Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/05

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CHAPITRE V.



Mistriss Belmour consentit à ce que son fils se rendît, avec M. Tillotson, chez milady Falcombridge. Celle-ci reçut d’abord Charles avec gravité ; la présence de son ami lui en imposait, mais bientôt elle se relâcha de cet air cérémonieux, et ses regards avides parcouraient toute la personne du jeune homme, et suivaient tous ses mouvements. Le désir d’éloigner des témoins importuns la travaillait. Elle proposa vainement à sa belle-fille de faire voir à M. Tillotson des changements qu’elle se proposait de faire au château, la maladroite Amélia lui répondit qu’elle ne les connaissait pas, et que c’était la première fois qu’elle en entendait parler. Elle imagina qu’un tour dans le parc pouvait intéresser son hôte ; Amélia objecta la trop grande chaleur. Elle se rappela que la bonne Amélia avait été chercher elle-même des fruits pour Charles, elle parla d’une collation ; Amélia se retournant vers une jeune fille à elle qui travaillait dans la même salle, lui donna ordre d’aller en choisir ; mais M. Tillotson s’excusa de demeurer plus long-temps, et la quittant avec le jeune Charles, qui cette fois avait remarqué le trouble dont elle était agitée, mit fin à ses inquiétudes. Amélia elle-même leur assignait leur véritable cause, et, sans paraître instruite de ce secret, elle ne faisait pas moins à dessein ce qu’il fallait pour délivrer son jeune voisin de persécutions qui lui semblaient aussi ridicules que coupables.

Quelques jours après cette entrevue, milady se donna la peine de venir à la chaumière, sur le bruit, que mistriss Belmour était malade ; elle était en effet dans son lit. Caroline et Charles étaient dans sa chambre, M. Tillotson était allé à Jedburg pour affaire de son commerce. Milady fit demander Charles, et le questionnant avec affection sur la santé de sa mère, se plaignit de la chaleur, et ôta sa mantille avec assez peu de précaution. Elle fit tous ses efforts pour se faire entendre, mais Charles demeura impassible, et son immobilité irritant les passions violentes de cette femme hardie, elle s’écrie tout à coup : Est-ce ignorance, est-ce insensibilité ! Charles ne fit aucune attention à cette exclamation, mais au même instant Caroline entra dans la chambre, et après avoir salué la dame, demanda la clef d’une armoire, où était renfermé le cordial qu’on donnait à sa mère lorsqu’elle éprouvait un excès de faiblesse. Les yeux de Charles sans caractère vis-à-vis de milady, s’animèrent en la présence de Caroline d’un feu si doux, ils prirent une expression si tendre, que cette femme n’y fut pas trompée ; elle dit aussi qu’elle se sentait fatiguée, et pria Charles de la reconduire chez elle. Celui-ci ne pouvait s’y refuser ; il obéit, mais sans pouvoir tout à fait dissimuler sa contrainte. « Il est fâcheux, lui dit-elle, de quitter même un instant un objet aimé. — J’avoue, Madame, que j’abandonne ma mère le plus rarement possible. — Est-ce toujours votre mère qui vous retient chez vous ? — Dans ce moment surtout où elle est malade. — Votre Caroline a bien sa part dans l’attrait qui vous porte à chérir votre solitude ! — Cette jeune personne a pour ma mère des soins si tendres, si constants ! — Vous éludez mes questions ; sir Charles, aimez-vous Caroline ? — Beaucoup assurément. — Avez-vous formé le projet de l’épouser ? — Quelles que soient les intentions de gens aussi obscurs que nous, Madame, elles doivent vous être parfaitement indifférentes. — Obscurs, répéta-t-elle en riant ! prétendrez-vous me faire croire que votre mère soit effectivement une mistriss Belmour ? Et vous, sir Charles… ? — Vous me donnez un titre qui ne m’appartient point. — Oseriez-vous en jurer ? Charles était interdit. — Je ne vous demande point votre secret, quoique je sois incapable d’en abuser ; et en disant cela, elle pressait tendrement le bras sur lequel elle s’appuyait, mais vous en avez un, et c’est celui de votre naissance. — Madame… — Ne cherchez pas à me tromper, mais suivez la carrière que je prétends vous ouvrir. Prenez les armes, unissez-vous à la cause triomphante de mon père, suivez ses drapeaux, et renonçant à la bassesse d’un amour mendié par la misère, méritez des avantages auxquels vous ne deviez pas prétendre.

Charles suffoquait de ce ton, mais il ne répondit rien. Je veux, poursuivit-elle, que vous serviez mon père, je le veux absolument. — Le général Olivier, Madame, ne manque pas de soldats ; que ferais-je de plus dans son armée ? — Il ne manque pas de soldats, mais souvent de bons officiers. — Je ne saurais l’être avant un long apprentissage. — Vous le serez, Charles, quand vous voudrez l’être, dit-elle en le pressant presque contre son sein ; je prétends vous rendre ce que je crois que vous avez perdu ; mais encore une fois, il faut renoncer à cette obscurité et à des vues trop au dessous de vous : on aura soin des objets de votre affection. — Je ne puis rien sans consulter ma mère. — Vous le dites toujours, et ne la consultez jamais. — Je le ferai, Madame. — Quand ? — Lorsque sa santé sera meilleure. — Soit, consultez-la promptement, et venez m’apporter une réponse. » Elle finit là son entretien, parce qu’elle apperçut Amélia qui, sachant qu’elle était chez mistriss Belmour, venait délivrer d’elle ses amis de la chaumière. Des domestiques la suivaient ; de sorte que Charles fut libre de retourner, le chagrin et l’inquiétude dans l’âme.

