Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/04

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CHAPITRE IV.


Vers le mois de juin, on vit arriver milady Falcombridge et sa belle-fille. Le château de l’Hermitage fut rempli de chevaux, de chiens et de valets ; mistriss Belmour et surtout Caroline se virent condamnées à se renfermer dans leur étroite enceinte : les promenades au dehors furent prohibées, suivant le conseil de M. Tillotson.

Le Loup et le Renard sont d’étranges voisins !
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.

Ainsi la contrainte et l’inquiétude

vinrent à la suite de ces personnages fastueux. Rarement ils font un peu de bien, et presque toujours ils produisent le mal, sans même s’en douter. Milady s’informa au pasteur s’il y avait quelque société pour elle et sa fille. Le ministre ne connaissait pas à mistriss Belmour de raisons de se cacher ; mais depuis long-temps il soupçonnait qu’elle avait un secret, et il avait un tact assez juste pour imaginer que ce n’était pas à milady Falcombridge qu’elle voudrait le confier. Il répondit affirmativement qu’il ne voyait personne qui pût lui convenir. — « On m’a cependant parlé, dit-elle, d’une certaine mistriss Belmour, qui occupe un logis anciennement bâti pour le fermier de ces terres ; cette femme a un fils : qui sont ces gens-là ? — Mistriss Belmour a quarante ans, elle est d’une santé chancelante, ne sort jamais… — Je ne demande pas ce qu’elle fait, M. le ministre : je demande qui elle est. — Je l’ignore : John Burchill, le vieux fermier de Milord, l’amena chez lui comme une de ses parentes, veuve et sans consolation. Elle est restée près de lui jusqu’à sa mort, et des débris de la fortune de son mari, elle a acheté cette chaumière dont elle prend soin elle-même avec les enfants de John. — Ah ! c’est donc une paysanne ? — Je le crois. — Vous êtes peu curieux, M. le ministre, ou peu communicatif. On dit que cette femme est très-bien élevée, et qu’elle ne vit ni ne parle en villageoise. — Je le sais, Milady, mais cela prouve que ses parents lui ont donné une éducation au dessus de son état, et ce n’est pas toujours un bonheur. — Passons là dessus, répliqua Milady, peu satisfaite de la réflexion. N’a-t-elle qu’un fils ? — Je ne lui connais pas d’autre enfant. — Il suffit. Je veux voir cette femme, car il faut qu’elle me cède sa maison ; je veux remettre en valeur les terres qui dépendent du château ; il me faut un fermier, et je ne puis le loger que là. — Oh ! je vous en prie, Milady, s’écria vivement lady Amélia, que notre arrivée ne soit pas le signal du trouble et de l’injustice. Laissez cette femme jouir en paix de sa propriété. Si elle est d’une santé languissante, le chagrin d’un déplacement peut augmenter ses maux, et je ne m’en consolerais pas. Mon père paraît ne pas désirer beaucoup la culture de ces biens de peu de valeur ; et, s’il faut un fermier, la partie gauche du château, inhabitable pour nous, peut facilement être réparée d’une manière convenable pour le loger avec l’attirail nécessaire. — Y pensez-vous, Amélia, reprit aigrement Milady ? Voulez-vous que nous ayons l’air d’habiter une ferme ? — Je n’y vois pas beaucoup d’inconvénient, et cela vaut mieux sans doute que d’envahir une propriété, et d’affliger une femme que M. le ministre nous dit être estimable. — Voilà comme vous êtes, Amélia ; vous êtes bien la fille de Milord : irrésolue, indulgente, vous n’avez nulle énergie, et il faut toujours faire ce que vous voulez. Au reste, une simple proposition ne peut affliger cette bonne femme ; je vous charge de la faire, M. le ministre. — Soit, reprit Amélia, mais je vous conjure de ne pas aller plus loin qu’une simple proposition, si vous vous appercevez qu’elle blesse ; je me chargerai d’engager mon père à renoncer à ce projet sans que milady soit compromise. « Le mécontentement de lady Adelina était visible, mais elle n’ajouta rien ; et le ministre, satisfait d’avoir un prétexte pour aller aussitôt chez mistriss Belmour, y courut à l’instant.

On juge facilement quel chagrin cette nouvelle porta dans l’âme de la mère, des enfants, et dans celle de Brigitte et de Tomy. Tous deux étaient nés dans cette maison, tous deux y étaient attachés comme tout homme l’est à son pays ; car leurs connaissances et leur ambition ne s’étendant pas au delà, c’était autant leur patrie que l’Angleterre, ou la France, pour les hommes dont l’esprit embrasse plus d’objets. Mistriss Belmour croyait finir sa carrière dans ce lieu ; et depuis que Charles et Caroline avaient goûté les charmes d’un premier amour, ce séjour où ils se le disaient sans cesse avait à leurs yeux un prix inestimable. Le ministre les assura de la protection de lady Amélia : mais combien l’âme de lady Goring fut blessée d’être en butte à l’orgueil de milady Falcombridge ! et si déjà il lui avait coûté de voir auprès d’elle la fille de Crumwell, il lui sembla intolérable de solliciter une grâce de cette femme, non qu’elle enveloppât dans sa haine une jeune fille, parente du vainqueur, mais qui se présentait ornée des vertus les plus aimables. Cependant elle dissimula aux yeux du ministre les mouvements tumultueux qui l’agitaient, et lui répondit avec une tranquillité apparente, qu’elle attendait une proposition plus immédiate de milady Falcombridge, et qu’enfin elle serait fâchée de la désobliger. « M. Evans, dit-elle, j’aurais désiré conserver cette habitation ; mais, si Milady la désire, je sais qu’elle est entière dans ses volontés ; et si elle me rend le prix que j’en ai donné, j’irai m’établir ailleurs. Quand vous verrez lady Amélia, dites-lui que je ne la remercie point de ses délicates prévenances, persuadée qu’une âme comme la sienne trouve en elle-même la récompense du bien qu’elle veut opérer. » Charles n’était pas présent à cette conversation, mais son âme brûlante s’exaspéra vivement à la seule idée que la fille de Crumwel venait poursuivre sa mère jusque dans son asile, et formait le dessein de l’en arracher. La seule crainte de l’entraîner dans des maux plus grands l’engageait à dissimuler son ressentiment, et il promit de ne se permettre aucune démarche sans l’aveu de cette tendre mère qui s’inquiétait bien plus pour lui que pour elle. Caroline l’en priait avec tant d’instances et de grâces, qu’il s’engagea formellement à éviter toutes communications avec milady Falcombridge et sa famille.

