Alphonse Daudet (Léon Daudet, 1898)/II

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Bibliothèque Charpentier (p. 17-88).

CHAPITRE  II
VIE ET LITTÉRATURE

Mon père n’a jamais séparé la vie de la littérature. C’est le secret de son influence. L’art, pour lui, c’était l’achèvement. Créer des types et libérer des cœurs, voilà ce qu’il souhaitait avant tout.

Il m’a conté maintes fois que l’amour de la vie dévora sa jeunesse et qu’il dut à ma mère « son collaborateur dévoué, discret et infatigable », de ne point dissiper follement les dons reçus de la nature qu’il employa plus tard d’une manière si noble. Il ne pensait guère à la gloire et laissait réservée cette grave question de l’avenir qui attend les œuvres des morts.

Je lui lus un jour une phrase de Lamartine, dans le Cours de littérature, qui le frappa, qu’il me fit répéter, comme lorsqu’il ensemençait sa mémoire. Le poète y signale : « ce merveilleux frisson de sensibilité, présage du génie, s’il ne sombre dans la passion. » Ce frisson de sensibilité, mon père l’estimait la source de toute œuvre durable. Dans certains articles nécrologiques, par ailleurs bien intentionnés, j’ai lu cette phrase qui m’a fait sourire qu’« Alphonse Daudet n’était point un penseur ». Penseur à la façon pédante, faiseur d’abstractions et jongleur du vague ; cela, certes, il ne le fut jamais. Mais j’ai là, sur ma table, ses cahiers de notes, où journellement, infatigablement, avec un scrupule et une patience incroyables, il inscrivait l’incessant travail de son cerveau. On trouve de tout dans ces petits livres, recouverts de moleskine noire, griffonnés en tous sens, raturés sur la page, lorsque cette page avait servi. C’est d’abord un tumulte, un bourdonnement, un frémissement singulier et j’imagine que cette belle âme s’est révélée là tout entière, avec ses soubresauts, ses tourbillons, départs et retours, ses flammes brèves ou ses nappes de feu. Puis, avec beaucoup d’attention, on distingue une sorte de rythme, un mouvement harmonieux de l’esprit qui part de la sensation simple, s’inspire de tableaux pittoresques, visions de voyages, rêves ou souvenirs, traverse ces régions colorées et sonores où s’accomplit le miracle de l’art, où une impression vive devient, par le mystère de la genèse, l’origine d’un livre ou d’une pièce. Ensuite le ton s’élève. Cela reste vivant et clair, mais devient plus serré, plus précis. Les mots, gonflés d’expérience, juxtaposés sans lien apparent, néanmoins selon une attraction profonde, telle que les couleurs ou les traits dans une ébauche de Velasquez ou de Rembrandt, les mots d’un réalisme parfois cruel, tremblants d’angoisse et de sincérité, paraissent, ainsi que des visages, modelés par le cœur et les sens, éveillent des réflexions innombrables. Et de cette manière abrégée, de cette cohésion qui vibre, de ce tissu de chair et de nerfs sortent d’étonnantes formules, de fulgurants témoignages sur soi-même, d’une généralité plus grande que ces idées détachées de l’homme où se perd la métaphysique.

En résumé, ce travail d’analyse perpétuelle, d’une bonne foi qui va jusqu’au cri, montre dans la pensée de l’écrivain une ascension, une épuration continues, un zèle de porter la lumière par tout le ténébreux réseau de l’être, et comme une idéale patience.

Il y a plus que de la patience. Il y a de l’esprit de sacrifice. Je disais parfois en riant à mon père : « Comme tu es de sang catholique ! » Ces cahiers nous dévoilent, en dernier examen, l’état de sensibilité complexe d’une âme où le dogme s’est sans doute obscurci, mais où la religion a laissé son empreinte en ce qu’elle offre de touchant et d’implacable. Il est dur de se scruter sans relâche, il est dur d’inscrire sans réserve tout ce que l’on éprouve, tout ce que l’on subit. Les jeux de la vie et de la mort, la lente attaque de nos tissus, le déroulement de nos espoirs, de nos désillusions, sont un effroi pour la plupart des hommes. L’ultime terreur est de nous-mêmes. C’est cette terreur, ce sourd besoin de s’évader de la conscience qui nous rend somnambules, hésitants devant la confession que notre cœur fait à notre cœur par le silence des nuits et des jours, comme nous menons notre vie obscure. Les plus forts demeurent des enfants dans le berceau d’une ignorance qu’ils engourdissent volontairement, qu’ils maintiennent muette et ténébreuse.

Montaigne, Pascal et Rousseau, trois admirations forcenées de mon père. Il était de cette grande famille. Son Montaigne ne le quittait pas, il annotait Pascal, il défendait Rousseau contre les reproches honorables de ceux qui ont honte de la honte, qui se détournent du charnier. Sans trêve il descendait en ces puissants modèles, se perdait dans leurs cryptes, consultait les silences redoutables qui s’étendent entre leurs aveux. Il prenait une de leurs pensées et vivait avec elle comme avec une amie, comme avec une sœur oubliée dont il examinait les ressemblances, les dissemblances, d’après le grave scrupule qu’il portait aux choses sensibles. Il interrogeait son entourage, ceux qui passaient et jusqu’aux faits du jour. De ces trois génies si mûrs et si vastes il chérissait la sincérité. Il se les proposait en exemples. À force de converser avec eux, il s’était imprégné de leur substance. N’est-ce point là besogne de penseur ?

Or, de tous les livres grand ouverts, celui qu’il feuilleta davantage, ce fut le livre de la vie. Impressionnable comme nous le connaissions, ses années de jeunesse avaient dû être pour lui un accumulat inouï de sensations, d’énervements de tout genre qu’il sut classer dans son âge mûr. Mais la maturité, et c’est là une de ses caractéristiques les plus surprenantes, ne fut pour lui ni un dessèchement ni un arrêt. Il conserva intacte jusqu’au bout, élargie seulement par la souffrance, la faculté de s’émouvoir. Cette faculté précieuse et si rare, dans nos entretiens nous la comparions à une plaie par où la force circule, s’épanchant de l’être vers la nature, montant de la nature à l’être. Je me rappelle qu’il l’assimilait à la blessure de la Sainte Lance.

« — Voici, me disait-il, une de mes visions. Notre-Seigneur est sur la croix. C’est l’aube, une aube froide et poignante. Vers le martyre amoureux de la vie jusqu’au point de la perdre afin qu’elle se répande sur tous en charité et en rédemption, vers le Maître montent les bruits de la ville qui s’éveille, des sons, et des odeurs de grillades, de foules, puis, plus près, les gémissements, les longues plaintes au pied de la croix. Il boit cela par tous les pores et le goût du fiel s’assoupit, tandis que s’apaise la torture des clous, de l’exposition et de la lance. »

Il n’allait pas plus loin, mais pesait sur les derniers mots pour que je suive les prolongements. Et il n’insistait point sur ces beaux rêves, laissant à l’auditeur le soin de les compléter, sachant qu’il comprend mieux, celui qui ajoute un peu de lui-même.

Cette sensibilité, aiguë souvent jusqu’à l’inexprimable, restait cependant directe et n’attaquait jamais la règle de vie. Celle-ci, toute simple et limpide, demeurait en lui intransigeante. Mon père détestait la perversité, les jeux malsains de la conscience où se complurent certains hommes remarquables.

Cette sensibilité était toujours en éveil. Dans ses petits cahiers, il parle des heures sans grâce, où le prêtre voit s’éloigner la foi, où l’amoureux épouvanté se consulte sur son amour. C’est une de ses préoccupations de ne point s’endurcir dans la douleur, de rester accessible à toutes les émotions. Je ne lui ai point connu d’heures sans grâce.

Il avait une façon de raconter qui n’appartenait qu’à lui, que n’oublieront jamais ses amis ni ceux qui une fois l’ont entretenu. Son récit suivait le souvenir, s’y adaptait comme un vêtement mouillé. Il reproduisait dans leur ordre les faits et les sensations, supprimant les intermédiaires, ne laissant comme il disait que « les dominantes ».

« Les dominantes », ce terme revenait souvent sur ses lèvres. Il entendait par là les parties essentielles, indispensables, les sommets du livre ou de la nouvelle : « c’est là, ajoutait-il, qu’il faut faire porter la lumière ».

Il répétait aussi : « Les choses ont un sens, un endroit par où on peut les prendre. » Et dans ce vague terme de choses, il enfermait l’animé comme l’inanimé, ce qui se meut et s’exprime, comme ce qui s’agite ou se pèse.

Nous pénétrons ainsi le secret de sa méthode, moins simple qu’elle ne le semble d’abord.

Amant du réel et du vrai, il n’interrompit jamais sa quête. Tant qu’il put sortir, il fréquenta les milieux les plus divers, ne négligeant aucune occasion, surtout ne méprisant personne. Il détestait singulièrement le mépris comme une des formes de l’ignorance. Qu’il s’agît d’un homme de cercle, dans un salon, ou d’un artiste ou d’un malade, qu’il s’agît d’un indigent sur la route, d’un garde forestier, d’un passant, d’un ouvrier rencontré par hasard, mon père se servait de sa sociabilité prodigieuse ou de son exquise bonté pour dépasser la région banale où ne s’échangent qu’hypocrisies, et pénétrer au cœur de l’être. Il inspirait cette confiance étrange qui vient de la joie d’être compris, qui se double par la compassion. Et cette compassion n’était pas jouée. J’ai vu les gens les plus divers se livrer à lui avec béatitude. Combien souffrent de leur secret ! Combien se sentent seuls sur la terre, ne rencontrant partout qu’égoïsme !

J’ai prononcé le mot de « méthode ». Il sonne faux pour une action si humaine. Mon père, avant tout, suivait son penchant, qui était d’aimer son semblable, de se plaindre ou de se réjouir avec lui. Ma mère, mon frère et moi lui faisions des plaisanteries tendres sur la colère où le mettait le récit de telle injustice, sur la part personnelle qu’il prenait aux phénomènes les plus éloignés de lui.

Lorsqu’une cruelle maladie restreignit son existence, dans des proportions moindres d’ailleurs qu’on ne l’a affirmé, il ouvrit sa porte grande. Il accueillait toutes les misères. Il écoutait patiemment le récit de toutes les détresses. Jamais on ne l’entendit se plaindre d’avoir interrompu son travail pour soulager une douleur vraie. Très peu le dupèrent et abusèrent de lui, car il savait dépister le mensonge par une extraordinaire sagacité. Mais cela même ne l’irritait point : « Le pauvre diable, nous disait-il ensuite avec son délicieux sourire, le pauvre diable a cru me tromper. Je lisais la fausseté sur son visage, je la devinais au tressaillement d’un petit muscle que je connais bien, là, à l’angle des lèvre ; elle m’apparaissait par l’ambiguïté de ses yeux. À un moment, j’ai failli me trahir. Bah ! Il est malheureux tout de même ! »

L’homme parti, il notait de la conversation ce qui lui avait paru singulier et digne de mémoire. Et sa mémoire même était infinie, car, malgré sa myopie, à plusieurs années de distance il se rappelait un nom, une figure, un geste, un tic, une parole. À un de ses anciens condisciples du lycée de Lyon, qu’il n’avait pas vu depuis trente ans, il demanda tout à coup : « Vous avez bien encore sur l’ongle d’un pouce, je crois, cette petite marque sanglante qui m’étonnait quand vous écriviez ? »

Ses souvenirs les plus vifs étaient ceux de ses émotions qu’il nous restituait avec une fidélité intégrale. J’ai dans les oreilles le récit d’un incendie, où les flammes crépitaient encore, où se poursuivaient en désordre des silhouettes de femmes demi-nues et de pompiers. Il se montrait, aspergeant, aspergé, une lance à la main. Il avait dix ans. « Reste-là, petit » lui avait dit un des sauveteurs. Il y resta jusqu’à ce que les flammes vinssent griller ses sourcils et lui lécher les mains. Il n’avait oublié ni les cris, ni le craquement des poutres, ni les lueurs, ni l’effroi sur les figures, ni son propre émoi mêlé d’allégresse. Et comme il rendait tout cela ! En quels traits justes et saisissants !

