Alsace : 1871-1872/Chapitre IX

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Hachette (p. 264-277).

IX

PHALSBOURG

À proprement parler, ce n’est pas une ville d’Alsace, mais une enclave du département de la Meurthe dans le Bas-Rhin. Toutefois nous l’avons toujours considérée comme nôtre, à Saverne, et elle aussi nous comptait au nombre des siens. Cette jolie petite place, imprenable de vive force et illustrée par le blocus de 1814, protégait la route royale avant la construction des chemins de fer. Une invasion germanique fourvoyée dans notre pays devait se heurter d’abord à la citadelle et aux puissants remparts de Strasbourg : elle rencontrait ensuite à Saverne la grande fortification naturelle des Vosges, si facile à défendre contre des forces supérieures ; et supposé que l’ennemi franchit l’obstacle, il venait échouer devant Phalsbourg. Voilà la théorie dont nous nous sommes bercés, comme de vieux enfants, jusqu’au réveil affreux de 1870. Les villages de nos montagnes étaient les avant-postes et Phalsbourg le corps de place ; on comptait les uns sur les autres ; on communiquait fréquemment ; les soldats de la garnison voisinaient avec nous au moins tous les dimanches. Pour Saverne, Phalsbourg n’était pas seulement la première halle sur le chemin de la Meurthe ; il fallait encore y passer pour se rendre au canton de Drülingen, qui fait partie de notre arrondissement. Il y avait d’ailleurs une intimité si étroite entre les Phalsbourgeois et nous, que personne ne songeait à demander s’ils étaient de Lorraine ou d’Alsace. Les Ulirich de Phalsbourg passaient pour les plus braves des Alsaciens, et l’écrivain le plus justement populaire de l’Alsace, Émile Erckmann, a toujours travaillé dans son pays natal, à Phalsbourg.

Le lecteur ne sera donc pas étonné si la douloureuse curiosité qui m’a ramené en Alsace me jette un matin hors du cadre de mes études, plus étroit que le champ de mes affections. C’était le 10 septembre.

Je partis seul, à pied, par les sentiers de la forêt, pour rejoindre la route au Saut du prince Charles. La première construction qui s’offrit à ma vue est la maison forestière du brigadier huber, dont j’ai conté l’histoire et publié l’apologie. Il y aura tantôt un an que cet homme venait me dire : « Plaignez-moi, ne me condamnez pas ! Si j’ai consenti à servir les Prussiens, c’est par une inflexible nécessité, ou plutôt par surprise ; mais je n’ai pas prêté serment, ma foi n’est pas engagée, il me reste un an pour opter. » Il n’a pas opté, et l’on assure qu’avec deux ou trois autres renégats il va déblatérant contre la France. Avis à ceux qui s’imaginent qu’on peut être déserteur à demi ! La trahison est comme un de ces engrenages où l’on n’introduit pas le bout du doigt sans que le corps y passe tout entier. J’entends dire que plus d’un transfuge est déjà mécontent de son sort ; on m’a même montré la figure piteuse d’un architecte d’arrondissement, qui, après s’être vendu à l’ennemi pour conserver sa place, voit tous les travaux dirigés par un Allemand et s’attend à mourir de faim, n’ayant pas pu mourir de honte. Mais ni cet homme ni ses rares complices ne trouveront un refuge au sein de la patrie ; une abjuration tardive ne leur rendrait pas l’honneur ; ils le sentent, et bon gré mal gré il leur faudra végéter jusqu’à la mort entre leurs concitoyens qui les renient et leur maître orgueilleux, l’ennemi, qui les méprise.

La route de Saverne à Phalsbourg était fort animée autrefois, surtout dans la première quinzaine le septembre, où la fête patronale de Saverne attirait invinciblement tous les pays d’alentour. Mais on ne danse plus à Saverne, et la foire elle-même est bien délaissée. Où sont les belles charretées de villageois endimanchés qui s’embrassaient à bouche que veux-tu et faisaient rire les vieux échos sérieux de la montagne ? J’ai rencontré en tout, dans une promenade de dix kilomètres, un vieillard sur un chariot vide, et deux officiers allemands au galop. Les champs sont animés çà et là par le travail d’un faucheur isolé ou d’une veille qui arrache ses pommes de terre. On n’aperçoit que des femmes, des enfants ou des hommes d’âge ; l’émigration a raflé tout le reste.