À quelques jours de là, Caroline était occupée à la cuisine, placée près de la porte d’entrée, lorsqu’on y frappa doucement. Tomy et Brigitte travaillaient au jardin ; elle ouvrit, et vit entrer une jeune personne d’une figure très-aimable, jolie sans paraître le savoir, ornée de ces grâces naturelles que la nature seule sait donner, et dont le coup d’œil caressant appelait l’amitié en sollicitant la bienveillance. Caroline pouvait lui disputer tous ces avantages, mais elle les admira dans celle qu’elle voyait. « Pourrait-on parler à mistriss Belmour, dit-elle d’un ton de voix aussi doux que son regard ? Caroline, surprise d’une semblable visite, hésitait à répondre. Si je la dérange, dit la jeune fille, je reviendrai ; c’est cependant son intérêt qui m’amène ici. — N’êtes-vous point lady Amélia, demanda Caroline ? — C’est moi-même. — En ce cas, je vais avertir mistriss Belmour. » Celle-ci interdite, mais trop généreuse pour repousser l’innocente jeunesse, parut aussitôt ; et prenant Amélia par la main, la conduisit dans le petit salon. L’excessive simplicité de ses vêtements ne pouvait cacher tout à fait en elle un maintien noble et réservé qu’on tient de l’éducation et de l’usage du monde. En vain elle se retranchait dans une simplicité apparente de manières et de langage ; Améliá, quoique bien jeune, ne fut point trompée ; elle était venue guidée par un sentiment d’humanité ; elle se sentit touchée par le respecte dû à un plus grand malheur que l’infortune. Elle se dit à elle-même : « C’est l’épouse, la fille ou la sœur d’un proscrit. » Ce qu’elle voyait était de l’aisance pour une fermière, mais c’était la pauvreté pour une femme qu’elle supposa élevée dans l’opulence. Elle ne parla d’abord qu’indifféremment et sur divers sujets ; on la voyait embarrassée d’en venir au point où sa démarche devait naturellement la conduire. Elle le fut bien plus lorsque Charles, revenant du jardin, et n’étant pas prévenu, entra dans la chambre, et la saluant avec respect, dit un mot à sa mère, et sortit à l’instant. Ce fut alors qu’Amélia fut certaine que les relations de mistriss Belmour n’avaient pas toujours été concentrées dans les montagnes et les forêts. Une femme peut bien prendre quelquefois des manières au dessus de son état, mais il faut qu’un homme en ait reçu l’exemple dès le bas âge, et qu’elles soient en lui une habitude de toute la vie. Amélia enfin arriva au sujet de sa visite inattendue ; mais ce fut avec tant de délicatesse, que mistriss Belmour ne put être blessée des offres de service qu’elle lui fit, et de l’assurance qu’elle lui donna de ne pas quitter sa maison. « Milady Falcombridge veut, dit-elle, vous faire elle-même la proposition de la lui céder ; ne paraissez pas y opposer une volonté déterminée, et je vous garantis qu’elle ne vous dépossédera pas. Je désire même vous épargner une visite qui pourrait vous être importune, et j’y ferai mon possible, pourvu que vous me permettiez de venir quelquefois vous voir… Ne me le refusez pas, ajouta-t-elle, d’un air caressant ; vous me feriez beaucoup de peine. ! — Eh ! qui pourrait vouloir vous en faire, reprit mistriss Belmour ? Avec une âme si belle, dans un siècle si fécond en exemples de perfidie, dans un rang qui, de tout temps, a semblé les autoriser, lady Amélia ne peut que se faire admirer et chérir. » Elles se levèrent à ces mots ; et comme elles étaient sur la porte de la petite cour, » qui est, dit Amélia, cette belle personne qui m’a ouvert ? — C’est, répondit mistriss Belmour, une petite-cousine de mon mari, une orpheline à qui je sers de mère. » Amélia loua sa taille et sa figure, et apercevant Caroline, elle courut l’embrasser, lui demanda son amitié quand elles auraient fait connaissance ; et, sans lui donner le temps de répondre, elle se hâta de traverser la prairie, et d’entrer dans le petit bois, où elle joignit un domestique qui l’attendait.