Une autre fois, c’est une inondation, la brusque crue du Rhône, les « coups de bélier » de l’eau par les caves qu’il évoque, ajoutant le détail au détail, les regards tournés vers le passé. « Des barques, la barque où je suis, mon ivresse du danger, les inondés par grappes sur les toits des maisons, les gouffres grondants, les tourbillons, l’irrésistible des eaux furieuses ».

Le propre d’un esprit pareil, c’est de faire une tapisserie avec tant d’images disparates, de tout grouper, de tout classer, à son insu, par le lent travail de la réflexion, par l’agglomérat des images, par cette descente des impressions vives, qui les mettent de contact les unes avec les autres et forment le faisceau. Le propre d’un esprit pareil, c’est d’utiliser les moindres traits pour son incessant labeur, de comparer, de déduire, d’amplifier sans déformations, comme le cœur bat ou le poumon respire.

Prenez les œuvres des grands écrivains. Notez avec soin les « dominantes ». Il serait bien surprenant que vous ne remarquiez point, à travers les descriptions les plus riches et les plus nombreuses, deux ou trois tableaux fixes qui reviennent périodiquement, chargés de nouvelles couleurs. Parmi tant de caractères qu’ont créés Balzac, Gœthe ou Dickens ou Tolstoï, il est quelques tournures primordiales, quelques éléments de nature foncière qui sont des centres et des repères. La vie les donna au génie. Le génie les rend à la vie en les ornant de son prestige.

Ainsi en fut-il pour mon père. Je me rappelle son étonnement quand, ayant prié son ami Gustave Toudouze de faire un « selectœ » de ses œuvres, où ne se trouveraient que des exemples d’amour maternel, il constata, le long de ses romans et de ses drames, le retour perpétuel de ce motif de « la mère », laquelle est le summum de la tendresse humaine. La figure de celle qui nous conçoit, nous porte, nous nourrit, nous élève, souffre de nos souffrances, s’illumine de nos joies et se sacrifie incessamment pour nous, cette figure admirable et sans tache l’avait envahi à son insu. Elle était pour lui le plus grand, le plus profond problème du cœur, et ce problème l’avait tourmenté sous toutes ses formes, sans qu’il y prît garde.

Il attachait un prix immense aux émotions qui nous ouvrent la vie. « Il est un âge, s’écriait-il, où l’on est achevé d’imprimer. Ensuite viennent des seconds tirages. » Et souvent je l’ai trouvé occupé par cette pensée, corollaire de la précédente : « Il y a dans l’homme un centre, un noyau qui ne change pas, ne vieillit pas, n’acquiert pas de rides. De là l’étonnement devant la chute si prompte des années, les modifications fonctionnelles et physiques. »

Quand une de ces remarques le tenait, il ne se satisfaisait point d’une formule, même nette et définitive. D’abord la formule l’effrayait. Il voyait en elle l’image de la mort. Il voulait la nourrir d’exemples. Il pensait que le jour où elle ne s’appliquerait plus directement à la vie, elle perdrait de sa sincérité, elle deviendrait une feuille morte. « L’humanité ! » grand mot qui renferme toutes ces tendances que je déplisse ici pieusement, mot de sang et de nerfs qui fut la devise de mon tendre ami.

Ces dernières années, nous sortions fréquemment ensemble. Tant qu’il put choisir lui-même sa voiture à la station, ce fut toujours la plus minable, la plus sordide, celle qu’il pensait que nul n’accepterait. Je me rappelle un très vieux cocher, conduisant à peine un très vieux cheval, assis sur le siège branlant d’un de ces fiacres fantastiques comme on en trouve aux trains de nuit. Mon père avait adopté le triste attelage et nous étions sûrs, en contournant la rue Bellechasse, de le voir cahoter vers nous. Le vieux, de son côté, était devenu amoureux de ce facile client qui jamais n’incriminait la lenteur ou la malpropreté. Une des dernières fois que nous l’employâmes, avant qu’il sombrât dans les ténèbres de Paris, n’avait-il pas eu l’idée d’inscrire à l’encre rouge les initiales AD sur les panneaux et sur les glaces s’affirmant ainsi propriété de celui qui l’avait pris en compassion ?

Une multitude de petits souvenirs semblables se pressent autour de mon cœur. Je n’hésite point à en transcrire quelques-uns, pour que, quand vous lirez ces grands livres, trempés d’émotion et de douceur, vous sachiez qu’ils furent les fruits d’une âme sincère, aussi belle en ses moindres mouvements qu’en ses longs et patients efforts.

Nos promenades donc variaient peu. Nous nous faisions conduire, par l’avenue des Champs-Élysées, jusqu’à l’Arc-de-Triomphe. Mon père aimait cette grandiose descente qui lui rappelait tant de souvenirs que je suivais en ses yeux vifs, toujours tournés vers le pittoresque, saisissant et fixant l’humanité avec une vitesse fabuleuse. S’il se sentait plus mélancolique, nous allions au quai de Béthune, où l’histoire de Paris frémit dans la vieille pierre que chauffe un pâle soleil d’hiver.

Ah, ce soleil, comme mon père l’aimait ! Quoique maigre et blême, il lui rappelait sa Provence embaumée, dont le nom changeait son visage, ramenait les couleurs à ses joues mates. « Le plaisir primordial : se cuire le dos au soleil. Un bon « cagnard » là-bas, vers la Durance », disait-il, doucement appuyé à mon bras, regardant la Seine capricieuse. Aussitôt, comme ailé par le rêve, il partait vers un de ces mirages qui faisaient de la moindre causerie un perpétuel enchantement.

Cela débutait par une petite remarque, un rayon de lumière sur ce balcon de fer forgé, une vitre incendiée, un reflet du fleuve. Stimulé par une image juste, nul n’aima autant la justesse, il me serrait le bras plus fort et sa fantaisie s’éveillait. Le pittoresque le lassait vite. Il fallait que l’humanité intervînt. Il lui suffisait d’une fenêtre entr’ouverte pour imaginer tout un intérieur, avec la précision poétique des maîtres hollandais. Silhouette inquiète de femme, vieillard qui boit ses dernières gorgées de lumière, tendresse bourgeoise, enfance, décrépitude, il devinait, combinait, évoquait, joyeux de ses propres trouvailles, dispersant à l’air léger sa verve, sa richesse verbale : « Nous jouons encore à Robinson, mon gas, comme autrefois, sous la couverture. Chacun de ces braves gens habite son île étroite, fort zélé pour sa nourriture et la satisfaction de ses instincts. »

Par une terrible ardeur d’été, sur ce même quai de Béthune, nous vîmes un ouvrier, nu jusqu’à la ceinture, riant sous le jet vigoureux dont le douchait un « arroseur ». Ce torse puissant, cette mâle attitude, les reins cambrés, le cou trapu, la tête droite, furent le point de départ d’une improvisation magique. Comme il vanta la robustesse et la simplicité des lignes ! Que de grandes choses il dit sur la sculpture, les muscles au soleil, la sueur et l’eau, les cariatides de Puget, et cette vision antique au détour d’une rue parisienne !

Voici son sourire prompt, délié, j’entends son rire. Car malgré les souffrances il garda sa gaîté, qui profitait du moindre répit, jaillissait spontanément, irrésistiblement de cette nature avide de la nature, apte à saisir les visions ironiques dans le même instant où elle s’attendrissait. Il n’était pas une de ses rares colères que n’eût désarmé un mot drôle. C’était charmant alors de voir comme il quittait son visage sévère, comme il cédait avec délices, heureux de revenir à son habituelle mansuétude.

Près de son ami Frédéric Mistral, qu’il admirait et chérissait, à cette douce table de Maillane où le génie tient ses assises, ou bien encore chez les Parrocel en Provence, c’est là que je l’ai vu le plus tumultueux, le plus propagateur d’allégresse. Sa race, son milieu, le contact de ses compatriotes exaltaient en lui ces forces vives, imprévues, étourdissantes. Il imitait la gamme d’accents qui vibre de Valence à Marseille, les altitudes, la gesticulation. Il jouait les deux voix du même narrateur, celle qui s’accorde tous les avantages, conseille, ordonne et définit, celle que l’on prête à la contradiction, qui balbutie, s’effare et se déroute. Il faisait le prudhomme, le « Caton à méplats », porteur de sentence, libidineux et grave, que redoutent les demoiselles dans les procession ; il faisait le tribun, l’échevelé, glissant par véhémence aux plus périlleuses métaphores. Il était le « bon père onctueux », la dévote qui confit dans le confessionnal, le même injuriant un chef de gare, un douanier, un domestique ; l’enfant qui réclame son orange, la foule aux courses de taureaux. À un de nos premiers voyages « là-bas », nous sommes dans une salle d’auberge, par une pluie battante. La présence de ses chers amis Aubanel, Mathieu, Roumanille, Mistral et Félix Gras, l’ivresse de les « montrer » à sa femme, à sa Parisienne, réveillent en lui les souvenirs de sa turbulente jeunesse. La tablée de poètes s’enflamme. Ce sont des chansons de terroir, de vieux noëls, où les stances sourient dans les larmes, les riches ballades des Îles d’Or, les cris de passion de la Grenade entr’ouverte. La voix juste et chaude de mon père domine, me révèle la poésie par le rythme. L’enthousiasme est sur les figures. Le vrai soleil luit dans l’auberge.

C’est cette frénésie, ce miroitement de joie qui font de Tartarin, de Roumestan des livres si rares, de véritables fruits du sol, chauds, savoureux, juteux et brillants. Les caractéristiques de mon père étincelaient dans sa vie, avant d’orner ses livres. L’un d’eux ouvert, j’entends son accent doux et grave. Comment séparer le souvenir de ce qu’admirera l’avenir !

Aussi son ironie fut-elle la fleur de sa tendresse. Par elle, il échappait au convenu, à l’apprêté de la compassion. Par elle, il évitait l’artifice. Doué d’un esprit spontané, il fuyait le comique vulgaire. Doué d’une sensibilité souvent âpre et cruelle, il la tempérait de sourires, il l’apaisait avec ces détours qui laissent l’âme du lecteur émue et frissonnante, au lieu de l’inonder de fiel. On l’a comparée au grincement d’Henri Heine, cette ironie du pur génie latin. De tels parallèles sont presque toujours faux. Heine fut un poète exquis, mais dépaysé, mais nomade, sans adhérence avec un sol propre, souffrant de se chercher une nature. Il rend le monde responsable de son inquiétude. Il nous déroute par un rictus amer, l’émotion à peine engagée. Il raille notre cœur et son cœur. Doué d’une harmonie merveilleuse, il désordonne ses sensations et, comme on s’approchait pour le plaindre, il nous échappe par une grimace. Mon père savait les routes de ses ancêtres. Il parlait souvent d’une chanson du nord où pleure celle qui revoit son mari, après une longue absence. La même, dans la version méridionale, ne peut s’empêcher de sourire. Par cette brève allégorie il se définissait lui-même.

Je lis, dans les « petits cahiers », un reproche aux maris qui racontent à leur jeune femme leurs aventures d’autrefois. « Imbécile, tu verras plus tard », conclut la note. Sous sa forme simple, voici l’ironie. Elle est le masque de la pitié. Le tableau des « ratés » dans Jack, le banquet des vieilles gardes dans Sapho, telle page vireuse de l’Immortel sont l’extension de ce penchant à émouvoir par la voie biaisée, si la voie directe semblait trop battue, C’est la ressource d’un cœur ardent qui a la pudeur des pulsations trop vives, apparentes.

Par là, l’auteur des Femmes d’Artistes, de Tartarin, du Nabab et de l’Immortel atteignit à la haute satire, qui n’est qu’une sorte de lyrisme inverse, la revanche des âmes généreuses. Le poète irrité et blessé fait vibrer la corde d’airain. Mais, dans les élans les plus acerbes, rien de trop dur. « Implacabilité », ce terme le rendait rêveur. Tout travers lui semblait corrigible, tout vice remédiable ; à toute faute, il cherchait son excuse. Dans sa vie si simple, au grand jour, j’ai trouvé les plus beaux arguments en faveur de la liberté humaine et des ressources du monde moraL.

