Alsace : 1871-1872/Chapitre X

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Hachette (p. 278-290).

X

BELFORT

Ce n’est pas seulement l’admiration et la reconnaissance qui m’ont attiré à Belfort, quoique les miracles accomplis dans cette héroïque cité vaillent bien le pèlerinage.

Belfort est, avec Bitche, qu’il ne faudrait pas oublier, la seule place qui ait lutté plus longtemps que la France elle-même contre notre implacable ennemi. Toute la nation avait mis bas les armes, Paris et les départements se déclaraient vaincus, il y avait quinze grands jours que toutes les forces du pays avaient abandonné la partie, et, dans ce coin isolé de l’Alsace, une poignée de braves gens se faisaient encore tuer pour l’honneur.

L’histoire d’une si noble résistance est encore à écrire, quoiqu’on en ait publié plusieurs récits. Les narrateurs, assurément sincères, mais encore trop échauffés pour parler sans passion, se disputent la gloire et la tirent chacun à soi. La postérité impartiale les mettra tous d’accord en disant que depuis le commandant supérieur, M. Denfert, jusqu’au moindre bourgeois de la ville, tous, officiers, soldats, gardes mobiles, mobilisés, habitants, ont bien mérité de la patrie. Ceux-là même qui n’ont pas eu l’honneur de combattre ont attendu la mort avec un stoïcisme rare.

Une garnison de 17,600 hommes, qui ne comptait pas plus de 5,000 soldats de ligne, presque tous conscrits de dépôt, s’est si bien aguerrie en peu de temps qu’elle ne tenait plus aucun compte du froid, des privations et des dangers. Les approches de la place ont été savamment gardées et vaillamment défendues. Un siège de 104 jours, 410,000 obus de tout calibre lancés sans interruption durant 75 jours, une épidémie de variole et la contagion des fièvres purulentes, qui tuaient un blessé sur deux, ne découragèrent ni la garnison, ni la population civile, quoique le général de Trescow, assiégeant, eût interdit la sortie des vieillards, des enfants et des femmes.

Ce beau type d’humanité germanique n’a pas eu, malgré tout, l’honneur de prendre la ville ; il ne l’a point enlevée à ses défenseurs ; c’est un ordre du gouvernement français qui la lui a ouverte, et nos soldats décimés, exténués, mais invaincus, sont sortis de Belfort avec armes et bagages, le 18 février 1871.

La bonne foi m’oblige à dire que ce jour-là, l’ennemi, installé sur les Hautes et les Basses-Perches, était maître d’anéantir la ville en quelques heures. Avouons franchement que l’artillerie prussienne, après trois mois et demi de travail incessant, a prouvé qu’elle était plus forte que les défenses si renommées de Belfort ; mais le colonel Denfert et ses dignes soldats ont eu la gloire de prolonger la résistance jusqu’au moment où la paix rendait tout effort inutile.

Il faut voir le terrain de cette longue bataille pour apprécier les mérites des assiégeants et des assiégés. Nous avions pour nous l’avantage d’une admirable position. Le Château de Belfort est peut-être la plus forte citadelle qui soit sortie des mains de Vauban ; le camp retranché du vallon, couvert à la lois par la place, par le château et par les forts de la Miotte et de la Justice, était considéré à bon droit comme une position imprenable. Mais Vauban n’avait pas prévu les progrès de la balistique moderne, et les successeurs dégénérés de ce grand homme les ont suivis de loin, avec une curiosité inerte.

Ils n’ont su ni les utiliser en réformant notre artillerie, ni les neutraliser en modifiant les défenses de nos places. Il était amplement démontré, et depuis un temps fort raisonnable, que les ouvrages de Belfort ne se suffisaient plus à eux-mêmes. On avait reconnu l’urgente nécessité de certains travaux accessoires, du fort de Bellevue, par exemple, et notamment des forts des Perches. Une commission spéciale, réunie au commencement de 1869, sous la présidence du général Brossard, avait dit que le château ne pourrait pas tenir longtemps contre des batteries installées sur les Perches, et que la prise du château terminerait toute résistance. Il était donc urgent de fortifier les monticules qui s’appellent, je ne sais pourquoi, les Perches, et la construction de deux forts sur des points de cette importance n’était pas moins indispensable que l’armement du Château lui-même.