Mistriss Belmour, son fils et Caroline s’entretinrent long-temps de l’aimable Amélia ; le sentiment profond des maux qu’ils avaient endurés, luttait encore avec ceux que leur inspiraient de si aimables et si rares qualités. Ils avaient besoin de se dire qu’elle ne tenait point à Crumwell ; mais ils se le disaient, parce qu’elle captivait leur estime ; cependant lady Goring aurait regardé comme une bassesse d’user de ruse pour obtenir une faveur de milady Adelina, et elle était décidée à lui céder l’habitation, si elle lui en témoignait le moindre désir. Les lois m’en assurent la propriété, dit-elle, mais cette femme est sans doute hors de leur empire, et je ne veux point de grâce de sa part. Charles résolut d’aller consulter M. Tillotson, espérant que la bienveillance de lady Amélia suspendrait l’exécution des volontés de sa belle-mère au moins jusques à son retour. Il prit ses vêtements écossais, et partit pour Dumbar le jour suivant. Il laissa encore sa mère et Caroline dans l’inquiétude ; l’Écosse était devenue le théâtre des guerres intestines ; il s’y était formé des partis en faveur de Charles II. Ce prince n’avait point encore signé le covenant ; les Presbytériens ne voulaient le reconnaître qu’à cette condition, et le marquis de Montroze venait de payer de sa tête l’ambition qui lui avait fait prendre les armes pour un prince que le fanatisme ne voulait servir qu’après l’avoir attaché à son joug. Sous le règne d’Élisabeth, le fanatisme des réformateurs avait arrosé l’Écosse de sang, et conduit Marie Stuart à l’échafaud ; il avait favorisé l’ambition du comte de Murray, qui n’avait soutenu ses fureurs que pour s’élever au premier rang ; le fanatisme venait de précipiter Charles Ier dans une longue suite de malheurs qui avaient eu la même fin ; le fanatisme se jouait encore des faibles espérances de Charles II. Mistriss Belmour tremblait que, dans un court voyage, son fils ne fût rencontré par les montagnards qu’on avait engagés au service du prétendu roi d’Angleterre. Peu lui importait la forme d’un gouvernement sous lequel elle ne reverrait jamais son époux et son père. À qui devait-elle encore des sacrifices personnels ? Charles Ier avait fait périr le comte de Strafford. Le lord Goring avait reçu la mort par les ordres de Crumwell ! La prospérité de l’État aurait pu seule la dédommager de ces pertes, et elle ne l’espérait ni d’un parti ni de l’autre. Caroline, contente du sort qui lui semblait réservé, n’avait d’autres désirs que de vivre obscure et paisible, fille de mistriss Belmour, épouse de Charles ; et le nom de Goring n’ajoutait rien à son respect, rien à son amour. Que n’eût-elle pas donné au contraire pour qu’ils fussent nés tous deux aussi inconnus qu’elle-même ?

Elle était aussi inquiète du sort de Charles ; mais elle savait maîtriser ses mouvements au point que mistriss Belmour qui ne pouvait douter de sa tendresse pour son fils éprouvait une certaine honte de livrer son cœur maternel à des alarmes qu’une amante semblait ne point partager. Caroline donna même pendant la courte absence de Charles une preuve de courage et de présence d’esprit qui devait donner à sa mère une plus haute idée de la force de son caractère. Depuis la fatale nouvelle, elle avait toujours voulu coucher auprès d’elle ; le deuxième soir de l’absence de Charles, ayant oublié quelque chose dans sa petite chambre, elle y entra sans lumière, et fut surprise d’entendre parler au bas de la fenêtre, dans un petit sentier qui conduisait derrière la maison, et venait joindre la haie, dont la porte de bois mal close conduisait à la porte d’entrée. Elle écoute ; elle distingue des voix d’hommes, et leurs pas qui se dirigeaient vers la haie. Elle rentre dans la chambre de mistriss Belmour qui était déjà couchée ; et sans lui rien dire, elle prend le flambeau et descend dans la petite cour. On était déjà près de la porte, et l’on y parlait encore très-bas. Elle avait caché sa lumière. On frappe ; le chien de garde, qu’elle venait de détacher, se précipite en aboyant fortement ; un moment après, Caroline demande ce que l’on veut. « Attachez votre chien, lui dit une voix inconnue et rauque, et ouvrez. — Pourquoi ouvrir ? — C’est de la part de lady Amélia. — Retirez-vous, répond-elle ; lady Amélia n’envoye pas de messager dans la nuit. Retirez-vous, ou je vais appeler M. Belmour et M. Tillotson. Les inconnus gardèrent un moment de silence, puis la même voix manifesta le désir de parler à ces messieurs. — Eh bien ! dit-elle, je vais les appeler ; elle retourna en effet à la maison, elle y saisit deux pistolets chargés, et ouvrant la fenêtre, tira un coup, immédiatement suivi d’un autre, tandis que le chien continuait des cris de rage, qui contribuèrent encore à effrayer les assaillants. Ils prirent la fuite, et le chien s’étant calmé peu à peu, Caroline reprit assez de tranquillité pour ramener dans sa chambre mistriss Belmour qui était descendue très-effrayée. Elle plaça de la lumière dans la chambre de Charles ; elle en garda dans celle où elle passa la nuit debout avec Brigitte et Tomy ; mistriss Belmour l’embrassait et la considérait avec admiration. « Il est bien facile d’avoir du courage dans une maison, disait Caroline ; on a des moyens de défense dont on peut faire usage pour effrayer le crime déjà intimidé par lui-même. Je n’en ai pas eu dans la forêt quand j’ai vu et mesuré le danger. » On raisonna encore sur cette tentative, la première qu’on eût faite depuis sept ans ; et après beaucoup de conjectures, on en vint à se persuader que c’étaient des soldats qui cherchaient à passer une nuit à l’abri d’un vent de nord assez piquant. Cependant ils avaient prétendu qu’ils venaient de la part de lady Amélia, qui certainement n’avait envoyé personne à cette heure. Mais ces hommes pouvaient connaître ceux qui habitaient le château, et s’être servis de ce nom pour s’introduire. Alors il y avait apparence que c’étaient des voleurs. La nuit se passa sans autre tentative, et à la pointe du jour, mistriss Belmour et Caroline s’endormirent.

