Allie/40

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L’action paroissiale (p. 245-256).
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XXXVIII


Le premier train pour Calais passait dans une heure. Je remis à la Mère générale la somme nécessaire au voyage et je quittai mon enfant en lui souhaitant un bon voyage.

Durant mon séjour à Londres, je réussis à intéresser lord Sarsfield à mes projets. Trois semaines plus tard, je prenais le bateau pour Capetown.

Je revis sans joie ce pays qui m’avait pourtant favorisé de plusieurs manières. Je descendis à l’hôtel même où j’avais été arrêté pour meurtre. Là, j’écrivis la lettre suivante à Allie :

Capetown, le 10 octobre 19..

Madame Olivier Montreuil,

Port-Joli, Canada.

Ma chère Allie,

Au moment où je trace ces lignes, peut-être Cécile est-elle déjà chez toi ! Je vous vois ensemble, par la pensée ; Cécile, un peu dépaysée par la nouveauté de l’ambiance et des lieux, et toi, chère amie, cherchant à l’orienter dans ce nouveau milieu. Je suis persuadé, cependant, que Cécile s’habituera vite au charme de ta compagnie, à sa nouvelle situation. L’atavisme ne saurait que prendre rapidement le dessus dans cette petite âme bien disposée et enthousiaste de notre pays même avant son départ de Bourg-Saint-Andéol.

Si tu avais été témoin de l’impression que fit sur elle l’annonce de mes projets, surtout quand je lui ai parlé de toi ! Nul doute que mon enthousiasme fut, malgré moi, communicatif !

Les femmes qui sont intégralement femmes ont cette intuition naturelle d’un bonheur latent chez ceux qu’elles aiment. Cécile n’a pas été sans comprendre tout ce que j’ai souffert de vexations de la part de sa pauvre mère ! Car elle n’a pas hérité de son tempérament ; elle tient plutôt de moi, du côté de la sensibilité.

Elle sera chez elle chez toi, entourée déjà, j’en suis sûr, de tes soins vraiment maternels. Tu connais, toi. l’amour d’une mère pour son enfant, et je sais, moi, combien cet amour déborde d’un cœur bien né comme le tien ! Donne-lui, chère amie, une parcelle de l’amour que tu as voué aux tiens. Ils n’en souffriront pas, puisque tu as prodigué à ces petits êtres que Dieu t’a confiés tes sentiments de tendresse, que ni l’épreuve ni la misère n’ont pu altérer. Si minime que tu fasses à Cécile la part de cet amour, elle lui suffira, car elle en a été privée totalement et elle l’accueillera avec avidité, comme la miette de pain tombée de la table du riche.

Je n’ai pas encore vu celle qui persiste à porter mon nom. La verrai-je ? Dieu aidant, peut-être lui ferais-je la charité d’une visite à l’hôpital où elle est présentement confinée, par suite, m’a-t-on dit, d’une crise d’urémie. On me dit qu’elle a souvent d’affreuses crises d’hystérie. Peut-être se rend-elle compte de sa folie ? Elle est cependant trop orgueilleuse pour avouer ses torts ! Les avouerait-elle, maintenant, que je ne changerais pas mes projets d’avenir ! Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé, car je suis conscient d’avoir toujours fait mon devoir envers elle ! Je n’ai rien à me reprocher ! Je ne pouvais renier ma foi ni mettre celle de ma fille en danger, et consommer par là le fruit de mon imprudence ! Ce n’était pas moi qui avais manqué à la parole donnée !

Mon bonheur est désormais au Canada, dans une situation anormale, si tu veux, mais où rien ne pourra troubler une douce quiétude que la Providence aura mise à notre disposition.

J’inclus une lettre à Cécile. Embrasse-la bien fort pour moi ! Embrasse aussi les chers tiens, qui m’intéressent presque autant que toi-même !

Veuille croire, chère amie, à ma plus tendre affection et au désir de te revoir.

Olivier

Trois jours plus tard je recevais la lettre suivante écrite après l’arrivée de Cécile à Port-Joli :

Port-Joli, le 19 septembre 19..

Monsieur Olivier Reillal, M. P.,

Capetown, Afrique du Sud.

Mon cher Olivier,

Deux heures après la réception de ton second câblogramme, je recevais une dépêche de New-York, dans laquelle Mère Marie-Saint-Ambroise m’annonçait l’arrivée du groupe.

Je tombai d’une émotion à une autre, avant que l’effet de la première ne fût effacé. Je t’attendais avec Cécile de New-York, et je reçois un câblogramme de Capetown ! Quand je lus l’en-tête et la date, je me sentis glacée par tout mon être et restai, pour un instant, figée par cette missive inattendue. Je ne saisis pas bien, au premier abord, la portée de ton message. Quand je me fus remise de ma première émotion, je lus, mot par mot, ta communication, m’arrêtant à chaque syllabe, pour mieux en saisir le sens. Je ne suis pas habituée aux abréviations. Je poussai un soupir de soulagement quand je compris que c’était pour gagner du temps que tu avais changé ton programme.