Il était clair que milady Falcombridge avait acquis des lumières sur l’état et la situation de mistriss Belmour ; qu’elle avait conçu pour le jeune homme une passion désordonnée ; qu’elle voulait mettre à prix le secret qu’elle pouvait posséder, et qu’elle était jalouse de l’innocente Caroline. Elle offrait des services que peut-être elle n’avait pas le pouvoir de rendre ; mais il n’en était pas moins certain qu’elle voulait enchaîner Charles, et que Charles ne pouvait, sans danger pour sa mère, repousser ses offres avec le mépris qu’elles devaient lui inspirer. Qu’elle connût ou ne connût pas le nom et le rang de cette famille, il ne fallait pas alors un si mûr examen pour arracher à mistriss Belmour le seul bien qui lui restait, la liberté. Le seul soupçon de tenir aux différents partis opposés à celui de Crumwell suffisait, sans même aucun indice de complicité. Mais comment faire pour se dérober à la malignité d’une femme emportée, jalouse, et armée d’un certain degré de puissance ! Depuis plusieurs semaines les armées étaient en présence ; les avantages étaient, quoique médiocres, du côté des Écossais. Crumwell les avait trouvés si bien retranchés, entre Leith, Édimbourg et Dalkeith, qu’il ne pouvait les attaquer. Il fut obligé de se replier vers Mussleburgh, et dans cette retraite le général Lesley tomba sur son arrière-garde, et l’inquiéta beaucoup. Une escarmouche entre deux détachements eut lieu peu de jours après ; les Écossais furent repoussés, et Olivier fit vers eux un mouvement qui pouvait les engager à sortir de leurs retranchements ; mais ce fut en vain, ils savaient qu’il était gêné par le défaut de fourrages et d’approvisionnements ; Lesley se flattait de l’obliger à une retraite définitive ; et son armée, toute fraîche et sans diminution, pourrait ensuite pénétrer en Angleterre avec succès. Crumwell revint en effet à Dumbar, où il trouva ses dix-huit mille hommes réduits à douze ; il résolut d’embarquer son infanterie, et de retourner à Barwick avec sa cavalerie. Mais les Écossais le suivirent et campèrent sur une hauteur près de Dumbar. Là, Crumwell était véritablement réduit à une extrémité fâcheuse ; il lui était désormais impossible d’embarquer ses troupes, puisque les ennemie occupaient les hauteurs et dominaient la flotte ; il ne pouvait poursuivre sa marche, ni même demeurer dans cette situation, sans s’exposer, ou à la famine, ou à une destruction totale. Le général Lesley avait résolu de conserver son poste et de veiller simplement sur les mouvements de son ennemi. Mais le comité d’église et d’état rompit une mesure si prudente. Depuis plusieurs semaines ses ministres encourageaient les troupes par des prédications et des prières, leur promettant la victoire avec autant de confiance que s’ils avaient été les arbitres du destin. Le roi, qui d’abord s’était, malgré eux, mis à la tête de l’armée, fut obligé de se retirer, le clergé ayant dit hautement qu’elle devait avoir moins de confiance en un bras de chair, que dans la piété de l’église et dans ses prières. Ce fut par suite de ces singuliers préceptes que ces prêtres, répandus dans le camp, le firent retentir de plaintes et de clameurs contre le général Lesley, excitèrent l’impatience des soldats, leur promirent la victoire au nom du Seigneur, et les aigrirent au point de forcer leur chef au combat. Crumwell, dans son camp, faisait la répétition de cette même comédie. Il conservait toujours son caractère d’inspiré, et ses discours étaient d’un style de mysticité, qui les rendait presqu’inintelligibles, et par là, plus puissants sur la multitude ; il débitait constamment des prières, s’abandonnait aux contemplations, aux extases, et prétendait aussi recevoir du Seigneur des consolations et des révélations toutes particulières : le même esprit de puérile dévotion, et non de piété, régnait dans les deux armées ; mais Crumwell avait l’avantage de séduire, et d’entraîner des soldats aguerris. Lesley commandait des hommes sans expérience qui devaient céder au premier choc. Forcé d’obéir au fanatisme, il ne pouvait se flatter, comme son ennemi, qu’il fût secondé par la valeur ; il se mit en marche le 2 septembre, et Crumwell, apercevant le mouvement de ses troupes, s’écria : « Le Seigneur les a livrés entre nos mains. » Il ordonna aussitôt de chanter les psaumes et les litanies, comme présage assuré du succès. Il marcha au devant de ses ennemis, et les attaqua le lendemain au point du jour. La cavalerie écossaise, qui était à l’aile gauche, chargea d’abord vigoureusement ; mais bientôt repoussée et rompue, la gauche fut si effrayée qu’elle abandonna le champ de bataille sans combattre. Une partie de l’infanterie tint ferme jusqu’à ce que le nombre des morts lui ôtât tout espérance ; trois mille hommes venaient de périr avec quelques ministres qui, parcourant follement les rangs, assuraient encore de la victoire les restes de ceux qu’ils avaient conduits à la mort. Crumwell fit sept ou huit mille prisonniers, s’empara de vingt-sept pièces de canon, de tout le bagage et des munitions, se rendit maître de Leith et d’Édimbourg, et dans cette occasion ne dut son salut qu’à l’impéritie des ministres presbytériens.

Charles II, tyrannisé par leur zèle ambitieux, ne fut pas plus affligé que surpris de cette défaite ; il imagina que le parlement d’Écosse, qui avait soigneusement écarté de lui tous les amis de son père, reconnaîtrait sa faute, et remettrait sa cause entre les mains de ceux qui avaient un intérêt direct à la servir. En effet, il les rappela, mais en exigeant d’eux une espèce d’abjuration publique de leur religion, ou du moins des points essentiels de différence ; les presbytériens rigides protestèrent contre le parlement ; ils s’associèrent un parti formé dans les provinces occidentales, et présentèrent des remontrances au parlement qui les déclara séditieux ; mais comme la faction était nombreuse, organisée et dirigée par de bons officies, le parlement obligea Charles II à reconnaître publiquement par une déclaration, « le péché que son père avait commis en se mariant dans une famille idolâtre ; péché qui l’avait rendu responsable de tout le sang répandu dans la guerre civile ; il exprimait sa profonde douleur de la mauvaise éducation qu’il avait reçue, des préjugés qu’on lui avait inspirés contre la cause de Dieu ; il avouait que pendant les premières années de sa vie, il avait vécu en ennemi de l’ouvrage du Seigneur ; demandait pardon d’avoir accordé une commission au marquis de Montrose, et promettait de persister toute sa vie dans cette déclaration. » Elle est demeurée à la postérité comme un monument de bassesse et de servilité qui ne devait pas lui servir à remonter sur le trône. Elle inspira un souverain mépris à tous les partis ; les presbytériens pensèrent qu’un acte par lequel le roi flétrissait volontairement sa famille, cachait quelque piège contre eux, et qu’ils devaient se défier de lui. Le parlement qui avait dicté cet acte fut épouvanté de ce qu’il avait consenti à le signer, et n’osa confier le salut d’un état à un prince de si peu de caractère ; toutes les factions étaient en balance, et n’osaient ni le retenir, ni l’abandonner à lui-même.

Tous les partis, toutes les sectes semblaient atteints d’un délire général qui fit la plus grande partie des succès de Crumwell. De nos jours, ce n’eût été peut-être qu’un factieux obscur ; alors, il dut paraître habile si on observe attentivement la bassesse et la folie de ceux qu’il n’eut que la peine de proscrire et d’enchaîner.