En s’éveillant, elles virent auprès de leur lit lady Amélia, assise un livre à la main, attendant leur réveil. Caroline, sortant du plus doux sommeil, était fraîche et colorée ; Amélia lui donna un baiser, en lui disant qu’elle était charmante ; ensuite après avoir embrassé mistriss Belmour avec un empressement respectueux : « Je viens, dit-elle, de la part de milady Falcombridge, vous expliquer l’événement de cette nuit. — Comment le sait-elle, dit vivement mistriss Belmour ? — Elle en est désolée, répondit Amélia ; deux de nos domestiques revenant du bourg voisin où on leur avait permis d’aller voir des parents revenant tard au château, et craignant ou qu’on ne voulut pas leur ouvrir, ou de se présenter dans un état d’ivresse, ont eu la hardiesse de frapper ici, croyant y être reçus en se servant de mon nom ; milady m’a chargée de vous voir, Madame, et de vous faire des excuses d’une audace qu’elle a punie en les congédiant sur-le-champ. Les coups de feu ont été entendus du château ; ils ont tout mis en alarme ; et les deux valets très-effrayés ont été forcés de faire le récit de leur imprudence. Ils ont reçu leur congé ; l’intention de milady n’étant pas que ses voisines soient inquiétées par les gens de sa maison, surtout ceux qu’elle m’a chargée d’assurer d’une considération particulière. » Mistriss Belmour et Caroline demeurèrent pensives ; elles remercièrent tendrement Amélia de tant de soins, mais elles réfléchissaient tristement à une aventure dans laquelle milady Falcombridge se trouvait mêlée avec ses valets. Elles furent encore plus étonnées, lorsqu’Amélia leur témoigna au nom de sa belle-mère le désir de les voir au château toutes les deux avec Charles. Mistriss Belmour s’excusa poliment sur sa santé, Caroline sur la nécessité de ne pas quitter sa parente malade, et toutes deux sur leur ignorance des usages d’une grande société ! Amélia sourit en considérant mistriss Belmour, et parut ne pas adopter cette raison. Quant à la santé, elle portait sur son visage l’empreinte d’une langueur visible ; on ne pouvait en douter. Caroline pouvait être nécessaire auprès d’elle ; mais pour Charles, il semblait n’y avoir point d’excuse valable, et sa mère ne put que reculer sa réponse jusques à son retour. Ce fut alors qu’Amélia apprit que Caroline seule avait par sa présence d’esprit sauvé la chaumière de l’invasion qu’elle semblait avoir à craindre, et qu’elle l’embrassa de nouveau, vantant son courage auquel elle assura bien qu’elle ne pourrait atteindre en semblable occasion. « Mais, ajouta-t-elle, je ne le dirai point à ma belle-mère ; toute sa maison le saurait, et il est bon qu’on croye que vous aviez ici des hommes capables de vous défendre. Comptez sur mon amitié, sur ma discrétion, dit-elle ; un service rendu fait tant de bien ! » Elle se leva à ces mots et partit.

Après son départ, nos deux amies se regardèrent un moment en silence, et se communiquèrent ensuite leurs réflexions. Milady Falcombridge avait renvoyé ses domestiques, se disaient-elles, pour éloigner tous les soupçons d’un projet manqué. Ses gens n’étaient point des voleurs, mais ils avaient un dessein plus sinistre. Cette femme savait bien sûrement que l’épouse et le fils de lord Goring étaient cachés sous la livrée de l’indigence ; elle voulait sans doute les livrer à leur ennemi. La frayeur ayant saisi ses dignes émissaires, elle voulait rassurer sa victime en affectant des prévenances et même des marques de considération peu d’accord avec la hauteur de son caractère. On attendait avec impatience l’arrivée de Charles et de Tillotson, pour conférer sur le parti qu’on avait à prendre, lorsque dans l’après-midi on fut surpris par la visite de milady Falcombridge elle-même, accompagnée de l’aimable Amélia. Quelle apparition pour lady Goring ! Cette femme se présenta sous les dehors de cette politesse, au moyen de laquelle les grands personnages semblent diminuer les distances, et faire la grâce de se rapprocher de leurs inférieurs. Mistriss Belmour la reçut avec une dignité qui en imposa cependant à sa suffisance. Elle reçut ce que milady appelait des réparations avec un air d’indifférence qui semblait attacher peu d’importance aux troubles de la nuit. « J’ai craint d’abord, dit-elle, que ce ne fût quelques troupes écossaises en marche dans l’obscurité ; en ce cas, j’aurais été fort embarrassée de semblables hôtes ; ils sont exigeants ; et bornée à l’étroit nécessaire, je n’ai rien à offrir. Amélia, qui craignait que sa mère ne demandât Charles, se hâta de dire que sans doute il n’était pas encore rentré. Non, Madame, fut toute la réponse. Alors lady Adélina demanda cette jeune parente, dont sa fille lui avait fait l’éloge. Caroline fut appelée ; elle parut avec timidité. Amélia la prit par la main, et la présenta à sa belle-mère qui pâlit, et dont les traits durs et marqués éprouvèrent une sensible altération. Mais elle se remit promptement en attribuant cette émotion à la surprise que lui causaient tant de grâce et de beauté ; elle entassa ridiculement les figures et les exagérations. Caroline ne répondit rien d’abord, dédaignant des louanges aussi fastidieuses ; mais, lorsqu’elle ajouta que c’était un meurtre d’enfouir dans une austère retraite les dons de la nature prodigue envers elle, et lui proposa de venir au château tenir compagnie à sa fille, elle répondit nettement que rien au monde ne la ferait consentir à s’éloigner un instant de mistriss Belmour. « Quelque reconnaissante que je sois, dit-elle, des bontés de lady Amélia et de vos offres, je ne pourrais en jouir sans songer que ma bienfaitrice a besoin de mes soins assidus, et qu’elle pourrait croire que je vais chercher des jouissances étrangères à l’humble état qui est mon unique partage. » Amélia, loin d’insister, approuva le langage de Caroline, et milady sembla ne plus penser à ses offres obligeantes. Elle entretint mistriss Belmour des progrès que semblait faire en Écosse le parti de Charles II ; du malheur de l’État qui semblait défendre à son père de marcher dans ce moment en Écosse, faute de fourrages pour son armée déjà forte de dix-huit mille hommes ; affligée de ce que ce retard avait donné le temps au gouvernement d’Écosse d’armer un plus grand nombre d’hommes ; mais, ajouta-t-elle, sans discipline et sans courage. Mistriss Belmour ne répondant rien à ces propos, milady lui en témoigna son étonnement. « Que voulez-vous, Madame, que je réponde à des choses étrangères à mon état, dit-elle ? Je ne connais point les différents partis ; je ne saurais mesurer les forces de l’un et de l’autre ; et quel que soit celui qui l’emporte, ma situation personnelle ne peut changer. — Mais votre fils. — Mon fils n’a point, je crois, le dessein de marcher ; cultiver son champ, et veiller aux besoins de sa mère, c’est là son ambition. — On m’a dit que vous vouliez le marier à cette belle personne. — Ils sont jeunes tous deux, et le temps n’est pas encore venu de délibérer même à cet égard. — S’il veut servir sous les drapeaux de mon père, répliqua-t-elle en se levant, il pourrait avec du zèle et ma protection obtenir un prompt avancement. Dites-lui de venir me voir, et je lui en parlerai ; ce serait un moyen plus sûr de réparer envers vous les fautes du sort, que de végéter à vos côtés dans une retraite isolée, et de s’y marier pour augmenter ses maux et les vôtres. »