Quelles mesures prit-on entre le mois de mars 1869 et le mois de juillet 1870 ? On fit, à peu de chose près, ce que nous avons vu faire autour de nous, à Châtillon, à Brimborion, à Gennevilliers, pour compléter les défenses de Paris : on ébaucha sans conviction des ouvrages blancs, plus faciles à prendre qu’à garder.

La marche des ennemis paraîtra d’autant plus savante que l’on voit maintenant qu’elle tendait à la possession des Perches. Ils arrivent par le nord le 1er novembre, et après avoir assuré l’investissement de la place, ils s’acheminent sans perdre un jour, par une suite d’efforts continus, vers ces deux redoutes, dont l’une est au sud et l’autre au sud-est de la place.

Leurs batteries s’établissent successivement à Essert, à Bavilliers, au Grand-Bois, au Bosmont, au bois de la Brosse, c’est-à-dire à l’ouest, au sud-ouest, au sud et au sud-est, rendant coup pour coup à nos forts, brûlant la ville, les faubourgs, les villages, et attestant par une destruction incessante la supériorité de leurs 200 canons. Dès les premiers jours de février, ces malheureuses Perches sont enfermées dans un cercle de feu.

L’ennemi s’est emparé des villages voisins, de Danjoutin, de Pérouse, il les bombarde du sud, de Lest et du nord, il y lance jusqu’à 2,500 projectiles en vingt-quatre heures, et après avoir démonté presque toutes leurs pièces, il ouvre la tranchée et la pousse vigoureusement jusqu’à moins de 200 mètres. Une attaque de vive force, tentée à tout hasard pendant la nuit, n’a réussi qu’à lui faire perdre environ 250 prisonniers ; mais le feu de plus en plus écrasant de l’artillerie prussienne, et l’effet encore plus tuant des fausses joies et des mauvaises nouvelles, le canon de Villersexel, la retraite de Bourbaki, l’armistice de Versailles, décident le commandant supérieur à abandonner les Perches. L’ennemi s’en empare, s’y retranche fortement, et s’apprête à foudroyer la ville et le château : il peut tout, on le sait, il y aurait folie à en douter, puisque les Perches sont les clefs de Belfort. C’est alors qu’un télégramme du gouvernement français invite l’héroïque garnison à rallier le poste le plus voisin.

Peut-être me pardonnera-t-on la longueur de cet exposé, si l’on songe que les Prussiens, après avoir signé un traité qui restitue Belfort à la France, travaillent activement à fortifier les Hautes et Basses-Perches.

J’avais passé deux ou trois fois en ma vie devant la gare de Belfort, mais sans entrer dans la ville et surtout sans visiter les ouvrages qui gardaient la fameuse trouée, entre les Vosges et le Jura. Me les eût-on montrés si j’en avais risqué la demande ? C’est un point douteux. On s’est fait un devoir, jusqu’à notre dernière catastrophe, de cacher à tous les Français les défenses du territoire ; elles n’étaient visibles que pour les étrangers, nos ennemis du lendemain, et en particulier pour les officiers allemands, qui se préparaient à les prendre. J’aime à croire que l’expérience a changé tout cela, mais je n’en voudrais pas jurer, connaissant la candeur incorrigible des autorités fançaises.