Charles II s’échappa de St.-Johnston où il était gardé, et joignit les royalistes ; que ne fuyait-il avant de signer sa déclaration ! mais, au milieu de ses prétendus amis, il trouva le marquis d’Argille qui était à la tête du clergé ; il n’y eut rien qu’il ne fit pour l’attirer dans son parti ; il alla même jusqu’à lui faire entrevoir qu’il pourrait placer sa fille sur le trône. Le marquis ne fut pas même trompé par tant de flatterie ; il se tint toujours dans une réserve peu honorable pour le roi ; mais enfin, la force des circonstances exigeant qu’on prît un parti, ce prince fut couronné à Scone le 1er janvier 1651 ; et alors, toutes les levées se firent sans distinction, et tous les membres des différents partis furent admis auprès de sa personne.

Les Écossais reformèrent bientôt une armée de dix-huit mille hommes, et Crumwell ne pouvait encore se mettre en campagne, tant il avait été retardé par le manque de fourrages. Charles II nomma Lesley son lieutenant général, et se mit à la tête de ses troupes ; il était dans une position très-avantageuse ; il avait derrière lui le comté de Fife, province très-fertile ; son camp était entouré de retranchements, et en sûreté contre les attaques de l’ennemi ; les passages de la Forth semblaient bien gardés. En vain le général anglais présenta la bataille ; l’expérience de l’année précédente servait de leçon sévère, et Lesley n’ayant plus à lutter contre la clameur des ministres, ne sortit pas de son enceinte. Si Charles II eût été capable de commander, s’il eût été de ces hommes faits pour maîtriser le destin des empires, s’il avait eu de l’audace et le génie qui la favorise, la victoire était à lui. Crumwell, plus habile à connaître les hommes, commit une faute en apparence ; quelques auteurs l’ont jugé ainsi ; mais d’autres ont dû voir, dans sa conduite, une sagacité extrême. Sans doute, il n’aurait pas laissé à un autre prince que Charles II, la liberté de pénétrer en Angleterre ; il ne craignit pas de lui en ouvrir l’entrée, par un mouvement dont il avait bien calculé les suites. Charles II avait raison d’attendre dans son camp que la misère forçât son ennemi à se retirer lui-même ; il pouvait penser qu’en tombant sur des troupes épuisées par le manque de vivres, elles seraient promptement défaites ; mais il fallait en même temps veiller sur les opérations de cet ennemi adroit et courageux, et ne pas s’endormir dans une fausse sécurité. Il fallait savoir que, pour vaincre, il ne suffit pas seulement de combattre dans l’occasion, mais qu’il faut ravir à son adversaire l’avantage de ces mêmes occasions. Crumwell, qui savait en faire naître, ne négligeait pas d’en profiter. L’imprévoyance du roi et son défaut de jugement lui firent prendre le change et Crumwell l’avait prévu. Fatigué d’attendre pendant six semaines en présence du camp ennemi, et de perdre peu à peu sa cavalerie, il détacha de son armée seize cents hommes, sous prétexte de faire une tentative sur Édimbourg, et ils passèrent le détroit sur des barques qu’on y avait fait préparer. Un corps plus considérable suivit ; les commandants prirent poste dans cette même province qui faisait toute la force de Charles II tandis que Crumwell favorisait leur descente, en feignant d’attaquer les retranchements. Il était encore temps de comprendre que, par cette fausse attaque, Crumwell voulait aussi faire filer son armée. C’était le cas de sortir du camp, et de lui couper le passage. Charles n’eut pas cette audace ; il envoya seulement quatre mile hommes attaquer des hommes déterminés, et engager imprudemment un combat, au milieu duquel ils se trouvaient entre Crumwell avec son armée et les deux détachements qui avaient pris poste dans la province de Fife. Charles n’aurait-il pas dû, ce qui lui était facile, veiller sur le détroit avec plus de soin ? n’aurait-il pas dû penser que Crumwell n’était pas assez maladroit pour attaquer Edimbourg avec si peu de monde à la vue du camp ? Il ne fallait que connaître son génie pour observer sa marche, et pénétrer ses desseins secrets dans un mouvement si extraordinaire en apparence. Il n’était pas difficile d’éclairer cette marche dans une étendue de quelques lieues, et alors, il fallait tout tenter pour empêcher les deux portions de l’armée de se rejoindre. Il agit trop tard, il agit partiellement ; les quatre mille hommes furent défaits, le camp fut tourné, l’armée passa, et la communication fut coupée entre le roi et cette province qui lui assurait des avantages inappréciables.

À la vérité, les frontières de l’Angleterre demeuraient découvertes, et quelques-uns prétendent que c’était abandonner l’objet de la guerre, puisque le but était d’empêcher Charles II d’entrer dans le royaume ; mais il faut considérer que Crumwell se trouvait dans une position très-hasardeuse : il se voyait forcé sous peu de jours à faire une retraite à travers un pays dévasté, dans lequel il n’aurait trouvé aucunes ressources ni en vivres ni en fourrages ; ses troupes auraient excessivement souffert, et il n’en ouvrait pas moins les frontières de son pays à un ennemi qui ne pouvait manquer de le poursuivre, et de défaire les restes d’une armée déjà détruite par la famine et les maladies qui la suivent. En s’emparant de la province de Fife, il trouvait là sur-le-champ l’abondance nécessaire à son armée ; et s’il ouvrait la carrière à celle de son ennemi, il était certain alors de le poursuivre avec les mêmes avantages qu’elle avait sur lui la veille, bien sûr que, dans l’intérieur de l’Angleterre, on pouvait s’opposer à sa marche, et le placer entre les troupes envoyées de Londres, et celles qu’il allait conduire sur ses pas. On a prétendu que Charles était en marche pour Carlisle, plusieurs jours avant que Crumwell en fût instruit. Sans doute il appartenait plutôt au roi de laisser sous son propre camp, passer une armée entière, sans observer ce mouvement, qu’à celui qui avait tenté ce passage, d’ignorer la marche précipitée de son adversaire. Ses lettres au parlement d’Angleterre prouvent qu’il l’avait prévue, et qu’avant son exécution il avait indiqué les précautions à prendre pour la retarder.

C’était dans ces entrefaites que se passaient à l’hermitage les scènes dont nous avons parlé. L’alarme était très-grande à la chaumière ; mistriss Belmour avait compris qu’on lui cachait quelque chose ; elle avait voulu le savoir ; vertueuse et sensée, elle ne pouvait imaginer que milady Falcombridge, à son âge, eût en effet une passion pour son fils ; elle sourit lorsque M. Tillotson lui en parla, et crut long-temps que c’était un pur badinage. Mais, lorsque son ami lui eut affirmé la vérité, elle conçut comme lui la terreur qu’inspirent les femmes désordonnées, et trembla pour elle, pour son fils et pour Caroline qui devait nécessairement porter le fardeau de sa haine.