Et celui auquel on a puérilement reproché de ne pas émettre d’idées métaphysiques, me parut, au contraire, incessamment troublé par ces grands problèmes intérieurs, qui sont tantôt mirages de l’imagination et tantôt ressorts de nos actes. Parmi les philosophes, il admirait Descartes et Spinoza, tant pour leur lucidité que pour leur enquête méticuleuse sur le jeu des passions humaines. Si son amour de la vie s’étonnait devant la forme extra-terrestre de ces mathématiques appliquées à la chair et l’esprit, s’il préférait la méthode de Montaigne, il aimait aussi, comme il disait, à « respirer sur les hauteurs » de l’Éthique. Il répétait souvent qu’il eût été curieux pour un Claude Bernard d’annoter de remarques physiologiques ces corollaires sur les mouvements de l’âme.

Il avait pour Schopenhauer un goût très vif. Cette alliance de l’humour incisif et de la dialectique, ce tissu de raisons noires et d’aphorismes pittoresques, l’enchantaient. Je lui en lisais de longs morceaux ; avec la conscience qu’il portait en tout, il réfléchissait à ces lectures et les résumait le lendemain, les enrichissant de remarques subtiles. Nous causions toujours et partout. Il aimait à m’enfermer avec lui dans son cabinet de toilette. Je le vois s’interrompre pour une discussion, son peigne ou sa brosse à la main ; puis, quand ses idées s’embrouillaient, plonger dans sa cuvette « afin de les rendre plus claires ». « L’action de l’eau fraîche le matin sur le cerveau, mon petit, est à elle seule un grand problème. Celui qui, après une nuit blanche, ne s’est débarbouillé ni lavé, est capable des pires sottises et incapable des moindres raisonnements. »

J’ai parlé incidemment de sa conscience. Il revenait sur les mêmes sujets, sans ostentation ni lourdeur, tant qu’il restait quelque chose d’obscur. Il ne se payait point de mots. Des « marchands de phrases », ainsi désignait-il les raisonneurs à arêtes dures qui traitent le monde moral par les mathématiques et d’après des lois fixes : « Je hais le point de vue automatique », s’écriait-il aussi devant les analyses glacées et retorses. Et « ce point de vue automatique », il le montrait tuant toute fraîcheur, tout élan de primesaut, jusqu’aux joies naïves de la création : « La douce lune si molle, si persuasive, a des phases périodiques. Le chant du rossignol peut nous inspirer le dégoût d’une délicate machine remontée. Quelle poésie dans la chute des feuilles, le ralentissement des eaux qui se figent, si l’on songe aussitôt à l’alternative des saisons ! »

Ou je me trompe, ou la métaphysique elle-même, s’occupant enfin de la sensibilité, tiendra compte, dans un proche avenir, de ces raisons dites de poésie qui correspondent si profondément au besoin de liberté intérieure. Ou je me trompe, ou le grand systématique de demain mettra l’émotion en première ligne et lui subordonnera les autres facultés.

D’une probité intellectuelle absolue, en proie à l’incessant scrupule, mon père n’hésita jamais à s’avouer ignorant de quelque chose : « Je ne sais pas tiens, je ne connais pas. » Aussitôt, son œil s’allume. Tout à l’ardeur de se renseigner, il oublie les autres personnes, ne se préoccupant que de celle qui lui apporte un point de vue nouveau, un récit riche de conséquences.

Son savoir était vaste et précis. Il me surprenait moi-même quelquefois, quand la causerie tombait sur un sujet scientifique ou social, par la justesse de ses renseignements et l’ampleur de ses aperçus. Il lisait énormément, méthodiquement, s’assimilait les questions ardues avec une promptitude merveilleuse. Il démontait le fort et le faible, éludait le paradoxe. Son amour de la vérité le servait là comme ailleurs, le soustrayant aux préjugés, renouvelant sa vigueur logique. Les longues théories l’inquiétaient : « Passons au tableau. » J’évoque le mouvement de sa main qui déblaye les mots inutiles.

Du latin et du grec, il avait l’amour réel. Comme il admirait l’éducation et faisait d’elle un des grand ressorts de l’humanité, il s’élevait vivement contre les nouveaux pédagogues qui cherchent à restreindre l’usage des langues mortes : « Certains et certaines, s’écriait-il, possèdent le don inné du style, ont par instinct le goût, le tact des termes purement français qu’ils emploient. Telle cette admirable Sévigné. Telle ta chère maman. Mais c’est là l’extrême exception. La plupart retirent des études classiques un bénéfice que rien ne remplace. Celui qui sent Tacite, Lucrèce, ou Virgile est bien près d’être un écrivain. »

Tacite, à côté de Montaigne, se trouvait toujours sur sa table. Il en lisait peu à la fois, une page ou deux, puis traduisait avec un art que je n’ai connu qu’à peu de maîtres, MM. Hatzfeld ou Merlet, par exemple. Il a d’ailleurs, par la translation en français de l’admirable prose provençale de Baptiste Bonnet, donné la preuve de son adresse. Quant à ce qui est des Annales, je l’ai vu, pendant des heures, chercher fiévreusement l’expression fidèle et concordante, soucieux des droits poétiques de l’oreille autant que de ceux de l’esprit. Les difficultés le ravissaient. Que de fois, pendant mes études, rebuté par un texte trop aride, trop serré, je le lui ai laissé sur sa table le soir ! Je le retrouvais, le lendemain matin, avec le « français » en regard. Mes professeurs me complimentaient, donnaient mon travail en exemple. Je me rappelle, au concours général de rhétorique, une tirade d’Eumolpe, l’ivrogne illuminé de Pétrone, où les plus forts avaient déplorablement pataugé. Ce vers m’en est resté dans la mémoire, comme un modèle de casse-téte chinois :

Ut cortina sonet céleri distincta meatu.

Mon père prit la page maudite, et, pendant un tour de jardin, me la traduisit sans hésiter, dans une langue aussi ferme, robuste et brillante que celle de l’auteur. Il ajouta pour me consoler :

« Certaines pages, et non des moins belles, de notre cher de Goncourt, seront une aussi rude difficulté pour les collégiens de l’avenir. »

Il me façonna au latin par la lecture des vers ou fragments de prose exemplaire dont Montaigne entrelarde ses Essais : « Pour nous autres gens du midi, le verbe méditerranéen n’est jamais mort. Regarde ce gascon du seizième. Il a l’ivresse des manuscrits rouverts. Ces parchemins conservés dans les couvents et les bibliothèques ont pour lui l’autorité d’oracles, de messages venus du passé. Il revêt de toges et de cothurnes ses arguments modernes. Il greffe, sur son arbre touffu, les feuilles sibyllines. La Renaissance, mon chéri ; as-tu jamais compris toute la valeur de ce mot superbe ? le grand Pan ressuscite. Un immense frisson, issu des vieux bouquins poudreux, traverse les esprits bouillonnants. Et que le Gascon y aille, dit Montaigne, si le Français n’y peut aller ! Mais le latin aussi, le grec aussi. Que le beau se montre, que le laid se cache ! comme chante Mistral. Le vois-tu, le bienheureux Michel, qui nous montre Michel et reconnaît en lui tous les hommes, le vois-tu dans sa librairie confortable, devant la grande nature, trépignant d’enthousiasme, gesticulant en bon méridional au souvenir d’un vers de Lucrèce qui rejoint, corrobore sa pensée ; l’antiquité bat selon son cœur ; la soif de savoir le dévore, tandis qu’il a faim de sentir. Par-dessus tout, l’aveu le presse, le besoin de s’épancher, de se raconter, si vif chez les natures de chez nous. »

Ces fragments de causerie sont intacts et sertis dans mon trésor spirituel. Je m’aperçois, hélas, qu’il y manque le chaud accent, le regard vainqueur. Comme il arrive dans les fréquents entretiens, nous retrouvions les mêmes sujets, mais chaque fois mon père y ajoutait ; sa vie, jusqu’à la mort, fut en crue perpétuelle.

Quelques rares amis ont pu garder le souvenir d’une page de Rabelais lue par lui à haute voix. Dans la forêt de Gargantua et de Pantagruel il avait retrouvé beaucoup d’arbustes, de feuillages, de fleurs du midi. Le séjour de l’auteur à Montpellier explique ces réminiscences. Mon père nota les principales à la fin de son exemplaire. Elles surexcitaient naturellement sa verve. Il nous mimait toute la Tempête où les exploits de Jean des Entommeures, enflant sa voix, son geste jusqu’au diapason frénétique, riant lui-même, rejetant ses cheveux, rajustant son monocle, enivré par la puissance verbale.

Un autre jour, c’était Diderot qu’il prenait, célébrait, par la déclamation des pages les plus vibrantes, les plus improvisées, telles que dans : Ceci n’est pas un conte, maintes Lettres à mademoiselle Volland ou encore le Neveu de Rameau. Un autre jour, Chateaubriand, auquel il trouvait le souffle du large, le rythme sur des vagues puissantes. Il faisait valoir ce ton épique appliqué aux souvenirs familiers, cette magnificence de l’âme jamais défaillante, toujours mélancolique, drapée à plis antiques dans le deuil de ses illusions.

Il me faudrait passer en revue toute la littérature française pour citer les Dieux de mon père, ceux qu’il adorait, invoquait, auxquels, dans les heures tristes, il demanda le réconfort. Miracle de l’intelligence ! Notre ami est sombre. Il souffre. Nous hésitons à l’interroger, connaissant trop bien sa réponse. Tout à coup un nom prononcé, une citation par un de nous, raniment son regard autant que l’arrivée d’un ami ou un air de musique. Aussitôt il s’informe, il s’exalte. Il lui faut le livre, la page. Lucien ou moi courons à la bibliothèque. Le plus souvent, ma mère se dévoue, parce qu’elle a la voix nette et douce et point précipitée. Voici les Confessions, les Mémoires d’outre-tombe ; dès les premières phrases, mon père n’est plus le même. Il approuve et savoure, la tête inclinée, fixant sa petite pipe anglaise, dans une attitude de méditation. Il interrompt. Il veut qu’on recommence. Il interpelle l’auteur, il discute. L’enthousiasme a chassé la souffrance et la morosité, ranimé les flammes de la jeunesse. C’est à nous d’écouter maintenant, et le temps passe comme un rêve et ces grandes paroles d’autrefois retrouvent une vie furtive au contact d’un pareil magicien. Ainsi communient à travers les âges ceux qui aiment et recherchent la beauté.

La curiosité d’un tel cerveau étant universelle, je ne saurais la déployer. C’est le malheur d’une semblable étude de se limiter forcément. Une des vertus de mon modèle fut au juste sa continuité, son harmonie, l’architecture si l’on peut dire de ses joies et de sa douleur.

C’est ainsi qu’amateur de mots, toujours environné de dictionnaires, au premier rang desquels furent celui de Mistral et celui de Godefroy, il aimait à examiner les dépouilles successives du serpent, les métamorphoses étymologiques. De là viennent sa justesse et sa clarté de style. Chacune de ces nobles passions fut pour lui un guide et un flambeau. Il jugeait le verbe à l’oreille, qu’il avait d’une finesse et d’une puissance suprêmes, à l’œil, car malgré sa myopie il fut un voyant ; il le pesait enfin d’après son ancienneté et ses transformations, il le savourait en connaisseur, car il est tel substantif qui nous évoque toute une période, tel adjectif dont l’importance historique est plus grande que celle d’un manuscrit ou d’une armure.

Il évitait l’exceptionnel et le précieux, sachant ce qu’il y a de rare dans un vocable d’apparence ordinaire, laissant à chaque terme son sens vrai, ennemi des contorsions du langage parce qu’il en connaissait la structure. C’est une sottise de notre temps de croire que la limpidité exclut la profondeur. Il est des fleuves dont les cailloux miroitent comme à fleur d’eau et où se noierait un géant.