Les Prussiens se montrent plus circonspects chez nous que nous ne l’avons jamais été nous-mêmes. Ils gardent avec soin, non-seulement contre une surprise tout à fait invraisemblable, mais contre notre curiosité la plus innocente, ces forts qui sont à nous en vertu d’un traité et que nous devons reprendre à jour fixe, moyennant la rançon convenue. Je n’ai pas ouï dire qu’un officier français, ni même un bourgeois sans conséquence, ait pénétré, depuis la paix, dans ces retranchements, où nous devons rentrer tambour battant, avant dix-huit mois, pour relever les sentinelles allemandes. Tous les curieux qui viennent de loin, comme moi, dans l’espoir de connaître le fin du fin, sont maintenus à bonne distance. Mais il est permis de vaguer sur les routes, soit à pied, soit en voiture, et d’observer tous les points saillants qui décorent le paysage. J’ai donc pu voir, dans le camp retranché, les nombreux et vastes baraquements qui se construisent à nos frais pour l’armée d’occupation ; dans les fossés de la ville, quelques-uns de ces magasins où l’administration prussienne accumule six mois de vivres selon les uns, et neuf mois selon les autres. En parcourant la campagne, j’ai vu le fort de Bellevue, remis à neuf, et les Perches, occupées par une fourmilière d’ouvriers. Ma première impression que je me garde bien de donner pour infaillible, fut qu’on travaillait là avec autant d’ardeur et dans le même esprit qu’au nord et à l’est de Strasbourg. Si je me suis trompé, c’est en bonne compagnie, avec les hommes les plus éclairés et les meilleures patriotes de Belfort.

Il y a toutefois, je dois le dire, deux courants d’opinion. Tandis qu’un certain nombre de Français jettent le cri d’alarme et accusent nos ennemis de s’implanter définitivement autour de la ville, d’autres, non moins sincères, mais peut-être moins clairvoyants, assurent que les Prussiens ne sont coupables que d’un léger excès de prudence : ils se gardent, et rien de plus. Il est, dit-on, dans leurs habitudes de protéger sérieusement leur garnisons partout où la chose est possible, et, dès qu’ils occupent un fort, leur premier mouvement est de s’y mettre à l’abri des coups de mains. Un tel système a l’avantage de tenir les soldats en haleine, de les entraîner par un labeur quotidien, et de leur rappeler constamment qu’ils sont en pays ennemi. C’est ainsi que les légions romaines se retranchaient tous les soirs dans des camps improvisés, mais assez bien construits et assez grandioses pour que plus d’un, après vingt siècles de durée, fasse encore l’étonnement de la postérité.

On me montrait à l’appui de cette thèse un petit corps de garde établi devant notre hôtel. Le poste y était retranché derrière de fortes palissades, et le cri de la sentinelle éveillait tout le voisinage à chaque heure de la nuit. « Les Prussiens sont ici, me disait-on, ce qu’ils ont été partout, c’est-à-dire des héros prudentissimes. Pourquoi renonceraient-ils à des pratiques consacrées par un long usage et prescrites par quelque règlement général ? Il est certain qu’à Bellevue et dans les forts des Perches ils ne se sont pas contentés de réparer les brèches que leur artillerie avait faites. Où nous n’avions que des ouvrages improvisés, à peine tenables, ils ont construit des forts solides, bien casematés, où les hommes, couverts par deux mètres de terre battue sur des poutres énormes, sont à l’abri de tous les obus.

« Ils remplacent çà et là de simples terrassements par des murailles de pierres ; à quoi bon le nier ? Ces travaux sont commandés à un entrepreneur français, nommé Simon, connu, sinon considéré de toute la ville, et les ouvriers qui les exécutent ne sont ni aveugles ni muets. Or, les Prussiens n’ont pas l’habitude de gaspiller l’argent en pure perte, et nous reconnaissons volontiers que s’ils voyagent hors de chez eux en corps de troupe, ce n’est pas pour distribuer leurs millions aux peuples étrangers. Mais rien ne prouve, Dieu merci, qu’après avoir construit, ou reconstruit nos forts pour la nécessité temporaire de leur armée, ils ne nous les vendront pas sur facture au moment d’évacuer notre pays. »

Voilà des raisons fort plausibles, et je me ferais scrupule de les rejeter sans discussion, à la vieille mode de France. Je ne suis plus un jeune homme, je suis entré depuis un certain temps déjà dans l’âge philosophique ; je crois que tout arrive et qu’il ne faut rien nier a priori, pas même l’honnêteté des Prussiens.