On ne se dit jamais qu’on n’est pas aimable, et l’on accuse toujours le cœur qui résiste d’être captivé par un autre objet. Milady Adelina était frappée de cet aveuglement qui dérobe aux femmes galantes l’altération de leurs charmes ; elle était convaincue que, si Caroline n’était pas aimée, Charles aurait avec empressement accepté ce qu’on lui offrait. Ce fut ainsi que mistriss Belmour jugea d’elle ; et le dernier entretien lui persuada qu’elle était informée de son nom, et que ce nom ne tarderait pas à être proscrit, si Charles ne consentait point à le souiller ; elle voyait aussi que l’aimable Caroline courait de grands dangers ; mais comment faire pour s’en garantir ! On savait bien que la fuite seule pouvait mettre à couvert de semblables ennemis, mais comment la tenter ! Ce n’était pas en Angleterre que Lady Goring et son fils pouvaient chercher un asile. Changer de lieu en Écosse était impossible, tandis que les armées étaient en présence. Le côté de la mer était également impraticable. La défensive entre Charles et Milady ne pouvait durer long-temps, sans qu’elle l’expliquât de manière à autoriser sa vengeance. On était donc dans cette perplexité, que lady Amélia vint accroître par une visite inattendue. « Je ne sais, dit-elle à mistriss Belmour, ce que médite ma belle-mère ; mais je suis sûre qu’elle a de secrets entretiens avec l’un des deux valets qu’elle a chassés, lorsqu’ils ont cherché à s’introduire chez vous ; Sarah, une jeune fille que j’ai à mon service, et qui m’est extrêmement attachée, m’en a prévenue, et j’ai vu cet homme s’introduire chez Milady à une heure où moi-même ne suis point admise dans son appartement. Sarah m’a dit qu’en la quittant, il prend un chemin qui doit le conduire au camp du général Olivier : elle m’ajoute qu’elle a entendu prononcer votre nom. Charles, ajouta-t-elle, je ne vous dicterai pas votre conduite ; mais donnez-lui quelque espérance sur les projets qu’elle a formés pour vous ; la ruse est permise quand il s’agit du salut d’une famille entière ; ne poussez point ma belle mère à bout ; sa haine est implacable, sa colère terrible. Je ne connais point la raison de vos refus, je ne vous la demande point ; mais, si Sarah ne m’a point trompée, si l’apparition mystérieuse de cet homme vous concerne, vous avez besoin d’une extrême prudence. Gagnez du temps : dites que vous ne voulez point abandonner votre mère, tant que les troupes seront sur les terres de l’Écosse, et prêtes à porter la désolation jusque dans cette retraite ; qu’après leur départ, vous vous déterminerez à servir le parlement sous les ordres du général Olivier. Pendant cet intervalle, je veillerai sur les démarches de milady ; cela m’est facile, parce qu’elle ne me confie jamais rien de sa conduite extérieure, et que je n’ai jamais cherché ouvertement à en pénétrer les motifs. Ne vous effrayez point, mistriss Belmour ! croyez que je ne verrai point commettre une injustice sans m’y opposer de toutes mes forces que je vous avertirai de tout ce que vous pourrez avoir à craindre ; et que dans tous les cas possibles, je puis compter sur mon père. « Que vous êtes différente de sa femme, lui dit Caroline ! — Mon éducation a été différente, répondit modestement Amélia. Née dans l’opulence, j’ai été placée de bonne heure dans une maison tenue par une de ces femmes bien rares, qui sont moins les institutrices que les mères de leurs élèves. J’ai pour ainsi dire sucé ses principes avec le lait, car je lui fus confiée en bas âge. La justice et l’humanité étaient la base de toute sa conduite ; elle ne regardait la fortune inégalement répartie entre les hommes, que comme un moyen d’adoucir les maux qui pèsent sur une grande partie de l’espèce. Elle m’a appris à penser, et j’ai senti comme elle. Quant à milady Falcombridge, dont le sort n’avait pas toujours été heureux, elle n’a pas été élevée avec le même soin ; ses passions n’avaient pas reçu le frein salutaire de l’étude et des réflexions. Éblouie d’un rang inattendu, elle ne l’a pas considéré sous le même aspect que moi ; elle en abuse quelquefois ; mais, s’il n’y a pas entre elle et moi de sympathie, je n’ai nullement à m’en plaindre ; elle me témoigne une très-vive amitié, et je crois lui en témoigner ma reconnaissance en l’empêchant de faire du mal, dont sans doute elle se repentirait ensuite. Adieu, dit-elle en embrassant mistriss Belmour et Caroline, Amélia est votre amie et le sera toujours. » Elle disparut à ces mots. Les habitants de la chaumière n’étaient pas rassurés sur l’appui d’une jeune fille à qui l’autorité devait fermer la bouche. Mais que faire ! et que devenir !

Deux jours après, on apprit la nouvelle de l’opération de Crumwell et de son passage habile dans la province de Fife. On sut bientôt que Charles II marchait vers l’Angleterre ; on apprit qu’il était sans obstacle arrivé à Carlisle ; il n’était plus question que de connaître les résolutions du général, et il était clair pour tous les hommes sensés qu’il ne resterait pas en Écosse. M. Tillotson se détermina donc à partir pour Dumbar et Barwick, d’où il avait des moyens de faire passer ses amis en France. Avant son départ il fit ses adieux à milady Falcombridge, et y conduisit Charles. Milady ne manqua pas de demander au jeune homme quelle était enfin la détermination de sa mère, et elle le fit avec beaucoup de gravité. Charles répondit d’une manière très-mesurée ; lui fit entendre que si, comme on devait le présumer, le général Olivier se déterminait à poursuivre le prince Charles, et que l’Écosse fût alors paisible et sans ennemis, il pourrait consentir à y laisser sa mère et sa cousine, et à profiter des bontés de milady. Alors elle déclara que le général se disposait en effet à suivre son ennemi, et que, sous peu de jours, lui-même viendrait se reposer au château, tandis que son armée prendrait la route de Carlisle. Charles, frappé d’étonnement, n’aurait pu dérober les mouvements qui l’agitaient, si Amélia n’eût attiré son attention vers une volière qui renfermait des oiseaux rares dont on lui avait fait présent. M. Tillotson continua la conversation avec lady Falcombridge, qui parla de présenter le jeune homme à son père, et de l’engager à le faire entrer sur-le-champ au service. Elle l’appela, lui fit part de ce projet, et lui dit de se reposer sur elle du soin de le faire paraître avec avantage. Charles s’inclina respectueusement ; M.  Tillotson se chargea des remercîments, et milady, gênée par la présence de sa belle-fille, conserva, pendant tout le temps de la visite, les apparences d’une importante protection, que cependant ses regards hardis démentaient quelquefois.

