Alphonse Daudet (Léon Daudet, 1898)/III

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Bibliothèque Charpentier (p. 89-150).

CHAPITRE  III
LE MARCHAND DE BONHEUR

Mon père répétait souvent : « Je voudrais, ma tâche achevée, m’établir marchand de bonheur. Mon bénéfice serait dans mon succès. »

Il ajoutait : « Tant d’hommes sont des somnambules, traversent l’existence sans voir, butant contre les obstacles, se heurtant le front à des murailles qu’il eût été facile de contourner. J’ai mis dans la bouche d’un de mes personnages : Les choses de la vie ont un sens, un endroit par où on peut les prendre. Ce n’est point là une métaphore. »

Puis il secouait la tête avec un demi-sourire indulgent, et soupirait : « Il n’y a point de banalité dans le monde, il n’y en a que dans les esprits. Renan s’attriste quelque part de ce que Gavroche est aussi savant que lui. Mais Gavroche est un perroquet. Les mots, en son cerveau, n’ont aucune valeur. Un adolescent parle de la mort. Il est bien rare qu’on devine en lui le gouffre noir que cette terrible syllabe ouvre aussitôt dans l’âme d’un vieillard. Tu connais l’émoi qui nous saisit tout à coup devant tel substantif, tel verbe que nous répétions de confiance, jusqu’au jour où le sens réel, profond, nous est apparu. Ces révélations-là sont l’épreuve des années.

« Je ne me vante point, je fus un précoce. De bonne heure, j’ai compris dans ma chair la valeur réelle de bien des termes auxquels la jeunesse prête son inconsistance. La maladie, la douleur, sont une autre maturité. Elle donnent de la sincérité au langage. On vit alors sur son capital au lieu de vivre de ses rentes ; l’on n’ignore pas qu’une émotion, qu’une idée même un peu ardente correspondent à une perte de substance, à un pas de plus. Oh ! sagacité des petits infirmes, yeux brillants et trop renseignés ! J’en rencontre, dans les jardins publics, traînés en voiture, dont les regards m’épouvantent…

— Alors, père, le marchand de bonheur ?…

— Ce n’est pas une allégorie. Il irait aux infirmes, à tous ; il gagnerait leur confiance avec de la tendresse. Tel qu’un médecin patient et doux, il examine la plaie morale. Il distingue son étendue, ses progrès. Ensuite, il rassure le malade par le spectacle de ses congénères, immanquable argument de l’égoïsme, et, de là, il s’élève peu à peu vers l’image d’une destinée réduite, mais noble cependant, si elle sait s’employer, sécher les larmes autour d’elle, consoler en se consolant. Placer le but hors de soi-même, placer l’idéal hors de soi-même, c’est échapper un peu au Fatum. »

Que de fois, entrant à l’improviste dans son cabinet de travail, j’ai surpris des attitudes angoissées, interrompu des confidences que je devinais graves et pressantes ! Si on ne lui demandait le secret, mon ami, ensuite, m’exposait le cas, les difficultés pour lesquelles il cherchait dès lors la solution la plus simple, la plus « humaine ».

Lorsque je lui disais : « Sois marchand de bonheur pour toi-même », il répondait : « Mon existence est un effort journalier. J’ai la plus grande confiance dans ces minimes essais de ma volonté qui me font me lever à une heure fixe, me mettre à ma table malgré mes souffrances, dédaigner mon mal, le braver. Imagine-toi cette torture du cercle qui se rétrécit peu à peu, des impossibilités successives. Qu’il est vrai le mot navré de la coquette à son miroir : Dire que je regretterai cela demain ! Eh bien, les innombrables charges d’un père de famille, les soucis de la maison me sont d’un grand secours. Le sentiment de la responsabilité suffit à tenir l’homme debout, lorsque ses forces l’abandonnent. Puis, je songe à mes congénères, si la misère se joint à leur supplice, s’ils n’ont point le secours du feu, de la viande, du vin, de la chaude affection… et je m’estime encore heureux. Je préserve ma pitié en me répétant qu’il est des détresses pires que la mienne, et je ne l’use point toute pour moi.

— Tu sais que la pitié fut, par beaucoup de philosophes, bannie de leur république, comme une faiblesse, un avilissement, comme une défaite de l’énergie.

— Le marchand de bonheur prêcherait la pitié active et non les larmes inutiles. À celui qui souffre, la souffrance est toujours nouvelle. Pour les témoins, même empressés et tendres, la souffrance vieillit et tombe dans l’habitude. Je dis au malade : Distrais-toi et lutte par l’esprit jusqu’au bout. Ne fatigue point, ne harcèle point ton entourage. Les stoïciens avaient découvert le plaisir qui réside dans l’exercice continu de l’énergie. Au patient doué d’imagination, je suggérerai mille artifices. À celui qui ne mêle point le rêve au réel, je conseillerai de regarder en face sa douleur jusqu’à ce point où la beauté de la lutte apparaît et grandit tout. C’est une griserie particulière qui rend les moins subtils étrangement compréhensifs ; c’est une des clés de la nature.

« Et d’abord, chaque chose prend sa place, s’accorde à son plan naturel. Les petites misères, que nous grossissent la jouissance et la paresse morale, reculent, descendent à leur niveau. Sans mon mal, j’eusse peut-être été « un auteur », en proie aux niaiseries du métier, tremblant devant la critique, exalté par les louanges, dupé par les satisfactions vaniteuses ; certes, il me reste des faiblesses. Néanmoins, je suis épuré… Aux eaux de Lamalou, j’ai rencontré des « sosies de souffrance » dans les professions les plus diverses. Ils étaient tous au-dessus d’eux-mêmes, éclairés par ces lueurs brusques qui traversent leurs tissus, pénètrent leurs âmes. Entre tant de confidences que j’ai reçues, celles des damnés de là-bas ont un caractère spécial d’âpreté, de franchise. Les mots mêmes dont ils se servaient ont plus de relief, plus d’ampleur. »

— Elles sont, à ce sujet, bien typiques et bien belles, les notes prises par mon père pendant ses stations thermales. Elles étonnèrent les médecins, ces « observations » d’un homme de lettres, plus complètes et raffinées que n’aurait pu les recueillir un savant, sans idées préconçues, sans théories intercalaires, d’une netteté de procès-verbal. Les pires hontes, les misères secrètes d’hommes, de femmes, de vieillards, sont indiquées, discrètement, avec une sagacité de clinicien poète. La plupart de nos voisins d’hôtel, quelques-uns étrangers, d’Amérique, d’Espagne, de Russie, s’arrangeaient pour faire coïncider leur traitement avec celui du romancier qui les rassurait, les rassérénait, complétait l’œuvre du docteur. Quelques-uns se confiaient à lui avec un zèle de détails, cette ardeur, cette fierté bizarre qu’ont les porteurs d’une maladie grave et mystérieuse encore. Les troubles nerveux les plus étranges, les manies, les craintes, les désordres chroniques ou soudains, il notait, classait, comparait, et souvent ces déviations de la nature l’aidaient à comprendre la nature, lui éclairaient une région obscure, servaient sa perpétuelle enquête. « Le mal dans la famille et dans la société », les modifications qu’il apporte aux caractères, aux tempéraments, aux métiers, l’ingéniosité des égoïstes, des riches et des pauvres, voilà surtout ce qui le passionnait, l’enfiévrait, ce qu’il recueillait à toute heure, avec une méthode et un scrupule extraordinaires.

Ce sont des vies entières résumées en quelques traits, des « avares devenus prodigues », des « violents devenus timides », des « chastes tourmentés de passions inavouables ». Les initiales me rappellent des noms, des figures, de douloureuses silhouettes. Un mot évoque tout un être : « Carrières brisées », voilà un en-tête de chapitre… De terrifiants bouts de dialogues : « ce que je redoute le plus, Monsieur, les moments où je ne souffre pas. Alors mon imagination travaille, je vois mes espérances à bas, l’amour, l’avenir… Hélas ! » Parfois un sourire, une parole comique éclairent ces affreux tableaux. Une phrase-aveu, telle que la foudre, illumine pendant un instant les arcanes d’un être, ce labyrinthe où se perd jusqu’à l’observation intime.

De là était venue à mon père cette idée qu’il m’exprima souvent : « Si réaliste que l’on soit, on recule devant le réel. Les discours que l’on tient, les vanités que l’on recherche, les passions où l’on se rue, tout cela parade devant la baraque. Il y a un fond que l’on n’ose point remuer, une vase qui n’a pas de nom, molle et fangeuse, où sont les ébauches de tous les vices, de tous les crimes, qui n’arrive même pas au confessionnal du prêtre. Serait-il possible de plonger une fois là-dedans ? Je me le suis demandé. Imaginer alors un endroit secret, ténébreux, une clinique pour maladies des yeux, par exemple, où les personnages, couchés les uns près des autres, dans l’obscurité complète, ignorant leurs noms, leur âge, presque leur sexe, ne devant jamais se revoir, pourraient s’exprimer librement, avouer ce qui les tourmente, de lit à lit et comme à tâtons. »

L’axiome célèbre « poésie, c’est délivrance », il l’appliquait à la douleur. De là, ce projet d’un livre, La Douleur, dont il avait recueilli les éléments mais que, sur nos prières, il ne publia point. J’ai là, devant moi, ce terrible, cet implacable bréviaire ; certes, il fallait un fier courage pour se délivrer ainsi, mais n’ai-je pas déjà signalé, chez mon père, l’âpre besoin de confession ? La science a, de nos jours, pris des allures prétentieuses. Elle a su conquérir l’esprit. Alphonse Daudet était trop sagace pour croire aux étiquettes de la psychologie, de la physiologie, de la pathologie, que le vent balaie, que la pluie efface. Le dogme étroit d’Auguste Comte n’avait point eu de prise sur cette imagination toujours claire, toujours en marche, et qui ne se payait point de grands mots. Nous nous divertissions ensemble de cette audace à tout expliquer et systématiser, qui est la marque du pédant moderne : « la paille des termes pour le grain des choses », d’après Leibnitz. Il avait eu de longues conversations avec Charcot, puissant et lucide, avec Brown-Séquard, tourmenté de génie, avec Potain, le maître des maîtres, chez qui la pitié s’est augmentée sans cesse avec la connaissance. Il n’ignorait donc rien, de cet autre côté de la médaille humaine qui porte des signes différents et nous renseigne par d’autres voies. Sa force de compréhension l’avait servi là comme ailleurs. Mais il se tenait, par la pensée, au point où s’entrecroisent l’art qui différencie et individualise, la science qui classifie et généralise, de sorte qu’il m’arrivait de lui dire en riant : « Tu crées une méthode nouvelle. »

