Allie/30

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L’action paroissiale (p. 186-192).
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XXVIII


La grand’route était presque déserte. Cette absence de voitures me permit d’admirer, encore une fois, la grande nature canadienne, à nulle autre pareille. À ma droite, le grand fleuve gris, que les montagnes du Nord encadrent de leurs pics élevés ; à ma gauche, la campagne vallonneuse, où mûrissait une moisson abondante. Tout le long de la route, les maisons de ferme très propres, peinturées des couleurs les plus variées, et les granges blanchies à la chaux, formant relief sur cette luxuriante campagne, respiraient la paix et le bien-être. Les troupeaux de vaches laitières paissaient tranquillement dans de gras pâturages bordant la route. Les nichées d’enfants qui, proprement vêtus, accouraient aux portes pour voir passer les automobiles, remplissaient mon esprit de charmes et faisait gonfler mon cœur de patriotisme. Pourquoi donc traite-t-on ma race d’arriérée ? Serait-ce parce que, les lois divines étant observées, des essaims d’enfants remplissent les maisons, constituant ce qu’on a justement appelé « la revanche des berceaux » ? Pourquoi marchander à une race si prolifique sa part de soleil sous le ciel canadien ? Serait-ce que l’habitant, attaché au sol, est la forteresse contre laquelle viennent se briser toutes les attaques, tous les assauts assimilateurs ? Serait-ce encore que cette minorité ethnique montre des qualités égales, sinon supérieures, à la majorité ?

Toutes ces pensées passaient et repassaient dans mon esprit, quand, en passant aux Trois-Saumons, mon regard s’arrêta sur l’ancien domaine des de Gaspé. Une boîte sans élégance remplaçait l’ancien manoir seigneurial. Il ne restait que quelques vestiges de ce passé historique, sous la forme de vieux hangars, dont la noirceur des murs marquait la décadence.

Je fis halte, devant la barrière de la maison de ferme qui remplace le vieux manoir détruit par un incendie. Une femme travaillait dans le jardin, près de la maison. J’ouvris la barrière et me dirigeai vers elle.

— Vous êtes propriétaires du vieux domaine, Madame ? lui dis-je en l’abordant.

— Oui et non ! C’est pas exactement moi, c’est mon mari qui est le propriétaire.

— Je parlais au pluriel, sachant qu’au Canada la femme possède toujours autant que son mari.

— Si j’vous comprends mal, c’est p’t’être parce que vous parlez en tarmes !

— En disant vous, je voulais dire, en sous-entendu, votre mari et vous.

— Ah ! j’comprends. Vous êtes un descendant des de Gaspé, j’suppose ?

— Non, mais les choses historiques m’intéressent beaucoup.

— Y a du monde comme ça, paraît-il. Il en vient souvent, ici, qui disent la même chose que vous. Ça doit être des gens qui n’ont pas grand’chose à faire !

— Vous croyez ?

— Oui, c’est tous des gens qui arrivent ici en « machines », qui viennent nous parler du vieux manoir des de Gaspé ! Tenez ! Aimeriez-vous à voir le portrait de la bâtisse ?

— Avec plaisir ! Cela ne vous dérange pas trop ?

— Ça m’permettra de me reposer. On travaille assez fort chez les habitants ! J’dis pas ça pour me plaindre, vous savez ! Mais…

— Vous avez une grosse famille ?

— J’ai quasiment honte d’le dire ! J’ai seize enfants bien « grouillants ».

— Je vous félicite, Madame !

— C’est plus facile que d’les nourrir ! Vous ne devez pas en avoir « gros », vous ! Vous êtes p’t’être ben garçon, « itou » ?

— J’ai une fille.

— Y me semblait ! Si vous en aviez élevé seize, sur une terre, vos félicitations seraient moins enthousiastes !

— C’est à voir !

— Entrez toujours, Monsieur, pendant que je décrotterai mes souliers.

— Je suis navré de tant vous déranger, Madame !