« Ai-je assez souffert, dit mistriss Belmour quand elle fut sortie ? voir chez moi la fille du meurtrier de mon époux ! lui entendre prononcer le mot de protection envers sir Charles Goring ! Caroline, ce n’est pas le mot qui me blesse. Je m’en serais servie hier ; elle s’en sert aujourd’hui ; une autre s’en servira demain : la naissance n’est rien ; la fortune est inconstante, les hommes vains et légers ; mon état n’en impose point à leurs yeux : mais elle est fille de Crumwell, et Charles est fils de lord Goring ! — Avez-vous remarqué, dit Caroline, combien lady Amélia est contrainte en présence de sa belle-mère ? Elle ne dit rien ; elle semble passer son temps à l’examiner. — Avez-vous remarqué, reprit milady, combien votre vue a blessé son orgueil ? Elle n’a pu voir sans émotion une jeune personne parée de tant de charmes naturels, briller sous de simples vêtements. — Je n’ai rien vu, car son regard fixe et hautain m’a fait baisser les yeux en l’abordant, et j’ai eu peine à la fixer quelques instants. Heureusement lady Amélia n’est point sa fille, et n’a point été élevée par elle. — Sûrement, se dit à elle-même mistriss Belmour ; cette femme sait qui nous sommes ; et mon fils et M. Tillotson ne sauraient être trop tôt instruits de sa conduite. »


Ils revinrent tous deux à la nuit, et il leur parut à eux-mêmes qu’il était temps de penser au parti qu’ils devaient prendre. Milady Falcombridge avait d’abord eu le dessein de s’emparer de l’habitation, et d’en déposséder les propriétaires ; il paraissait que c’était seulement pour être souveraine dans ses terres ; elle avait renoncé à ce projet, parce qu’en acquérant quelques lumières, dont on ignorait la nature, elle méditait des projets plus vastes. L’invasion de la nuit était une preuve que, par quelque raison que ce fût, on avait tenté de s’introduire pendant l’absence de Charles, et combien de facilités ne donnerait pas l’arrivée prochaine des troupes de Crumwell. Quelques hommes armés suffiraient pour les saisir, et point de doute qu’on en voulût à leur liberté. M. Tillotson apprit à nos deux craintives amies le véritable état des choses.

Tandis que Crumwell était en Irlande, et qu’il l’avait presque soumise par la force des armes, le parlement d’Angleterre apprit que les amis de Charles II avaient appelé ce prince en Écosse, et qu’il s’y était rendu ; ils savaient bien qu’ils le retenaient dans une espèce de captivité, et que, comme autrefois les réformateurs avaient imposé des lois sévères à Marie Stuart, les rigides presbytériens soumettraient Charles à des caprices plus ridicules encore ; mais il ne parut pas moins nécessaire aux membres du parlement de s’opposer aux progrès de ce parti naissant, et l’on résolut de rappeler Olivier Crumwell. On lui vota des remercîments sur les services qu’il avait rendus ; comme jusqu’alors dans la carrière militaire il n’avait servi en apparence que sous les ordres de Fairfax, on proposa la guerre d’Écosse à ce dernier. On ne sait trop par quel motif il refusa cette commission ; mais il se démit de son titre de général des troupes de la République, et Crumwell en fut revêtu. Les partisans de Charles Ier et les presbytériens crièrent à l’injustice de cette guerre contre l’Écosse avant qu’elle eût manifesté l’intention de rendre à Charles II la couronne d’Angleterre ; mais alors la chambre des communes dressa une déclaration par laquelle elle se disait instruite des motifs secrets d’une confédération écossaise, et appuya sur cette connaissance la résolution de porter les armes contre elle. Aussitôt qu’en Écosse on fut instruit de ce dessein, on leva des troupes avec plus de célérité qu’auparavant ; les presbytériens en donnèrent le commandement au comte de Lesley ; les commissions furent accordées à des hommes de leur secte, plus habiles à prier Dieu qu’à observer la discipline et à payer de leurs personnes. Les troupes étaient dirigées par un comité de l’église et de l’état. On conçoit à peine ce que des prêtres pouvaient faire dans de semblables délibérations ; on conçoit moins encore ce qu’ils prétendaient faire d’un roi qu’ils avaient appelé, et qu’ils gardaient en otage, sans lui permettre de se mettre à la tête d’une armée rassemblée pour lui. Cela est moins étonnant quand on pense que les presbytériens se défiaient des dispositions d’un prince né d’une catholique, dont l’obstination avait perdu son époux et ses enfants ; qu’ils considéraient les royalistes comme les ennemis de l’état, tout concentré dans le clergé et ses partisans : de sorte que les véritables amis de Charles II avaient espéré sortir d’esclavage en amenant ce prince en Écosse, imaginant que le nom et la présence d’un roi les serviraient à dompter l’intolérance des prêtres. Il était donc placé entre deux partis acharnés l’un contre l’autre ; contemplé par les uns comme l’instrument de leur délivrance, et retenu par les autres en qualité d’otage. Réduit à la nullité, en attendant lequel des deux jugerait convenable de se déclarer pour lui, il n’avait pas en lui assez d’énergie, ni même assez de résolution, pour se soustraire à la tyrannie de ceux qui voulaient le réduire à être l’esclave de leurs seuls intérêts, et à se servir des autres dont l’intérêt était bien aussi le mobile, mais qui du moins avaient besoin de lui pour secouer le joug.