Ce que l’on sait de la douleur scientifiquement tiendrait en quelques pages. Ce que l’on induit sur la douleur métaphysiquement s’exprime en quelques lignes. Ce qu’un observateur poète récolte par l’étude de la douleur chez les individus, est infini. Dans ce trésor devront puiser le métaphysicien et le savant, même le mystique, s’ils veulent s’enrichir d’un seul trait. Non seulement mon père a souffert, mais il a vu souffrir les autres. Il a pu ainsi reconnaître certains domaines de l’empire du mal où l’ignorance actuelle, s’inspirant des vieux géographes, met encore des tigres et des lions, c’est-à-dire des formules creuses. Un jour que je lui expliquais l’entrecroisement des faisceaux nerveux dans la moelle et le cerveau, il s’écria : « L’attelage de Platon ! » Le rêve ainsi rejoignait le réel. C’est cette tendance que je remarque en toutes ses notes sur la douleur. En un endroit, il compare ceux que la paralysie envahit aux satyres changés en arbres, aux dryades pétrifiées. En un autre, il soupire : » Je pourrais dater ma douleur comme cette charmante Mlle de Lespinasse son amour : « De tous les instants de ma vie ». Ou bien, c’est une ironie douce : « Hypocondrie, lisez, ignorance des médecins. »

Que devient l’orgueil chez celui qui souffre, que devient la tendresse, que devient la charité, que deviennent les passions vives, la volupté, la haine ? Comment s’altèrent la vie de famille, les rapports entre les époux, père et enfants, les amis ? Comment s’habitue-t-on au mal, se résigne-t-on, ou quelle est la révolte ? quelle forme prend elle ? selon quels efforts ? Autant de questions troublantes auxquelles il répond avec une franchise absolue, d’après sa dure expérience, ou qu’il laisse dans le doute, si telle est son humeur. Les variations mêmes de cette humeur, il les passe en revue avec une philosophie résignée, et il est admirable de voir comme il résiste par la volonté, comme il oppose aux attaques les ressources d’un moral opiniâtre. Je le vois encore assis dans le petit jardin de l’hôtel Mas à Lamalou, entouré de malades, leur prêchant l’énergie, rassurant les inquiets, s’acharnant aux désespérés, leur faisant entrevoir un arrêt, une régression possible : « Les médecins n’en savent pas plus que nous. Ils en savent même moins, parce que leur connaissance est faite d’une moyenne d’observations, en général hâtives et incomplètes, et que chaque cas est particulier. Vous, Monsieur, vous avez tel symptôme ; vous, tel autre. Il faudrait vous joindre à Madame pour obtenir quelque chose qui ressemblât à mon martyre à moi. Les instruments du bourreau sont très divers. S’ils ne vous effraient pas trop, examinez-les. Il en est de nos tortures comme des ténèbres. Elles s’éclaircissent, se dissipent par l’attention. Changeons un peu les beaux vers de Hugo :

Il n’est point de douleur comme il n’est point d’algèbre,
Qui résiste au milieu des êtres ou des cieux
À la fixité calme et profonde des yeux.

« Tenez, maintenant je parle, je fais aïe ! ouïe ! Et mon sermon me soulage moi-même, je me frictionne en frictionnant… Puis que ceux d’entre vous, qui ont une famille qu’ils chérissent, considèrent leur mal comme un paratonnerre. La destinée se satisfait sur eux. Évitez l’égoïsme. Il renforce la souffrance. Il la rend atroce et plus rude. N’ouvrez pas les gros livres. Vous n’y récolterez que terreur, car ils ne traitent que des cas extrêmes. La figure effarée de Diafoirus suffira, si vous lui présentez un signe inédit, qui ne se trouve pas dans le dictionnaire. Cet émoi m’amuse tellement que j’en inventerais, des signes ; mais il ne faut point abuser, car l’on vous traite ensuite de malade imaginaire, l’on cesse de vous plaindre. Or, nous autres gens du Midi, qui sommes ici en majorité, nous aimons qu’on nous dorlote. Molière l’avait bien vu quand il vint à Pézenas. Argan, c’est Orgon prononcé à la provençale, et Orgon se retrouve dans Tartufe. On devrait jouer le Malade avec l’accent de chez nous. Ce serait d’un comique irrésistible. »

Par ces discours, et par bien d’autres, par son exemple et sa verve, mon père ragaillardissait les malheureux en ce triste pays, que, remonté dans sa chambre, il comparait à l’Enfer de Dante, tellement l’on y trouvait des échantillons de tous les supplices. Et cette action en partie double, d’observateur et de consolateur, est l’image fidèle de sa nature.

On pense qu’il s’intéressait aux illustres patients d’autrefois. Il connaissait à fond la maladie de Pascal, celle de Rousseau, celle de Montaigne, celle plus proche de Henri Heine. Mais il se gardait soigneusement des hypothèses saugrenues où se sont rués nos plus récents psychologues et l’assimilation du génie à la folie, par exemple, lui faisait lever les épaules.

L’alliance de la pitié et de la douleur était pour lui un thème incessant : « Celui qui n’a pas eu faim, qui n’a pas eu froid, qui n’a pas souffert, ne peut parler ni du froid, ni de la faim, ni de la souffrance. Il ne sait même pas très bien ce que c’est que le pain, ce que c’est que le feu, ce que c’est que la résignation. Dans la première partie de mon existence, j’ai connu la misère, dans la seconde, la douleur. Ainsi mes sens se sont aiguisés ; si je disais à quel point, on ne me croirait pas. Certain visage en détresse, au coin d’une rue, m’a bouleversé l’âme et ne sortira jamais de ma mémoire. Il y a des intonations que j’évite de me rappeler, pour ne pas pleurer bêtement. Ah ! les comédiens ! Quel génie il leur faudrait pour reproduire ce qu’ils auraient éprouvé ! Ni trémolo, ni exagération… L’accent juste… le merveilleux accent juste… qui sort des entrailles. »

Aussi toute note fausse dans l’intonation, tout essai de sensiblerie mensongère, les simagrées philanthropiques, la « bonne dame » et le « bon monsieur », ce qu’il appelait la voix de gorge, l’exaspéraient. J’ai vu des maladroits, le sachant charitable, se vanter devant lui de sacrifices, de bienfaits imaginaires. L’ironie s’amoncelait dans ses yeux soudain noirs et brillants. Il « coupait » l’hypocrite par quelque exclamation déconcertante, ou bien exprimait son incrédulité avec une douceur sournoise qui mettait la franchise en joie. Les lecteurs n’ont qu’à se reporter aux portraits de d’Argenton, de Mme Hautman, d’Élisée Méraut. Mais aux figures de roman les plus complètes manque, comme il le disait « la moiteur du réel ».

Nous sommes en landau. Le ciel est clair. Au bord de la grande route est assis un loqueteux : face obscure, pas de linge, des yeux de colère et de lassitude. La splendide nature étincelle autour du vagabond, comme pour exaspérer sa détresse. Bon gré mal gré, il faut qu’on s’arrête. Mon père ne peut descendre, mais il parle à l’homme tandis que je transmet l’aumône du « monsieur riche », et il s’informe familièrement, avec une bonhomie conciliante, le désir si vrai d’excuser la disproportion que la maigre figure s’apaise et se détend. On repart… alors, mon doux ami : « Les chevaux, le cocher, la voiture, tout conspire pour qu’on passe au large, tout lutte contre la charité, tout s’indigne contre le traîne-savate. C’est cela, la fortune. Des coussins du landau on ne voit pas les pauvres. Ils font partie d’un autre monde ; les favorisés se détournent. Mais les regards des malchanceux amassent de la haine… Rien ne se perd… comme en chimie. »

Parmi les œuvres en préparation, une des plus importantes, dont nous possédons de nombreux fragments et le plan général, a pour titre : La Caravane.

Le lien du livre est un voyage en roulotte, réalisé par deux couples d’amis, hommes et femmes, de caractère opposite, de vive intelligence, entre. lesquels se joue un drame de passion et de jalousie, tandis qu’ils parcourent les plus beaux paysages de France. Mon père admirait et connaissait les principales contrées de notre pays si divers ; il insistait sur l’influence du terroir, des habitudes locales. Traditionnaliste dans l’âme, bien que par d’autres côtés révolutionnaire, il célébrait dans sa causerie les merveilleux aspects de la Bretagne, de la Normandie, de la Touraine, de l’Alsace, de l’Ardèche, du Lyonnais, de la Provence, du Languedoc. Il avait fait une étude approfondie des caractères régionaux. Sa première question à un inconnu, à un débutant, était : « Où êtes-vous né ? » Sitôt renseigné, il cherchait dans sa vaste mémoire les « dominantes » de l’endroit. À force d’examiner ses propres origines, il s’était fait une méthode, et les sautes de tempérament le long de tel fleuve ou de telle vallée excitaient sa curiosité au plus haut point : « Le Normand, c’est le Gascon du Nord. » — « La finesse lorraine : une vue courte, parfois un peu sèche, des hommes et des événements. » — « Ne pas, confondre la Provence avec le Midi des pierres, l’Hérault, le Languedoc. Elle tient de l’Italie. Ils préparent l’Espagne. » — « L’imagination logique de la Touraine (Rabelais, Descartes) diffère profondément de la cucée bourguignonne, de la fougue méditerranéenne. » — « Colère de femme, colère de Méditerranée, en surface. Dix pieds de calme sous un pied d’écume. » — « Le type du Parisien, Panurge, ne s’est pas modifié depuis Gargantua. Je le retrouve, semblable à lui-même, chez dix de mes camarades. » — « Le mensonge du Nord, pédant, tenace et triste, bien différent de notre mensonge, qui court, change de sujet, rit, gesticule, aboutit brusquement à la sincérité. »