» Ah ! c’en est trop, s’écria Charles en sortant du château ; voir le général Olivier, lui être présenté, exposer ma mère et Caroline ; non, je ne le ferai point, il n’est puissance au monde qui puisse l’obtenir de moi ! — Qui vous dit le faire ? — N’allez-vous pas encore l’exiger ? — Moi ? non. Vous allez partir avec moi, et dans trois jours nous sommes de retour ici, nous emmenons mistriss Belmour et Caroline, nous nous embarquons pour la Hollande, d’où nous passerons en France, et vous êtes sauvés. — Est-il possible ? — Je vous en réponds. — Alors, je m’abandonne à vous, mais je ne verrai point Crumwell, je ne m’engagerai point dans son parti, non que je craigne la mort, non que je refuse mon bras à ma patrie, ma vie est un tribut que je dois à la société dans laquelle je vis, toutes les fois que le sacrifice lui en peut être utile et profitable : mais de quelque côté que je tourne mes regards, je ne vois à servir que l’ambition ou l’hypocrisie, et le fanatisme régnant sur l’une ou l’autre des armées ; je ne veux ni celui qui a immolé mon père, ni celui qui a lâchement abandonné celui de ma mère. Je hais les hommes qui embrassent une cause qu’ils détestent ; ou c’est pour l’étouffer qu’ils feignent de la servir, ou par le vil désir d’entasser de l’or ; ils ne peuvent respirer que la fraude ou la bassesse ; ils sont à mes yeux également méprisables. — Eh ! vous ne les servirez pas, vous dis-je ; vous viendrez en France, et vous y vivrez avec votre mère et votre épouse. Calmez une exaspération inutile, et ne portons point dans l’âme de votre mère des terreurs qui pourraient altérer sa santé, et la rendre incapable de faire un voyage toujours difficile et périlleux. »

À leur arrivée à la chaumière, M. Tillotson proposa lui-même à mistriss Belmour de laisser partir Charles avec lui ; il prétexta la multitude de petits détails qu’entraînait le passage d’Écosse en Hollande et ses préparatifs ; il dit que son opération serait plus prompte s’il était aidé par le jeune homme intéressé lui-même à ne rien omettre. Mistriss Belmour n’avait rien à objecter contre le départ de son fils avec un tel guide. On n’osa lui dire que milady Falcombridge attendait son père, mais on en prévint Caroline, de la fermeté de laquelle on était sûr ; et dès le lendemain, à la pointe du jour, M. Tillotson, lui ayant donné des instructions sur la conduite qu’elle avait à tenir, partit avec Charles. Mistriss Belmour demeura triste et pensive. Chaque fois que son fils s’éloignait d’elle, son active imagination lui présentait mille dangers parmi lesquels il y en avait beaucoup d’imaginaires ; et alors Caroline redoublait d’efforts pour se vaincre elle-même, et distraire sa mère adoptive des soucis dont elle se sentait accablée. Elle prévint adroitement son esprit sur la prochaine arrivée de Crumwell, et la détermina sans peine à feindre une maladie plus forte qu’à l’ordinaire, et observer une retraite plus absolue : elles convinrent ensemble d’en imposer même à cet égard à la jeune Amélia. Il était temps de prendre cette résolution, car le soir même, l’avant-garde du général parut et défila dans le canton ; les officiers logèrent au château ; les soldats chez les habitants. Lady Amélia sut éviter à ses amis la charge de ces hôtes incommodes, et la chaumière demeura paisible.

Crumwell ne tarda point à paraître chez sa fille ; il y fut reçu avec pompe ; milady avait rassemblé toute la noblesse de vingt milles à la ronde ; elle alla au devant de lui à cheval avec lady Amélia et une troupe choisie de Cavaliers. Le château fut rempli d’officiers de tout grade, et pour cette fois Amélia ne put empêcher qu’on envoyât deux gendarmes loger à la chaumière. Elle n’osa même s’y opposer dans la crainte de fixer sur cette habitation les regards du général ; mais elle envoya Sarah chez Caroline pour la prévenir, et l’avertir de bien traiter ceux qui lui seraient adressés. Mistriss Belmour ne parut point à leurs yeux ; elle se mit au lit, et Caroline annonça qu’elle était hors d’état de faire les honneurs de sa maison. Elle suppléa si bien à sa présence que les militaires furent contents ; d’ailleurs ils se montrèrent discrets et respectueux. Caroline crut devoir bannir toute sollicitude, et persuadée que le général ne pouvait s’arrêter longtemps, elle crut, dans les illusions de son âge, n’avoir rien à redouter pour mistriss Belmour. Mais le lendemain, ces deux premiers furent remplacés par deux autres d’une physionomie sombre et farouche. Leur dialecte barbare, leur exigence, les marques de leur mécontentement, glacèrent de crainte Caroline, Brigitte et Tomy. Ceux-ci s’impatientaient et s’abandonnaient à la colère ; Caroline s’armait d’un sang-froid qui malgré eux en imposait à ces hommes hardis. Ils se hasardèrent à la faire descendre lorsqu’elle était retirée avec sa mère pour se mettre au lit, sous prétexte qu’ils ne seraient pas assez couverts. Elle obéit à la première fois, descendit, donna complaisamment ce qu’ils demandaient, et sans aucune altération dans son maintien. « Profitez de ce que je suis ici, leur dit-elle, pour mettre un terme à vos demandes, car ne descendrai plus. — Eh ! s’il le faut ? — Il ne le faudra pas. Assujettie à vous loger, je ne le suis pas à satisfaire vos caprices ; je vous préviens qu’ayant fait ce que je dois, si vous prétendez m’incommoder dans ma demeure, demain je demanderai justice à vos chefs. » À ces mots, elle remonta, s’enferma dans sa chambre, et ne fit nulle attention au bruit qu’ils se permirent. À la pointe du jour, ils rejoignirent leur troupe. Vers le midi, mistriss Belmour, se sentant incommodée, demanda une boisson composée de plantes vulnéraires dont une partie croissait en abondance dans le petit bois ; Caroline se hasarda à y courir, et tandis qu’elle recueillait ces plantes dans son tablier de mousseline très-simple, il passa deux jeunes officiers qui furent frappés de sa figure sous de pareils vêtements, et l’abordèrent d’un air familier. Le silence de la pudeur alarmée, ils le prirent pour de la honte villageoise, et l’agacèrent plus vivement. Détrompés par la grâce et la précision de son langage, ils n’en prirent pas meilleure opinion d’elle ; et l’ayant prise chacun par une main, ils l’entraînaient du côté du buis opposé à la prairie appartenante à mistriss Belmour. Elle jeta des cris d’effroi, et soudain parut Lady Amélia qui se promenait avec des femmes, et appuyée sur un jeune homme dont l’aimable figure pouvait lutter d’agrément avec celle de Charles. Elle reconnut Caroline, et s’adressant à ce cavalier : « Oh ! sir Henri, s’écria-t-elle, délivrez cette jeune personne, elle est mon amie ! » Sir Henry s’avança vers les jeunes étourdis qui, honteux d’être surpris, avaient déjà laissé Caroline en liberté. Elle en profita pour se sauver, mais les forces lui manquèrent, et après quelques pas elle tomba sur le gazon. Amélia courut à elle, lui fit respirer des sels ; et quoiqu’elle eût caché son visage dans la robe d’Amélia, sir Henry l’aperçut et s’écria : miss Caroline ! où est donc M. Melvil ? Caroline laissa couler des pleurs pour toute réponse ; et Amélia poussant fortement le bras de sir Henry, celui-ci comprit qu’il devait garder le silence. Mais il avait été entendu par les femmes qu’il accompagnait ; et lorsqu’Amélia eut pris sa jeune amie par le bras pour la conduire à la sortie du bois, la curiosité féminine s’exerça envers sir Henry, sans toutefois lui faire commettre aucune indiscrétion. Mais à table, ces femmes racontèrent, répétèrent l’exclamation du jeune homme, et en firent le sujet de mille plaisanteries. Milady Adelina se la fit répéter, et joignit quelques sarcasmes à ceux de ses femmes. Le général blâma hautement la conduite des officiers, et Amélia, gênée par cette conversation, voulut plusieurs fois la faire changer, et y parvint enfin aidée de sir Henry qu’ennuyaient des railleries tout à fait sans fondement.