Au milieu de l’été de 1650, Crumwell se mit en marche vers l’Écosse ; il fit publier un manifeste, et fut averti que les Écossais étaient campés au nombre de vingt-huit mille hommes dans les environs d’Édimbourg. Ils avaient fait retirer le peuple depuis Barwick jusqu’à la capitale, et donné ordre que chacun emportât ses effets, de sorte que le général entrât dans un pays désert ; mais sa prévoyance avait pourvu à tout, et une flotte le suivait à Dumbar, munie de tous les approvisionnements nécessaires. L’ordre ne pouvait concerner les habitants des montagnes qu’habitait mistriss Belmour, et milady Adelina comptait trop sur le génie de son père pour craindre que les Écossais remportassent la victoire. Elle n’avait à redouter que des entreprises de parti, et l’armée n’était pas assez forte pour envoyer dans les montagnes chercher de médiocres avantages. Son château était bien gardé, et sa situation la mettait à portée de se dérober aux recherches, et de regagner l’Angleterre sans danger. Cependant on avait sujet de s’étonner qu’elle se fût ainsi exposée sans nécessité. M. Tillotson ne voyait guère comment il pourrait garantir lady Goring et ses enfants des dangers auxquels cette femme pouvait les exposer, et en même temps comment il pouvait leur faire traverser un pays couvert par les soldats d’Olivier. Les mauvais desseins de milady Falcombridge n’étaient pas prouvés, et il l’était que mistriss Belmour ne pouvait aller du côté de Dumbar, où M. Tillotson pouvait lui donner un asile. Elle n’avait rien à espérer des troupes écossaises, commandées par des presbytériens, ni de Charles II, leur captif. M. Tillotson n’avait pu traverser le pays qu’à l’aide d’un sauf-conduit à lui accordé en qualité de négociant, et en faisant passer Charles pour son domestique. Il avait traversé différents postes ; il avait été obligé de montrer ses papiers, ce qui avait beaucoup retardé son voyage. Il avait même pris la résolution de ne retourner à Dumbar que lorsqu’une bataille aurait eu lieu entre les deux armées. Il dit à mistriss Belmour qu’il fixerait son séjour chez elle jusqu’à l’événement ; ce qui peut-être en imposerait à milady Falcombridge. Si l’on se trouvait forcé de passer en Angleterre, il avait apporté de l’or et des effets précieux ; il y en avait encore quelques-uns entre les mains de lady Goring ; Caroline avait ceux de M. Melvil ; et l’on fut rassuré du moins pour l’instant. Il faut peu de chose pour faire renaître l’espérance, compagne assidue de l’homme dans sa pénible carrière ! La présence d’un ami surtout est si consolante ! il semble que sa main vigilante écarte tous les dangers ; il semble qu’on ne redoute rien à côté d’un ami !