Ainsi avertie, je fus moins surprise de la dépêche de Mère Marie-Saint-Ambroise. J’avais hâte de voir ta Cécile et je répondis que je les attendais avec anxiété.

Deux jours plus tard, j’eus le bonheur d’ouvrir ma porte à ton enfant. Ma réception a-t-elle été aussi chaude que je l’aurais voulue ? J’ai tout lieu de le croire. Cécile s’est jetée dans mes bras et nous nous sommes embrassées avec effusion. Nous avons pleuré toutes deux, dans cette première étreinte. Quand, enfin, nos yeux mouillés de larmes se rencontrèrent, nous nous étions comprises. Je l’ai lu dans ses prunelles brunes ; elle a dû lire, dans les miennes, l’affection que je lui portais déjà, car elle s’est de nouveau jetée sur moi, dans une nouvelle étreinte, moins nerveuse, mais plus affectueuse que la première.

Comme elle te ressemble, Olivier ! Je l’aurais reconnue sur la rue. Elle a l’air bien heureuse avec mes petits, qui lui ont fait un accueil fraternel. Déjà, on dirait qu’ils se connaissent depuis toujours. Ils se tutoient comme de vrais frère et sœurs. Au moment où j'écris, ils font parler Cécile en hollandais et s’amusent à essayer de prononcer les mots qu’elle articule et qu’ils répètent plus ou moins bien, si j’en juge par l’hilarité que Cécile manifeste.

Hier soir, Cécile est allée jouer au tennis à la Bastille, avec Jacques. Elle s’est beaucoup plu dans la compagnie des villégiateurs attardés à l’hôtel. (M. Latour n’est pas encore parti.) Je l’ai mise en garde contre notre traître vent du nord-est, l’ennemi de tout le monde ici. Elle a bien hâte de voir la neige canadienne ! Peut-être sera-t-elle rassasiée quand nous aurons été ensevelis six mois sous l’avalanche.

Quand reviens-tu au Canada, combler le vide de ton absence à Port-Joli ?

J’ose espérer que tu n’auras pas trop de difficultés à liquider tes affaires !

J’aborde en tremblant un sujet trop intime peut-être, mais n’y aurait-il pas moyen de te réconcilier avec celle qui a eu le privilège de porter ton nom pendant tant d’années ? Ah ! n’y vois aucune immixtion de ma part dans tes affaires personnelles ! Mais un bon conseil n’a jamais nui ; et Dieu sait que je ne voudrais pas t’engager dans une fausse direction. N’y vois pas non plus quelque désir de m’arracher à la douce tâche que tu m’as confiée, car ce serait avec un chagrin réel que je me verrais obligée de renoncer à cette vie nouvelle que, dans mon esprit, j’ai déjà idéalisée. C’est pour elle, cette pauvre femme, qui, peut-être uniquement parce qu’elle n’a pas eu l’avantage d’une formation toute chrétienne et catholique, ne voit pas les choses sous le même angle que nous. Encore une fois, n’y vois ni crainte ni regrets de ma part, mais l’unique souci de notre bonheur à tous.

J’attendrai la lettre annoncée dans ton câblogramme avant de t’écrire de nouveau. Tu as dû recevoir le mien, qui t’a, sans doute, tiré d’inquiétude, en attendant cette lettre. Quand je songe qu’elle ne te parviendra pas avant un mois, cela me fait mesurer toute la distance qui sépare Port-Joli de Capetown ! Heureusement que le câble rapproche les distances ! Ainsi, nous nous sentons un peu plus près de toi. Cécile joint une lettre à la mienne. Elle te dira mieux que moi ses impressions.

Affectueusement,
Allie
Capetown, le 25 novembre 19..

Madame Olivier Montreuil,

Port-Joli, Canada.

Ma chère Allie,

À Port-Joli, aujourd’hui, on fête sans doute la Sainte-Catherine. Ici, c’est la « saint-ennui » qui règne, car le temps me pèse depuis mon retour au Cap. Chez nous, la « bordée » de la Sainte-Catherine vous enveloppe peut-être dans un tourbillon de neige folâtre qui voltige autour de vos têtes. Ici, c’est le sable brûlant qui « poudre » comme la neige au Canada.

Depuis mon arrivée, j’ai revécu tout mon passé dans ce pays lointain, passé qui semble plutôt tenir du rêve que de la réalité ! Je passe souvent des nuits d’insomnie, à récapituler dans ma mémoire les péripéties de mon départ du Canada pour le pays du soleil, départ qui cependant a laissé dans mon cœur plus d’ombre que de lumière.