— Inquiétez-vous pas ! J’vas m’laver les mains et j’su-t’à vous ! Tiens ! voici mon homme qui arrive. J’vous l’présente…

— Mon mari, Monsieur !

— Olivier Reillal !

— Pas le petit Olivier à Joseph ?

— Lui-même !

— Y a ben du « sacre » !

— Vous me connaissez ?

— Si j’te connais ? J’cré ben ! J’sus ton parrain !

— Mon oncle Philippe ? Je vous croyais mort !

— Comme tu vois, nous sommes bien en vie. Tu vas entrer ta « machine », qu’on jase un peu !

— Permettez que j’embrasse d’abord ma tante, que je n’ai pas reconnue !

Après quelques minutes de conversation, je m’excusai de ne pouvoir prolonger ma visite. On voulut me garder encore pendant quelques minutes, mais enfin je pus partir, après avoir promis d’arrêter en revenant.

Il me fallait maintenant rattraper le temps perdu ! Je me hâtai de regagner mon auto restée sur le bord du chemin. Mon oncle me suivit jusqu’à la barrière. Une idée me passa par la tête, comme il cheminait à mes côtés.

— Votre propriété est-elle à vendre ? lui dis-je à brûle-pourpoint.

— Ça dépend, Olivier. Si je trouvais mon prix…

— Et quel est ce prix ?

— J’te dis ben franchement, Olivier, j’n’y ai pas pensé !

— Pensez-y, mon oncle ! Je vous en reparlerai.

Je filai un peu plus vite, après avoir quitté le vieux domaine historique tombé, par je ne sais quel hasard, entre les mains de mon oncle. Je commençai à bâtir des châteaux, non pas en Espagne, mais sur la propriété de mon oncle. Pourquoi ne pas faire revivre le passé par la reconstruction aussi fidèle que possible de l’ancien et premier manoir seigneurial ? Au Canada et dans le bas du fleuve en particulier, il reste si peu de vestiges de ce passé où, pendant deux siècles, le drapeau fleurdelisé flotta si glorieusement sur notre jeune pays !

Cette course enchanteresse et ces projets remplissaient mon âme des plus douces émotions. Je fus bientôt en face du promontoire de Québec. Je traversai Lévis par la basse-ville, afin de serrer de plus près le fleuve tout en contemplant plus à mon aise le cap Diamant. Je voyais déjà la silhouette élégante du pont de Québec, dans le lointain. Comme j’en approchais, un train rapide le traversa. Quel spectacle ! Je filai par le chemin de la rive sud qui borde le grand fleuve sur presque toute sa longueur, de Lévis à Saint-Lambert.

Quoique le fleuve se rétrécisse à mesure qu’il remonte vers sa source, l’intérêt se maintient tout le long du trajet. Je découvrais, pour ainsi dire, un pays nouveau, car, avant l’apparition de l’auto, qui connaissait sa province ? On aurait pu compter sur les doigts de la main les gens qui avaient fait en voiture le trajet de Québec à Montréal.

Afin de jouir plus à mon aise de cette nature enchanteresse, je descendis à l’auberge Beauséjour, à Deschaillons, où je trouvai le charme d’une hospitalité toute française, joint à celui de me voir dans une vieille maison de pierre.

Trois couples d’Américains, qui, soit dit en passant, me font toujours penser à de grands enfants quand ils voyagent, séjournaient à Deschaillons, depuis trois jours. Ils étaient enchantés, m’avouèrent-ils, de se trouver dans une hôtellerie canadienne-française. Ils s’évertuaient à parler français, tout en s’amusant à feuilleter un dictionnaire de poche, pour trouver les mots qui leur permettraient de converser avec leur charmante hôtesse ou de traduire le menu français, quand il leur était présenté.

We cannot tear ourselves away from here ! me dit le plus âgé. It is so charming ! Je me demandais en moi-même ce qu’en penseraient les nombreux propriétaires de Inns, échelonnés le long des grandes routes nationales.