Comme il l’avait prévu, lady Adelina fut plus réservée en présence de M. Tillotson. Elle le fit inviter à venir au château avec Charles ; mais celui-ci ne put jamais s’y résoudre ; il épuisa toutes les excuses possibles, et la contraignit enfin à renoncer au projet de l’attirer chez elle. M. Tillotson, qui n’avait aucune raison de s’y refuser, accepta l’invitation, et milady lui parla beaucoup de la considération (c’était son mot favori), qu’elle avait pour mistriss Belmour, « Mais, dit-elle en un moment où lady Amélia était absente, que fait-elle de cette jeune fille qu’elle a recueillie ? c’est pour elle une charge pesante. Cette personne est inconnue à tout le monde. Elle a, dit-on, des talents, on lui remarque un peu de figure, une tournure assez passable ; elle devrait l’envoyer à Édimbourg ou à Londres, chez quelque femme riche, dont elle pourrait, par exemple, élever les enfants. Vous devriez, en ami, lui conseiller ce parti. — Je ne donne à mistris Belmour, Madame, que les conseils qu’elle me demande, et je ne suis pas de ces amis tyranniques qui veulent diriger l’intérieur des familles. Une maison est un sanctuaire dont il n’est pas même permis à l’amitié de lever le voile ; celui qui ose s’y introduire dans ce dessein n’est qu’un perfide, qui vient détruire les fondements du bonheur domestique pour s’élever sur ses ruines. — Vous pourriez du moins la détourner du projet imprudent de marier son fils indiscrètement ; c’est détruire toutes les espérances de ce jeune homme. — Madame, quand mistriss Belmour me demanderait mon avis sur ce projet que j’ignore, je lui répondrais qu’elle doit savoir ce qui lui convient, à elle, à son fils, à miss Caroline, sa parente, et je ne me permettrais point, par des conseils hasardés, de disposer en quelque sorte du sort de ces jeunes gens, et par conséquent du bonheur d’une mère. — Vous bornez l’amitié à bien peu de chose. — Pas à si peu, Milady. La mienne partage les peines, les malheurs, ou la félicité de mes amis ; elle leur est dévouée dans les affaires du dehors, où l’habitude d’en avoir, mon activité, mes liaisons peuvent leur être utiles et même nécessaires. Mais dans l’intérieur d’une famille, je n’ai rien à voir, rien à entendre ; toute observation est imprudente, tout conseil est téméraire. — Si cependant vous saviez quelque chose qui intéressât l’honneur de l’un ou l’autre de deux jeunes gens qui vont s’unir… — Il me faudrait d’abord des preuves aussi claires qu’on le peut exiger juridiquement ; alors, sans réflexions, sans conseils, j’exposerais le fait dont je me croirais sûr, en invitant, en conjurant même les parties intéressées à s’en convaincre. Voilà tout. — Cela est très-prudent, répliqua milady ; mais je crois, moi, que ce serait rendre un service à ce jeune homme de le dégager de ces premiers liens qu’on croit éternels, et qui se relâchent si promptement ! — Pas tant que vous pensez, Milady, précisément parce que ce sont les premiers sentiments, et qu’ils sont ordinairement vertueux. — La vertu dans cet état, reprit dédaigneusement milady. — Eh ! Madame, reprit M. Tillotson, laissez-la donc dans cet état, si vous voulez qu’elle ait un asile ! » Milady fut un peu déconcertée, cependant elle ne perdit pas de vue la question qu’elle voulait faire ; elle demanda qui était le père de Charles ; à quel degré Caroline était sa parente ; quelle était la modique fortune de mistriss Belmour. M. Tillotson répondait à tout très-brièvement, lorsqu’Amélia reparut. « Taisons-nous, lui dit tout bas milady, ma belle-fille a une passion pour cette jeune Caroline, et je ne veux pas qu’elle m’entende parler d’elle. ». M. Tillotson informa lady Goring de ce qu’il avait répondu dans cette espèce d’interrogatoire afin qu’on fût d’accord ; mais il n’avait encore remarqué rien dont il pût raisonnablement s’alarmer. Seulement il observait cette curiosité qui dévore les gens désœuvrés, cette jalousie qu’inspirent aux femmes âgées et galantes la vue d’une jeune fille aimable et la fureur de protéger des inférieurs, qui a des charmes si puissants sur l’orgueil des hommes riches. D’ailleurs il paraissait que la dame avait peu de communications avec son père et avec son mari, puisque leurs armées occupaient le pays voisin de sa résidence, et qu’il semblait qu’elle fût étrangère à leurs mouvements et à leur séjour. On se borna donc à se tenir sur la défensive par une observation continuelle. Lady Amélia laissait passer peu de jours sans venir voir mistriss Belmour et Caroline ; on s’attachait de plus en plus à cette charmante fille, dont l’active sensibilité se peignait dans chaque geste, dans chaque mouvement, et se plaisait à répandre en secret des bienfaits sur tout ce qui l’environnait.

Un jour où Charles traversait la prairie pour se promener dans le bois, il apperçut milady Adelina qui semblait venir du côté de la chaumière ; il se détournait déjà pour l’éviter, lorsqu’elle fit un cri, et Charles vit qu’elle avait rencontré une racine d’arbre, et qu’elle était tombée. La répugnance céda en ce moment à la vue d’un être souffrant ; il courut à elle, la releva, et s’empressa de l’asseoir commodément sur un tertre élevé et couvert de mousse. Elle crut d’abord s’être foulé un pied ; mais Charles voulant aller chercher du secours chez lui, elle l’arrêta, lui disant que, s’il était assez bon pour vouloir l’accompagner, elle préférait retourner chez elle. Charles s’était trop avancé pour refuser, et, quoiqu’avec une extrême froideur, il lui répondit qu’il était à ses ordres. En effet, cette prétendue blessure était légère, et tout autre qu’un jeune homme se serait apperçu que la chute n’avait pas été involontaire. Il offrit un bras, qu’on prit avec une secrète satisfaction, et l’on fit assez silencieusement le trajet qui séparait les deux habitations. Lady Amélia, surprise d’apercevoir sa belle-mère ramenée par Charles, et se donnant avec soin les apparences de la douleur, vint au devant d’elle et invita Charles entrer, avec tant de grâces, qu’il n’osa refuser. On plaça milady sur un lit de repos, et lorsqu’on eut mis sur son pied des compresses dont elle n’avait nul besoin, elle ordonna qu’on servît des fruits à M. Charles. En vain il voulut refuser, en vain il demanda la permission de retourner près de sa mère, on ne voulut pas le lui permettre ; Amélia sortit en disant qu’elle allait elle-même cueillir des fruits pour son voisin, et milady, restée seule avec Charles, employa tout l’art de la flatterie pour séduire son jeune cœur ; elle lui parla de la gloire, de l’ambition, de l’honneur de servir son père, et de s’attacher à une cause que ne dédaignaient pas les nations étrangères. Elle lui offrit de l’envoyer à Crumwell, de l’équiper convenablement, s’il voulait suivre ses conseils ; elle lui promit de veiller sur les besoins de sa mère et ceux de la petite parente, jusque ce que lui-même, par une fortune rapide et un prompt avancement, pût fournir a un établissement plus convenable à ces objets de son affection. « Je puis, disait-elle, marier cette jeune fille fort avantageusement. J’ai des terres au nord de l’Écosse ; celui qu’elle épousera pourra en avoir la régie ; elle le secondera, et sera très-heureuse. Charles souffrait horriblement pendant ce discours : qu’on se représente la situation de son âme ! qu’on se fasse l’image d’un fils pleurant la mort d’un père, et forcé d’écouter la fille de celui qui l’a condamné !