Toutefois, si on me permet de formuler mes sentiments avec franchise, je dirai que Belfort, après inspection sommaire, m’a fait l’effet d’un de ces gros morceaux qu’un conquérant goulu comme le nôtre ne peut approcher sans que l’eau lui vienne à la bouche. Le roi Guillaume n’a pas besoin de cette place, puisqu’il a Metz et Strasbourg, deux larges portes ouvertes sur la France. Il n’en a pas peur, quels que soient les beaux côtés de la position, car il sait, à six mois près, combien il nous faudra de temps pour créer et outiller une armée de 1,200,000 hommes. Et malgré tout, j’ose affirmer qu’il ne rendra pas sans douleur ce chef-d’œuvre militaire de la nature, enrichi et perfectionné par une quantité prodigieuse de travail humain. Quand on s’est promené seulement une heure dans ce monde de bastions, de demi-lunes, de redans, de cavaliers, de fossés taillés dans le roc, de glacis, de caponnières et d’embrasures, quand on a pu additionner en imagination tous ces moyens naturels et artificiels de donner la mort sans la craindre, on n’a pas besoin d’être très-Prussien pour éprouver la tentation presque irrésistible d’avoir cela pour soi plutôt que contre soi.

La question de droit, que les Prussiens eux-mêmes ne sauraient mettre sous leurs pieds sans émouvoir le monde civilisé, ne fait pas l’ombre d’un doute. Il est certain que le traité qui nous arrache l’Alsace et une partie de la Lorraine a confirmé nos droits sur Belfort. On sait aussi ce que Belfort nous a coûté, outre le sang de cinq ou six mille braves : nous avons racheté cette ville au prix d’une humiliation dont Paris n’est pas consolé !

L’entrée triomphale des Allemands aux Champs-Élysées, l’enlèvement des canons par les hommes de la Commune, le 18 mars, deux mois et plus de guerre civile, la destruction de nos monuments historiques, le massacre des otages, une répression légitime, mais effroyable, et dont le souvenir fermentera encore dans vingt ans : tel est, en abrégé, le prix coûtant de cette place que M. de Moltke caresse avec regret en pensant qu’il faudra nous la rendre. Ne l’avons-nous pas payée assez cher ? Ajoutez, s’il vous plaît, qu’une partie du territoire voisin a été régulièrement échangée à Francfort contre certain canton minier que l’Allemagne convoitait aux environs de Thionville.

Ces faits appartiennent à l’histoire, ils appartiennent à l’opinion publique de l’Europe et du nouveau Monde ; ils sont enregistrés depuis plus d’une année par l’auguste conscience du genre humain. Comment croire qu’un seul Moltke ou un simple Bismarck ose rompre en visière à l’univers entier pour le plaisir assez stérile, en somme, de rester maître de Belfort ?

Non, non, nous n’avons rien à craindre de ce côté si le programme tracé par les diplomates de Francfort s’exécute jusqu’au bout. Lorsque le dernier centime des cinq milliards de la rançon française sera tombé dans la caisse de nos vainqueurs, les Allemands s’éloigneront de Belfort en grondant, comme un dogue quitte un os après l’avoir léché, mordu et roulé entre ses mâchoires ; mais ils n’oseront pas le garder.

S’ils s’y retranchent aujourd’hui, c’est que ce peuple trop bien servi de la fortune compte encore vaguement sur l’imprévu. Que faudrait-il pour lui donner sinon un droit, du moins un prétexte à rupture ? Presque rien : quelque complication dans la politique générale de l’Europe ; moins encore, une émeute à Paris, à Lyon, à Marseille ; le drapeau rouge arboré sur le clocher de quelques hameaux ; une altercation sanglante et impunie entre l’armée d’occupation et le peuple des départements occupés.

Donc, soyons sages !