Il répétait : « Je hais les monstres ». Les Conversations d’Eckermann, qui furent un long temps son bréviaire (car il variait ses amours intellectuelles et ne montra qu’à Montaigne une fidélilté continue), les Conversation d’Eckermann renferment plusieurs développements de cette pensée. Mon père se rangeait à l’avis de Gœthe dont la devise : « Vérité et poésie » lui semblait résumer la sagesse humaine. Il disait aussi « rien de trop », et la santé d’esprit, la haine de l’excessif qu’on remarque chez la plupart des méridionaux avaient en lui leur expression la plus haute. « Avec Gœthe contre Jean-Paul » ; que de fois avons-nous discuté ces tendances : « L’art, m’objectait-il, n’est pas seulement l’expression d’un tempérament. Il est aussi une maîtrise et une composition de soi-même. Celui qui ne bannit pas de son esprit les spectres, est bientôt dévoré par eux. »

Quand nous étions sur ce sujet, nous glissions rapidement à la composition, à la structure de l’œuvre, auxquelles il accordait une importance capitale, condition selon lui de la durée : « Un livre est un organisme ; s’il n’a pas ses parties en place, il meurt et son cadavre est un scandale. »

Et, comme il avait la préoccupation d’ordonner ses romans ou ses drames, il voulait aussi harmoniser sa vie intérieure ou manifeste. L’afflux de connaissances et de lumières lui semblait nécessaire à cette norme.

Dans sa bibliothèque, à côté de tous les grands maîtres, figuraient en première place des récits de voyage et d’aventures. Il prétendait que l’amour pour les hommes d’action s’était développé chez lui par la nécessité d’une existence sédentaire : « j’accomplis par l’imagination ce que mon corps ne me permet plus. »

Il connaissait en détail les campagnes de son héros Napoléon, celles de son autre héros Stanley, les expéditions au pôle nord. Quand on lui parlait de notre siècle, le dix-neuvième, si inquiet, si tumultueux, le plus couvert peut-être de monuments inachevés, il le définissait par deux noms : Hamlet et Bonaparte ; l’un, « prince non seulement de Danemark, mais encore de la vie intérieure ; le second, source de hauts faits et de toute la gesticulation. »

Quant à Stanley, il n’hésitait pas à le comparer au vainqueur d’Austerlitz. Les ouvrages de ce grand homme ne le quittaient point. Il les lisait sans relâche. Pendant ma récente fièvre typhoïde, qu’il m’arrivera de citer souvent comme un des sommets lumineux de la tendresse paternelle, pendant ces heures où je gisais inerte à côté de ma mémoire et de mon intelligence, il essayait le retour de mes facultés par quelques pages des Ténèbres de l’Afrique ou de Cinq années au Congo : il est près de mon lit, vers le jour tombant, ce jour tiède de la fin de mai qui torture les convalescents. Il tient le gros livre en ses mains débiles. Il veut m’emporter loin, bien loin, par le remède qui soulage ses maux, à la suite de l’intrépide voyageur :

« Imagine, Léon, sa fièvre, plus lourde que la tienne, en ces pays de plantes redoutables, sous le dôme ténébreux du feuillage. Sa seule confiance est dans ses compagnons, Jephson, que tu as vu chez nous, vaillant garçon aux joues roses, le cher docteur Clarke. Et, malgré le délire, il garde le sens de la responsabilité. Il demeure le chef en dépit des souffrances. Quel étonnant réservoir d’énergie ! ».

Il expliquait chaque jeudi à ses convives que Stanley n’est pas un cruel, comme l’ont insinué des envieux, qu’il est au contraire le plus humain, le moins féroce des conquérants, qu’il fut juste autant que tenace.

Quand nous vîmes à Londres celui qu’il vénérait, à l’occasion d’un voyage aujourd’hui précieux en ses moindres épisodes, quand il le tint à côté de lui sur un petit canapé bas, ce fut le plus touchant des spectacles que le voisinage affectueux de ces deux âmes se comprenant si bien. Je l’affirme, celui pour qui mon père eut une si réelle amitié charnelle n’est point un méchant. On reconnaît en lui un des plus beaux types de la race anglo-saxonne, qui appartient à toutes les races par la découverte d’un continent, par une lucidité égale à sa vaillance, par un jugement net et sans hypocrisie.

Lors de cette même escapade, qui mit mon père à même de comprendre l’Angleterre, il eut la joie de fréquenter Hamlet en même temps que Napoléon. Je veux parler de Georges Meredith, le romancier extraordinaire dont la gloire s’allume tout en haut, sur les plus fiers sommets de l’esprit, et descendra vers les foules, lorsque les flambeaux marcheront. Touchante visite à la verte contrée de Box hill, parée d’arbres et d’eaux vives où l’auteur de l’Égoïste, d’Amour moderne et de vingt chefs-d’œuvre accueillit son confrère et la famille de ce confrère par une tendresse d’un charme spontané. Je vous ai chéri ce jour-là maître de la pensée la plus âpre, la plus robuste, et la plus déliée, je vous ai compris jusqu’aux larmes. Que de choses entre vos regards et ceux de votre frère par l’esprit ! Quelles heures dignes de vous et de votre analyse en ce cottage où le mystère et la clarté se jouent parmi votre auréole, cœur vaste et subtil, ami des Français jusqu’à les défendre en 1870 par une pièce de vers d’une générosité unique, génie que le cerveau dévore, qui raille le mal par un fin sourire ! Hamlet, vous fûtes Hamlet, en tant que miroir de Shakespeare, pour Alphonse Daudet et sa suite, cet après-midi de printemps, où la nature se fit morale, où les pins noirs frémirent, où les pelouses eurent la douceur des chairs. Au delà de l’amour, il est un autre amour et vous en fîtes don à votre camarade, aussi ardent que vous pour la vie, aussi désireux de beauté. Je songe à vous en ces heures sombres comme au porteur des secrets qu’étreignent les arrachés au monde, comme à ces évocateurs qui poursuivent les ombres errantes. L’image de vos traits glorieux et purs ne se sépare point de ceux que je pleure, parce qu’ils ont perdu leur forme périssable.

Quant à Bonaparte, un homme satisfaisait la passion de mon père, notre ami Frédéric Masson. Depuis longtemps il réclamait des livres où l’existence de son Dieu fût quotidiennement poursuivie, où l’on démêlât les mobiles, le tempérament et l’aventure. Quand parurent ces ouvrages maintenant classiques, il ne les quitta plus. Il les vantait à tout venant. Il déclarait accomplie cette tâche dont il rêva souvent : restituer l’homme en son entier ; propager son amour et réveiller la race. L’auteur de cette œuvre définitive ne me démentira point si j’affirme qu’il trouva en « son bon Daudet » les meilleurs encouragements.

Il ne s’attachait point seulement aux héros de l’acte. Il célébrait aussi les obscurs, les dévoués, les sacrifiés de la gloire, depuis Rossel « le Bonaparte à rebours », « sans étoile », dont le nom revient plus de cinquante fois dans les « petits cahiers », jusqu’à Raousset Boulbon, aux audacieux de Port-Breton, aux Icariens, à Blanqui, qu’a illustré notre Gustave Geffroy, au prodigieux Rimbaud, au marquis de Mores, à tous ceux qui nourrirent de vastes projets et pour qui « l’action (comme il le répétait, d’après la formule saisissante de Baudelaire), ne fut jamais la sœur du rêve ».

Ses tiroirs étaient remplis d’une multitude de brochures relatant les faits et gestes de ces errants, de ces imaginaires, de ces fuyards de la vie codifiée, qui se risquent sans espoir de retour, raillent et tentent la destinée, livrent leur chair en pâture aux corbeaux et à l’avenir, ouvrent des voies nouvelles, méprisent la mort. « Ce mépris de la mort, qui fait l’homme invincible », il le mettait au-dessus de tout. Il se passionnait pour les trappistes, qu’il avait fréquentés en Algérie, pour la légion étrangère, pour les abris de la révolte, de l’énergie inemployée, pour les vaillants, qui se trouvent à l’étroit, sans air respirable, dans nos sociétés contrefaites, et que l’orthopédie des lois rebute.

Cet enthousiasme conciliait deux faces de sa nature : le goût du risque, l’amour des humbles. Pendant plusieurs semaines, il fut hanté par la défense de Tuyen-Quan, par Dominé, par Bobillot. Sa faculté fantastique de reviviscence lui permettait d’entrer dans le rôle de chaque personnage, de suivre les affres, les défaillances, les reprises : « Toi qui aimes la philosophie, fais donc deux monographies, une du scrupule, et une du risque. Montre les points de contact. De forts exemples. Ne crains pas d’appuyer. Le vieux père te donnera des images. » Quand, un mois avant sa mort, à mon retour d’un stage chez les Alpins, je lui racontai avoir fait la connaissance du capitaine Camps, un de Tuyen-Quan, sa joie fut infinie : « Tu n’as pas su le faire parler. Que mangeaient-ils ? Quand dormaient-ils ? Les cris des Chinois dans la nuit ! Les mines successives ! Raconte ! raconte. » Hélas ! je n’ai point sa faculté de « feuilleter un homme comme un livre ».

Cette expression lui plut toujours. Elle justifiait sa méthode. Une de ses dernières satisfactions fut la dédicace de l’aventureux Grosclaude, en tête du livre Madagascar : « Grosclaude, un Parisien, le fin causeur, l’artiste délicat. Il est tout énergie. Il ne connaissait pas ses ressources. Ah ! l’admirable race française ! »

La guerre de 1870 fut pour lui une révélation. Elle le fit homme. Il racontait avoir eu, sous la neige, un soir de grand’garde, et en même temps, la première attaque de ses douleurs et le remords de son indolence, qui le laissait chanter, écrire des vers légers ou de la prose cursive, sans besogne sérieuse ni durable. Il respectait l’appareil militaire. La musique des régiments l’enfiévrait « comme un cheval de colonel ». Le titre d’officier ouvrait tout grands sa porte et son cœur : « Ceux qui ont fait l’abandon de leur vie sont au-dessus des autres êtres. » Une des rares questions où il ne transigeait pas était celle du patriotisme. Je compte dire un jour, dans une brochure spéciale et documentée, quelle fut sa conduite pendant l’Année terrible. Cette année-là marquait pour lui non seulement sa métamorphose, mais un changement de la nation, des mœurs, des préjugés, de la culture. Si je vantais un Allemand (il faisait grand cas de la littérature d’outre-Rhin), il murmurait avec mélancolie : « Oh ! les petits de la conquête ! »

Plus vivement que personne, il avait senti le désarroi de cette époque tragique. Il voulait que mon frère et moi, à défaut de souvenirs, fussions exactement renseignés. Il s’entourait de tous les ouvrages, français ou étrangers, qui traitent de la guerre franco-allemande. Cet été même, pendant notre robinsonnade à Champrosay, il me conta, par le détail, ses impressions et ses colères. Ce fut une sorte de testament patriotique. Il souhaitait que « la défense de Chàteaudun » fût mise en œuvre par un poète et lue, relue dans les humbles écoles.

Sa force de persuasion était telle qu’il me faisait semblable à lui et je l’en voyais heureux. Je pense qu’il aimait ses fils comme aucun, mais il nous eût donnés au drapeau, sans l’ombre d’une hésitation. Je lui reprochais de n’avoir point écrit sur nos désastres l’ouvrage dont lui seul était capable. Il secouait la tête : « On n’élève pas les âmes par un tel récit. Un pays guerrier comme le nôtre a besoin qu’on lui claironne la victoire. »

Chose admirable, cet homme, qui avait fait tout son devoir, se taisait pudiquement là-dessus. Mais la plaie demeurait saignante. Quand Mme  Adam venait le voir, la causerie tombait tout naturellement sur la revanche. Ma chère patronne et lui ne désespéraient de rien. Il fut fier d’apprendre que notre armée de première ligne paraissait absolument prête. « Je n’ai jamais douté du bon vouloir. Nos gouvernants sont dans l’erreur quand ils acceptent des humiliations. Après tout… Qui sait… Le grand mystère… Où est le chef ?»