Caroline était rentrée chez elle très-effrayée ; cependant elle prit sur ses sens assez d’empire pour cacher à mistriss Belmour ce qu’elle venait d’essuyer. Vers le soir, les mêmes militaires arrivèrent, mais conduits par sir Henry qui, cette fois, sans avoir l’air de connaître miss Caroline, ne leur recommanda pas moins les plus grands égards pour sa maison et ceux qui l’habitaient. En effet, la nuit fut tranquille, et Caroline rassurée n’avait plus d’autre inquiétude que celle de se rappeler où elle pouvait avoir vu ce jeune homme, et quel était son nom. Sa figure ne lui était point inconnue, mais elle ne put se souvenir comment ni où elle l’avait aperçu. La journée se passa sans événement ; mais vers six heures du soir, comme elle se promenait dans le jardin, elle s’entendit appeler doucement par dessus le mur d’une hauteur médiocre. Elle se retourne, aperçoit sir Henry, s’approche, et une boîte assez pesante tombe à ses pieds avec une lettre. « C’est, dit le jeune homme, de la part de lady Amélia ; suivez ses instructions, belle Caroline, et fiez-vous à notre amitié ! surtout, ne balancez pas, ou vous êtes perdue. Caroline tremblante relève la boîte et le papier, et s’enfuit dans la maison pour lire ce qu’il contenait ; que devint-elle, en voyant ces mots tracés par Amélia ?

« Partez, mon aimable Caroline ; votre liberté dépend d’une prompte fuite ; elle seule peut vous sauver d’un destin rigoureux. J’ignore par quels moyens on a su vous rendre suspecte au général. Les deux militaires qui logent chez vous ont ordre de vous arrêter à dix heures du matin, et je ne sais où ils doivent vous conduire ; un troisième veillera au dehors pour empêcher que personne n’entre ni ne sorte de la chaumière. Celui-ci est à nous ; vous l’entendrez vers minuit frapper à la fenêtre qui donne sur le sentier. Il vous jètera une échelle ; descendez promptement, suivez-le, il sait où il doit vous conduire ; il a des lettres pour deux endroits où vous passerez ; il en a une pour la digne personne qui m’a élevée, et dans les mains de laquelle vous serez en sûreté. Acceptez ce que contient la boîte que je vous envoye par sir Henry qui vous répond de la fidélité de l’homme à qui je vous confie. Gardez bien votre secret ; que mistriss Belmour ne le pénètre point ; ses pleurs, ses cris vous trahiraient. Je dois vous dire que la moindre résistance de sa part ou de celle de Charles, les exposerait l’un et l’autre à perdre la liberté, peut-être la vie, sans rien opérer pour votre salut. Adieu, chère Caroline, nous nous reverrons sous des auspices plus heureux. »

Le premier mouvement de Caroline fut de courir au jardin pour voir si le jeune ami d’Amélia y était encore, mais il avait disparu. Elle retourna chez elle, relut la lettre fatale, ouvrit la boîte qui contenait cinquante guinées, et un billet d’autant, adressé à mistriss Elisa Harlay, Oxford-Street, London, payable chez un banquier de la même ville. « Il est impossible, se dit-elle, qu’elle veuille me tromper, lorsqu’elle me confie une somme aussi considérable. Ô Charles, Charles, mistriss Belmour, qu’allez-vous penser de moi ! Caroline aura donc pris la fuite avec un soldat ! grand Dieu ! mais Amélia saura me justifier à leurs yeux, et puis, ne saurais-je laisser sa lettre sur une table, et l’adresser à Charles ? Non, je pourrais exposer ma bienfaitrice. Si la vengeance de celle qui me persécute allait attenter à la liberté de mistriss Belmour ! si on allait la retenir dans sa chambre !… mais je vais ployer cette lettre, la poser sur son lit ; elle la verra en apprenant mon départ… Non, je partirai avec mon secret ; Amélia saura me justifier. »

