Proverbes dramatiques/Alménorade

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Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 155-168).


ALMÉNORADE,
TRAGÉDIE.

DIXIEME PROVERBE.


PERSONNAGES


Le SULTAN. Grand Costume Turc.
ALMÉNORADE, Princesse.
ORCANOR, Général d’Armée.
ELMIRE, Confidente d’Alménorade.
HASSAN, Confident du Sultan.
ORMIN, Confident d’Orcanor.
Deux GARDES, du Sultan.
Le SOUFFLEUR, habit simple, sans chapeau.


La Scene est dans le Palais du Sultan.

Scène premiere.


Le SULTAN, HASSAN.
Le SULTAN.

Ecoute, cher Hassan, & sois comme une souche.
Sur ce que tu sauras, n’ouvre jamais la bouche.

HASSAN.

Seigneur, des confidents je suis le plus discret,
J’entends & ne dis mot, parlez, me voilà prêt.

Le SULTAN.

Tu connais de mes feux le douloureux martyre ;
Mais à toi, mon ami, je ne peux trop le dire :
L’ingrate Alménorade, en consumant mon cœur,

Dans le Prince Orcanor, voit toujours son vainqueur ;
Je n’en saurois douter, son ardeur est extrême.

HASSAN.

Vous le croyez, Seigneur ?

Le SULTAN.

Vous le croyez, Seigneur ? Tout prouve qu’elle l’aime ;
Mais pour m’en assurer, de cet ambitieux
J’avance le retour en ces lieux aujourd’hui.

HASSAN.

Quel est votre projet ? Comment ! Couvert de gloire,
Voulez-vous lui montrer, après cette victoire,
Que sur les Maroquins, il vient de remporter ?…

Le SULTAN.

Lorsque je veux parler, veux-tu bien m’écouter :
Fait pour ramper, tu veux, ainsi que le vulgaire,
Pénétrer mes desseins ! c’est le sort ordinaire
De nos ingrats Sujets ; leurs desirs curieux,
Sur les décrets du Trône osent lever les yeux :
Quand le fer du fourreau, sortant brille & s’apprête,
On voit encor lever leur imprudente tête…
Mais j’entends Orcanor, il vient dans ce séjour
Aux yeux d’Alménorade exprimer son amour ;
De cent coups de poignard, tu vas quand tu te flatte,

Sentir percer ton cœur, ame vile, ame ingrate.

Il met la main sur son poignard.
Le SOUFFLEUR.

Mais, Monsieur, ce n’est pas encore là le moment de tuer.

Le SULTAN.

Hé, Monsieur, je le sais bien, mêlez-vous de souffler & laissez-moi faire. Il se redresse.

Voici quelqu’un, je crois. Je ne me trompe pas.
Ah, c’est Alménorade. Ô Dieux ! Qu’elle a d’appas !

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Scène II.

Le SULTAN, ALMÉNORADE, ELMIRE, HASSAN.
ALMÉNORADE.

Je vous cherchois, Seigneur, en ce jour plein de charmes,
Pour vous féliciter sur le sort de vos armes.

Le SULTAN.

Il est pour moi bien doux ; puisque dans le butin,
Pour vos pantoufles, j’ai beaucoup de maroquin :
En voyant à vos pieds cette marque de gloire,
Je goûterai bien mieux le prix de la victoire ;

Mais plus heureux encor, si formant chaque pas,
Elle les dirigeoit pour venir dans mes bras :
En partageant mon Trône & ma toute-puissance,
Vous verriez votre Roi, sous votre obéissance
N’avoir plus de desirs, ne former plus de vœux,
Que de voir de vos jours, tous les instans heureux.

ALMÉNORADE.

Ô Dieux ! qui, moi, Seigneur ? Je n’y dois point prétendre ;
Vous savez de mon cœur, que l’amour le plus tendre
Ne pourra s’effacer ; vous connoissez mes vœux,
Songez que vous avez approuvé ces beaux feux…

Le SULTAN.

Quoi, vous me résistez ! vous méprisez ma flamme !
Ah, si je m’en croyois !… Je ne dis rien, Madame ;
Mais le Prince Orcanor, que vous allez revoir,
Ne doit plus près de vous, avoir aucun espoir.
Adieu.

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Scène III

ALMÉNORADE, ELMIRE.
ALMÉNORADE.

Adieu !Que m’a-t-il dit ! quoi, ce n’est pas un songe !
Dans quel abyme affreux un tel amour me plonge !
Le retour d’Orcanor, faisoit tout mon bonheur,
Ce retour à présent me comble de frayeur ;
Je crains pour lui, pour moi, pour cet amour fidelle…
Je devrois l’éviter !… quelle peine cruelle !
Te fuir, cher Orcanor ! quand le plus tendre amour
Devroit te couronner avant la fin du jour !
Elmire, soutiens-moi… quels conseils dois-je suivre ?
Pour toi, barbare affreux, non je ne saurois vivre.

ELMIRE.

Dissimulez, Madame, & devant le Sultan,
Ayez ce doux regard qui flatte un tendre amant ;
Il est doux de tromper le tyran qu’on abhore,
Quand c’est pour conserver l’amant que l’on adore.

ALMÉNORADE.

Hé bien, cet art en moi va briller aujourd’hui,
Pour toi, cher Orcanor… mais, que vois-je ! c’est lui !

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Scène IV.

ALMÉNORADE, ORCANOR, ELMIRE, ORMIN.
ORCANOR.