Il avait un schéma très significatif de la ville de Lyon, et du tempérament lyonnais, fréquenté pendant toute sa jeunesse. « Les deux coteaux, Fourvière et la Croix-Rousse. Les deux fleuves, la Saône et le Rhône. Mystiques et canuts. La tendance aux idées générales, d’une part : Ballanche, Blanc Saint-Bonnet. De l’autre, le goût du minutieux, l’orfèvrerie : Joséphin Soulary. Ici, Puvis de Chavannes ; là, Meissonier. Ce parallèle doit se poursuivre jusque dans les esprits scientifiques. »

« Pourquoi des hommes sincères et amis du réel n’écriraient-ils pas soigneusement, au lieu de se perdre dans des volumes de vers que nul ne lit, l’histoire du coin qu’ils habitent et cultivent. La forme romanesque s’y prêterait admirablement : habitudes, légendes, ce qui frappe l’enfance, le parti que tire l’imagination populaire ou puérile de la forêt, de la montagne, du ruisseau, du village ; ce qui subsiste d’autrefois ; ce qui ne s’est point dégradé. Je ne demande point pour chaque clocher son Mistral. Le grand poète est rare. Mais il ne manque pas d’esprits consciencieux pour cette admirable besogne. On serait stupéfait des richesses intellectuelles et morales de la France ; c’est un trésor qu’on gâche : les costumes, les patois, les récits. — Ô les beaux contes gascons de Bladé ! »

Un tel livre, assez compact, sur le Périgord, de M. Le Roy, que lui avait recommandé son ami le sénateur Dussolier, l’enchanta. Je me rappelle le titre : Le Moulin du Frau. Il le vantait à tous ses amis. Il me le prêta. C’était une œuvre complète où l’auteur se donnait entièrement, racontait sa Petite patrie avec un souci prodigieux du vrai : « Que ne l’imite-t-on ! s’écriait mon père. Je suis avec joie les conséquences de l’impulsion qu’a donnée Mistral. S’il a agi dans le domaine poétique. Drumont, lui, a agi dans le domaine social. Le sens profond de sa hardiesse est analogue. Le retour à la tradition ! Voilà ce qui peut nous sauver, dans la déroute contemporaine. Toujours j’ai eu l’instinct de ces choses. Elles ne me sont apparues nettement que depuis quelques années, grâce aux efforts de mes deux grands amis. Il est mauvais de perdre entièrement ses racines, d’oublier son clocher. Cette vie de Maillane est idéale ! Non seulement cultiver son jardin et sa vigne, mais encore les célébrer, ajouter par la gloire à la légende, renouer la chaîne des ancêtres ! Il est singulier que la poésie ne s’attache qu’aux objets venus de loin, d’un long usage. Ce qu’on appelle le progrès, mot vague et bien douteux, suscite les parties basses de l’intelligence. Les parties hautes vibrent mieux pour ce qui a touché, exalté une longue série d’imaginations issues les unes des autres, fortifiées par la vue des mêmes paysages, la senteur des mêmes arômes, le toucher des mêmes meubles polis. Les vieilles, très vieilles empreintes, descendent jusqu’au fond de la mémoire obscure, de cette mémoire de la race que tisse la foule des mémoires individuelles. Elles se joignent, les vieilles empreintes, à tout l’effort des laboureurs, des vignerons, des forestiers. Il en est d’elles comme de ces racines qui serpentent et se mêlent à la terre nourricière, s’enchevêtrent, confondent leurs sucs. Les poèmes didactiques sur la vapeur, l’électricité, les rayons X ne sont pas des poèmes. Je devine bien, parbleu, l’objection exceptionnelle : oui le chantre de l’avenir, l’Américain sublime, le lyrique Walt Whitmann ! Mais il est d’un pays sans ancêtres. »

C’était là un de ses thèmes habituels. Il le traitait avec une vigueur, un richesse d’images incomparable, car toute sa sensibilité se mettait en branle. L’amour de sa Provence lui montait aux lèvres :

« Sache-le, Léon, le marchand de bonheur, je le suis, lorsqu’au jeune homme qui vient me voir, arrogant ou timide, son petit volume à la main, je dis : « De quel pays ? — De là…. Monsieur. — Il y a longtemps que vous avez quitté la maison et les vieux ? — Tant de temps. — Y retournerez-vous ? — Je ne sais. — Pourquoi pas tout de suite, maintenant que vous avez tâté de Paris ! Sont-ils pauvres ? — Oh non ! Monsieur, dans l’aisance. — Alors, fuyez, malheureux. Je vous vois indécis, jeune, impressionnable. Je ne crois pas qu’il y ait en vous, actuellement, cette énergie d’un Balzac qui bouillonne et fermente dans sa mansarde. Écoutez mon conseil, vous me remercierez plus tard. Rentrez au bercail. Faites-vous une solitude dans un coin de la maison ou de la ferme. Promenez-vous dans votre mémoire. Les souvenirs d’enfance sont la source vive et non empoisonnée de tous ceux qui ne possèdent pas un pouvoir d’évocation magistral. D’ailleurs, vous verrez… Vous avez le temps… Faites causer ceux qui vous entourent, les fermiers, les chasseurs, les filles, les vieux, les vagabonds. Laissez cela se rejoindre. Et, si vous avez du talent, vous écrirez un livre personnel, qui aura votre marque, qui intéressera vos confrères d’abord, le public ensuite, si vous avez la chance de trouver pour cadre un bout d’intrigue bien menée ».

— Mais, père, il doit être rare que le jeune homme t’écoute. Il te croit envieux de sa future gloire. Il a toute prête la réponse : « Vous-même, Monsieur, n’avez pas agi de cette manière et ne vous en êtes pas trop mal trouvé. »

Il sourit, réfléchit une seconde, secoue la cendre de sa pipe et répond : « Certains m’ont écouté. J’ai cité l’exemple de Baptiste Bonnet, de cette Vie d’enfant que suivront deux autres volumes, pareillement réussis, je l’espère. Bonnet s’est manifesté poète admirable, rien qu’à raconter ce qu’il avait eu devant les yeux, ses yeux de lyrique observant. Imagine ce qu’eût été de lui une ébauche de roman ou de poème en français, cette langue qu’il possède mal, sur un sujet qui ne viendrait pas de son cœur. Oui, Bonnet, et combien d’autres ! Le marchand de bonheur n’est pas un entêté. À ceux qui ont eu la joie des voyages, des séjours en pays étrangers, il demande le récit de leurs impressions. Profitez de la chance inestimable qui vous a rempli le cerveau de sons, de couleurs, d’odeurs nouvelles. Pauvre petit Boissière, mort aujourd’hui, dont le premier, le seul effort, Fumeur d’opium, annonçait un si grand talent ! Bonnetain aussi a su tirer parti de sa traversée de l’univers. Certes Loti est un écrivain génial, mais il n’a point fermé la route des navigateurs et des rêveurs. Et, quant aux glorificateurs de leur logis, de leur berceau, voici Rodenbach, le plus exquis, le plus raffiné des poètes et des prosateurs, tout trempé dans les brumes flamandes, dont la phrase a la douceur des beffrois, la tendre dorure des châsses et des vitraux ; voici Pouvillon, à qui nous devons la physionomie complète et pleine de charme de la région montalbanaise. Les exemples sont infinis. Nomades ou sédentaires, que tous conforment leur œuvre à leurs désirs et chantent ce qui les enchanta. »

Nous ne sommes pas loin de la Caravane. De telles causeries embellissent les journées des voyageurs, sont tenues à un tournant de route, devant le parc d’un vieux château, tandis que la nature s’assoupit par le crépuscule et que les domestiques préparent le repas. Selon son caractère, chaque personnage devient l’avocat d’une théorie conforme à sa structure morale. Les sujets sont amenés par les hasards du dehors, comme cela arrive quand nous nous laissons délicieusement aller au cours de nos pensées.

« Mais, ajoutait mon père, je ne leur permettrai pas de longtemps philosopher, de fatiguer le lecteur. Leurs opinions suivront la courbe de leurs aventures. Je ne veux point de marionnettes chargées de sentences ou de récits. Il faudra que le sang circule. »

Quand le « marchand de bonheur » s’entretenait, par hasard, de politique, il insistait grandement sur la lutte sourde et continue de Paris et de la Province. Il y a quelques années. Mme Adam, ma chère « patronne », que mon père admirait pour ses facultés divinatoires, son don de prophétie, son ardent patriotisme et tant de hautes et nobles qualités qui font d’elle une des premières Françaises, Mme Adam, à laquelle il gardait une chaude reconnaissance pour ses bontés à mon endroit, eut l’idée de transformer la Nouvelle Revue.

Elle s’adressa à son ami Daudet dont elle connaissait la sagacité pour tout ce qui touche aux « périodiques » et aux journaux. Il fut catégorique : « Ma grande amie, ma chère amie, j’ai longtemps songé moi-même à établir une Revue de Champrosay où j’aurais eu, je crois, le tact de distribuer l’ouvrage selon les aptitudes de chacun.

« Vous n’ignorez point qu’une des plus grosses questions contemporaines est l’antagonisme latent de Paris et de la Province. Cela s’est manifesté très vivement en 1870, et, après la guerre, les inimitiés des petits clochers contre Notre-Dame, les souvenirs du Siège et de cette étrange et mémorable séparation du cœur d’avec les vaisseaux, les rancunes se perpétuèrent. Vous en trouveriez encore quelques reflets dans les polémiques de la presse provinciale, de cette presse que tuent le télégraphe et la rapide propagation des nouvelles. »

Je puis bien rappeler le tour des paroles et le sens général du discours, mais ce que je suis impuissant à reproduire, c’est la pittoresque levée d’arguments, l’éclair des regards, le cher sourire, les gestes minutieux de la main tenant le porte-plume.