Caroline était capable d’une prompte et inébranlable résolution. Elle s’arma de courage, surmonta la crainte, l’amour filial et l’amour même ; et se répétant ces mots de la lettre, sachez que la moindre résistance les exposerait à perdre la liberté, peut-être la vie, elle ne balança plus à se dévouer pour eux. Elle vit arriver les deux soldats qui la regardèrent avec le sourire d’une maligne joie : elle fixa le troisième qui lui fit un signe d’interrogation, et elle y répondit en baissant la tête comme une marque de consentement. Il sourit à son tour, mais d’une autre manière que les premiers, et tâcha de lui faire comprendre qu’il fallait se retirer. Elle remonta à sa chambre, où elle se hâta de faire un paquet de quelques hardes de première nécessité. Que les heures sont longues dans l’attente d’un événement que l’on redoute ! Caroline était absorbée dans des pensées effrayantes quand une petite pierre jetée contre sa fenêtre, l’avertir que l’heure avait sonné. » Allons, il faut partir, se dit-elle, et elle ouvrit. » L’échelle, lancée d’une main sûre, tombe à ses pieds ; elle l’attache à la fenêtre, descend toute tremblante, et se confie seule à la foi d’un inconnu. Cet homme la prend dans ses bras pour lui faire traverser les ronces et les broussailles qui croissaient au pied du mur. Arrivée sur l’éminence que formait une espère de chaussée étroite, elle aperçoit un autre homme enveloppé d’un manteau. Elle se crut trahie, et poussa un gémissement sourd et lugubre. « Ne craignez rien, Madame, lui dit-on d’une voix douce, je suis Henry. Lady Amélia a exigé que je veillasse moi-même à votre sûreté. Vos chevaux sont derrière la première colline, et je vais vous accompagner jusques là. Mon devoir me défend d’aller plus loin ; être à cette heure hors du château est une infraction aux lois militaires, mais celles de l’honneur et de l’humanité sont les premières. — Généreuse Amélia, généreux Henry ! s’écria Caroline, à quoi vous exposez-vous ! et que puis-je pour reconnaître un soin si affectueux ! Marchons, réplique Henry, il ne faut pas perdre de temps ; profitons du repos des troupes qui défilent vers l’Angleterre pour éviter leur rencontre. À ces mots, il la prit par le bras, et soutenant sa marche incertaine, il la fit parvenir bientôt jusqu’où attendaient deux chevaux attachés à un arbre à l’entrée d’une grotte profonde. Comme elle était prête à monter sur l’un des deux, « ne pourrais-je savoir, dit-elle à Henry, le nom de mon bienfaiteur ? — Si quelque événement, lui répondit-il, vous empêchait de profiter de l’asile que vous offre lady Amélia, prenez et conservez cette chaîne et ce médaillon ; en l’ouvrant, vous y verrez le nom de ma mère et sa demeure ; présentez-lui ce don que je tiens d’elle, et vous trouverez une autre mistriss Belmour. Si je m’étais nommé, peut-être auriez-vous rejeté mon appui. À ces mots, il passa la chaîne au cou de Caroline qui, pour dernière prière, le supplia de recommander mistriss Belmour et Charles aux soins de lady Amélia, et surtout de justifier sa démarche aux yeux de son amie. Sir Henry lui jura que ses vœux seraient accomplis ; il lui baisa la main, l’aida à monter à cheval : adieu, Mistriss, adieu Charles, Amélia, Henry ; adieu, tout ce que je dois aimer et respecter, s’écria-t-elle ! et suivant son guide, elle disparut aux yeux du jeune homme qui reprit tristement le chemin du château, non sans inquiétude sur la destinée d’une femme que lady Amélia semblait chérir, et que tant d’événements menaçaient encore.

Laissons-la poursuivre son voyage, et ne quittons point encore la chaumière et ses environs ; son absence y va faire éprouver des agitations de plus d’un genre.

Le soleil ne dorait point encore la cime des montagnes, lorsque Charles et M. Tillotson arrivèrent. Nul ne s’opposant à leur passage, ils frappèrent à la porte ; les deux soldats sans défiance croyant que leur camarade vient les avertir que l’heure approche. Ils suivent Tomy qui ouvre, et voient entrer deux hommes sous le costume de montagnards, armés de gros bâtons, à la manière du pays. Charles recule surpris et effrayé ; il ne savait pas qu’on eût logé chez lui des gens de guerre. Que faites-vous ici, demanda-t-il d’un ton peu soumis ? — Nous y logeons. — Par quel ordre ? — Par l’ordre du général Olivier, tous les habitants reçoivent quelqu’un des nôtres. — Je n’ai rien à dire. Tomy, pourrions-nous voir ma mère ; Caroline est-elle levée ? — Non, Monsieur ; mais, si vous voulez, Brigitte va l’éveiller. — Oui, nous voudrions lui parler à l’instant même. » Les deux satellites étaient fort étonnés de ne pas voir celui des leurs qui, selon eux, devait interdire les approches de la maison ; l’un d’eux sortit, regarda dehors, et n’apperçevant rien, il rentra, parla bas à son camarade, et tous deux témoignèrent d’autant plus d’inquiétude, que la présence de deux hommes les embarrassait. Cependant les cris de Brigitte réunirent toute l’attention ; elle descendit précipitamment. Dieu nous assiste, M. Charles, Dieu nous assiste, Caroline est partie… — Caroline, s’écria Charles ! — Caroline ! prononce presque machinalement M. Tillotson ; Dieu me damne, dit un des soldats, nous sommes perdus ! On se précipite dans la chambre de Caroline ; elle est déserte ; sa fenêtre est ouverte, l’échelle est encore suspendue, les herbes sont foulées, les buissons portent les marques de la peine qu’on a prise à les franchir.