Oui, Madame, c’est moi, que la gloire ramène
Dans les fers de l’amour dont il chérit la chaîne ;
Lui seul fait des héros ; en soupirant pour vous,
Qui coupe tête & bras, goûte un plaisir bien doux !
De l’avare Acheron, en contentant l’envie,
J’espérais avec vous, rendre autant à la vie,
Que mon bras à la mort a livré d’ennemis…
Que vois-je ! cet espoir ne m’est-il plus permis ?

ALMÉNORADE.

Que dites-vous, ô Ciel !

ORCANOR.

Que dites-vous, ô Ciel ! Vous soupirez, Madame !
Vous répandez des pleurs, trahissez-vous ma flâme ?

ALMÉNORADE.

Le croyez-vous, Seigneur ? Un vainqueur tel que vous,
D’aucun autre mortel peut-il être jaloux ?
Faites-vous cette injure à la plus tendre amante,
À ce cœur plein de vous, à mon ardeur constante ?

ORCANOR.

Si vous m’aimez toujours, qui peut vous allarmer ?
Les flambeaux de l’hymen, pour nous vont s’allumer,
Je ne vous comprends point : ah ! ma chere Princesse,
Qui peut troubler ainsi ce moment d’allégresse ?

ALMÉNORADE.

Le sort cruel, hélas ! qui va nous séparer.
Ô Dieux ! je sens mon cœur prêt à se déchirer !
Un amour trop fatal va faire notre perte ;
Quelle main à l’instant, cher Prince, m’est offerte !
Un maître impétueux, veut dans ce même jour,
Qu’en partageant ses feux j’approuve son amour.

ORCANOR.

Et vous y consentez ?

ALMÉNORADE.

Et vous y consentez ? Ah ! que sur moi la foudre

Plutôt tombe en éclats & me réduise en poudre,
Que de cesser jamais d’adorer & d’aimer,
Un Prince malheureux qui m’a trop su charmer !

ORCANOR.

Hé bien, venez, fuyons, il en est tems encore ;
Avant que je revoie un monstre que j’abhore,
Même avant que l’ingrat apprenne mon retour,
Nous serons éloignés de ce fatal séjour.

ALMÉNORADE.

J’entends du bruit ; c’est lui, calmez votre colère,
Comptez sur mon amour, Prince, & laissez-moi faire.

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Scène V

Le SULTAN, ALMÉNORADE, ORCANOR, ELMIRE, HASSAN, ORMIN, GARDES.
Le SULTAN.

Quand je vous ai mandé, lorsque je vous attends,
Occupé d’autres soins, ici je vous surprends,
Orcanor ; quel dessein en secret vous fait rendre
Auprès d’Alménorade ? ici je viens l’apprendre ;
Parlez, & sans détours.

ALMÉNORADE.

Parlez, & sans détours.Il vous cherchoit, Seigneur.

Le SULTAN.

Non, je vois malgré lui, le trouble de son cœur,
Tous ses soins sont pour vous, ignorant ma tendresse…

ALMÉNORADE.

Ah, quelle est votre erreur ! connoissez ma foiblesse,
Il me trompait l’ingrat, et lorsque je l’aimois,
Que m’unissant à vous, de lui je m’occupais,
J’apprends que ce vainqueur aime une Maroquine,

Et qu’il veut épouser cette infâme coquine.
Par cet hymen affreux, puisqu’il sait m’outrager,
Sans hésiter je dois & je veux me venger.
Dans ces derniers regrets d’une douleur amère,
Pardonnez-moi, Seigneur, cette juste colère ;
En m’occupant de vous, je vais voir effacer
Le trait que son amour avoit su me lancer…

Le SULTAN.

Orcanor, est-il vrai ? parlez ici sans feinte.

ORCANOR.

Seigneur, le tendre objet dont mon âme est atteinte,
Dont je suivrai toujours la trop charmante loi,
N’attendra pas long-tems pour recevoir ma foi ;
Je vous l’ose assurer, même devant Madame,
Rien n’éteindra jamais cette divine flâme.

Le SULTAN.

Vous vous jouez ainsi de ma crédulité !
Non, non, ne comptez plus, ingrats, sur ma bonté ;
J’avais tout entendu, je sais ce qui se passe ;
Dans ma juste fureur, n’attendez point de grâce.

Il tire son poignard, pour frapper Orcanor.

Vous périrez.

Le SOUFFLEUR.

Hé non, Monsieur.

Le SULTAN.

Vous périrez. Il se tourne du côté d’Alménorade.

Le SOUFFLEUR.

Arrêtez donc, ce n’est pas cela.

Le SULTAN.

Mais, Monsieur, il faut bien que je tue quelqu’un.

Le SOUFFLEUR.

Je vous dis que non.

Le SULTAN.

Mais c’est dans la piece.

Le SOUFFLEUR.

Et c’est une faute d’impression…

Le SULTAN.

Comment, voyons ?

Le SOUFFLEUR, sur le Théâtre.

Tenez, lisez vous-même.

Le SULTAN.

Mais à la fin ?

Le SOUFFLEUR, cherche.

Ah ! cela est vrai.

Le SULTAN.

Hé bien, pour mieux t’apprendre à lire l’errata,
Imbécille souffleur, c’est toi qui périra.

Il le frappe.
Le SOUFFLEUR, dans les bras des Gardes.

Que je suis malheureux ! je meurs, que l’on m’emporte ;
Mais qu’on rende à chacun, son argent à la porte.


Fin du dixieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

10. Souffler, n’est pas jouer.