Un peu plus loin que le village des Quatre-Vents, dans un chemin creux, entre deux rideaux de peupliers, les tambours et les trompettes de Brunswick prennent une leçon de tapage. Le tambour allemand, s’il est plus portatif que le nôtre, est beaucoup moins sonore, il ne rend qu’un bruit sec, qui rappelle le coup du marteau sur les planches. Je veux croire que nos vainqueurs sont des musiciens sans rivaux, puisqu’ils le disent, mais tous les bruits qu’ils font chez nous, depuis leurs symphonies militaires jusqu’au sifflet de leurs locomotives , exaspèrent mon système nerveux. Leurs voix sont aigres et cassantes : le commandement des officiers porte en soi quelque chose d’insolent et de brutal. Lorsqu’un capitaine français crie à ses soldats : Portez arme ! le ton est à la fois paternel, martial, et, comment dirai-je encore ? assaisonné d’une pointe d’orgueil. C’est comme s’il disait : Allons, enfants de la patrie, montrez à ces pékins, qui vous admirent, avec quelle vivacité et quel ensemble vous maniez ce bon chassepot ! Quand c’est un hauptmann qui commande de sa voix sifflante, il a l’air de crier : Tas d’esclaves ! animaux inférieurs ! faudra-t-il vous casser les reins pour vous apprendre à porter arme ?

La ville n’est pas loin, voici le cimetière. Un vieillard arrache les souches des peupliers qu’on a coupés avant le siège ; un, enfant assis sur le petit mur à hauteur d’appui, le regarde en sifflant la Marseillaise.

Enfin voici Phalsbourg ; je le vois, je le touche, j’y suis, et je ne le reconnais pas. Tous les revêtements d’escarpe et de contre-escarpe sont arrachés et jetés dans les fossés, et les terrassements mis à nu ressemblent à de grossiers poudingues. La ville ainsi démantelée a la physionomie d’un pâté dont on aurait ôté la croûte. On me pardonnera cette comparaison vulgaire ; c’est la seule qui rende exactement mon impression.

J’entre en ville par la porte d’Allemagne, qui naturellement a conservé son nom, et je pousse jusqu’à la porte de France, dont ils ont effacé le nom sans en écrire un autre. Phalsbourg, dans son beau temps, ne fut jamais qu’un fort habité ; les remparts entouraient les casernes et les magasins militaires, qui enveloppaient les maisons bourgeoises, serrées en petits groupes autour de la place d’armes, où s’élève la statue du maréchal Lobau. La statue est toujours à sa place ; qu’en feront-ils ? Que feront-ils de Kléber, à Strasbourg ? et de ce pauvre Rapp, qu’un officier bavarois, son neveu, paraît-il, est venu saluer en grande pompe sur une place de Colmar ?

Enlever ou détruire ces monuments serait un acte d’impiété ; mais les laisser debout au milieu des soudards allemands, n’est-ce pas une ironie ? Les héros de notre histoire opteraient pour nous, s’ils vivaient encore ; pourquoi les Allemands ne leur permettent-ils pas d’émigrer ? Nous les recueillerions pieusement dans quelques villes de la frontière, et si le vainqueur alléguait que tout ce bronze vaut quelque argent, la France est encore assez riche pour racheter ses vieilles gloires.

Sur la place Lobau, où quelques rangées de vieux arbres sont encore debout, quatre hommes d’âge se promènent mélancoliquement : l’un d’eux porte à sa boutonnière un large ruban de la Légion d’honneur : ils ont tous la tournure et la physionomie qui distinguent nos anciens militaires. Phalsbourg était peuplé d’officiers en retraite que la beauté du pays, les facilités de la vie et surtout le spectacle d’une petite garnison toujours en mouvement attiraient et charmaient.

Où iront-ils finir leur triste vie ? Les quatre que je vois jouissent de leur reste avec plus de souci déjà que déplaisir. La population civile, accoutumée à loger les officiers, à les nourrir, ou du moins à les fréquenter, était aux trois quarts militaire. J’ai connu par ici un notaire qui savait l’Annuaire par cœur. Que voulez-vous ? On ne naît pas impunément citoyen d’une ville imprenable, et Phalsbourg a passé pour tel jusqu’au jour où les Allemands l’ont réduit par famine. Les habitants qui n’émigreront pas auront cruellement à souffrir du contact obligé, quotidien, permanent des uniformes étrangers. Un poste à chaque entrée, un poste sur la place, un factionnaire tous les dix pas, quatre soldats contre un bourgeois dans chaque rue. La garnison ne sait que l’allemand, et les trois quarts de la population ne parlent que le français.

