Allie/39

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L’action paroissiale (p. 241-245).
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XXXVII


Le train pour Québec passait à Port-Joli au milieu de la nuit. Je me fis conduire à la gare par le grand Barthélémy Sansfaçon, qui essaya, mais en vain, de savoir le but de mon voyage. Il dut se contenter du paiement de sa course.

lendemain, le transatlantique qui faisait escale à Québec me prenait à son bord. Six jours plus tard, je débarquais à Cherbourg et, après un court séjour à Paris, j’étais avec Cécile à Bourg-Saint-Andéol.

À ma grande joie, mon enfant s’était complètement dépouillée de son accent hollandais. Elle parlait comme une Française ou, encore, comme une Canadienne. Elle exulta de joie quand je lui fis part de mes projets d’avenir. Je lui parlai longuement d’Allie et, de son côté, elle me posa mille questions a son sujet. Elle finit par me dire : « Je l’aime, moi aussi, Mme  Montreuil, et j’aimerai Jacques, Olive et Marie comme des frères et des sœurs. Quelle joie pour moi qui brûle du désir de vivre au sein d’une vraie famille, comme j’en vois en France et comme je suppose qu’il en existe au Canada. Une fille unique, ce n’est pas une famille, n’est-ce pas, papa ?

— Oui, lui répondis-je, si Dieu le veut ainsi !

— J’ai des nouvelles de maman, interrompit-elle. Elle ne dit pas un mot de vous, papa, mais elle dit toutes sortes de choses désagréables contre les religieuses !

— Tu les aimes, toi, les religieuses ?

— Ah ! oui, elles sont si bonnes !

— Alors, juge par toi-même. Ta mère n’a pas eu l’avantage de les connaître comme toi ! Pardonne-lui, parce que ce n’est pas de sa faute si, à la place de la charité, on lui a enseigné les préjugés ! Rappelle-toi les paroles du Sauveur sur la croix !

Cécile baissa les yeux et poussa un long soupir. Je rompis le premier le silence.

— Préviens la supérieure que je désire la voir. Nous partons dans deux jours pour le Canada.

— Oh ! que je suis heureuse, papa ! Voir votre pays que vous aimez tant, le grand fleuve dont vous nous parliez avec tant d’enthousiasme, la neige qui recouvre la terre comme une nappe blanche que l’on place sur la table ! Dites, papa, Mme  Montreuil est-elle jeune ?

— Elle est de mon âge, puisque nous étions des amis d’enfance !

— J’avais oublié. Et les enfants, quel âge ont-ils ?

— Jacques est à peu près de ton âge, Olive a seize ans et Marie treize, je crois. Eux aussi t’attendent avec hâte !

— Alors, nous formerons une seule famille ?

Un sanglot faillit m’étouffer, mais je me ressaisis. Pourquoi laisser percer la douleur qui menaçait de faire éclater mon cœur ? Mon enfant connaîtrait bien assez tôt les amertumes de la vie !

— Nous serons plutôt deux familles, mon enfant, mais plus unies peut-être que ne l’est parfois une seule famille mal assortie !

La Mère supérieure, que j’avais fait prévenir du départ de Cécile, frappa à la porte du parloir. Je lui expliquai, en quelques mots, mes projets. Elle me questionna sur le Canada, où les religieuses de la Présentation de Marie ont plusieurs maisons.

— J’ai toujours désiré, me dit-elle, visiter ce beau pays, où nous sommes presque aussi chez nous qu’en France !

Une idée germa tout à coup dans mon cerveau. Si je lui confiais la tâche de reconduire Cécile à Port-Joli !

— Peut-être une occasion s’offrirait-elle pour vous de visiter la Nouvelle-France !

— Ces bonheurs ne sont pas faits pour les religieuses !

— Il y a des devoirs qui procurent parfois de ces bonheurs !

— Tous les devoirs procurent du bonheur, même le sacrifice généreusement accepté !

— Si je vous demandais d’accompagner ma fille au Canada ?

— C’est peut-être plus compliqué que vous ne le croyez ! D’abord, il faudrait la permission de Mère générale, et puis… je suis directrice de cette maison !… Mes devoirs d’état avant tout, Monsieur Reillal !

— Voulez-vous que j’en parle à Mère générale ?

— Je ne voudrais pas vous en empêcher ! me répondit-elle d’un air un peu sceptique.

Je décidai de tenter l’effort. Le jeu en valait bien la chandelle, puisque cet arrangement m’évitait un voyage au Canada ! C’était autant de temps gagné, en vue de mon retour définitif !

L’entrevue que j’eus avec la Mère générale fut décisive.

— Je dois visiter nos maisons du Canada cette année même, dit-elle. Sœur Madeleine du Sauveur sera ma compagne. Elle fera la traversée à vos frais, me dit-elle d’un air de satisfaction.

— Si j’achetais deux billets d’aller et retour ?

— Alors, ce serait parfait ! Nous n’avons pas le droit de refuser la charité ! Je vous prends au mot !

J’allai annoncer la nouvelle à Cécile. Elle parut un peu désappointée, mais je la consolai en lui promettant d’être de retour plus tôt, pour ne plus la quitter.