Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/01

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AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE PREMIER.



MON fils n’arrive point ! — Cette histoire, Madame, est bien intéressante. J’aime à la folie ces romans de revenants. — Ils ont je ne sais quoi qui attache, qui remue, on est là… comme si on avait peur… et pourtant je puis bien dire que je n’y crois pas du tout ; pas vrai, mon homme, que depuis trente-cinq ans que je sommes nous deux… tu sais bien que je n’y crois pas ? — Eh, là, là, not’ femme, je sais bien que tu dis cela depuis trente-cinq ans, mais je sais bien aussi que tu as des peurs,… des peurs de ton ombre. — Tiens, par ce que j’ai vu par là-bas de cette belle jeune dame… — Chut ! vois-tu, Brigitte, comme Madame est concentrée dans ses réflexions ; le livre lui tombe des mains ; elle ne nous écoute pas. — Cela est vrai, mon homme ; mon Dieu, aussi pourquoi Charles ?… Madame, continuez donc, s’il vous plaît. — Je vais poursuivre, Brigitte… Mais mon fils ne revient point ! — Il reviendra, Madame ; que sait-on ? les affaires ! — Les siennes sont terminées. — Les chemins ! — Sont beaux. — Le temps ! — Il est superbe. — Madame, le chapitre des circonstances ! Il est long par fois ; et M. le curé dit toujours comme çà, qu’en fait de voyage, comme en fait de mariage, on doit rendre grâces à Dieu des malheurs qui n’arrivent pas. Car voyez-vous, Madame, il est bien vrai de dire comme lui. — Brigitte continuait de parler, sans être interrompue par son mari ; et sa maîtresse, qui ne l’écoutait pas, répétait sa triste exclamation : « Il ne revient point ! » Son livre était tombé à ses pieds ; elle ne songeait point à le relever, encore moins à continuer sa lecture. Tout à coup les pas d’un cheval et la voix de Charles se font entendre ; il appèle Tomy avec une impatience qui ne lui était pas ordinaire ; et cette altération dans ses coutumes douces et cordiales frappe mistriss Belmour d’une sorte de terreur. Appesanti par l’âge, Tomy ne se hâtant pas assez au gré de la tendre mère, elle prend le flambeau de ses mains, et court à la porte de l’humble hermitage. Charles n’avait pu descendre, embarrassé d’un fardeau qui ne laissait à ses mouvements aucune liberté ; mistriss Belmour fit un cri en appercevant dans ses bras une fille de dix-sept à dix-huit ans, environnée en apparence des ombres de la mort. Tomy était enfin arrivé ; Brigitte et sa maîtresse soutenaient dans leurs bras celle dont l’état réclamait de prompts secours ; Charles sauta légèrement à terre, et leur aida à la transporter dans une chambre, où ils la couchèrent doucement sur un lit. — Juste ciel, s’écria mistriss Belmour ! est-elle donc morte ? — Je ne le crois pas, ma mère, mais je ne sais si nous pourrons la sauver. — Qui est-elle, demanda Brigitte ? — C’est, répondit la mère, un être sensible qui a besoin de nous. En même temps elle employa les eaux spiritueuses et tout ce qui est en usage dans les évanouissements : ce ne fut qu’après une demi-heure d’efforts multipliés qu’elle conçut de l’espérance, et qu’elle obtint un profond soupir accompagné d’un tressaillement. La malade ouvrit de très-grands yeux bleus, qui annonçaient beaucoup d’expression. Elle jeta un regard autour d’elle, reconnut Charles, et fixa d’une manière curieuse l’aimable femme à qui elle comprit tout d’un coup qu’elle devait son retour à la vie. Hélas ! l’être souffrant semble ne pas craindre la mort tant qu’elle n’est pas présente, et cependant la prudente nature, veillant tacitement à sa conservation, le fait frémir à son aspect. Brigitte, qui avait, comme les habitants de la campagne, ses recettes et ses potions, courut chercher des eaux, merveilleuses sans doute, mais dont mistriss Belmour ne fit usage qu’avec de grandes précautions. La malade ne parla point, et l’excès de la fatigue la fit tomber dans un sommeil d’accablement, souvent interrompu par des marques de frayeur et de profonds soupirs. On jugea qu’il ne fallait ni le provoquer, ni l’empêcher ; et alors mistriss Belmour s’empressa de questionner son fils sur une aussi singulière aventure. Qui est cette infortunée, dit-elle à son tour ? — Je l’ignore, ma mère, je ne sais même si elle est fille ou épouse. Je revenais de la ville : en traversant, après le coucher du soleil, l’ombre épaisse de la forêt, mon cheval a reculé avec effroi, et je n’ai pu le forcer à poursuivre sa route. Inquiet de sa résistance, et appercevant en effet quelque chose sous ses pas, je suis descendu, et mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, j’ai pu distinguer un cheval mort, et, à quelques pas, un cavalier écrasé sous la chute de celui que probablement il montait. Le malheureux était percé de plusieurs coups, et la roideur de ses membres glacés, attestait qu’aucun secours ne pouvait lui rendre l’existence. À côté de lui était une petite malle brisée ; et ce qui semble prouver que les assassins n’étaient pas de simples voleurs, ou que peut-être ils ont perdu cet objet en se saisissant des autres, c’est que j’ai trouvé cette cassette et cette bourse. Réfléchissant alors que, si j’étais surpris auprès de ce malheureux, et saisi du reste de ses effets, je courrais quelques risques, je me suis hâté de remonter à cheval, et de m’éloigner de cette scène désolante. Mais je n’avais pas fait vingt pas, qu’un nouvel objet a glacé mon âme, déjà frappée de terreur. Des gémissements se sont fait entendre, et j’ai vu au travers des arbres encore dépouillés une figure blanche qui courait dans le taillis, en poussant des sons presque inarticulés ; elle est venue tomber à mes pieds, et succombant sous l’effort qu’elle venait de faire, elle y a perdu la connaissance et le sentiment. Toute idée de danger personnel s’est évanouie à la vue d’une femme mourante. Malgré la difficulté de placer sur mon cheval un être privé de sa propre assistance, j’y suis parvenu ; et, craignant alors d’être poursuivi et atteint, je me suis hâté de l’apporter ici, sans même essayer de ranimer en elle un reste de vie. Je savais bien que je la remettrais dans les bras de ma mère ; et m’étant assuré qu’elle n’avait pas été blessée, je me reposais de son salut sur sa jeunesse et sur vos soins. — Ah ! mon fils, reprit mistriss Belmour, je ne vous reproche plus mes vives inquiétudes ; la cause est trop belle, et je vois qu’il n’est pas de position dans as laquelle un homme ne puisse espérer d’être utile à son semblable.