« Ce n’est pas à vous, chère amie, que j’apprendrai les ressources considérables de la province, matérielles et morales, pour parler comme un député ; mais ce que nous sentons l’un et l’autre, plus vivement que n’importe quel parlementaire, c’est la nécessité de donner un peu d’air et de vie à ces membres que la tête est en train de fatiguer et de ruiner. Décentralisation est un de ces grands mots qui ne disent rien à l’esprit. Avec votre Revue, vous avez une arme. À votre appel répondront les professeurs d’Université, les journalistes instruits et renseignés qu’on trouve dans la presse provinciale subsistante. Ainsi, vous constituerez, chez vous, une sorte de ministère fédéraliste où vous accepterez les réclamations régionales ; où, sans épouser les querelles de clocher, vous nous tiendrez au courant de ces querelles ; où vous nous parlerez des industries d’ici, de là, de la grande culture, de ses objets, des « eaux et forêts » ; grâce à votre activité et à un effort continu, vous réussirez peut-être à rétablir les communications malheureusement coupées entre les esprits rapides des Parisiens, les intelligences plus lentes, plus sérieuses parfois de la province ; et dans notre France, quand une étincelle a jailli, il y a bientôt le feu partout. »

Séance tenante, Mme Adam organisa une série d’adroits questionnaires qui furent envoyés aux provinciaux, fonctionnaires et autres, les plus notoires, et aujourd’hui une partie importante de la Nouvelle Revue sert de ralliement et de chaire à des paroles qu’on n’entendait pas. À cette occasion même, je fus chargé de l’article de début : Paris et la Province, que j’écrivis, en quelque sorte sous la dictée paternelle.

Nul doute que mon père vieillissant eût donné suite à ce projet de la Revue de Champrosay.

Il n’était pas semblable à beaucoup de ses contemporains qui maudissent la Presse, quitte à lui demander des services. Autant il méprisait la réclame, autant il s’intéressait à ces formes diverses de renseignements qui ont, en quelques années, modifié la physionomie des grands quotidiens. S’il avait dans son amitié des polémistes comme Rochefort et Drumont, il admirait en Mme Adam l’esprit d’ordre, d’organisation, cette compétence universelle qui stupéfie quiconque approche la grande patriote ; il n’était jamais plus heureux que quand la « maudite politique » permettait à son vieux camarade Adrien Hébrard de venir causer avec lui. Quelles parties de rire alors faisaient ces deux méridionaux, renseignés sur tant d’hommes et d’événements, ayant acquis tant d’expérience et néanmoins sans amertume ! Or, ceux-là qui sont au sommet, aussi bien que les plus modestes reporters qu’il recevait avec sa gentillesse et sa bonhomie ordinaire, peuvent témoigner de sa sagacité, de son flair. Nul ne devina mieux que lui les goûts, les bizarreries, l’humeur changeante du public. Nul n’avait étudié davantage les variations de « la foule lisante », laquelle n’est point la même que la foule agissante et bruyante. Il était partisan résolu de la liberté totale de la presse, merveilleuse soupape de sûreté. Il répétait : « Il n’y a pas en France de gouvernement capable de réprimer la parole écrite ; tout effort en ce sens, ainsi que sous l’Empire, n’aboutira qu’à renforcer l’ironie, empoisonner l’allusion, doubler, tripler l’étrange puissance du bec de fer. On ne s’imagine pas aujourd’hui la stupeur générale que fut le terrible article de Rochefort à la mort de Victor Noir, « ce tonnerre encadré de deuil » qui transforma, figea la capitale en une multitude de silhouettes immobiles, pesant la virulence de chaque trait ».

Il ne prit aucune part au boulangisme, car il ne se passionnait que lorsqu’il s’était fait une opinion claire et indépendante, mais il s’intéressa à ce mouvement comme « à la combinaison d’un sourd malaise anti-parlementaire avec une poussée patriotique ». Le jugement de la Haute-Cour, qui condamnait Rochefort à l’exil pour des articles de journaux, l’indigna : « C’est la revanche stupide et mesquine d’hommes sans esprit, de bas politiciens contre un écrivain d’infiniment d’esprit. Ils affectent de mépriser le pamphlétaire, qui fut pourtant une des causes premières du régime actuel dont ils s’engraissent, et ils le redoutent assez pour le bannir. Ils paieront cher cette infamie. » Le Panama s’est chargé de réaliser la prédiction.

On nous plaisantait, lui et moi, à la maison, pour l’avidité avec laquelle, dès le matin, nous nous disputions les journaux. Il lisait avec une promptitude remarquable ; rien d’important ne lui échappait. Il ne résistait pas au plaisir d’écrire aussitôt un mot de félicitation à l’auteur de l’article qui lui avait plu. Il retenait les noms nouveaux ; là, comme dans le livre, toute apparence de talent l’enfîévrait. Il voulait voir le signataire, le faire causer, l’aider dès le début. Il arrivait parfois qu’il renversât les rôles ; il confessait le reporter envoyé pour recevoir sa confession. Plusieurs, aujourd’hui célèbres, se rappellent ses encouragements et la manière affable dont il rassurait la timidité : « Conseiller les petits confrères, cela rentre dans le rôle du marchand de bonheur. Quand je reçois un de ces jeunes gens qui gagnent péniblement leur vie à tant la ligne, je me rappelle mes débuts et je songe que j’ai peut-être devant moi un homme d’avenir, de vrai talent. »

À tous il distribuait semblables conseils : « Ce métier que vous faites et qui vous rebute, vous servira plus tard. Par lui vous aurez pénétré dans beaucoup d’intérieurs, apprécié pas mal de caractères, assisté à plusieurs comédies. L’information, telle qu’on la pratique, n’est pas venue de New-York ou de Chicago. Elle est sortie du roman réaliste. Elle correspond au besoin de sincérité qui de plus en plus étreint les esprits. » Quand ses paroles étaient déviées ou rapportées de travers, il s’écriait avec indulgence : « Les historiens se trompent bien, les plus austères, les plus sûrs d’eux-mêmes ! Pourquoi ce garçon ne se tromperait-il pas ? La vérité est une terrible déesse fuyante. Tout ce qu’il y a de subjectif dans le narrateur, depuis ses passions jusqu’à sa myopie, jusqu’à une chaussure trop étroite, lutte contre son désir d’être un témoin fidèle. Voyez le plus petit fait, le plus mince épisode. Comme il se déforme en une seconde ! Comme il prend une autre tournure dans la bouche de l’un ou de l’autre ! Rappelez-vous le conte symbolique d’Edgard Poe, le Double assassinat de la rue Morgue, les multiples interprétations des auditeurs. »

Il s’amusait à distribuer par avance la besogne dans la Revue de Champrosay : « De Champrosay, c’est-à-dire que je ne subirais point la pression de Paris, de l’optique de Paris ; que je tâcherais de classer les événements selon leur importance. À un tel, qui a de bons yeux, du jugement et le don du style, je confierais les tribunaux ; à tel autre, qui a des facultés humoristiques, la Chambre. Beaucoup perdent leur force dans des contes, des fictions imaginatives, qui, appuyés par le réel, acquerraient une vigueur imprévue. Surtout je voudrais que ma revue fût vivante, qu’elle apportât au lecteur la sensation d’un « organisme en activité ». Je voudrais payer mes collaborateurs largement, pour les libérer du souci d’argent, et pouvoir beaucoup exiger d’eux. Je ne ferais point un périodique dogmatique, parce que je redoute le mensonge convaincu, mais je donnerais la parole à toute opinion éloquente. »

Il faisait alors l’examen des richesses inexploitées, des mines de renseignements et d’anecdotes que seraient les industries, les branches de commerce, les physionomies des divers quartiers, les « confessions des humbles », du marchand de marrons au cocher de fiacre : « Je tâcherais que dans chaque numéro il y eût une enquête solide sur une injustice, un tort grave, un abus de pouvoir, et, afin d’avoir les mains libres, je paierais mes billets de chemin de fer, de théâtre, etc. »

Il fut empêché de réaliser ce projet par la maladie d’abord, puis par son œuvre même, qui accaparait sa puissance de travail et lui rendait impossible toute besogne ardue de surveillance et de direction. Il dut se contenter de suivre les efforts d’autrui. Jean Finot n’ignore pas l’intérêt qu’il prit à la Revue des Revues, à ses curieuses enquêtes, à ses généreuses campagnes en faveur des Arméniens. On a raconté, dans les notices nécrologiques, comment, sur l’instigation de Finot, il eut la joie de sauver la vie à un illustre écrivain de là-bas, prisonnier des Turcs, dont le supplice était déjà prêt. Il ne fit point, à cette occasion, un manifeste à grand fracas, qui eût été sonore et vain. Il préféra l’action directe et discrète dont les compatriotes du malheureux, libre aujourd’hui, gardent à sa mémoire une grande reconnaissance. L’Europe d’ailleurs ne les a point gâtés.

Mon père avait promis à la Revue de Paris une étude de mœurs intitulée Quinze ans de mariage, laquelle eût été le résumé de son expérience conjugale et paternelle. Ce petit groupement qu’est la famille avait particulièrement attiré son attention : « Les circonstances ordinaires de la vie, les plus humbles et les plus fréquentes, sont aussi les moins étudiées. Montaigne, Diderot et Rousseau mis à part, j’ai toujours été frappé du dédain que les esprits supérieurs témoignent à ce que j’appellerai la « menue monnaie de l’existence » : admirable sujet, s’il en fut ! Balzac a écrit le Contrat de Mariage, l’Interdiction. Le drame de l’héritage est, chez lui, complet. Il projetait une Pathologie des corps sociaux. Pourquoi le philosophe éluderait-il les problèmes familiers, les plus ardus peut-être ? »

À mon frère et à moi il disait : « Jamais je n’ai contrarié vos désirs, vos soubresauts, les variations de la jeunesse, que parfois l’on a peine à suivre et qui indignent les hommes graves. C’est que j’ai réfléchi aux droits et devoirs du père de famille. Où s’arrête sa puissance ? Dans quelles limites peut-il en user ? »

Nous éprouvions chaque jour le bénéfice de sa largeur d’idées. Il désirait surtout avoir notre confiance entière. On se livrait à lui pleinement, sans retenue, sans fausse honte. On s’abandonnait à son indulgence. Aucun aveu ne nous coûtait.

Il usait peu de la réprimande. Au récit d’une de mes sottises, il gardait son plus tendre sourire, puis, revenant sur sa vie passée, me citait telle circonstance, une erreur analogue qu’il avait rachetée de telle façon.