Je peux dire que ses derniers jours furent assombris par l’affaire Dreyfus. « J’ai vu Bazaine », répétait-il avec une angoisse du visage, « j’ai vu le fort Montrouge après la trahison, la casemate et l’horreur silencieuse des braves qui, le lendemain, se faisaient tuer. » Lui, si passionné de justice, si soucieux des droits de toute créature, mais si habile aussi à démêler l’intrigue, ne pouvait se faire à l’idée qu’on désorganisât une nation sans preuves immédiates et éclatantes. Celui qui vend sa patrie lui semblait indigne de toute pitié. Le matin de la catastrophe, je lui promis que Rochefort viendrait en personne le confirmer dans sa certitude. L’idée de cette visite l’enchanta, car il adorait le grand pamphlétaire, lui reconnaissait « un don d’observation unique, égal à la divination géniale de Drumont ». — « Cela tient sans doute à son long exil. Il voit et juge les choses de loin. Il a le flair de nos intérêts. »

Ce flair là, il l’avait lui-même, quoiqu’il méprisât la politique actuelle de bateleurs et de pharisiens. Un chapitre de son dernier roman, Soutien de famille, exprime son opinion là-dessus : « C’est par les couloirs de la Chambre que se vide le sang de la France. » Ce qui l’irritait plus que tout, c’était la mauvaise foi des partis, l’hypocrisie universelle. Nul n’exprima mieux le dégoût des « effets de tribune », des tirades et gestes de cabotins, de ce verbiage macaronique qui conjugue le verbe « gouvernementir ». Si homme du monde aima le populaire d’un amour vrai et non fardé, ce fut bien lui. Je me rappelle nos promenades lors des premiers 14 juillet (nous habitions encore le Marais), son allégresse à la vue des drapeaux, des femmes endimanchées, des hommes radieux portant « les gosses » sur les épaules. Il fraternisait avec tout le monde, offrait à boire, célébrait la beauté des petits « que ses longs cheveux faisaient rire ». « Tu vois, cette robe-là. Le père, depuis un mois, en cause avec la mère. On a rogné sur le budget et combattu les vieux parents. C’est une affaire, tu penses. » Les regards enfantins, écarquillés de convoitise devant les boutiques, l’attendrissaient. Il vidait sa bourse en joujoux. La valeur du cadeau se centuplait par l’offre adroite et par la gentillesse.

Il rêva d’écrire une histoire anecdotique de la Commune, d’autant plus impartiale qu’il excusait toutes les fureurs d’alors : « Je les ai partagées, disait-il. Je quitte Paris, où l’on voulait m’enrôler, où les énergumènes m’exaspéraient. J’arrive à Versailles, où je retrouve, en sens inverse, le même délire cruel, les mêmes injustices, les mêmes yeux de haine, sans l’excuse de la misère et de la faim. J’ai compris que, sous peine de mort, il fallait me tenir à l’écart. »

Que de fois, en ses années tristes, nous nous finies conduire aux faubourgs. La montée de la foule vers Belleville, le soir, les rôtisseries étincelantes, les charrettes à bras, la rapide succession des visages et des attitudes laborieuses l’enfiévraient. Une de ses suprêmes satisfactions fut cette édition populaire que réalisa mon ami et ancien condisciple Fayard. Il tressaillait de plaisir en feuilletant ces petites brochures à deux sous qui mettraient son œuvre à la portée de ces « humbles » dont il comprenait si bien les misères.

Favorisé par le succès, il ne le chercha jamais d’une façon basse. Les « gros tirages » le surprirent, mais ne le grisèrent pas. Je n’ai connu personne qui méprisât l’argent autant que lui. D’une modestie extraordinaire dans sa vie quotidienne, ennemi du luxe et de l’étalage, d’une simplicité touchante dans son vêtement, son intérieur et toute sa conduite, il considérait la richesse comme le piège le plus dangereux de la morale, la source de corruption où s’empoisonne celui qui boit, la cause majeure de dissolution et de haine dans la famille et la société : « L’infamie de l’or ! Elle fut décrite et prophétisée par le sublime Balzac, dont l’œuvre perpétuellement surchauffée et tendue, me représente le poème de la convoitise. Il ne se sert de gnomes ni de géants, comme Wagner, pour raconter l’emprise du périlleux métal ; mais il n’en a pas moins de force légendaire, s’il généralise les tortures, les hontes, les infamies, spécialise les figures, les grimaces, les mots définitifs et gravés sur la chair ardente. L’or ne donne aucun des bonheurs fonciers, primordiaux et réels, aucun. En revanche, il contrarie la nature, creuse la ride et le bourbier, déchire et corrompt. Les économistes racontent qu’il circule, oui, comme le curare ou l’opium, engourdissant, rendant lâche ou furieux, abêtissant celui qu’il exalte, ne s’amoncelant que pour la ruine, ne s’accumulant que pour le vice. La prééminence de l’Intérêt, comment il trouble la passion, tel est l’Enfer de l’Évocateur à qui nous devons tant de chefs-d’œuvre. Ses livres nous grisent comme un alcool qui serait la distillation de l’or, submergerait cœur et cerveau. »

« Quand je passe devant une magnifique demeure, hôtel ou château, parc aux eaux jaillissantes, je me demande ce que cela cache de douleur et de désordre. » Il croyait qu’en littérature l’arrivée rapide de l’argent fut chose mauvaise, détournant l’artiste de sa vraie voie, qui est de se perfectionner, selon sa propre nature, et d’après sa conscience, sans nulle visée pécuniaire.

Ce qui le préoccupait avant tout : la responsabilité de l’écrivain : « Notre époque joue terriblement avec des forces imprimées pires que les explosifs. » Je découvris un jour, sur un de ses « petits cahiers », une liste des injustices sociales, des principaux torts à combattre : « Je l’ai dressée, m’avoua-t-il, en vue de sujets de livres. Or, s’il est une chose consolante, c’est qu’en face de chaque abus se dresse un faible, oh ! bien faible essai de réparation. Tantôt une œuvre, tantôt un simple cri, tantôt un murmure. En dépit de l’universel égoïsme, il est des oreilles et des yeux pour la plupart des trop grands scandales. Malheureusement, l’humanité compatissante dispose de ressources restreintes, ne peut être partout à la fois. »

Il revenait alors à la politique des « marchands de phrases », qui, au lieu de s’occuper uniquement à soulager les détresses sociales, ne s’absorbent que dans les scrutins : « Un tout petit peu chaque jour, telle devrait être leur devise. Mais ils s’inquiètent bien de cela ! »

On devine qu’il fut libéral et le plus libre des esprits, encore qu’attaché à la tradition, mais une étiquette parlementaire lui eût été aussi insupportable qu’une étiquette littéraire. Il s’indignait seulement qu’on l’accusât d’avoir sali la mémoire de son ancien patron, le duc de Morny : « Je ne me mêlais point des affaires. J’occupais une sinécure d’homme de lettres. Je suis certain de n’avoir pas écrit une ligne du Nabab qui eût déplu au duc vivant. » De fait, le Nabab est un livre d’histoire, sans couleurs brutales, sans invectives. La silhouette de Mora est tracée avec discrétion et grandeur. Mon père, représenta toujours l’homme d’État, dans sa grâce élégante et souple, respectant en lui le « connaisseur d’hommes ». « J’étais alors insouciant et fantasque, comme la plupart de mes contemporains. Je n’eus, comme soupçon des choses terribles et sournoises qui se préparaient, qu’un frisson de poète à la première de la Belle Hélène, où les dieux de l’Olympe bafoués, le grincement de l’archet d’Offenbach, me parurent un présage de catastrophe. Quelle catastrophe ? Je l’ignorais. Mais je rentrai chez moi troublé, anxieux, comme au sortir d’une atmosphère malsaine. Quelques mois plus tard, je compris… »

Sur ces temps significatifs, j’ai entendu bien des causeries. Les plus frappantes furent avec Auguste Brachet, l’auteur de l’Italie qu’on voit et l’Italie qu’on ne voit pas, un des hommes pour qui mon père professait l’estime la plus vive : « Si je vois les individus, si je discerne leurs mobiles, lui juge les masses, les nations et les événements avec une sagacité sans exemple. Écoute-le attentivement et profite. Tu as devant toi un des premiers cerveaux d’aujourd’hui ». J’écoutais et je profitais. Cela se passait aux eaux de Lamalou, où Brachet soignait de simples douleurs névralgiques. Les deux amis ne se quittaient pas. Ils enchaînaient les souvenirs. Ce furent des heures merveilleuses et qui nourriraient un volume. L’auteur de l’Italie, qui fut divinatoire et souleva tant de colères, préparait un grand travail, qui doit toucher à l’achèvement, sur la Psychologie comparée des Européens. Il « parlait » les principaux chapitres avec une verve à la Diderot, une clarté, une puissance, une érudition qui nous éblouirent. Professeur de l’impératrice Eugénie, il « faisait voir » les Tuileries et la société, les personnages et l’entourage, dans un relief à la Hogarth.

De tous ces détails, souvent difficiles à classer, sort, je l’espère, pour le lecteur cette idée nette qu’Alphonse Daudet écrivit ses livres avec le suc même de l’arbre humain. C’est une sottise courante que d’assimiler le réalisme à la photographie. Tout organisme a sa réfringence, bien plus compliquée que celle d’un objectif, et l’organisme de mon père fut certes un des milieux les plus délicats et impressionnables où pût se dévier le monde extérieur.

Il avait une oreille d’une finesse et d’une justesse exquises. À une table de vingt couverts, il démêlait les conversations, même tenues à voix basse. Il surprenait jusqu’aux bavardages des enfants. Les moindres bruits de la nature se gravaient en lui et le ravissaient. De là vint sa passion pour la musique, laquelle fut un adjuvant de son travail. Il est à sa table, dans son cabinet. Ma mère au piano, dans la pièce à côté. Mozart, Beethoven, Schumann et Schubert se succèdent, exaltent ou apaisent l’imagination de l’écrivain. « La musique est une autre planète ». — « J’adore toute la musique, la plus vulgaire et la plus haute ». Nul n’analysa et ne comprit mieux les maîtres de l’harmonie, nul n’exalta le génie de Wagner en termes plus magnifiques, en plus vives images : « La deuxième conquête, par Wagner et les philosophes. » Lorsqu’il allait au concert, souvent ses yeux se mouillaient de larmes, tant son émotion était vive. Je le sentais frémir tout entier. Sa mémoire auditive n’avait pas de limites. De quelle voix délicate et pénétrante il fredonnait les airs de son pays et de tous les pays ! Les beaux vers rehaussés de sons l’attiraient vers une lente mélancolie.

Autrefois Raoul Pugno, Bizet, Massenet, qu’il admirait et chérissait, en ces dernières années Risler et Reynaldo Hahn furent pour lui de vrais enchanteurs. Les mélodies de « son petit Reynaldo », qu’il lui faisait jouer trois fois de suite, d’un génie si précoce, si savantes et déliées, si perspicaces et mollement sensuelles, le mettaient positivement en extase. Il ferme à demi les yeux, assis dans son grand fauteuil. Sa main nerveuse presse le bec de sa canne. Ses lèvres entr’ouvertes paraissent boire le son. Plus loin dans le souvenir, à l’Exposition de 1878, je l’aperçois écoutant les tziganes, un verre de tokay doré devant lui, les encourageant de « bravos », transporté par la frénésie hongroise. Plus près, c’est à Venise. Du canal ténébreux montent les frissons de l’eau, du violon et des voix humaines. Lui n’est plus avec nous. Il voyage au pays du rêve, en compagnie de sa jeunesse, de sa vigueur, de ses espérances. Quand la musique se tait, une autre commence qui vient de lui, célèbre les jeux de l’onde et du rythme et les marbres polis qui revivent. Et de jadis aux heures ultimes, il m’apparaît ivre d’harmonie, qu’il interroge son savant ami Léon Pillaut sur les « lieds » et les vieux refrains, sur la guimbarde, l’alto et le hautbois, qu’il écoute, à l’orée d’un champ de Provence, faisant arrêter la voiture, le mystère du roseau pastoral, que, dans le jardin de Champrosay, il savoure la gamme infinie des oiseaux, réglant pour lui les heures printanières.