Cependant je remarque que les maisons bombardées se rebâtissent assez vivement ; toute cette destruction sera réparée dans six mois aux frais de la Prusse. L’église seule est restée telle que l’incendie l’a faite ; j’assiste à la célébration d’un mariage religieux sous les halles, où un autel provisoire est dressé.

Après avoir cherché longtemps un visage de connaissance, j’ai trouvé finalement à qui parler. Je demande des nouvelles d’Émile Erckmann ; il est parti sans esprit de retour. Comment un tel français pourrait-il vivre en promiscuité avec une garnison allemande ? Son prétendu mariage, annoncé dans tous les journaux de Paris, n’est ni fait ni à faire. J’en étais sûr ; Erckmann n’épousera jamais que la Muse. C’est son cousin et son homonyme, Charles Erckmann, qui s’est marié avec mademoiselle Schwartz, de Strasbourg,

On me raconte que les indemnités du siège ont été intégralement payées, grâce à l’intervention du maire, homme d’esprit. Cette faveur n’a pas arrêté l’émigration ; la ville se dépeuple à vue d’œil, et les pauvres, comme partout, donnent l’exemple aux riches. Mon interlocuteur me montre un petit bout de rue, un peu plus grand qu’un salon du Marais, et me dit : « Il y a dans ce coin, huit familles qui vont partir ; et plus d’une ne sait pas si elle aura du pain, le jour de son arrivée en France.

— Ce n’est pas la misère qui les chasse ?

— Non ; c’est la haine de l’étranger. Ici les conditions de la vie matérielle seront plutôt meilleures, autant qu’il est permis d’en juger. Nous n’avons jamais eu de grandes industries, et le commerce n’était qu’un modeste détail, alimenté par la garnison. Or la garnison ne sera pas rcduile, au contraire, quoique les Allemands aient démantelé la ville. Ils aménagent les casernes et les autres bâtiments militaires : ils installent le mess des officiers à l’arsenal ; ils ont acheté un terrain de 500,000 francs pour faire un champ de manœuvres. On pourra donc gagner sa vie comme autrefois, mais bien des gens aiment mieux mourir en France que de vivre en Allemagne. La vue des uniformes étrangers leur donne le mal du pays. »

Il m’en aurait conté plus long. Mais on vint le chercher pour un conseil de famille : l’émancipation d’un mineur qui voulait opter et partir.

Je revois en passant le petit café militaire où nous parlions de gloire et de victoire en juillet 1870, avec trois jeunes officiers du 84e, qui ne devaient point revenir. Les mêmes tables sont devant la porte, avec les mêmes lauriers-roses dans des caisses de bois peint en vert ; rien n’est change que l’uniforme des buveurs.

En traversant le pont-levis, je remarque des ouvriers qui chargent sur des wagonnets les belles pierres de nos remparts. Les Allemands sont un peuple pratique ; aussitôt qu’ils ont eu déclassé Phalsbourg, comme forteresse inutile, ils se sont avisés que les matériaux de ses murailles, soigneusement choisis, bien taillés, durcis par le temps, feraient merveille autour des nouveaux forts qui se bâtissent devant Strasbourg.

Aussitôt fait que dit : ils transforment en chemin de fer une belle route neuve, construite à frais communs par l’État et la ville, entre Phalsbourg et Lutzelbourg. La route est un plan incliné, une rampe continue, sans paliers ni courbes notables ; on y installe, sur des débris de traverses, quatre ou cinq kilomètres de vieux rails, et moyennant cette faible dépense, les pierres descendent par leur propre poids jusqu’au canal de la Marne au Rhin. On les entasse sur les bateaux du roi de Prusse, qui vont les déposer, pour ainsi dire, à pied d’œuvre, devant les forts en construction.

J’ai suivi cette voie jusqu’au port d’embarquement ; elle est d’une simplicité et d’une économie admirables ; les wagonnets eux-mêmes, dont quelques échantillons déraillés bordent la route, semblent taillés dans des matériaux de rebut. La descente des trains chargés n’est qu’une question de frein, et il suffit de quelques chevaux pour remonter le matériel vide.

Le jour où ces transports auront pris fin, on jettera les rails au vieux fer, on brûlera les traverses et les voitures, et la route éprouvée, meilleure que neuve, sera livrée à la circulation.