Charles était fatigué. Sa mère l’engagea à prendre du repos ; mais il n’en était point pour elle quand l’humanité réclamait des secours : elle voulut elle-même veiller sur le dépôt que le hasard lui confiait. Tomy et Brigitte se chargèrent de préparer la nourriture simple, mais saine, qu’on pouvait lui offrir à son réveil, et mistriss Belmour fut la première personne que rencontrèrent les regards errants de la malade. La modeste décoration de la chambre parut lui plaire ; elle avait dans son extrême simplicité cette élégance qui accompagne toujours la grandeur déchue, et la personne de mistriss Belmour offrait la même apparence. Malgré le peu de recherche de ses vêtements, on voyait en elle des restes de beauté, les grâces propres à son âge, et un regard où se peignait la plus vive sensibilité. Elle courut à sa jeune pupille, et lui prit une main qu’elle serra doucement dans les siennes. Ce simple attouchement fit couler des larmes, et les yeux de mistriss Belmour se mouillèrent à leur tour. Qui m’a conduite ici, demanda-t-elle d’une voix encore éteinte ? — C’est mon fils : je lui dois le bonheur de vous avoir été utile ! — D’où suis je donc venue ? — Je l’ignore, lui seul peut vous le dire ; mais vous êtes en sûreté. — Eh ! qu’est devenu M. Melvil ? Mistriss Belmour ne jugea pas à propos de lui apprendre le sort du malheureux qui sans doute l’accompagnait dans la forêt. Nous ne connaissons pas celui dont vous nous parlez, dit-elle, et mon fils n’a remis que vous seule entre nos mains. Elle parut se contenter de cette réponse, et ne pas se rappeler encore les événements de la veille. Mistriss Belmour lui fit prendre un bouillon, et bientôt après elle goûta la douceur d’un sommeil plus tranquille que le précédent. Une légère teinte vint colorer ses joues, et sa respiration plus douce et plus égale prouva que la nature reprenait des forces. Mais, hélas ! à quel prix ! Le souvenir d’un malheur irréparable rendit son réveil affreux ! Sa mémoire lui retraça fidèlement le coup qui venait de la priver d’un bienfaiteur adoré comme un père ; alors elle se souvint qu’il avait été attaqué par deux hommes ; qu’il s’était défendu avec courage : un domestique était avec eux ; il avait écarté sa maîtresse qu’il conduisait en croupe, et lui avait dit de se cacher dans la forêt, tandis qu’il irait seconder les efforts de son maître. Elle s’était enfoncée dans le taillis, et trouvant un fossé couvert de feuilles sèches et de branches rompues, elle s’était cachée sous ces débris de l’hiver ; les assassins avaient cherché sa trace, l’un d’eux même avait sauté le fossé, mais un léger bruit qu’ils avaient entendu avait porté la frayeur dans leur âme criminelle ; ils avaient pris la fuite, et la malheureuse fille avait long-temps entendu les pas de leurs chevaux, qui, paraissant quelquefois se rapprocher, et ensuite s’éloigner, selon les sinuosités de la route, l’avaient long-temps tenue dans un état de crainte qui la rendait incapable de faire un seul mouvement. Elle se rappelait d’avoir entendu pousser un cri lamentable à son ami, et ce cri… sans doute avait été le dernier. Peut-être elle avait distingué les pas de Charles par une route opposée à celle des assassins, et peut-être la frayeur de se trouver dans la forêt seule et dans l’obscurité, l’avait poussée à chercher l’assistance d’un être humain, mais elle ne pouvait se souvenir quand ni comment Charles l’avait trouvée ; si elle venait effectivement à lui, ou si, emportée par le sentiment de son affection, elle courait à l’endroit où était demeuré son compagnon.

On devina plutôt qu’on n’écouta ce récit entremêlé de pleurs, de sanglots, de toutes les expressions d’une profonde douleur. Elle avait compris que son ami n’était plus, et l’on ne pouvait le lui cacher, puisqu’elle l’avait pénétré. Charles et mistriss Belmour laissèrent un libre cours à son désespoir. Le silence, les soins, les douces caresses sont, avec le temps, l’unique remède à des maux semblables. Que peuvent les discours sur un cœur oppressé qui vous crie : « J’ai perdu, et je ne retrouverai jamais ! » Mistriss Belmour sentit rouvrir ses profondes blessures, et le hasard ne lui avait pas offert, comme à sa jeune amie, des mains bienfaisantes pour essuyer ses pleurs.