Ses yeux qu’aiguisait la myopie, qu’il prétendait rebelles à la peinture, aux arts plastiques, recevaient néanmoins les couleurs et les formes avec une grande vivacité. Un des premiers il apprécia les « impressionnistes », Renoir, Monet et Sisley. Quant aux maîtres, ses préférences allaient naturellement aux réalistes, notamment aux Hollandais, Rembrandt et Frantz Hals et à l’école française de paysage qu’illustrèrent Troyon, Rousseau, Millet, Chintreuil et vingt autres. Il rappelait les heures délicieuses passées chez ses amis les experts Bague et Gouvet ; Bague l’enchantait par son éloquence robuste, gouailleuse, où se bousculaient, rehaussés d’argot, les vrais élans d’une verve artistique.

Je me souviens d’une journée entière passée à feuilleter les planches de Goya ; il dit là des choses essentielles sur la vérité, dont le paroxysme est la cruauté, l’alliance de largeur et de minutie qui distingue les « courses de taureaux », les ressources crues d’ombre et de lumière, le dérèglement militaire et bohème spécial à l’époque, le dessèchement vireux, les angles brusques, la torsion voluptueuse de l’Espagne. Comme il s’agissait du Midi, il lut facilement les énigmes, nous déchiffra à première vue les Proverbes et les Songes fantomatiques. Cela se termina par un tableau de la frénésie spéciale aux peuples du soleil, le soleil, « cet alcool du sud ».

Lors de notre voyage à Londres, il demeura de longues heures assis au British Muséum, devant les Parques et les Frises du Parthénon : « N’est-ce pas que de ces groupes il se dégage une souveraine musique ? Vérité et Poésie ; il n’est pourtant rien autre chose. Ces gens ont copié la nature : la nature dansait dans l’air bleu. Nulle discontinuité entre le monde extérieur et le monde intime, nulle saccade du désir, aucune désharmonie. Toutes fois qu’il y a rythme, il semble qu’il y ait perception heureuse.

— Et la douleur, père ?

— Elle ne désaccordait pas l’être. Il ne se révoltait contre elle. Elle ne servait pas le désordre. »

L’idée de ces frises devenues violentes, filles du Nord et Valkyries, l’amena au cerveau de Wagner où luttaient deux sens de la beauté, l’un, en quelque façon statique, immuable, aux ondes très lentes, proche de l’idéal grec, l’autre, furieux, excessif, la bouillonnante source saxonne.

C’est une paresse de l’imagination de classer les intellectuels en analystes et synthétiques, d’après les œuvres ou les paroles. Alphonse Daudet cherchait les causes et triomphait dans le détail, mais son instinct l’avertissait là où fragmenter eût été dissoudre. Si l’œuvre s’offrait complète, il l’admirait en masse ; ami des proportions et de la mesure (ne quid nimiste, s’intitulait-il), il n’eut rien du miniaturiste. Il voyait large ; il ne ratiocinait ni ne discutait son plaisir. Il avait le respect de toute émotion. Les querelles de mots l’ennuyaient, ainsi que ces jeux oratoires où chacun juge d’après son tempérament particulier, sans tenir compte de celui d’autrui. Quoi qu’en aient cru les critiques superficiels, trompés par son monocle et son scrupule, le microscope n’était pas son affaire.

La meilleure preuve de ceci est la courbature que lui procurait ce qu’on est convenu d’appeler « l’art pour l’art ». Il répétait cette formule avec une physionomie étonnée, car nul n’admit moins le « cliché de conversation ». L’insincérité le faisait bâiller : « Ce qui n’a point ses racines dans la nature est mort. Je connais bien, parbleu, l’apologie de l’artificiel. Baudelaire l’inventa comme arme de guerre en haine des sots et des bourgeois. Rien ne vieillit, ne perd ses dents comme l’étrange. Les Fleurs du mal, les Petits poèmes en prose sont des merveilles, quintescences de vérité, pierres précieuses arrachées aux profondeurs du sol moral. Mais les imitateurs en toc se sont figuré qu’eux aussi pourraient construire et habiter le kiosque en marqueterie dont parle Sainte-Beuve. Quelle présomption ! »

S’il aimait le contact des hommes, s’il excellait à lire les plus humbles caractères et à coordonner toutes tendances d’esprit, toutes habitudes, tous « plis » fonctionnels, il chérissait aussi la solitude : « où se condensent et s’épurent la force de l’observateur, la vision du poète, la justesse de l’écrivain. » Dans sa jeunesse mouvementée, quand il commençait à craindre pour sa santé spirituelle et physique, il fit de véritables retraites. Il allait s’enfermer dans un mas de Camargue, une ferme, jusque dans le phare des Sanguinaires : « Les deux gardiens, forcés de vivre côte à côte, se haïssaient. Un gros Plutarque, marqué par les doigts rudes, formait toute la bibliothèque, ô Shakespeare, emplissait ces imaginations naïves d’un murmure de batailles et d’héroïsme pareil à celui de la mer mugissante. La lueur salutaire de la lanterne tournante attirait le soir d’imprudents oiseaux qui se brisaient le crâne contre l’énorme lentille de verre. De leurs cadavres, on faisait la soupe. Une fois par semaine, si la tempête ne « bouffait » point, la barque au ravitaillement nous apportait des vieilles nouvelles et des provisions fraîches.

« J’ai passé là de belles heures, parfois tristes, lentes, angoissées, mais où je prenais conscience de moi-même, où je me jugeais, où j’écoutais d’autres tourbillons que ceux de la bourrasque.

« Heureux ceux que la nécessité sépare brusquement du gouffre social et qui se trouvent en présence de leur « moi » ! On ne saura jamais ce que l’exil a donné de grandeur à Hugo, à Voltaire. La prison de Blanqui, comme elle a amplifie son rêve ! »

Il ajoutait, après un silence : « Et, dans la solitude, l’homme d’un seul livre : unius libri : lequel emporterais-je ? Montaigne ou Pascal ; ou tricherais-je par une anthologie des maîtres de la prose, ou la sublime littérature de Taine ?… Le Plutarque de mes gardiens… Entre son livre et l’isolé qui pense, il se fait un continuel échange. C’est une bibliothèque, une encyclopédie que les mouvements de l’âme greffent sur l’imprimé ; et, par l’imprimé, l’âme bouillonne. Double fécondation du conte d’Hamlet, mince brochure de colportage, et de l’auteur d’Hamlet. Quand je vivais avec les Essais comme Bible, il n’est pas une de mes songeries à qui je n’aie trouvé réponse et réconfort. »

À son goût de la solitude, il dut renoncer comme chef de famille, car nous ne nous quittions jamais, mais ma mère fit en sorte de satisfaire toujours la passion de campagne, qu’il conserva si vive jusqu’aux derniers instants.

Cette chère vallée de Champrosay, qui joua un si grand rôle dans notre existence, va de Juvisy à Corbeil, par les méandres de la Seine et le caprice correspondant des bois de Sénart. La rive droite, où nous habitâmes trois demeures successives, dont l’une avait appartenu à Eugène Delacroix, la rive du village et des bois, exposée en corniche au soleil, tiède, bienfaisante, est semée de châteaux historiques, Soisy-sous-Étiolles, Lagrange, Grosbois, qui rappellent le XVIIIe siècle, la Révolution et l’Empire. La rive gauche, vers Monthléry et Étampes, traversée par l’aqueduc de la Vanne, évoque des souvenirs en partie semblables, en partie bien plus reculés. Certains villages y sont du XIIe siècle.

Jadis, mon père adorait le canotage. Avec ses voisins Gustave Droz et Léon Pillant, avec ses amis Gonzague Privat et Armand Silvestre, avec son beau- frère Léon Allard surtout, il passait sa vie sur la Seine, fréquentant les auberges de routiers, remontant ces jolis affluents qui se perdent dans les propriétés, des parcs ombreux ou des usines : « Nous arrivons à un petit bras si étroit, si resserré qu’il nous faut débarquer, porter l’Arlésienne sur nos épaules. Nous sommes dans un jardin. Une jeune fille étonnée, interrompant sa lecture, nous voit, ton oncle et moi, tels que des Indiens de Cooper, chargés de l’embarcation, du gouvernail, des rames et de la gaffe… »

Alors aussi on courait les bois, à la recherche des champignons et des châtaignes. Il était fier de connaître les cèpes, de distinguer les bons à leur tulle. Il bondissait dans les taillis, moi sur ses épaules, entraînant ma mère. Le soir, on mangeait la récolte.

Il racontait comment, dans une semblable partie avec le sculpteur Zacharie Astruc, dont il aimait l’indépendance et le talent robuste, il s’était, en luttant, cassé la jambe. On le rapporta gémissant, fiévreux « préoccupé surtout de ne pas faire gronder son camarade ». Ce même soir d’été lourd, orageux, les journaux transmettaient une terrible nouvelle : la déclaration de la guerre franco-allemande. Il n’eut plus qu’une idée : guérir au plus vite ; être en état de servir son pays : « Période horrible et stupéfiante, où chaque courrier annonçait une défaite, où les visages de paysans reflétaient la crainte et la bassesse ! » Enfin, il fut debout et capable de tenir un fusil 1

Plus tard, l’état de sa santé ne lui permit plus que des promenades dans les allées du grand parc que connaissent tous nos amis. Il n’est pas un banc, pas une sente où ne soit le souvenir de mon bien-aimé. Son allure à mon bras, à celui de mon frère, demeurait alerte et rapide. Il ne s’arrêtait que pour allumer sa petite pipe, expert comme un gardien de Camargue aux ruses du vent et de la poussière, amoureux des « bons petits abris bien chauds », s’intéressant aux fleurs, aux plates-bandes, aux légumes, heureux du moindre embellissement, joyeux de montrer « son domaine ».

C’est là qu’il faut le voir et l’entendre, excité par la grande nature, attentif au chant des oiseaux, à la crécelle des grillons, aux jeux de la lumière, aux frissons du feuillage. Pour mon tout jeune fils, son petit Charles, et pour ma sœur Edmée, il improvise d’extraordinaires histoires où tout ce qui nous entoure a son rôle, des récits magiques et charmants qui mettent la beauté des choses au niveau de ces frêles intelligences, les émeuvent, les tiennent attentives jusqu’à clore les petits regards, pour mieux savourer. Il est là qui palpite, le secret de son génie ; il touche ces âmes commençantes en quelques paroles justes, en quelques naïves images dont les répondants sont près de nous. Voici le mot, et voici l’objet. Il anime jusqu’aux grains de sable, aux brindilles de bois, aux écorces. Il affirme que cet insecte a emporté la fin du conte et il ajuste son monocle pour suivre le voleur. En ce qu’il organise ainsi, pressé par les mains mignonnes et les « encore papa, encore grand-père », en ces tableaux familiers et féeriques, on retrouve son art subtil et simple, aux mille nuances délicates, tel qu’une de ces fleurs qui embaument.