Je prends une heure de repos dans ce joli village de Lutzelbourg, célèbre par ses truites et ses écrevisses, et, tout en déjeunant sur le pouce, je cause avec les habitants. On n’a que faire de les interroger, ils dévisagent un Français à cent mètres et le provoquent par mille questions : « Comment va M. Thiers ? vivra-t-il bien dix ans ? Et le maréchal Mac-Mahon ? Et pourrons-nous garder la république ? Et l’armée ? Ah ! voilà la grande affaire. On en parle le jour, on en rêve la nuit. Combien avons-nous de soldats ? Sont-ils aussi disciplinés, animés d’un aussi bon esprit que tout le monde nous l’assure ? Est-il vrai que nos officiers désertent les cafés pour les bibliothèques ? Avez-vous vu les manœuvres qui s’exécutent autour de Paris ? Ici, nous enrageons de voir ces maudits Allemands aller, venir, lever des plans, prendre des notes ; non-seulement les capitaines, mais les sous-officiers et souvent les simples soldats. S’ils ne connaissent pas notre terrain, ce n’est pas faute de courir. Ils viennent du camp de Metz, où on les a fait peiner comme des nègres ; eh bien, vingt-quatre heures après leur arrivée, on ne voyait qu’eux dans les villages et dans les bois. Le bonhomme Christman, qui les exècre en face, en a rencontré trois ; il leur a dit : « Tenez-vous « bien ! les Français travaillent. » Les coquins lui ont répondu : « C’est possible ; mais tant que les Français travailleront, les Allemands ne dormiront pas. » Mais c’est bien vrai, n’est-ce pas, mon cher monsieur, que les Français travaillent ? Aurons-nous bientôt un canon qui démonte leur fameux Krupp ? »

À ces mille questions qui respirent le patriotisme le plus ardent, je réponds de mon mieux, assez mal. On parle d’autre chose, on discute l’événement du jour, la rentrée de M. Cerfbeer dans son château et les fêles par lesquelles il a célébré la délivrance. M. Cerfbeer est bien connu à Lutzelbourg ; avant de déserter, il y déjeunait quelquefois sous le drapeau parlementaire : « Ah ! monsieur, me dit-on, comment cet homme n’a-t-il pas fait un ou deux ans de prison pour l’exemple ? Si celui-là reste impuni, pourra-t-on maintenir les hommes dans le devoir ? Sa grâce nous a fait hurler ; savez-vous quel effet elle a produit sur nos soldats ? »

Nos soldats ! nos soldats ! C’est le commencement et la fin de tous leurs discours. On ne pense qu’a nos soldats dans ces pays que l’Allemand croit tenir sous sa lourde patte.

J’ai regagné Saverne en suivant les bords du canal ; c’est une promenade de deux à trois heures, dans un paysage admirable. Les montagnes boisées qui descendent en pente douce encaissent les deux rives ; on rencontre à chaque pas un filet d’eau glissant sur la mousse, ou une nappe de bruyères en fleurs.

Mais ce qu’on rencontre surtout, c’est le carrier allemand qui fracasse notre grès vosgien par le pic, la nitro-glycérine ou la poudre ; le carrier du roi Guillaume, qui débite à tour de bras nos magnifiques rochers pour en blinder les forts prussiens. De tous côtés, les moellons rouges dégringolent en bondissant à travers les malheureux arbres qu’ils pèlent, qu’ils meurtrissent ou qu’ils brisent ; partout on voit ces lourdes masses s’accumuler sur les bateaux des forteresses impériales.

Si le spectacle de Phalsbourg démantelé m’avait un peu serré le cœur, ce travail de nos ennemis et la comparaison de leur activité avec la nôtre me faisaient cent fois plus de mal. Je me disais : Phalsbourg est jugé depuis longtemps, nous l’avions condamné nous-mêmes, comme nous avions reconnu la nécessité de couvrir le nord et l’est de Strasbourg, Que nous eût-il coûté de faire ce que nos ennemis exécutent si facilement contre nous ? Qui faut-il accuser ? Les comités spéciaux, le gouvernement ou les Chambres ? Il importe assez peu, puisque le mal est fait. Convenons franchement, tous ensemble, qu’hier nous étions fous. Mais pouvons nous jurer que nous serons plus raisonnables demain ?

Je n’étais plus qu’à deux ou trois cents mètres de la ville, quand un petit villageois, pieds nus, vint me demander un sou. « Comment, lui dis-je, oses-tu mendier ? Tu ne sais pas que les Prussiens punissent ce délit des peines les plus sévères ? »

— Oui, monsieur, répondit-il. Aussi je ne demande qu’aux Français.

— Mais tu peux donc les reconnaître ?

— Vous voyez bien.