Si j’avais pu greffer sur mes vingt ans d’alors mon expérience des vingt dernières années, j’aurais orienté ma vie d’une autre manière. Qu’aurait été la tienne, chère amie, sans ce malentendu ? À quoi bon, cependant, récriminer contre un passé irréparable ! Pourquoi remonter sans cesse le courant qui ne pourrait que me conduire à la source de tous mes troubles ? Ne vaut-il pas mieux, chère amie, et pour toi et pour moi, nous laisser bercer par les douces illusions qui peuvent encore embellir notre existence ? J’ai hâte d’avoir mis ordre à mes affaires, pour retourner vers vous tous.

La session bat son plein, ici. J’occupe mon siège à la Chambre, quand mes loisirs me permettent de me rendre à Pretoria ; mais je ne trouve plus aucun intérêt à la politique sud-africaine. Là où est le cœur, là est l’esprit, et c’est vers vous que convergent toutes mes pensées. À quoi bon prolonger mon séjour ici ! Je résignerai mon siège aussitôt après la session qui achève. Est-ce assez significatif ? Je le fais sans regret, moi qui y tenais tant auparavant !

J’imagine, comme je le disais au commencement de ma lettre, que la neige couvre de sa nappe blanche toute la région de Port-Joli. Cécile doit en avoir pour son compte ! Je me rappelle encore, comme dans un rêve, la satisfaction de se sentir bien au chaud, dans les maisons confortables du Canada, pendant que la tempête fait rage au dehors. En avons-nous de ces fameuses tempêtes à Port-Joli ? Te rappelles-tu quand je charroyais les bûches d’érable, pour entretenir le feu dans le gros poêle à deux ponts ? Ici, le soleil nous cuit tout vivants, et je ne sais ce que je donnerais, en ce moment, pour un souffle de la bise canadienne ! Les tempêtes de sable font souvent rage, et nous sommes obligés de nous munir de goggles pour nous protéger la vue. Vraiment, j’aime mieux la « poudrerie » canadienne ! Car, si la neige nous colle au visage, elle a du moins l’effet de nous fouetter le sang et de le faire sortir à fleur de peau ! Ce qui faisait dire à un Anglais : « En Angleterre, les roses fleurissent en été, dans les jardins, et, au Canada, sur les joues des femmes, en hiver. »

Je cueille en imagination une de ces roses charmantes et, après en avoir respiré le doux parfum, je baise les pétales qui s’effeuillent sous la chaleur de mon haleine. Si cette fleur était toi, Allie !

Embrasse la mienne et les tiens pour moi, avec la même affection pour tous.

À toi, que puis-je dire de mieux que : au revoir !

Olivier

Dans cette lettre, j’avais peut-être donné trop libre cours à mes sentiments débordants d’affection. Une âme isolée qui aspire à la sympathie a parfois de ces élans qu’il vaudrait mieux brider, pour les mieux maîtriser ; mais, invariablement, la bride glisse sur le cou et la fougue reprend son élan impétueux et renverse tous les obstacles.

Je reçus en réponse la lettre suivante :

Port-Joli, le 23 décembre 19..

Mon cher Olivier,

Sais-tu que j’ai éprouvé du chagrin en lisant ta lettre du vingt-cinq novembre, toute remplie d’affection, trop, peut-être ! Il ne faut pas oublier, cher ami d’enfance, ta situation irrégulière ! Tu n’en es pas responsable, mais tu dois en subir les conséquences !

C’est au prix de nombreux sacrifices que survivra cette amitié que les événements se sont chargés de raviver et qui est maintenant ma raison de vivre ! Je tremble à la pensée que je vivrai désormais si près de toi ! Oh ! ce n’est pas que je manque de confiance en toi ! C’est une simple inquiétude de femme, peut-être, mais qui me suit partout !

Cependant, ne vois pas dans ces réflexions un refroidissement des sentiments fraternels qui m’ont toujours unie à toi, même quand je te croyais perdu à jamais. N’y vois plutôt que la crainte naturelle d’une pauvre petite femme désemparée et qui craint pour sa propre faiblesse ! Si je ne connaissais la noblesse naturelle de tes sentiments, je dirais tout de suite non à toutes tes propositions ! Mais j’ai confiance en toi !

D’ailleurs, Cécile n’est-elle pas pour moi, maintenant, une sauvegarde ?

J’aime cette enfant que le hasard ou plutôt la Providence a jetée dans mes bras ! Elle a l’air heureuse, très heureuse même. On dirait vraiment qu’elle a toujours vécu avec les miens ! Jacques l’initie aux différents sports canadiens. De ton temps, le ski n’était pas encore en honneur au Canada. Cécile s’y adonne avec Jacques. Olive et Marie préfèrent le patin. Peut-être sont-elles plus de notre temps ! Je trouve ma part de bonheur à les voir s’amuser ensemble.