Quand décroît la chaleur du jour, nous partons en voiture, dans le landau familial. Ma mère a le goût du passé. Elle découvre mainte vieille résidence, comme à Savigny cette demeure de Mme  de Beaumont, qu’envahissent l’herbe et la mousse. L’automne est la plus belle saison. Les feux d’herbe brillent sur les vastes plaines. Mon père exprime son souhait de bonheur : « Une vieille maison, large, un peu basse, prolongée en ferme et basse-cour. Du sarment dans les cheminées. Quelques amis de choix et la neige au dehors. Une confiance absolue et tendre. Des causeries, de nobles lectures. Les vieux sont sans morosité, les jeunes ni pédants ni amers. On savoure. »

Dans une de ses dernières lettres, reçue à Grenoble pendant mon service aux « Alpins », il m’écrivait : « Imagine un de ces jolis artistes consommateurs, comme j’aurais rêvé d’en être un, habitant un vieux domaine aux portes d’une petite ville à mail et à remparts, passant deux mois à Paris, quelques semaines sur le Nil ou au Spitzberg, finissant par se fatiguer de courir et faisant toute sa joie de quelques chambres d’amis habitées aux jours traditionnels de l’année, Noël, jour de l’An, moissons, feux de la Saint-Jean. Cette homme-là pourrait imprimer un livre aux tomes innombrables, faits de notre meilleure moelle. Il mettrait à la fin du dernier volume : « À continuer », et le « livre de la vie » ou de « la science de la vie » serait en train. »

Au chapitre « le Marchand de Bonheur » je montrerai ce qu’il entendait par ces mots « la science de la vie ».

Les intermèdes des « petits cahiers » sont de ravissants, de fulgurants paysages. Là comme ailleurs il ne marquait que les dominantes. Ce qui nous saisit et nous trouble dans un spectacle de nature, est peint, en quelques mots justes, précis et vibrants, aussi prompts, aussi aigus que la sensation elle-même. Comme je feuilletais ces chefs-d’œuvre, je lui dis un jour : « Tu me rappelles le vieil Hokousaï, fou de dessin, qui affirmait, au déclin de l’âge, connaître à peu près la forme des créatures vivantes, spécialiser la ligne et le point. » Il répliquait : « Je n’en suis pas là. Elle m’est amère la disproportion entre ce que ma plume détermine et ce qu’a conçu mon esprit. J’ai la souffrance de l’inexprimable. Comment rendre sensible le battement plus vif de nos artères devant un arbre doré par l’automne, un petit lac où la lumière se décompose, un horizon aux lignes pures, un ciel d’orage, cuivré, noirci, sombre abîme dans le bleu du ciel ? Comment exprimer la palpitation du souvenir autour de l’heure, ce qu’il y a de nous dans les choses, ce qui pleure et sourit avec elles ? Par mes lèvres se sont enfuies tant d’impressions rebelles à la forme ! »

Pourtant si méthode de travail fut soumise aux règles de la nature, ce fut assurément la sienne. Durant sa turbulente jeunesse, il ne s’assit jamais à sa table qu’enflammé par son sujet. Il affirmait que le talent est une « intensité de vie ». Ses contes manifestèrent cette formule.

Plus tard, sous l’heureuse influence de sa « discrète collaboratice », il canalisa et ordonna ses admirables facultés d’improvisateur. Il prit l’habitude du labeur quotidien, et, comme il arrive d’ordinaire, son cerveau s’assouplit, répondit à l’appel, subit la discipline. Fromont jeune et Risler aîné, Jack, le Nabab, les Rois en exil, l’Évangéliste, autant d’efforts continus, acharnés. Été comme hiver il se levait de grand matin, se mettait de suite à la besogne, sans autre excitant qu’une ablution d’eau fraîche, et il couvrait les pages après les pages de sa petite écriture serrée, nerveuse, élégante, que la maladie affina davantage, sans la priver d’aucun de ses attributs. J’ai maintes fois remarqué les analogies de son « type graphique » avec celui de Jean-Jacques Rousseau : même distinction minutieuse, mêmes intervalles des lettres et des mots, même souci de la ponctuation, même acuité du trait. Entre le manuscrit de la Nouvelle-Héloïse, que j’ai pu feuilleter un soir au château des Crêtes, grâce à l’obligeance de Mme  Arnaud de l’Ariège, et un manuscrit de mon père, les similitudes sont évidentes.

Il raturait courageusement et fréquemment. Un premier brouillon, du premier jet, servait en quelque sorte de canevas. Ma mère et lui reprenaient ce « monstre », apportant le souci du style, conciliant l’harmonie et le besoin de réalité qui toujours poursuivit l’écrivain : « Sans ma femme, je me serais abandonné à ma facilité. La perfection ne me tourmenta que plus tard. » Après cette lente et dure épreuve venait une troisième et définitive copie. Ceux que leur imagination enflamme comprendront le singulier mérite de sacrifier la verve à la justesse et de proportionner l’enthousiasme. Dans l’esprit de mon père, le mot était évocateur. Alors que chez un formaliste, comme Baudelaire par exemple, il bride ses conséquences lyriques, limite au lieu de susciter, chez Alphonse Daudet il éveillait un monde de sensations et de formes. Or, celui que le « verbe » grise ignore la joie de l’achèvement. Mon père, génie latin, possédait la mesure et respectait les proportions.

Sans entrer dans le domaine de la critique, qui messiérait à mon rôle actuel, il m’est permis de marquer l’évolution continue de ce tempérament si viril et si clair. Les premières œuvres, ardentes, surabondantes, témoignent d’un moindre souci que celles qui suivent, quant à la propriété du langage et à l’équilibre. Elles viennent plus du tempérament que du caractère, cette absolue maîtrise de l’écrivain. Ce qui appartient à mon père, c’est une concision dans le pittoresque, un tissu de la nature morale et de la nature physique, un dédain des ornements inutiles qu’aucun, même parmi les plus grands, ne montra à un degré supérieur. Les êtres sont caractérisés à mesure qu’ils sentent, pensent et agissent ; leur type se complète par leurs passions ; aucun hors-d’œuvre n’est en surcharge. Chaque trait marque, concorde à l’ensemble. Le livre est tel qu’au souvenir ; il suit le mouvement de la vie, fondu pour l’accessoire, exalté pour le principal, violent dans les passages de nerfs, calme après les détentes. Chaque personnage a son atmosphère, chaque scène son point culminant ; tout vise à un but unique. Une multitude d’exemples particuliers embellissent, corroborent le modèle central. De là cette puissance classique, dont les contemporains eux-mêmes se sont rendu compte, cette vigueur élégante et cohésive qui soustrait l’œuvre à toute détermination momentanée de « naturalisme », de « réalisme », la rattache à la tradition nationale, au bien-fonds harmonieux de notre race.

C’est que l’effort ne commence point au moment où l’auteur prend la plume. Il est dans la réflexion soutenue, dans la pensée qui accumule et élimine, fait la récolte et le tri des images, demande à la vie de contrôler le rêve, au rêve de magnifier et d’élargir la vie. Les héros de ces romans et de ces drames, les propos qu’ils tiennent et les lieux qu’ils fréquentent ne sont point les produits d’une surchauffe imaginative. Ils ne sont point, comme il arrive souvent, des parcelles de l’âme créatrice, habilement grossies et diversifiées, les empreintes hardies d’un même homme qui s’hallucine de passions opposites. Alphonse Daudet fut une porte merveilleuse ouverte aux phénomènes naturels. Ses sens transmirent à son cerveau les observations les plus justes, les plus déliées, les plus vraies. Son cerveau fit le choix et organisa la mise en œuvre.

Il vivait avec ses personnages comme avec des amis. Il les interrogeait sur toutes choses et il écoutait leurs réponses. Il les tentait par des vices et des vertus dont il suivait le travail en eux jusqu’à obtenir des figures complètes, jusqu’à ces mystérieuses limites du visible et de l’impénétrable. Il préférait les faire agir que raisonner, n’ignorant point qu’un geste sincère est la ruine immédiate de mille théories, qu’une altération soudaine du visage l’emporte sur les plus subtiles déductions. Il savait que les caractères se trahissent en paroles typiques, que les individus hybrides, à physionomie molle et flottante, dont notre époque est comme ralentie, ont des minutes particulières de vie intense et déterminée. Il accordait aux lâches, des reprises courageuse ; aux courageux, des pentes de lassitude ; aux faibles, des sursauts ; aux menteurs, des élans ; aux hypocrites, des chutes de masques ; aux bavards, des phases de silence ; aux contractés, d’étranges rémissions ; aux chastes, des rêveries louches ; aux vicieux, des crises de chasteté. Il avait interrogé et confessé la femme dans ses alternatives de mère, d’épouse et d’amante, dans ses générosités, ses songes pervers, ses goûts familiers, ses défauts, ses terreurs, ses angoisses. Il savait le goût de toutes les larmes et tenait la clé de toutes les détresses. Aucun méandre du remords ni du scrupule ne lui échappait. Il n’était pas jusqu’aux enfants dont il n’eût étudié l’âme miroitante et retorse.

Et sur toutes ses constatations, sur sa patiente enquête, sur son savoir précis, il jetait le manteau pitoyable du philosophe, qu’aucun spectacle n’a endurci, qu’aucune horreur humaine n’a dégoûté, lassé de l’homme.

Nous riions souvent entre nous de la facilité avec laquelle ceux pour qui le midi tient tout entier dans une bestiole le traitaient aimablement de « cigale ». Dans maintes notices nécrologiques, d’ailleurs sympathiques ou enthousiastes, j’ai retrouvé ces qualificatifs d’« enchanteur » de « troubadour », de « poète léger ». Rien de plus faux qu’une telle conception. Mon père fut assez réaliste pour admettre que la « joie » et le « charme » font aussi partie de l’existence, où rien n’est uniformément noir ni cruel. Mais un battement d’élytres, un cliquetis dans le soleil expriment mal cet âpre travail, cette perpétuelle enquête sur soi-même. Lorsque nous publierons intégralement les pensées des Petits cahiers, on verra avec quel zèle il cherchait pour toutes les idées des formes plus tangibles, plus humaines. Poète admirablement doué, il se méfiait des métaphores autant qu’un philologue ou qu’un biologiste, comme il se méfiait des moindres causes d’erreur.

La vie lui apporte un épisode, un trait saillant. Il le fixe en quelques mots nets, puis continue la besogne commencée. Sa première remarque l’obsède par des analogies. Telle est, parfois, la genèse d’un livre. Mais ce livre même se présente à lui sous plusieurs aspects que je ne puis mieux comparer qu’aux attitudes d’un homme vivant. C’est alors une série d’ébauches, d’esquisses plus ou moins intenses, et certaines sont déjà marquées de lignes constructives et directrices. Comme les idées s’associent entre elles, ces embryons moraux se rejoignent. On distingue des parties éclairées ; types, situations, portraits, causeries naissent de deux origines distinctes : l’une primordiale et foncière, la seconde quotidienne, fragmentaire, et toujours en voie d’expérience. C’est la mulatière du souvenir et de l’improvisation. L’être en métamorphose vient, à travers la brume, à la rencontre de l’écrivain. Quelle allégresse, quand il croit tenir son sujet, qu’il n’a plus à examiner que les rôles secondaires, que les comparses. Ce dernier choix, pourtant, demeure laborieux et subtil. L’esprit d’Alphonse Daudet était de telle sorte que le détail devait offrir une image abrégée de l’ensemble. C’est ce par quoi le roman nous hallucine et fait de chaque lecteur un témoin.

Prenez Delobelle, tel qu’il vous apparaît. D’un bout à l’autre de sa biographie, il demeurera conforme à sa silhouette ; jamais vous n’apercevrez la ficelle, la main ni le bras de l’auteur. De même pour le Nabab, le père Joyeuse, Numa, Bompard, Paul Astier et les autres. Cette remarquable continuité nous prouve une assimilation complète du créateur à la créature. L’imagination n’a pas de ces saccades qui déroutent l’observation, et soustraient à la vérité ce que gagne la verve lyrique.

Ceci explique comment, à côté du Daudet écrit, il y a un Daudet vivant et parlé dont il est nécessaire de laisser une figure même incomplète, telle que je la trace ici. Ce que mon père ne montrait pas dans ses livres, le trop-plein de son cerveau, ce dont il eût redouté la surcharge, cette vapeur inemployée se retrouvait dans sa causerie et ses actes. L’arbre a laissé des fruits immortels, mais la sève courait par le tronc, les branches et jusqu’à l’extrême pointe des feuilles et des fleurs.