Avant tout, il avait l’horreur du mensonge : « Ne cherche pas à me tromper. Tes yeux, ton accent te trahissent. Comment veux-tu que je te conseille si tu me lances sur une fausse piste ? » Il ajoutait : « Quant à vous, mes petits, je revis dans votre jeunesse. Cette prolongation est admirable. Lorsque vous m’embrassez à la hâte, désireux de fuir ma sagacité, je pourrais énumérer les malices par lesquelles vous comptez échapper au vieux père. Rassurez-vous. Faites vos écoles vous-mêmes. Mais racontez-moi vos scrupules, vos regrets, ces hontes de la jeunesse qui font que dans la nuit obscure, on mord, en gémissant, son oreiller. »

Il pensait que le premier devoir d’un père est d’être le camarade moral de ses fils. Il rappelait avec terreur une page émouvante de Montaigne, où le vieux maréchal de Montluc, je crois, se désespère d’avoir perdu son garçon sans lui avoir jamais laissé deviner quelle passion il avait pour lui.

Il écoutait patiemment nos théories les plus extravagantes, laissant aux circonstances le soin de nous calmer. Il semblait surtout désireux de nous voir penser par nous-mêmes, à l’abri des influences. Car, dans le domaine intellectuel, il avait horreur de l’imitation : « Une des plus terribles paroles est celle de Lucain que le genre humain vit pour peu de personnes. J’ai le souvenir d’une multitude de physionomies et de causeries. Je pourrais facilement faire le compte des individualités et des idées neuves. Les uns, trop impressionnables, répètent les leçons apprises dans les livres et les journaux. D’autres sont les ilotes d’un parti, d’une doctrine ; que de suiveurs ! Quelle joie aussi quand on entend un accent sincère ! On a de ces surprises. Celui-là que l’on n’avait pas remarqué, qui se confondait avec les autres, entre tout à coup en lumière, prend du relief, se détache. Ils sont l’image de la vie, les couloirs de théâtres un soir de première. Chacun interroge son voisin, tremble de s’exprimer seul : — Ne pensez-vous pas ?… Quel est votre avis, cher maître ? — N’est-il pas étrange que, malgré le troupeau, les œuvres se classent, il se fasse un partage du beau et du laid, de justes réputations émergent ? »

Que de fois nous avons agité ce difficile problème de la personnalité artistique ! certains donnent de grandes espérances, débutent par une œuvre vigoureuse et nouvelle et subitement s’arrêtent comme épuisés, à bout d’invention. Il échappe à la critique, le rouage intime des cerveaux. Souvent la réflexion s’empoisonne parce qu’elle élabore ce secret. Voilà pourquoi mon père conseillait, en première ligne, l’étude de la nature, de ses formes et de ses nuances. La pensée qui dévore sa propre substance l’inquiétait : « Cet admirable écrivain possède un pouvoir d’autodestruction surprenant », disait-il en parlant du philosophe Nietzsche. La forme continûment amère et sarcastique de ses aphorismes le rebutait aussi. Il lui reprochait surtout de ne pas suffisamment prendre l’air.

Depuis peu d’années seulement, je comprends la profondeur de cette doctrine qui pousse l’écrivain à sortir de lui-même, à ne pas perdre le contact avec la vie. La première condition de la joie intellectuelle est d’organiser des sensations, des sentiments. L’épuisement arrive vite si les uns et les autres ne se renouvellent pas, se laissent user jusqu’à la trame. C’est là le piège de l’analyse.

Or, mon père analysait sans cesse, mais s’arrêtait au point de lassitude. Il avait porté sa machine pensante à la plus haute tension possible. Des plus petites, des plus ordinaires circonstances il tirait un parti surprenant. Ceci nous explique comment, malgré ses transes et ses douleurs, malgré les attaques d’une implacable maladie, il conserva jusqu’au bout cette clairvoyance et cette fraîcheur d’impressions qui émerveillèrent quiconque l’approcha.

Il est certain que la connaissance, l’observation poussées à ce degré sont deux grandes sources de bonheur. La cause profonde en est que la personnalité se complète et s’enhardit. On se sent d’autant plus soi qu’on aborde un plus grand nombre des problèmes, qu’on leur trouve plus de ces solutions que les mathématiciens appellent élégantes. L’élégance fut, en cette acception, une des qualités d’Alphonse Daudet. L’hygiène morale le préoccupait. Blessé dans son corps et condamné à une existence réduite, il put appliquer tous ses soins aux parties nobles de son esprit.

Je le complimentais un jour d’avoir dressé son imagination : « Certes, répondit-il, je lui ai toujours imposé comme limites la vérité et la vraisemblance. Je connais son domaine fumeux, ces contrées où la fantaisie emporte les plus grands poètes. Mais un romancier ne doit point se permettre les débauches mentales d’un lyrique. D’ailleurs, je tiens avant tout à l’émotion, et l’émotion se perd quand les proportions humaines sont dépassées. »

Il me vantait constamment la justesse : « C’est, si l’on veut, une qualité mineure, mais, sans elle, rien de sincère. Elle seule cause ce petit frisson qui parcourt le lecteur des pieds à la tête et le donne confiant à l’écrivain. La justesse ! Elle exige parfois de durs sacrifices. Il m’est arrivé de sabrer impitoyablement tel beau discours, tel brillant épisode, afin de rester dans la mesure…

« Et ce qui vaut mieux que l’application de n’importe quel principe, c’est le don, l’instinct du superflu et du nécessaire, le goût de l’harmonie et de la proportion. Nous autres modernes, par la complexité de nos impressions, avons un peu perdu, semble-t-il, cette vue claire et limpide des anciens, cette réalisation immédiate d’un art sobre et parfait. Dans Rabelais, dans Montaigne chez qui l’humanisme se mêle à l’ivresse géniale, éclot tout à coup, parmi le fourré des maximes ou descriptions, une délicate fleur au parfum latin ou grec ; c’est le miracle de la reviviscence. Avec quelles délices on la respire alors ! Comme elle éclaire la page ! »

On voit la généralité des conseils qu’il donnait aux débutants en littérature. C’est qu’il croyait l’effort spontané et individuel condition indispensable du succès. « Les sermons des personnes âgées ne servent qu’à faire bâiller d’ennui. Chacun, à ses dépens, doit acquérir son brevet. »

Où le « marchand de bonheur » se retrouvait, par exemple, c’est dans l’exposé des principes à l’aide desquels on évite l’envie, l’aigreur, l’amertume, plantes parasites du métier littéraire.

« Il est certain que de mon temps on ne dévorait pas, comme aujourd’hui, les ancêtres. L’argent, le sale argent, ne troublait point encore les cervelles, non plus que l’appât des gros tirages. C’est un fléau contemporain. On n’ambitionnait point cette énorme diffusion et ce vacarme qui paraissent la marque du succès. Le succès ! Il était pour nous bien plus dans l’appréciation de cinq ou six grands confrères vénérés que dans l’envahissement des étalages. »

Il revenait à toutes occasions sur cette « douceur d’admirer » dont le charme se perd dans l’avalanche des mille : Pour cette génération d’écrivains, les après-midi chez Flaubert demeuraient le plus brillant, le plus précieux souvenir : « Bah, nous ne nous vendrons jamais, nous autres, disait Emile Zola avec mélancolie ! » Mais les regrets s’évanouissaient au bruit du bon tonnerre qui roulait en toutes discussions un vacarme d’idées et de mots. Silencieux « peu lisible », se tenait dans un coin Tourgnenef, estimé de tous, gardant ses impressions vraies pour lui seul. On ne devait les connaître qu’après sa mort et elles attristèrent. Déjà se montrait Maupassant, timide, et Flaubert vantait ses premiers essais. Il y avait aussi quelques savants, l’illustre Ponchet du Muséum, qui jouait dans cette société le rôle de Berthelot au dîner Magny.

Souvent j’entendis de Goncourt ou mon père regretter ces cordiales réunions où le mot de « confraternité » prenait un sens, où la philosophie des événements passait par l’épreuve d’une demi-douzaine de cerveaux robustes qu’enfiévraient le contact et l’ardeur à briller : « Pour ces journées-là, nous gardions le meilleur de nous-mêmes. On songeait : je leur conterai cela, ou bien : je leur lirai cette page et prendrai leur avis. Aucune bassesse, aucune servilité, ni élèves, ni maîtres… des camarades respectueux de leurs anciens, se chauffant au reflet de leurs gloires, et prouvant par leur choix qu’il y a dans notre métier autre chose que l’argent ou la vente. »

Je me rappelais ceci, au Père-Lachaise, sous le jour blafard et triste d’hiver, tandis qu’Émile Zola, en quelques mots superbes, disait adieu à son vieil ami. Que l’on discute tant qu’on voudra le romantisme ou le naturalisme, l’utilité ou le défaut des écoles, ce fut une belle heure littéraire celle qui réunit dans de mêmes enthousiasmes Gustave Flaubert, Ivan Tourguenev, Émile Zola, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, Céard, Gustave Toudouze, et quelques autres. Ce n’était point là le cénacle, le groupement d’ambitions déçues, la potinière où l’on démolit les absents. Et, quand Flaubert mourut, je revois leur douleur à tous ; quelques jours auparavant, il y avait à Croisset une réunion de fidèles, une petite partie littéraire d’où ils revinrent enchantés Je vois, parallèlement, la semaine qui précéda la mort de mon père, le dîner Balzac, organisé pour renouveler ces belles traditions : lui, Zola, Barrès, Anatole France, Bourget…. Ce fut cordial et charmant. Entre tant de sujets, on parla de la mort. Bourget rappela que Taine avait demandé pour ses derniers moments la lecture d’une page de Sainte-Beuve « afin d’entendre quelque chose de clair ». L’on constata aussi l’unanime admiration à l’égard du grand critique de Port-Royal et des Lundis.

Comme nous revenions en voiture, mon père, heureux et ému, me dit : « Ces agapes sont indispensables. Elles fouettent l’esprit, elles l’embellissent. Par les idées échangées, nous pénétrons réciproquement nos cervelles. Nous voyons le même fait, le même épisode apprécié de toutes façons d’après les caractères et les habitudes. Pauvre petit dîner ! je pense à mon Goncourt. Il s’éclaircira vite. »

On avait fait, pendant le repas, l’éloge de Cherbuliez, que l’un de nous s’était chargé d’inviter régulièrement à l’avenir. Tous nous vénérions la modestie de ce grand écrivain qui poursuit courageusement son œuvre et, sans se ranger sous un drapeau, a écrit tant de pages remarquables. « Ainsi, murmurait mon père, il n’y a point d’effort perdu. Ils mentent ceux qui représentent notre humanité comme un fourmillement d’injustice. Il y eut une seule voix ce soir pour convenir de la puissance et de l’autorité à qui nous devons Ladislas Bolski, le Comte Kostia, vingt superbes volumes ».