Tu dois bien t’imaginer que Cécile poursuit ses études au couvent, ici, avec Marie et Olive, n’est-ce pas ? Elle aime bien les religieuses, qui la payent de retour ! J’aurai beaucoup de choses à te raconter de vive voix, car je suppose toujours que tu nous arriveras avec la brise du printemps !

Les architectes auxquels tu as confié le soin de faire le plan du manoir sont venus me soumettre les préliminaires de leur travail. Ils me paraissent avoir trouvé la note juste, si j’en juge d’après les gravures que j’ai vues au presbytère. En passant, je te dirai que M. le curé me parle souvent de toi et qu’il revient toujours sur les résultats épatants de la tombola.

Il fait une tempête terrible au dehors. La boîte à bois se vide souvent de ses bûches. Dommage que tu ne sois pas ici, comme autrefois, pour la remplir à mesure qu’elle se vide ! En attendant, Jacques y voit. Nous n’avons pas de servantes ; nous nous arrangeons bien seules. Cécile fait sa part de la besogne, avec une joie d’écolière en vacances. Nous sommes plus chez nous, de cette manière.

C’est dans ces sentiments de quiétude et de bonheur latent que je te dis toute mon affection.

Allie

J’avoue que je lus profondément remué par la lecture de cette lettre. Cette chère Allie avait-elle vu dans mes sentiments, exprimés avec trop de chaleur, des intentions inavouables ? Sa délicatesse d’âme était sans doute pour beaucoup dans sa crainte puérile. Puérile ? L’était-elle réellement ? Oui ! Après tout, je connais le fond de mon cœur, et le respect infini que je porte à Allie.

Deux mois à peine me séparaient d’elle. En lisant sa dernière lettre, je restai sous cette impression charmante qu’elle était une femme qui, tout en aimant bien, savait garder la mesure.

Je lui répondis en ces termes :

Capetown, le 27 janvier 19..

Ma chère Allie,

Les sentiments de crainte que tu as exprimés avec tant de sincérité dans ta bonne lettre du vingt-trois décembre m’ont ému et m’ont porté à la réflexion. Connaissant la délicatesse de ton âme sensitive, j’ai éprouvé je ne sais quels sentiments de plaisir, mêlé de regrets.

J’ai sans doute été imprudent de me laisser emporter par l’enthousiasme ! Mais je me sentais si seul qu’il me semblait qu’en déversant le trop-plein de mon cœur dans le tien je me rapprocherais de toi. Tu me pardonnes, chère amie ? Je ne recommencerai plus. J’ai d’ailleurs une bonne raison, puisque c’est la dernière lettre que je t’écris avant mon départ.

Dans un mois j’aurai tout liquidé. Réflexion faite, et après consultation avec les directeurs, je conserve mes intérêts dans la compagnie de diamants. Je ne pourrais faire de placement, plus sûr. J’ai chargé mes avocats de surveiller mes intérêts et, à moins de complications graves, il n’y a aucun danger. Même si l’Afrique est réellement au bout du monde, j’y reviendrai, comme j’y suis déjà venu, si c’est nécessaire.

Celle qui fut ma femme prend du mieux et en réchappera. J’en suis heureux pour elle, et j’ai donné instruction aux médecins de ne rien épargner pour sa guérison, quoique, légalement, j’aie déjà pourvu à son entretien.

Je lui ai annoncé mon départ définitif pour le Canada et lui ai fait part de mes projets d’avenir. Elle sait, que Cécile est chez toi, mais elle n’a pas versé une larme à la pensée de se voir séparée de son enfant pour toujours. Les entrailles maternelles ne sont pas toutes identiques ! Peut-être a-t-elle cette force de dissimulation commune à ceux de sa race ! Peut-être aussi que, derrière cette impassibilité apparente, se cachent des douleurs intimes et profondes ! Mais bien habile serait celui qui pourrait percer cette croûte mystérieuse ! Dieu sait, cependant, ce qu’une larme peut attirer de sympathie ! Je l’ai attendue en vain, cette larme de repentir !

Je serais parfois porté à qualifier de scénario cette partie de ma vie, si Cécile n’était pas là pour me rappeler à la réalité. Seul, qu’aurais-je fait avec cette enfant ? J’aurais erré d’un endroit à un autre, comme une âme en peine ! Avec toi pour guide, je la sais en sûreté, et je suis heureux de me confiner dans ce bonheur !

À mon arrivée, je me mettrai immédiatement à la tâche de la reconstruction du manoir.

Voudras-tu remettre la lettre ci-incluse à Cécile ?

Reste assurée de mon entière affection.

Olivier