J’ai dit qu’il travaillait avec acharnement. Toutefois, aucun labeur ne l’empêchait de recevoir un ami, d’aider un confrère, de conseiller un jeune homme. Nos brusques entrées ne l’irritaient pas. Il nous accueillait par un mot aimable, une drôlerie. Il s’intéressait à toute la maison. Il n’avait point d’heures régulières en ce sens que toute heure lui était bonne. Depuis qu’il ne sortait presque plus, il passait sa vie à sa table, écrivant, lisant ou prenant des notes. Il se levait à sept heures et demie, été comme hiver, et se couchait à onze heures, sauf le jeudi où la veillée se prolongeait.

C’était sa récréation, ce jeudi soir. Son extrême aménité lui faisait un très grand plaisir de ces réceptions simples mais si intéressantes, où nous avons vu en activité les plus nobles intelligences de ce temps. Mon père animait tout, élevait et maintenait la discussion, enflammait les timides, conciliait les furieux, dissolvait les hostilités, les rancunes, renforçait les sympathies. Dans le pitoyable « éreintement » par un pauvre raté symboliste d’un homme qu’il n’a, d’ailleurs, point connu, j’ai lu cette étrange affirmation qu’« Alphonse Daudet ne pardonnait jamais ». D’abord, il ignora la majeure partie des attaques que ne ménageaient pas à sa gloire les jeunes vieillards des petites revues, pour la bonne raison qu’il ne les lisait pas. Puis, les eût-il lues qu’elles auraient tout au plus amené sur ses lèvres un sourire d’indulgence, tant de pareilles appréciations lui demeuraient indifférentes. Mais plusieurs de ses adversaires, devenus ses sincères amis, pourraient témoigner de la mansuétude et de la faculté d’oubli qu’il apporta toujours aux débats littéraires : « La plupart du temps, on s’ignore. Les antipathies féroces et anciennes ne résistent pas à un contact de quelques minutes ».

Et si, aux réunions du jeudi, brillaient les arrivés et les illustres, les débutants ne manquaient point, car il avait la passion du talent neuf, inquiet de soi, il respectait ces forces obscures, qui s’amassent chez un jeune écrivain d’avenir et sortent en paroles excessives, en paradoxes, en frénésie de critique ou d’enthousiasme aveugle. La plupart de ceux qui tiennent le premier rang aujourd’hui furent, à leurs débuts, encouragés et soutenus par lui. Que de lettres aux éditeurs, directeurs de journaux, de théâtres, que de recommandations, d’apostilles ! « Hélas, disait-il, je n’ai plus la présence réelle ». Il savait la puissance de sa parole, ce qui manque de geste persuasif et d’accent sincère au billet le plus éloquent.

Cet amour de la jeunesse, jusque dans ses défauts et outrecuidances, faisait partie de sa curiosité. Il désirait voir et connaître. Une attitude, une poignée de main, un regard, un mot, lui en révélaient plus sur un être qu’une pièce de vers ou un article. Il adorait Plutarque, lequel, en ses biographies, a suivi la règle sensible qui rattache au portrait d’un grand homme sa façon de boire, manger et marcher, ses préférences et jusqu’à ses manies. Il approuvait entièrement les pages décisives qu’écrivit, sur ce sujet, Marcel Schwob en tête de ses Vies Imaginaires. De petits détails, oiseux en apparence, sont de mystérieux couloirs, par lesquels nous atteignons à la clarté des temps anciens, nous pénétrons le labyrinthe des âmes mortes. Les opinions sont chose verbale, transitoire et insignifiante. C’est ce qui fait, à l’ordinaire, si banale et piteuse la vie des personnages politiques. L’agora, le prétoire, l’antichambre du souverain, les États généraux ou les Chambres et les propos qui s’y tiennent ne sont que larves, masques, fantômes. Telle habitude, tel vice, telle particularité de langage, de costume, de gourmandise ou de luxure de Démosthène, de Cicéron, de Talleyrand, de Napoléon Ier prennent à nos yeux une importance extrême et un relief « confidentiel ». C’est ce que les pédants appellent la « bonhomie » ; les autres, plus justement, l’« humanité ». Or, ce qui nous intéresse dans l’histoire de notre semblable, c’est ce par quoi il différa, quelle que fût, d’ailleurs, la différence.

Lorsqu’il créait, mon père voyait. Lorsqu’il écrivait, il entendait. Un certain nombre de médecins du nouveau modèle sont venus l’interroger là-dessus, et ont simplifié en phrases pédantes une méthode naturelle et complexe. On nous ressasse indéfiniment la distinction scholastique entre « auditifs » et « visuels », catégories qui n’ont rien d’absolu et ne valent que comme facilité clinique. S’il entendait, il parlait aussi. Il essayait le ton de ses dialogues et l’harmonie de ses descriptions. L’horreur de la verbosité, qui sans cesse augmenta chez lui, le portait, surtout dans ses derniers ouvrages, à une concision pittoresque, où chaque sensation a son éclair brusque, où la réflexion ne paraît pas, émane en silence clos caractères. On lui a reproché, fort puérilement, sa syntaxe brève et nerveuse, aussi proche du vrai que possible, puisque chaque mot nous dupe et fausse la durée.

Je n’ai oublié aucun des beaux préceptes qu’il appliquait scrupuleusement : « Qu’il s’agisse d’un livre ou d’un article, d’une création directe ou d’une critique, ne prends jamais la plume que si tu as quelque chose à dire. Si la furie littéraire continuait à se développer, il n’y aurait bientôt plus un Français qui ne préparât son volume. —

« Décors, idées, situations, personnages ne sont à point qu’après une gestation très lente, demi-instinctive, où toute la nature, en ses moindres spectacles, collabore avec l’écrivain. Nous sommes pareils à des femmes enceintes. Cela se voit même à nos visages. Nous avons le masque. —

« Le style est une intensité. Le plus de choses dans le moins de mots. Ne pas craindre de se répéter, selon le conseil de Pascal. Il n’y a pas de synonymes. —

« Aller toujours vers la clarté, vers la limpidité concise. Notre langue a ses lois morales. Quiconque s’y soustrait ne dure point. Notre langue est plus souple qu’aucune, intellectuelle autant que logique, plus serrée que déclamatoire, à reflets vifs et courts, à formes précises. Elle ne favorise point l’ambiguïté. Elle est plus pour l’esprit que pour l’oreille. Il est peu de nuances qu’elle n’exprime, peu de distinctions justes qu’elle n’exprime. Elle triomphe aux sous-entendus. —

« Fils des latins, qui furent constructeurs, nous avons le goût du solide. L’harmonie, aussi est indispensable. Même pour la peinture des passions, où le désordre est une beauté, que ce désordre ne soit qu’apparent ; que l’on sente une règle profonde. Cela d’ailleurs est conforme au vrai : le pire tumulte subit ses lois. —

« La description d’un caractère, poursuivie jusqu’à l’achèvement, ne doit se faire que peu à peu, selon que l’être se révèle et que la vie réagit sur lui. —

« Ce qui nous environne, la société, le paysage, la circonstance, participe de notre état d’âme. Il faut entrer dans le personnage, dans sa peau, et voir le monde avec ses yeux, et sentir avec ses sens. L’intervention directe de l’auteur est une faute. —

« Elle est exagérée, par contre, la théorie de l’impassible. Celui qui raconte a le droit de s’émouvoir, mais discrètement, à la cantonade, après héros et héroïnes, sans désaccorder l’illusion qui fait le charme. —

« L’expression du réel réclame toutes les forces vives de l’écrivain. Lyrisme, réalisme, frénésie même, cela se joint et crée la puissance. La beauté n’a pas d’étiquette. La sincérité renferme tout. —

« Il faut respecter le lecteur : moralement, l’auteur a charge d’âme. Pouvant corrompre, et sûr de ses moyens, il est coupable s’il en abuse, s’il détruit la noblesse vitale, s’il ne va point de bas en haut, direction d’une conscience honnête. Il faut respecter le lecteur intellectuellement, n’insister que sur l’essentiel, ne point mentir à l’enthousiasme, garder le scrupule naïf. —

« La vérité, e’est l’accord parfait entre l’écrivain et ce qui l’entoure, entre ce qu’il conçoit, perçoit et ce qu’il exprime. Le rêve lui-même a sa vérité. On ment sur le Parnasse comme dans la rue. —

« L’art n’est pas qu’un choix. Il est, de plus, une décision et une audace. Nulle hypocrisie, nulle fraude. Les routes de la vie sont ouvertes. Il n’est permis ni de dévier, ni de s’arrêter en chemin. —

« Il y a le courage de l’écrivain, qui est d’accomplir sa mission jusqu’au bout. Les intrépides sont toujours vainqueurs. Les timorés demeurent incomplets. —

« On n’aide point son œuvre ; elle va toute seule. Nul obstacle, si franche et valide, ne l’empêchera de triompher. —

« Penser à plaire est un péril. Vouloir étonner en est un autre. La notoriété fuit toujours ceux qui la recherchent par des moyens bas. »

Énumération bien incomplète ! Je la rectifierai chemin faisant. Mon père présentait les mêmes principes sous les formes les plus riches et les plus nombreuses. Mais le fond demeurait immuable.

Ces quelques règles, qu’il n’énonçait même plus quand nous étions en tête à tête, lui permettaient une délicieuse mobilité d’images et d’impressions pour tout l’éphémère, le transitoire de la vie. De même qu’en conversation, il n’était jamais à court, que la riposte venait de lui, soudaine, ailée, brillante, telle que d’un escrimeur consommé, de même les phénomènes journaliers, les plus minces épisodes ne le prenaient, en aucun cas, au dépourvu. Nous avions une telle habitude de nos chers et doux entretiens, où les heures fondaient sur ses lèvres, qu’il s’était établi entre nous, pour notre usage personnel et celui de quelques intimes, un langage elliptique ; chacun complétait la pensée de l’autre, la prolongeait par une remarque dont il indiquait le sens en peu de mots : on ne formulait que l’essentiel.

Vous retrouvez ceci dans son œuvre, décalque fidèle de son âme. Le grand bon sens, ce don magistral au prix duquel les plus brillantes qualités sont peu de choses, ce bon sens à la Descartes, anime l’ensemble d’un souffle permanent. Il imprègne si bien qu’il ne s’exprime plus, laisse le champ à la fantaisie, dès lors libre comme une déesse souriante, furtive et court vêtue. L’homme est sans cesse derrière l’auteur, et l’auteur inspire la confiance. Prenez un poète, Carlyle, pluie stellaire de métaphores qui traversent le ciel et la nuit du verbe. Pourquoi, malgré tout son génie, Carlyle n’a-t-il qu’une place restreinte dans la rêverie humaine ? C’est qu’il manque de cette harmonie intime que réclament les esprits éperdus de mirage. Il n’a point dompté notre confiance. Dans la bouche de celui qui nous a définitivement conquis par sa sagesse, le moindre mot prend une valeur magique. Où qu’il monte, nous le suivons. Nous fraternisons d’enthousiasme. Autrement, l’écart se fait entre le génie le plus magnifique et le lecteur. On s’étonne ; on ne subit point.

Ce que je viens d’exprimer tant bien que mal, mon père le gravait dans mon esprit en termes clairs, merveilleusement justes. J’étais une de ses œuvres. Il m’eût voulu parfaire comme les autres. Hélas ! Substance ingrate ! Si tu n’as su profiter, transmets au moins la parole féconde. Sois exact et fidèle. Peut-être s’en trouvera-t-il un qu’éclairera le flambeau pieusement rallumé. Maintes fois, en écoutant mon ami, j’ai songé : « Si le destin me fait lui survivre, je demanderai à ma mémoire un effort de reviviscence, je m’imposerai la tâche de fixer les beautés fugitives, souvent intransmissibles comme ces paroles d’amour auxquelles manquent l’heure et les visages. » Soyez indulgents, vous qui me lirez. J’apporte ici ma conscience entière. Convié au plus noble spectacle, j’ai retenu des phrases, des gestes, des intonations, des jeux de visage. Mon père aima la vérité. Je veux la servir à mon tour, jusque dans les scènes plus intimes, guidé par lui, encouragé par sa haute mémoire.