D’après Alphonse Daudet, il n’y avait, pour arriver au bonheur, qu’une seule route, celle de la justice.

Me voici au plus près du cœur que j’ai entrepris de vous dévoiler. Si le génie est fait de sentiments excessifs et qui s’accordent entre eux par le privilège d’une nature harmonieuse, si l’art d’écrire vient de ce que ces sentiments ébranlent les mots vigoureux, pittoresques, mettent en œuvre une force verbale correspondante, si, entre les convictions que le cerveau coordonne et ces mouvements de la main qui fixent sur le papier leur formule, il est des voies directes et profondes, je puis affirmer que le sens de la justice fut au talent de mon père le stimulant le plus certain et le plus vif. Si les qualités morales imprègnent jusqu’à la manière, j’ajoute, sans crainte d’erreur, qu’il eut le style de la justice.

Les plus petits épisodes de la vie nous le montrent passionné pour ce qui est vrai, irréconciliable adversaire de ce qui est faux. Nul plus que lui ne reconnaît ses torts, nul n’avoue mieux s’être trompé. Il répète à satiété : « Ce me serait un martyre que de m’entêter à une opinion inique. » Dans les multiples débats de famille, on le prend comme arbitre. Il « s’assied sous le chêne », c’est-à-dire qu’avec une extrême patience il écoute et pèse les griefs, tournant et retournant sa plume ou son monocle, le visage légèrement incliné… parfois dans son regard un prompt sourire.

Une fois renseigné, il réfléchit quelques secondes, puis, sans solennité, mais avec une douceur grave qui impressionne, il émet son avis et l’explique.

Il est bien rare qu’il ne convainque pas. J’ai cherché à me rendre compte de son action immédiate sur un jeune homme violent tel que moi, qu’aveugle souvent le parti pris : j’ai trouvé deux raisons : l’une instinctive et l’autre morale : la première est le son de voix ensorcelante, et telle qu’on ne saurait l’imaginer. Je ne fus pas le seul à en subir le charme. Elle a tant d’inflexions, et si douces, qu’il semble que plusieurs personnes, qui toutes vous seraient chères, s’adressent à vous chacune avec un accent particulier.

La seconde cause est une souplesse qui lui permet d’entrer dans les vues de celui qu’il veut persuader, de se confondre avec sa nature et de l’amener au parti le plus sage par des chemins où l’on se retrouve. Cette qualité-là fait le grand romancier, le créateur de types. Au fond de tout génie, il y a de la séduction.

Ainsi je m’explique l’horreur de la tribune qu’avait mon père. Son action était ce qu’il y a de plus opposé à l’art oratoire. Nul artifice, nulle hypocrisie. Il gagnait un esprit ; il n’eût pu gagner une foule. À celle-ci, il faut le discours d’Antoine dans ce Jules César de Shakespeare, que nous lûmes tant de fois, sans épuiser notre admiration.

À l’individu, un autre discours conviendrait mieux, celui, par exemple (que rapporte si magnifiquement Agrippa d’Aubigné), de l’amirale de Coligny à son hésitant époux, la nuit, tous deux couchés, tandis que retentit le tocsin des massacres.

Là encore je retrouve la marque chrétienne. À l’éloquence antique, la religion du pardon et du sacrifice substitua, par le confessionnal, une autre forme d’action mieux adaptée à cet individualisme dont on décèle les traces dans les prédications de Jésus. D’être à être, sans public ni prestige, il s’agit de s’influencer, de se convaincre. La parole est d’autant plus vague qu’elle s’adresse à plus d’auditeurs. Par le petit nombre elle se particularise et elle a chance d’être d’autant plus juste

Alphonse Daudet avait fait une étude approfondie de la vanité : « Alors que l’orgueil est un levier de tout l’individu et ne s’arrête devant rien, la vanité diminue la conscience ; l’orgueil, tension des forces vives, peut exaspérer la justice ou l’arracher brutalement du cœur. La vanité la détruit sourdement. Insinuante et insaisissable, elle se glisse dans les replis cachés, dans nos mobiles les moins distincts. Souvent nous nous demandons pourquoi cet homme a agi contrairement à son caractère, avec une pareille maladresse. C’est qu’il a cédé au pouvoir vaniteux, le plus expert, le plus raffiné des maîtres. »

Il n’était pas rare qu’un fait de la vie courante vînt corroborer ces causeries morales par la « démonstration au tableau ».

Parmi ses connaissances, mon père avait le type du vaniteux : « Il doit venir aujourd’hui. Tâche d’être là. Nous le ferons aller. S’il est dans ses bons jours, nous pouvons espérer des mots admirables, de ces mots qui sortent involontairement de la passion dominante, comme Balzac en trouve pour ses moments dramatiques »…

On sonnait, c’était le « vaniteux ». Avant même de s’asseoir, il commençait aussitôt par nous entretenir de ses succès, nous vanter sa famille et lui-même, faire ressortir les différences de situation, la tristesse de la maladie « qui contraint les plus actifs à rester dans leur fauteuil, les prive d’une gymnastique nécessaire au cerveau ». Mon père a souvent fait la remarque que la vanité, l’orgueil excessifs aboutissent à la cruauté. Les « moitrinaires », comme il les appelait, perdent toute notion sociale et morale, ne s’attendrissent plus que sur eux-mêmes, et ce qui, dans l’univers, offusque leur débordante personne leur paraît mériter toutes les catastrophes.

Cependant le « vaniteux » continuait. Il en était à l’attendrissement, jouissant de sa propre santé par le spectacle de l’ami malade. Mon père alors l’interrompait. Il affirmait ne s’être jamais mieux porté : « La gaîté me revient, je fume ma pipe, heureux symptôme ! Je travaille admirablement. Prochainement j’irai à Champrosay. Là, dans la verdure et le soleil, il est certain que j’aurai terminé mon livre avant deux mois. » L’autre faisait la grimace… Tout à coup, sans transition et le plus naturellement du monde, son malicieux interlocuteur lui contait l’apologue suivant : « Un rat plein de suffisance, donc envieux, alla rendre visite à un autre rat, lequel venait de s’empoisonner. L’infortuné se tordait de coliques dans son magnifique domaine. En face de lui, le visiteur souffrait de tranchées plus épouvantables encore, causées par son désespoir devant de telles splendeurs. Vous semblez jaune ! — Moi, non, ce n’est rien. L’on est si bien ici. Mais vous-même ?Oh ! moi, je me porte à merveille, je vous assure. Ils expiraient ainsi en face l’un de l’autre, et l’envieux mourait le premier. »

Pendant ce récit, je m’amusais fort de la mine indécise du visiteur qui ne comprenait qu’à moitié. Lui parti, mon père riait de bon cœur : « Le cher garçon souhaite ma mort. Son exclamation habituelle est : Comment, vous travaillez ! Ne trouves-tu pas que le moi est chez lui une véritable bosse ? Ah la jolie étude, et gaie et, française, qu’il y aurait à écrire sur ses pareils et les envieux ! L’un de ces damnés m’avouait un jour, avec une contraction de toute la face : Vous ne savez pas comme ça fait mal. Celui-là jouissait positivement du récit détaillé de mes douleurs. Je m’en aperçus. Je l’en privai et, dès lors, il me prit en grippe. Il était à la tête d’une administration très importante, une sorte d’autocrate. Ses employés et subalternes, connaissant sa manie, ne se présentaient devant lui que geignant, se lamentant, avouant des souffrances illusoires, la figure traversée d’un bandeau, »

Sur l’Envie et la Vanité, les récits des petits cahiers sont innombrables et je ne veux point déflorer ces pages merveilleuses qui paraîtront bientôt en librairie : « Quand je relis mes notes, je m’aperçois de la difficulté de faire un personnage avec cet ensemble de ridicules que provoque, entretient, accroît la vanité. C’est du gaz, du vide, de la viande creuse ! »

Il observait attentivement la vanité chez les enfants et chez les femmes. La naïveté de ce vice, en ces dernières, l’enchantait : « Elles sont comme des négresses avec leurs verroteries. » Il avait étiqueté jusqu’à la vanité des malades, qui les porte à exagérer leurs souffrances. Un petit infirme de Lamalou lui avouait son contentement devant la sympathie provoquée, la fierté de sa triste voiture qui le faisait « différent des autres ! »

« Pauvres comédiens que nous sommes et dupes de nos comédies ! » Il constatait combien sont rares les hommes simples et sûrs d’eux-mêmes, tels en particulier qu’en public, que ne trouble pas le fait de se sentir regardés, observés : « Comment nous, littérateurs, échapperions-nous à ce cabotinage, lorsque nos moindres gestes sont épiés par une presse bavarde, lorsqu’on semble rechercher notre avis sur les sujets les plus éloignés de notre compétence ! »

Les acteurs (pensez à Delobelle) lui avaient été une mine précieuse de renseignements au point de vue de la vanité. « En ces miroirs grossissants l’on retrouve les effets de torse, de regard, d’attitude, habituels à tous les hommes, mais déformés, amplifiés par l’optique de la scène, l’éclairage d’en bas. » J’ajoute vite, pour ne pas froisser la plus susceptible des corporations, qu’Alphonse Daudet eut pour plusieurs comédiens la sympathie la plus affectueuse. Il faisait remarquer combien les méchants, les malhonnêtes, les fourbes sont rares dans ce milieu, comme l’on s’entraide : « Ces êtres là ont une existence factice. La réalité n’a presque pas de prise sur eux. Entre les répétitions et les représentations, où trouveraient-ils le temps de se ressaisir, de se retrouver semblable aux autres ? Un comédien, retombé dans la vie. m’avouait la douleur profonde de cette métamorphose, l’aveuglement de hibou en plein midi, l’envie qu’il portait aux camarades demeurés de l’autre côté de la rampe, côté mystérieux, enchanté, où l’on incarne l’illusion humaine. »

Pour certains comédiens il eut une affection véritable. Je citerai entre autres Coquelin, Porel et Lafontaine. Celui-ci l’émerveillait par sa vaste mémoire, les innombrables souvenirs de la grande époque, notamment sur Frederick Lemaître, roi du genre, type de la profession, chez qui les qualités et les défauts furent également poussés à l’extrême.

