marche. Les toilettes claires des femmes tranchaient sur la teinte sombre des habits masculins. Les chevaux, pomponnés et enrubannés des couleurs les plus variées, traînaient lourdement les légers véhicules dans lesquels étaient remontés les invités. Malgré la gaucherie naturelle de cette noce campagnarde, il s’en dégageait un air de dignité, j’allais dire de grandeur, mêlé à une franche gaieté française.

Les citoyens du bas Saint-Laurent, purs de tout alliage, même intellectuel et moral, avec l’élément anglais, ont conservé presque intacte la saine gaieté qui est la principale caractéristique de la race française. Ni le flegme ni le spleen n’ont pu s’emparer de leur âme.

Non, décidément, ce n’était pas si changé que cela à Port-Joli ! Les coutumes d’autrefois étaient encore bien vivantes ! L’heure exquise que je venais de vivre était l’une des plus consolantes, depuis mon retour au pays.

— Écoutez ! les amis, avait dit le marié avant de partir. Si ça vous fait plaisir de venir aux noces, c’est sans cérémonie. Tout le monde est invité. Vous nous avez fait la politesse d’assister à notre mariage, faites-nous le plaisir de venir aux noces. À tous les hommes, je promets une danse avec la mariée.

Tout en se servant probablement d’un langage plus recherché, un homme du monde n’eût pas fait plus galamment les choses. C’est que, si la gaieté gauloise a gardé ses droits au Canada français, la vieille politesse française y a aussi conservé toute sa saveur. Qu’elle se pratique au faubourg, au premier ou au deuxième rang de la paroisse, l’hospitalité traditionnelle du petit peuple canadien ne s’est jamais démentie.

— Il est malheureux que ma fille Cécile ne soit pas ici ! me dis-je à mi-voix. Elle qui n’a jamais vu le pays de son père, mon cher pays, elle aurait été très intéressée.

En retournant à l’hôtel, je vis M. Latour à mes côtés.

— Ç’a été bien la noce ! n’est-ce pas, Monsieur Reillal ? Ce fut une vraie noce canadienne. Entre nous, j’aime mieux ça que toutes les folies des villes. (Il était converti.)

— Et quel air de santé, hein ?

— Oui ; pas de rouge de pharmacie, mais de vraies bonnes framboises écrasées sur les joues ! Et du sang vermeil ! Pas besoin pour eux de se refaire en villégiature ! C’est le peuple de la campagne qui sauvera la race !