Si Crumwell eût voulu le bonheur de son pays ; s’il eût changé la face du gouvernement pour en instituer un meilleur ; s’il eût combattu Charles Ier pour les vrais intérêts de la nation, malheur sans doute à ceux qui lui auraient disputé la victoire ! et Charles, en rendant à la nature le tribut qu’elle exige, aurait pleuré son père sans détester son vainqueur. Mais, semblable à un ambitieux aussi adroit et moins courageux, que nous avons vu naguères signaler son zèle par des proscriptions, élever sa puissance altière au dessus de toutes les classes étonnées de n’avoir servi que lui seul, et invoquer l’Être Suprême en méditant de nouveaux attentats, Crumwell n’était, comme cet homme dont personne n’oubliera la fatale existence, qu’un hypocrite habile. En caressant les opinions religieuses, parce qu’alors elles étaient la route du crédit sur le peuple ignorant, et diverses opinions législatives, il avait employé, comme lui, les moyens les plus propres à exalter et les esprits faibles et les âmes fortes. On voyait bien alors quel était son but, et on le voyait trop tard. Charles ne pouvait donc le regarder que comme le meurtrier de son père. Il répondait à sa fille par monosyllabes, s’inclinait en signe de remercîments, et finit enfin par déclarer qu’il obéirait en tout aux ordres et aux désirs de sa mère ; qu’il promettait à milady de la consulter et de lui rendre sa réponse. Alors Adelina lui parla de Caroline ; il contraignit encore les mouvements de son cœur, et ne convint ni de son amour, ni de ses projets ; il répondit, comme M. Tillotson, aux mêmes questions qu’elle lui avait adressées ; seulement il se troubla lorsque milady, l’exhortant à ne pas se marier si jeune, ajouta, surtout pour épouser une fille sans nom. Que voulez-vous dire, Madame, reprit-il vivement ? Caroline n’en a pas besoin… D’ailleurs quel nom moi-même ai-je à lui offrir ? celui d’un obscur cultivateur… C’est ce que je veux dire, reprit milady en souriant, Caroline Belmour, car elle est, je crois, votre parente du côté paternel, ne vous offre point ce que vous pourriez trouver si vous suiviez mes conseils… Jeune homme, ne l’épousez point ; elle ne peut convenir aux dispositions que vous montrez. Une belle figure, des manières charmantes ; et en disant cela, elle avait posé sa main sur l’épaule de Charles, et se jouait avec de beaux cheveux blonds qui tombaient en boucles naturelles : Charles tressaillit, et se leva involontairement de sa place ; un tremblement le saisit, et lady Amélia rentrait au moment où il se laissa presque tomber sur une chaise, en disant d’une voix étouffée : Ah ! je n’en puis plus ! La sensible Amélia courut à lui, lui fit respirer des sels. Il eut le temps de rappeler ses idées, et de s’excuser sur ce qu’il était sujet, dans les chaleurs, à des éblouissements subits qui l’incommodaient beaucoup. « Tâchez de vous retirer, lui dit-elle tout bas, vous n’êtes pas bien ici. » Il en demanda la permission, et milady, un peu déconcertée des regards surpris de sa belle-fille, la lui accorda d’un ton moins caressant que celui qu’elle avait pris un moment auparavant.

Il erra long-temps dans le bois avant de rentrer, et voulant épargner à sa mère et à Caroline les inquiétudes que cet entretien devait faire naître, il le communiqua seulement à M. Tillotson, qui fut indgné de tout ce qu’il vit d’odieux dans la conduite d’Adelina. « Elle est plus à craindre que nous ne le pensions, dit-il, mais il faut dissimuler ; elle vous connaît ou croit vous connaître, cela est certain. Vous lui plaisez cela est certain encore. — Moi ? — Vous-même. — Cela ne se peut. — Pourquoi non ? — Elle ne me connaît pas. — La raison est excellente, reprit M. Tillotson en souriant, elle ne vous connaît pas ; eh ! que lui importe ! — Je ne vous entends pas. — Vous êtes jeune, sir Charles : sans doute pour s’aimer comme vous aimez Caroline, il faut se connaître. Une certaine sympathie, peut-être inexplicable, rapproche tout à coup deux cœurs faits pour s’unir ; une connaissance plus intime détermine alors, ou détruit l’effet de cette sympathie ; c’est l’ouvrage du temps. Mais Adelina n’est pas Caroline ; elle n’a nul besoin de cet attrait entre les cœurs et les esprits ; elle ne s’en doute pas. — Eh bien ? — Eh bien, vous êtes jeune, votre extérieur est agréable ; que lui faut-il de plus ? — La fille de Crumwell, juste ciel ! — La fille de Crumwell comme toute autre femme de son espèce. — Je ne la verrai plus. — Au contraire, vous lui devez des excuses et une visite, mais nous la ferons ensemble. — Je ne veux point y aller. — Voulez-vous qu’elle vende le sang de votre mère et le vôtre ? Craignez la vengeance d’une femme dépravée ; elle n’a pas de bornes. — Quoi ! vous voudriez… ? — Je ne veux assurément pas que vous soyiez entraîné dans ses pièges, et votre horreur pour elle vous est un sûr préservatif mais il faut conserver les apparences, et la tenir en suspens. Vous avez à ses yeux l’air bien novice encore ; elle sait qu’il faut plus de temps en pareille occurrence, et nous en gagnerons. Ou Crumwell remportera la victoire, ou il sera repoussé : vainqueur ou vaincu, il quittera l’Écosse, et alors nous passerons en France ; j’ai des moyens pour nous y rendre. Nous aurons à souffrir de la fortune, mais je m’attache à la vôtre ; vous et moi, nous avons des moyens ; nous saurons les employer, et procurer des jouissances paisibles à votre mère et à votre jeune épouse. — Je m’abandonne à vous, respectable ami, s’écria Charles en l’embrassant ; tenez-moi lieu de père, et sauvons ma mère et Caroline. »