Quant aux comédiennes, mon père se montra toujours aimable et respectueux vis-à-vis d’elles, mais ce respect même était une façon d’éviter la familiarité de coulisses, le tutoiement banal qu’il avait en horreur comme tout ce qui n’est pas sincère.

Il me conseilla toujours, à leur égard, de ne point mêler le rêve à la vie, de fuir la désillusion du réel. Il estimait que, si franches et si charmantes soient-elles, celles qui font métier de changer d’âme comme de costumes offrent peu de garanties à un cœur fidèle. Je ne pus jamais lui faire admettre que cette souplesse même fût leur charme. Il trouvait monstrueux que le désir d’un seul fût éveillé par le désir de tous, que l’on admirât chez une femme l’admiration des autres hommes. Ce fut là une de nos querelles. Je persiste à croire que, renseigné comme il l’était sur le monde des théâtres, il eût dû écrire pour notre joie une sorte de Wilhelm Meister moderne, où sa philosophie familière se fût rehaussée par maint épisode de l’éternel roman comique.

Donc, si Alphonse Daudet aimait la justice, il n’en estimait pas moins la justesse, et ce qui fausse le naturel lui plaisait peu. Ces façons de voir s’enchaînent. La vanité, l’affectation sont de perpétuelles causes d’iniquité. Quel habile adversaire du mensonge et de l’hypocrisie ! Combien les fausses larmes l’émouvaient peu ! Combien il était difficile de lui en faire accroire. Le moindre changement de la voix, le moindre tressaillement du visage, tout embarras du geste suffisaient à l’avertir. Aussitôt lui-même se métamorphosait, devenait cassant et dur. Il lui était insupportable qu’on escomptât sa bonhomie.

Il insistait sur ce qu’il appelait l’injustice à rebours, celle qui s’exerce à l’égard des riches et des heureux, et qui, comme la pitié russe, limitée aux scélérats et prostituées, lui semblait une monstruosité sentimentale. Ce genre d’affectation, si fréquent aujourd’hui, lui était odieux, qui consiste à ne plaindre les malheureux qu’au-dessous de trois mille francs de rente et à considérer comme méritées les catastrophes des millionnaires et des puissants : « Moi-même, disait-il, j’ai parfois à me défendre de sentiments de cet ordre. Ils sont détestables, comme tout ce qui crée des castes en face de la destinée. Est mauvais tout ce qui ajoute à l’injustice, celle-ci fût-elle une exagération de la justice, un besoin mal compris de revanche sociale. »

Au moment de la catastrophe du Bazar de la Charité il eut à constater d’illustres exemples de cette injustice à rebours. Beaucoup « d’amis du peuple » affectaient de ne pas plaindre des « brûlées » à « dix millions pièce » comme je l’entendis sauvagement avouer. Mon père s’irritait : « Cabotinage ! Opinions électorales, bonnes pour les comptoirs de Chands-de-vin ! Ceux qui ont eu pitié et courage, dans l’horreur des cris et des flammes, furent à la fois des humbles et des braves. Le peuple vaut mieux que ses représentants ».

Parmi nos récents tartufes, le démagogue, le faux jacobin était l’objet de son mépris. Il l’avait vu de près, le cabotin électoral, une main tremblante et sur son cœur, l’autre dans la poche d’autrui. Il en gardait un souvenir ineffaçable et l’on trouvera, dans Soutien de Famille, un de ces portraits en pied, magistral, comme il savait les faire.

À un tel ennemi des « attitudes » quelle nausée donnait la vie politique ! Heurté perpétuellement par le spectacle des parlementaires, son sens de la justice se transformait en colère. Ce qui l’exaspérait plus que tout, l’étalage de grands mots : « Ces gaillards-là se figurent que les sentiments élevés ne sont que des attrape-nigauds, dont il suffit de faire les gestes. Je me demande comment un homme de la valeur, de la droiture de Clemenceau a pu passer plusieurs années dans un pareil milieu ! »

J’allai au Congrès de Versailles, il y a quelques années, lors de l’élection du président actuel. Je fis, au retour, le récit de ce que j’avais vu, cet abominable chaudron de sorcières, ces faces terreuses, crispées, hypocrites, ces personnages noirs errant, quêtant, guettant, votant, clabaudant dans les galeries de statues pâles, ces airs d’importance, ces bras levés, ces chuchotements. La plupart semblaient des magistrats véreux et torves, mâchonnaient des mots tels que : « constitutionnel… anti-constitutionnel au premier chef. » D’autres, au milieu d’un groupe d’imbéciles ricanant, proféraient à voix basse d’épouvantables secrets. Il y avait chez toute cette canaille, transpirant sous son masque composite et sournois, la vanité d’en être, de disposer du sort de la pauvre France.

Comme j’achevais ce tableau, mon père, qui m’avait écouté avec des yeux brillants, reprit : « Oui, pauvre France !… Quand j’ai approché un de ces hommes, j’ai toujours été stupéfait de sa non-valeur, de sa prodigieuse niaiserie. Sauf de rares exceptions, on voit au Parlement le rebut du pays, le médecin sans clientèle, l’avocat sans cause, le vétérinaire dont se méfient les animaux,… mais ne se méfient pas les électeurs. Suivant l’expression vulgaire, c’est « de la bouillie pour les chats ». Et cette bouillie nous emplit la bouche. Les dislocations de ces tristes pantins sont reproduites par la presse, colportées dans le monde entier. Ah ! si nous n’avions pour nous représenter que notre représentation nationale ! »

Il est un type d’hommes fréquents et qui mettaient mon père hors de lui. Ce sont ceux que, faute d’étiquette, j’appellerai les « niveleurs d’opinions et d’événements ».

Alors que certains amplifient tout, voient dans cinq soldats une armée, dans un rassemblement une émeute, etc., d’autres volontairement diminuent , annihilent, enlèvent aux gens et aux choses leur importance, leur nombre, leur vigueur. Le tempérament protestant, par exemple, ramène volontiers tout à une sorte de moyenne, à un vague idéal neutre, à un « pas tant que ça » perpétuel. C’est une des formes de la prud’hommie. À cette catégorie se rattache l’homme si démesurément orgueilleux que ce qui détourne l’attention de ses faits et gestes, fût-ce une éclipse ou un tremblement de terre, l’exaspère, lui paraît de nulle importance : « À ce point-là, vraiment, mon cher, vous croyez ?… En êtes-vous bien sûr ?… Ne cédez-vous pas à un emportement, certes légitime, mais qui… etc.?… » — À de telles raisons, mon père murmurait : « Tartarin à l’envers. » Mais dès que l’autre, arrivé à une aventure personnelle, oubliait sa prudence, s’exaltait, s’enfiévrait, il lui réservait ses arguments : « Calmez-vous, mon cher… N’exagérez-vous pas ?… Où sont vos preuves ? » Ceci avec un œil étincelant de malice, de courtes bouffées de la petite pipe.

J’entre dans les détails afin d’esquisser, autant que je le puis, un portrait véridique de cet homme, singulier dans les petites comme dans les grandes circonstances de la vie, doué d’un sens comique supérieur.

Ce sens comique, il le jugeait indispensable au bonheur : « L’ironie est le sel de l’existence. Elle fait tolérer les beaux sentiments qui, sans elle, seraient trop beaux. J’aime la vertu familière, sans tunique ni cothurnes, sans phrases, qui agit à la dérobée ; j’aime une bonté si discrète qu’elle ne se regarde pas elle-même, car le subtil orgueil se satisfait par des monologues devant la glace, aussi destructeurs de la simplicité qu’un discours à la tribune ; j’aime une charité si obscure qu’on ne distingue jamais le visage du donateur, qu’on n’exige nulle reconnaissance, laquelle est, hélas ! l’antichambre de la haine. J’aime une pitié honteuse, sans le masque de la pitié, sans la volupté de la main tendue, sans cette arrière-pensée si fréquente qu’on est « heureux de n’en pas être là ». Celui qui pense aux malheureux sans gîte, la nuit, pendant la tempête, chaudement à l’abri lui-même entre ses draps, celui-ci n’est pas loin du sadisme qui renforce la jouissance personnelle par l’image de la douleur d’autrui. Je hais la grimace de la vertu, la vertu-alibi, le monsieur grisonnant qui, de deux à cinq heures, distribue beaucoup de sermons, quelques soupes aux petites ouvrières, et, vers six heures, s’assure qu’elles ont enfin le ventre chaud ; la dame du monde qui, ostensiblement, tricote un pantalon pour un vieillard pauvre, les yeux fixés sur la pendule, et songeant à un jeune homme riche.

