Allie/31

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L’action paroissiale (p. 192-195).
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XXIX


Une panne d’automobile n’obligea à voyager la nuit et je n’atteignis la capitale que sur les petites heures. Me croyant arrivé de la veille, le premier ministre m’envoya chercher pour visiter le nouveau parlement, remplaçant l’ancienne Chambre des Communes et celle du Sénat, consumées par les flammes au cours de la guerre mondiale.

Vraiment, j’ai trouvé dans ce nouveau palais législatif un air de grandeur auquel n’avaient pas atteint les constructions similaires dans mon pays d’adoption. Il ne m’appartient pas d’établir des contrastes. Je me borne à les constater.

Une grande animation régnait au Château Laurier, quand je retournai à mes appartements. On préparait la réception que devait me faire le premier ministre.

Au banquet du soir, on eut la délicatesse de faire proposer la santé de l’Union Sud- Africaine par un député de Québec. Je n’ai pas à la mémoire les paroles flatteuses qu’il m’adressa, mais je rapporte aussi fidèlement que passible mes propres paroles en réponse à cette santé.

Monsieur le Premier Ministre,

Mesdames, Messieurs,

Noblesse oblige, avez-vous dit, Monsieur Dauvergne, qui, si galamment et en un si noble langage, avez proposé de boire à la santé de mon pays d’adoption, l’Union Sud-Africaine. J’espère que je serai à la hauteur de ma tâche.

Par une délicatesse hautement appréciée, on a voulu que celui qui proposa cette santé fût de ma race, de mon sang, de ma province. Je dis, à dessein, ma province, car l’exil volontaire que je me suis imposé, pendant vingt ans, n’a altéré en moi ni le noble sang de France qui coule dans mes veines, ni la foi ancestrale, héritage légué par l’ancienne mère patrie après l’avoir implanté sur le sol d’Amérique, ni le souvenir de mon beau pays de Québec.

Vous avez voulu aussi, avec une générosité qui vous honore, que ce soit ce Canadien-Français, qui n’a jamais flanché, même aux heures les plus sombres de sa carrière, qui propose cette santé. De tout cela, je vous remercie du fond du cœur.

Vous m’avez fait l’insigne honneur de reconnaître mon origine française, en faisant proposer dans la langue de Bossuet la santé d’un autre pays, bilingue comme le vôtre, comme le nôtre plutôt, de par la loi, mais, contrairement au Canada, intégralement bilingue dans la pratique. Oui ! Pays bilingue en fait et en loi, où les deux langues sont sur un pied d’égalité en tout et partout.

Pays bilingue, où la majorité n’essaye pas d’écraser la minorité, où chacun est libre d’atteindre son plein épanouissement, en se servant de sa langue propre, d’idéaliser ses sentiments raciques à la hauteur des plus nobles ambitions, tout en travaillant pour le bien commun du pays.

Vous vous demandez sans doute, et j’admets votre légitime curiosité, quel élément prédomine dans ma circonscription électorale. C’est l’élément majoritaire, c’est-à-dire hollandais, le même qui prédomine au parlement et qui fait respecter les droits de la minorité anglaise, par la production simultanée des documents et publications officielles dans les deux langues. Tout est bilingue, chez nous, depuis le timbre-poste jusqu’à la monnaie de papier, excepté les cœurs qui, dans un mutuel respect pour le sang qui coule dans les veines de chacun, savent vivre en paix sans se fusionner.

Quoique plus jeune que le Canada, l’Union Sud-Africaine a su, dès sa naissance, s’affirmer pays bilingue. L’élément anglais, qui constitue la minorité, a posé cette condition lors de l’union, et cette condition a été respectée et le sera toujours.

Présumant que les mêmes sentiments animent la majorité canadienne, je la félicite et la remercie au nom de ma race, grande à l’égale de l’autre, plus grande peut-être, elle qui a subi le martyre de la conquête et qui a soutenu de vaillants combats pour défendre sa liberté enfin reconquise.

M. Dauvergne a bien voulu faire allusion à ma fortune. Laissez-moi lui dire que ces biens, que la Providence a mis entre mes mains, n’ont pas extirpé de mon cœur l’amour de ma race. Mon exil volontaire sous le soleil brûlant d’Afrique n’a pas séché le sang de ce cœur qui vibre encore si intensément aux souvenirs de mon enfance !

Si j’ai conservé là-bas, malgré l’acquisition d’une troisième langue, l’amour de la mienne, c’est qu’elle est encore la plus belle et la plus noble, c’est que je l’ai apprise sur les genoux de mes deux mères : ma mère selon le sang et ma province ! C’est pourquoi je l’aime comme ma mère, car celui qui renie sa mère est un misérable !

Buvons donc à la santé des deux nations sœurs !


À la demande des députés de langue anglaise, je répétai mot à mot mon discours en anglais. Je ne fus pas étonné de recevoir d’eux autant d’applaudissements, sinon plus, que de mes compatriotes.

Cette digression patriotique me permet d’affirmer que je n’apprends rien à mes compatriotes en leur disant que le tort fait à notre langue ne doit pas toujours être imputé à l’adversaire, mais bien plus souvent à nous-mêmes.

Au milieu de ce tintamarre où le patriotisme débordant de mon cœur avait coulé à profusion, ma pensée s’était souvent envolée vers Port-Joli, où l’amie d’enfance attendait mon retour.