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Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/Préface

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PRÉFACE.



Lorsqu’en 1788 je publiai l’histoire d’Élisabeth, reine d’Angleterre, le Public parut me savoir gré de mes efforts dans une carrière difficile. L’ouvrage fut accueilli avec indulgence dans ma patrie et dans le nord de l’Europe. Ainsi encouragée, j’annonçai en même temps la collection des meilleurs ouvrages composés en français par des femmes. Il en parut seulement quelques volumes qui promettaient du succès à l’entreprise ; mais la révolution vint mettre pour long-temps un terme aux ouvrages de long cours, et celui-ci fut abandonné.

Le torrent de la révolution cessa, on était fatigué de longues dissensions, on rechercha des délassements agréables et paisibles ; mais on s’apperçut bientôt que le goût était dénaturé, qu’une espèce de délire s’emparait de tous les esprits, et que la lecture des romans anglais devenant une espèce de fureur, l’imagination des Français allait s’égarer et se perdre dans les souterrains et les tombeaux. Peut-être ce qu’on a long-temps regardé, parmi nous, comme les meilleurs romans, avait le défaut d’être monotone, et de conserver une tournure recherchée, même précieuse, qui tombe dans le jargon sentimental. C’était celle des femmes de la Cour de Louis XIV, qui se livrèrent à cette occupation ; la plupart de ces mêmes écrits ne réussiraient point à présent, et ne peuvent plus être considérés que comme des monuments d’un siècle passé. Il arrive successivement des altérations dans les usages reçus ; il s’introduit dans les coutumes et dans les mœurs, des nuances qu’on ne saurait définir, mais qu’on saisit parfaitement, et qui rendent le tableau de la vie privée tout à fait différent dans un siècle ou dans un autre. Le roman vieillit comme les portraits de nos aïeules. Ne seraient-elles pas méconnaissables, si elles se présentaient sous nos modernes vêtements ?

Mais il y avait loin des défauts attachés au siècle, et même de ceux qu’on peut reprocher aux anciens romans, comme défauts de tous les temps, à cet amas d’extravagances puisées chez nos voisins, et traduites, ou quelquefois imitées en notre langue. Ce qui semble plus surprenant encore, c’est le sexe du plus grand nombre de leurs auteurs. On a reconnu de tout temps chez les femmes un tact fin, un sentiment délicat des convenances sociales et ce sont des femmes qui placent le plus souvent leurs héroïnes dans des situations tout à fait inconvenantes, au sexe, à l’âge, et je dirai même à la constitution. Y a-t-il aucune des timides anglaises, qui ne mourût mille fois de frayeur, si au moment où elle décrit une des plus noires aventures, on venait la prendre à son bureau pour la conduire et l’abandonner dans une tour du nord, dans les souterrains d’une vaste abbaye, dans les longs corridors d’un antique château, et sous les voûtes d’une chapelle ruinée ; enfin dans une vaste forêt, où les vents, la foudre, les éclairs, et des torrents de pluie, se disputent à qui portera plus de terreur dans son âme, et causera plus de désordres dans son fragile tempérament. Tout ce qui sort de la vraisemblance, devient essentiellement vicieux ; et un enchaînement d’aventures bizarres, hors de la nature des hommes et des choses, n’amuse pas long-temps l’esprit, et n’intéresse point le cœur ; car ni l’un ni l’autre ne se trouvent pour rien dans une situation, où ils sentent bien qu’ils ne se trouveront jamais.

Rien de si facile dans tous les arts que de franchir les règles ; il n’appartient qu’au génie ou à l’esprit d’en connaître les difficultés ou de les vaincre. La plus grande, sans doute, est de saisir le degré d’émotion où le cœur aime à s’arrêter ; de ne porter la pitié ou la terreur que jusqu’à ce point unique, où l’âme se sent touchée ou froissée sans qu’elle se révolte, ou repousse l’objet qu’on lui présente. Malheureusement il est des passions violentes, il est des vices dont l’excès conduit au crime. Les hommes qui sont dominés par les unes, et souillés par les autres, deviènent un fléau pour la société. On le sait ; on peut, on doit même les dessiner d’une manière frappante dans le roman qui est l’histoire de la vie privée. Mais quelqu’horribles que soient les forfaits dont on trace l’image, encore faut-il que le goût préside au choix du sujet et à l’ordonnance du tableau. Mais ce goût fin et délicat est peu connu des Anglais. Ils parlent beaucoup de leur sensibilité ; ils prènent soin de la représenter comme exquise : cependant, pour l’émouvoir, il semble que les atrocités les plus recherchées soient chez eux le plus grand effort de l’esprit humain, et que dans leurs romans, comme sur leur théâtre, les spectres, les poignards, les squelettes même, soient ce qu’il y a de plus attachant. Rendons hommage à notre patrie de ce que les écarts d’une sombre imagination n’ont pas pris naissance chez elle ; de ce qu’ils n’y ont été accueillis que par l’ignorance et le désœuvrement ; de ce que tel ou tel amas d’horreurs qu’on pourrait citer, n’ont pu être naturalisés chez elle ; tant elle a conservé d’urbanité, de politesse et de discernement.

Comme toutes les femmes anglaises n’ont pas donné dans ce genre extraordinaire ; comme il en est plusieurs qui écrivent avec goût, avec une sensibilité réelle, dont les écrits respirent l’amour du bon et du vrai en toutes choses, de même celles dont on vient de blâmer l’esprit de vertige, ont eu peu d’imitatrices dans notre langue. S’il en était quelques-unes qui, se livrant à des idées plus dangereuses que celles des revenants et des sortilèges, et ne respectant point assez les mœurs, déshonorent leur sexe et leur plume, elles sont en bien petit nombre chez nos voisins et chez nous, et sans doute seront trop peu lues pour faire beaucoup de mal. Nous avons en France des femmes qui nous consolent de pareils écarts, qui ont l’art de peindre la vertu comme un bien qui leur est propre, de la rendre aimable, parce qu’elles la connaissent, de faire sentir qu’elles trouvent dans ses charmes, la paix et le bonheur, qu’elles invitent les jeunes cœurs à partager avec elles. Parmi elles, en était une que nous avons à regréter. Je n’ai connu madame Cottin que par ses écrits, mais ils m’ont vivement intéressée. On y trouve des caractères hardiment dessinés et parfaitement soutenus, en deux genres bien opposés. Ceux de la comtesse de Waldemar et de l’archevêque de Tyr, sont deux chefs-d’œuvres, et l’on ne doit pas chercher même à imiter le dernier. On dit qu’elle avait dans le caractère toute la sensibilité qu’elle a exprimée avec tant de grâces ; que sa piété dans le monde comme dans ses écrits, était douce et consolante, sans faste, sans ostentation, et qu’elle a laissé dans sa famille, et chez ses amis, le souvenir de ces vertus privées qui sont le domaine des femmes. Je crois donc être d’accord avec la voix publique en jetant quelques fleurs sur son tombeau.