« Oh ! le masque de la charité… Les visites à domicile… Le Berquin révolutionnaire… La bonne dame… Ses jolis enfants et la fidèle Brigitte… La voix de gorge… La tranche de bœuf salé… La grand’mère qui tousse dans son placard… Le nouveau-né pendu à un sein froid… Rassurez-vous mes amis ! Voici un pâté qui n’est pas en carton, du bordeaux… et reprenez courage… Vous serez garde-forestier… Vous figurerez dans une pièce en quatre actes… Vous résoudrez la question sociale. Adieu, mes amis. L’émotion m’étrangle… comme c’est gentil chez vous… Venez, mes enfants… Oui, bonne petite mère… qui t’a donné cette ordure ? … La vilaine petite fille… jette ça vite, ça sent mauvais. Cependant, les bienfaiteurs partis, la grand’mère est sortie du placard. On boit le bordeaux, on danse en rond, on s’empifîre de bœuf salé. Oh là là ! quelle gueule, la vieille Brigitte ! mince de mômes !… Aboule le pâté… etc. »

Après cette scène de comédie, mon père reprenait son sérieux : « L’ironie nous préserve de pareilles sottises. Elle apprend au bienfaiteur qu’on ne met pas ce titre sur ses cartes de visite ; à l’homme vertueux, qu’il faut se cacher de la vertu plus encore que du vice ; à l’apitoyé, que la pitié, si elle n’est discrète, est le plus grand levain des violences. Vois, aux époques révolutionnaires, cet étalage de beaux sentiments, cette mode d’attitudes attendries, ce zèle pour la charité redondante, l’aumône à métaphores, l’égalité et la fraternité en latin. Les victimes soignent leurs mots. Les bourreaux sont ivres de philosophie larmoyante. Eh bien, en de tels mélanges, on chercherait vainement l’ironie. Elle a disparu avec la mansuétude, sa sœur. N’est-elle pas une tendance à sortir de toute opinion extrême ? Les femmes ne l’aiment point, ni les enfants, ni les sauvages, ni les gens du peuple, ni les héros. »

Il souriait, les yeux perdus vers le passé, ranimant ces hautes flammes éteintes, et il y avait dans ce sourire une multitude de prolongations, puis il poursuivait :

« Pendant la guerre de 1870, qui fut ma grande école, je pus me rendre compte de la colère que provoque l’ironie chez le peuple. Il fut question, dans notre compagnie, de remplacer le capitaine par voie élective. On me pria de prendre la parole en ma qualité de décoré, d’ancien militaire. Ancien militaire de trente ans ! Je cède. Je monte sur une estrade, ce qui m’est odieux et me paralyse. Je commence. Je m’embrouille. Je bafouille et je finis par m’écrier : « Ah, ma foi, je ne le connais pas plus que vous, moi, ce capitaine ! » Je descendis de l’estrade dans un silence glacial.

Il se déclarait capable, par une longue expérience, de venir en aide aux plus susceptibles sans « leur laisser un souvenir odieux ». « Un après-midi d’été merveilleux, calme, tiède et doré, assis dans la forêt de Sénart, au carrefour du Gros-Chêne, avec ta mère et les enfants, je vis à peu de distance une « roulotte » misérable de bohémiens, les petits en haillons, une femme aux traits durs et un homme sombre qui épluchait des pommes de terre. Je pris le bras de Lucien et m’avançai vers eux. (J’avais préparé mon aumône.) Ils me voyaient venir. La femme rougit. L’homme se faisait plus morne. Alors je saisis au passage un galopin aux yeux de braise, et je collai ma pièce dans sa petite main tiède. Il se sauva avec… un vrai chat sauvage : « Merci », murmura la femme. L’homme n’avait pas bronché. Mais longtemps je me rappellerai ce trajet du « bienfaiteur » aux « obligés ». Les « obligés », quel affreux mot et qui justifie l’ingratitude ! »

Ce chapitre n’aurait pas de fin si je ne résumais maintenant l’opinion d’Alphonse Daudet quant à ce grand problème humain : la recherche du bonheur.

— Il y a autant de formes de bonheur qu’il y a de formes d’individus. Pour les atteindre et les enseigner, il faut donc voir et voir clair.

— Il n’y a pas de bonheur sans la forte notion du droit et de la justice. Un des leviers moraux du monde est cet axiome : Tout, se paie.

— Les apparentes déviations de la justice, même excessives et prolongées, ne sont qu’un défaut de notre observation. Tantôt celle-ci ne porte que sur un ensemble de faits trop restreint ; tantôt elle s’attache à un point particulier qui lui obscurcit le reste. Tantôt elle se bute à une façade grossière et ne va pas au fond des choses.

— Il y a une science de la justice, qui n’est pas le code ; une dynamique de la justice, laquelle n’est qu’une recherche d’un équilibre moral perpétuel. L’homme ne peut, avant la quarantième année, avoir que des lueurs de cette science.

— L’instinct de la justice équivaut à la science de la justice ; des natures très grossières peuvent porter en elles des lueurs plus vives et pures que de très magnifiques penseurs. C’est ce qu’a vu le christianisme.

— La douleur et la pitié sont des auxiliaires précieux de la justice, en tant qu’elles ne deviennent pas excessives, la justice demeurant toujours dans la moyenne. Extrême, la douleur endurcit, rend insensible au monde extérieur. Extrême, la pitié devient monstrueuse et perd de vue son principal objectif qui est le soulagement de l’homme. Extrême enfin, la justice entraîne aux conséquences les plus étranges, vers la beauté et le malheur.

— La recherche du bonheur (ceci est un point capital), doit toujours s’appliquer à autrui, non à soi-même. L’homme ne doit échapper à aucune responsabilité morale, à aucune solidarité sociale.

— Le bonheur dans la famille est traditionnel. Le culte des parents le règle et le transmet. En ce sens, le plus grand et le seul irréparable malheur devient « la perte de ceux qu’on aime ».

— Il ne faut jamais désespérer.

— Celui qui a le don et le goût de l’observation, ou de l’imagination, a en lui une capacité de bonheur plus grande que les autres hommes, quelle que soit l’apparence du contraire, l’exercice continu de l’esprit, qui donne de la souplesse aux idées, est une cause de bonheur, alors que le travail pour le travail n’est qu’un moyen d’échapper à la vie.

— L’égoïsme est une cause de malheur. L’égotisme (qui rapporte à soi l’origine de tous les sentiments, sans vouloir, d’ailleurs, en bénéficier) est une cause de malheur.

— Une place spéciale dans la recherche du bonheur doit être faite au pardon et au sacrifice.

Il est bien entendu que mon père ne donnait pas à son enseignement cette forme rigide et didactique. Mais je crois devoir à sa méthode, laquelle était d’expérience, analogue à celle de Socrate, de Montaigne, de Lamennais, ajouter quelques aphorismes qui revenaient souvent dans ses discours.

L’intérêt de ces axiomes et d’autres que je citerai, c’est qu’ils furent sa règle de conduite. Je les ai vu appliquer avec une constance qui m’émerveilla et me pousse à cette croyance que les mobiles les plus généraux de nos actes font partie intégrante de nos tissus, au plus profond de notre personnalité.

Je ne puis abandonner, sans y insister, la question du pardon et du sacrifice. La vie, sans le pardon, paraissait à mon père intolérable : « L’erreur et le vice sont ici-bas dans les champs les meilleurs. Il ne suffit pas de les arracher. Il faut encore oublier leur emplacement. »

Il m’expliquait un jour comment la plupart des facultés morales ont des correspondances avec les facultés intellectuelles. C’est ainsi que le pardon est plus difficile à ceux qui ont une mémoire excellente : « J’ai dû faire quelquefois de prodigieux efforts sur moi-même pour excuser la petite traîtrise d’un ami ou telle injure à la reconnaissance. C’est que ma mémoire me représente les phénomènes passés avec une vivacité effroyable, comme à la lueur d’un grand sentiment. Je me rappelle les choses autant qu’un jaloux ou qu’un criminel. »

Le livre la Petite Paroisse est une étude très poussée du pardon. Comme toujours, il avait pris ses modèles dans la vie : « Les déductions imaginaires de l’auteur sont un assez grand sacrifice à l’irréel. Au moins que la source soit humaine. » Comme toujours, il avait groupé autour du cas central une multitude d’exemples particuliers. Dans cet ouvrage, le pardon lutte précisément avec la jalousie. C’est là cette lueur sentimentale qu’Alphonse Daudet trouvait dans sa mémoire. Aussi, combien est vraie cette autre parole de lui : « Il est impossible à un auteur sincère de ne pas se mettre tout entier dans son œuvre ; cela ne signifie point qu’il raconte un épisode de sa propre existence, mais il anime ses façons de penser et de sentir, il les habille, il en fait des personnages ; ce qui nous frappe dans le monde et ce que nous pénétrons le mieux, c’est ce que nous devinons semblable à nous-mêmes ! »

Et, comme il désirait tout éclaircir par des exemples tirés de la réalité, et qu’il refusait de me suivre dans une discussion métaphysique, il ajoutait :

« Imagine que tu sois sous le coup d’une ingratitude. D’abord ta colère est vive et tu ne penses qu’à ce cas spécial. Calmé un peu, tu philosophes. Tu songes à tous les ingrats qui circulent par le monde. Te voilà vibrant à cette idée et à ses contradictoires, prêt à pleurer de reconnaissance, prêt à flairer dans les salons, dans la rue même, les rancuniers, les oublieux, les endettés, les mauvais amis, etc. C’est la période des coïncidences. C’est alors que tu remarques, que tu découvres partout des circonstances très voisines de la tienne. L’hallucination continue. Or, chez les romanciers, ces diverses associations atteignent au paroxysme. Le don consiste à leur prêter la vie, à les faire sortir de leurs régions abstraites et purement morales, pour les lancer dans le tumulte mondain comme disaient les jansénistes.

« De ceci résulte que nous comprenons ce qui nous environne à mesure que nous l’éprouvons Nous vivons deux existences parallèles et qui se complètent : l’une d’émotion, l’autre d’observation. Donner la prééminence à l’une ou à l’autre de ces existences, c’est se vouer au malheur. Le bonheur est dans leur équilibre. »

Plus j’avance dans mes souvenirs, plus il me paraît difficile de donner à ceux qui me lisent l’impression de sincérité, de sérénité, que laissait une de ces causeries. Songez que mon père, pour l’exposé de sa doctrine, choisissait toujours le meilleur moment et le plus bel endroit. J’ai dans l’esprit, grâce à lui, des paysages liés à de merveilleuses dissertations morales et il prétendait avec raison que cette harmonie du dedans et du dehors est ce qu’il y a de plus profitable à la sensibilité et à la création poétique : « Les conversations de Platon, celles de Socrate, plus près de nous celles de Lamennais, témoignent d’un vif désir de ne point séparer les deux natures, l’humaine et l’extérieure. D’une part, les ciels, les aspects terrestres, leur nuances mouvantes, deviennent autant d’images vigoureuses et profondes, inoubliables ; d’autre part, de nobles songeries ajoutent leur harmonie mystérieuse aux arbres, aux prairies, aux nuages, aux ruisseaux, deviennent autant d’inscriptions, de signes et de symboles. »

Et comme cet adroit philosophe saisissait le point de fatigue, le moment où, si vaste et curieux que soit le sujet, il n’excite plus le même enthousiasme ! Il s’interrompait alors brusquement, glissait à un de ces ravissants enfantillages, à un de ces joyeux récits qui faisaient, près de lui, les heures si brèves.