Les soldats demeurent interdits ; Charles et M. Tillotson ne savent comment lier leurs idées, ou plutôt il ne s’en présente aucune à leur esprit égaré ; Brigitte pleure, Tomy est confondu, et mistriss Belmour, qui a entendu le bruit, et dont la voix s’est perdue dans le tumulte, qui s’est levée dans le plus grand désordre, vient achever le tableau en paraissant à la porte de la chambre. Charles vole dans ses bras, en lui criant : Ô, ma mère ! Caroline est partie, elle a fui… Caroline partie, répète mistriss Belmour ! quand, comment, avec qui ? — Pardieu, réplique un des soldats, belle demande ! avec ce beau fils qui était en sentinelle à la porte, et qui ne se trouve pas non plus à son poste. — Qui donc était en sentinelle, demande M.  Tillotson ? — Un beau jeune homme vraiment, qui avait ordre de veiller à ce que personne n’approchât de cette maison, et je vois bien qu’il a enlevé la fille, puisqu’ils ont déserté tous deux. Caroline partie avec un soldat, s’écria Charles ! bon Dieu, ma mère, où sommes-nous ? — Cela ne se peut pas, mon fils ; Caroline n’a pas été enlevée de son consentement… N’est-ce pas plutôt vous, misérables, qui êtes les auteurs de ce rapt infâme dit M. Tillotson, en prenant à la gorge celui qui se trouva sous sa main, et tenant son bâton levé sur lui. — Eh non, Monsieur, dit l’autre, lâchez le camarade ; allez, nous ne savons guère comment ceci finira pour nous ; mais, à coup sûr, elle est allée avec John Barclay ; comme diable aussi il la regardait hier soir ! et v’là qu’elle est montée aussitôt ; elle ne nous a pas servis comme à l’ordinaire, et je suis sûr que dès qu’il a été en faction dehors, l’échelle a été posée ; ils ont filé, en avant, marche, et ils ont sept heures d’avance. » M. Tillotson, honteux de son premier mouvement, lâcha son homme, tandis que mistriss Belmour parlait de la vertu de Caroline ! « Ah ! oui, fiez-vous-y, dit un soldat, à la vertu des filles, ma bonne dame ; elle ne tient pas contre un plumet rouge ; et n’a-t-elle pas hier au soir encore parlé à un de nos officiers par dessus le mur de votre jardin ? John l’a emmenée, vous dis-je, pour lui ou pour un autre, que sais-je, moi ! Suffit, reprit le second, que nous voilà perdus de cette affaire-là ; » et, en disant ces mots, il s’arrachait les cheveux, et reprochait à l’autre son peu de vigilance. Charles sentait fermenter dans son sein les poisons de la jalousie ; il faisait à mistriss Belmour des questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Brigitte se tordait les bras. M. Tillotson considérait les deux soldats, et ne comprenait pas ce que ces gens pouvaient avoir à redouter par la fuite de Caroline, lorsque lady Amélia arriva dans la cour dont la porte était restée ouverte. Elle ne vit personne, mais elle entendit beaucoup de bruit, et arriva au lieu d’où il lui semblait partir. Sa présence calma un peu les vives émotions ; elle tenait une bourse qui paraissait pleine, et s’adressant d’abord aux soldats : « Allez, leur dit-elle, fuyez, dérobez-vous au sort qui vous attend ; mais voici de quoi pourvoir à vos besoins, si vous voulez me remettre à l’instant l’ordre que vous avez reçu, et qui vous est désormais inutile. » L’un des militaires le lui donna d’une main, reçut l’argent de l’autre ; et comme ils voulaient la remercier : « Allez, leur dit-elle, et surtout gardez-vous de reparaître : votre vie dépend de votre agilité. » Alors elle se retourna vers ses amis, et Charles jetant sur elle un regard douloureux : Ah ! Madame, j’ai tout perdu, Caroline… — Vous pouvez encore la retrouver. — Eh quand je la retrouverais, son cœur n’est-il pas perdu pour moi ! L’ingrate a fait un autre choix… — Qui vous l’a dit ? — Ces soldats, qui l’ont vue parler hier à un officier ; sans doute elle concertait avec lui le plan de sa fuite, puisqu’elle l’a exécuté cette nuit. — Cela pourrait être, reprit Amélia, sans qu’elle en fût plus coupable ; Charles, calmez-vous, et surtout écoutez-moi, car je n’ai qu’un moment. C’est moi qui ai soustrait Caroline à des persécutions dont j’ignore la cause : c’était une victime dévouée. Voilà l’ordre qu’on fit hier signer au général, à qui l’on a fait croire qu’il importait de s’assurer de sa personne. Ces misérables avaient en outre celui de se rendre maîtres, de quelque manière que ce fût, de toute personne qui oserait s’opposer à son enlèvement. J’ai heureusement su qu’on devait placer au dehors une sentinelle, et j’ai pu diriger le choix sur un homme dévoué à un officier de mes parents. Nous avons pris des mesures qui nous ont parfaitement réussi. Caroline est libre ; et je lui ai choisi un asile où elle sera aussi honorablement qu’elle était ici. C’est à Londres que je la fais conduire. — Par qui ? grand Dieu ! — Par ce même soldat placé en observation au dehors, et qui a favorisé sa fuite. — Cet officier qui lui a parlé sur le mur du jardin ? — Est mon parent ; il lui a remis une lettre par laquelle je l’informais de la nécessité de son départ, et lui en indiquais les moyens concertés d’avance avec ce brave militaire. Mon parent, son capitaine, avait dû se charger de lui remettre ma lettre, afin qu’elle pût y prendre confiance. Elle le connaissait. — Elle le connaissait ! reprit Charles. — Elle l’avait rencontré dans le bois, se promenant avec moi ; il l’avait reconnue, l’ayant vue déjà chez un nommé M. Melvil, et il a témoigné beaucoup d’ardeur à la sauver du péril. Lui-même a veillé à son départ, l’a reçue au bas de sa fenêtre, et l’a conduite au lieu où elle a trouvé des chevaux : là il l’a quittée et il est revenu au quartier général avec assez de bonheur pour que nul ne soupçonnât sa sortie. — Chère Caroline, s’écria mistriss Belmour ; et où ira-t-elle, sans amis, sans argent… ? — N’ayez à cet égard nulle inquiétude, dit modestement Amélia en baissant les yeux ; j’y ai pourvu, j’ai partagé mon trésor avec elle… — Divine fille, répliqua mistriss Belmour en la pressant dans ses bras, vous êtes un ange de bonté ! — Où avez-vous pris une telle âme, lui demanda M. Tillotson ? — Eh ! Monsieur, si chacun s’occupait à rendre autour de soi tous les services qui s’offrent chaque jour, il resterait peu de malheureux, peu d’opprimés, et les gens riches et puissants auraient fait leur devoir. Caroline connaissait un officier de l’armée ; elle l’avait vu chez M. Melvil, proféra enfin Charles, l’œil fixe et l’âme oppressée ! — Charles, seriez-vous jaloux, demanda Amélia ; il semble que vous êtes moins sensible à la délivrance de Caroline, qu’occupé du jeune homme qui a dirigé sa fuite. Charles, je n’ai qu’un mot à vous dire ; vous seriez un ingrat, si le soupçon pouvait entrer dans votre âme. Caroline est plus généreuse ; elle sait que je suis votre amie, et son dernier vœu a été que vous et votre mère me fussiez recommandés ; elle en a expressément chargé mon parent, en pleurant sur vos douleurs. » Charles était impétueux, mais sensible ; cette assurance le calma, sa méfiance s’évanouit, et baisant la main de lady Amélia, il lui exprima toute la reconnaissance à laquelle il semblait insensible un instant auparavant. — Mais il était important de savoir quels étaient les ennemis de l’innocente Caroline. — Dispensez-moi de vous les nommer, répondit Amélia ; il vous importe peu de les connaître, puisque je veille sur eux. » On garda le silence qu’elle avait droit d’exiger ; mais M. Tillotson, croyant qu’on ne devait point avoir de secrets pour une telle femme, lui annonça que Charles et lui étaient revenus dans le dessein d’emmener mistriss Belmour en France. — Laissez-moi retourner au château, leur dit Amélia ; pour juger de la nécessité de ce parti, il faut que je sache quel effet va produire la nouvelle que Caroline a disparu, et que les soldats chargés de l’arrêter viènent de déserter. Mistriss Belmour ne voulait plus quitter l’Écosse ni l’Angleterre, où elle devait laisser sa chère fille ; Charles voulait partir pour Londres, l’y suivre, la voir, lui parler, veiller sur ses besoins, et courir d’elle à sa mère tant que cet exil devrait durer. Mais M. Tillotson ne s’accomodait pas de ces mesures bizarres qu’une tête de vingt ans pouvait seule adopter ; il engagea lady Amélia à retourner immédiatement au château.



FIN DU PREMIER VOLUME.