Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/11

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LÉOPOLD COLLIN, Libraire (3p. 71-175).

CHAPITRE XI.



Elle se trouvait dans une situation tout à fait nouvelle ; les parents du jeune français étaient presque Gallois ; elle retrouvait le caractère agreste et silencieux de Déborah ; ils étaient pauvres, si les gens du monde appèlent ainsi la possession de tout ce qui suffit largement aux besoins d’une vie simple et frugale ; mais ils n’étaient point misérables, sir Henry leur avait envoyé de quoi traiter leur hôte avec délicatesse. Et comme ils n’avaient pas même l’idée de ces besoins factices qui corrompent les âmes bien plus que les besoins réels, ils avaient trop de probité pour ne pas employer ce qui lui avait été remis, Caroline s’apperçut que l’on avait soin d’ajouter pour elle à ce qui faisait l’ordinaire de la famille ; elle se défendit de toute espèce de distinction ; et dès qu’elle voulut absolument vivre comme eux, les bonnes gens obéirent et l’en aimèrent davantage. La maison était simple ; pour ornement intérieur, des murs blanchis et très-propres, des ustensiles luisants et rangés avec ordre. À l’extérieur, des murs tapissés de vignes, dont les branches s’étendaient jusque sur les croisées des chambres d’en haut ; près d’elle, une étable où vivaient paisiblement deux vaches qui partaient dès le matin pour aller aux champs sous la conduite d’un pâtre du village voisin. Dans une petite cour, quelques poules dont la bonne femme avait soin ; de là, on descendait quelques marches pour arriver au jardin. Une allée droite se présentait ; de chaque côté régnaient deux plates-bandes ornées d’arbustes odoriférants et de fleurs agréables ; il y avait surtout deux rosiers de l’espèce que nous appelons en français rose-pompon, qui formaient un buisson arrondi, sans avoir été taillé ni assujéti, et fournissaient des milliers de fleurs qui se renouvelaient continuellement pendant près de trois mois de la belle saison ; les carrés voisins étaient remplis de légumes qu’on avait soin de semer à temps pour fournir toute l’année. À l’extrémité de l’allée, on en trouvait une autre transversale, formée par des tilleuls et terminée de chaque côté par un berceau impénétrable aux rayons du soleil. Au milieu de cette allée, en face de la maison, on descendait par sept ou huit marches de gazon dans un verger peuplé de pruniers, de pommiers, de cerisiers, d’abricotiers, de poiriers, et dans lequel serpentait un ruisseau dont l’eau claire et limpide entretenait une aimable fraîcheur. Cette partie du jardin était enclose d’une simple haie, et une porte située à l’extrémité conduisait dans une prairie, que terminait une petite rivière dans laquelle on pêchait d’excellent poisson. Le jardin d’en haut était clos de murs ; il y avait dans les deux ailes, qui s’étendaient plus loin que le verger, beaucoup d’arbres fruitiers en plein vent, et les murs étaient aussi tapissés de beaux et fertiles espaliers[1]. Plus loin, par une porte, près de l’étable, on traversait une petite ruelle qui conduisait à une vaste houblonnière, dans laquelle il y avait encore des fruits, des légumes et des fleurs ; une autre porte donnait dans les champs, le long de la rivière, et les montagnes qui environnaient cette habitation, de concert avec son exposition au midi, la défendaient de tous les vents funestes à la végétation, et offraient aussi dans leurs contrastes et la variété de leurs aspects tous les charmes du site le plus pittoresque. Ce fut dans cette demeure que Caroline passa près d’un mois, séparée du genre humain ; elle y aurait été heureuse, sans les souvenirs qui l’assiégeaient. Au milieu des dangers, elle avait appelé Charles Goring à son aide ; plus tranquille, elle aurait voulu que Charles eût partagé ce moment de calme. C’est ainsi que partout vous vous rappelez la mémoire de ceux que vous avez perdus, ou pour un temps, ou pour toujours. On croit qu’on serait moins malheureux s’ils étaient auprès de vous ; on sent qu’on serait plus heureux s’ils avaient leur part des jouissances qu’on éprouve ! L’ordre de la nature exige sans doute cette succession des êtres sur la terre ; mais le sentiment, plus fort que le raisonnement, voudrait que les familles bien unies, les amis bien intimes, disparussent en même temps, et que nul ne restât debout la dernière colonne du temple de l’amitié. C’est un délire peut-être ; mais loin de se faire un reproche de s’y livrer, on désirerait, peut-être pour le bien des sociétés, que beaucoup d’hommes s’égarassent ainsi dans un ordre idéal, qui ne peut être blâmé par ceux-là même à la sensibilité desquels il n’offre pas une idée flatteuse.

Le calme de la nature, le silence des campagnes, le chant des milliers d’oiseaux dont cette paisible demeure était peuplée, la pureté de l’air et la franche hospitalité des maîtres rendirent à Caroline ce que tant de malheur lui ait arraché, la force et le sommeil. Elle attendait des nouvelles de sir Henry ; la France, ce climat heureux, cette terre, où Mistriss Belmour et son fils respiraient en liberté, la France et ses beaux rivages étaient toujours présents à sa pensée. Mais elle ne perdait pas de vue lady Amélia, et loin d’elle la pensée de jouir de la présence de sa mère et de son époux, si elle avait abandonné la terre où sa bienfaitrice languissait dans les fers ! Comment parvenir à la justifier ? Errante dans l’enceinte de cette aimable solitude, ou sur des collines aussi solitaires que le jardin, elle roulait dans sa tête mille projets sans consistance, et commençait même en ce lieu paisible à trouver le temps long, lorsque le jeune français reparut. Il apportait des lettres de sir Henry, qui défendait encore de sortir de la retraite avant que toutes les troupes répandues en Angleterre fussent réunies et dispersées suivant leur destination, une partie en Irlande, une autre à la guerre contre la Hollande, et le reste dans les différentes garnisons ; mais ce n’était pas là l’intention de Caroline. » Je voudrais, dit-elle, aller à Édimbourg. — À Édimbourg, quoi faire ? — Je veux m’introduire au château. — Comment, au château ? pourquoi, comment ? — Comment, je ne sais ; mais pourquoi le voici : il faut que j’y voye quelqu’un qu’on y a enfermé. — Qui donc ? — Lady Amélia Falcombridge. — Ah ! c’est donc elle… pas mal, mon camarade, pas mal en vérité ! çà voyons, cela est difficile, mais non pas impossible. Il faut essayer. — En avez-vous le courage ? — Sans doute, et vous, mon petit frère ? — Je braverais tous les dangers pour y réussir. — Eh bien, partons, introduisons-nous au château ; voyons lady Amélia ; enlevons-la, s’il le faut. — Ah ! si je le pouvais ! — Il faut voir. A-t-elle des femmes auprès d’elle ? — Une seule je pense, et qui lui est très-attachée. — Est-elle jeune et jolie ? — L’un et l’autre ; mais que cela vous fait-il ! — Cela fait beaucoup, mon camarade ; croyez-vous qu’on ne prend pas plus d’intérêt à une jeune et jolie femme qu’à une autre ? Un peu d’intérêt à la chose ne nuit pas. Vous délivrerez peut-être la maîtresse ; moi, je sauverai la suivante, et l’on fait bien quelque chose pour un libérateur. — Il n’est pas question d’amour ici ; la seule amitié… — Oui, l’amitié, comme vous dites fort bien ; entre jeunes gens de tout état, c’est toujours d’amitié qu’il s’agit ! Oh, c’est une belle chose que l’amitié ! c’est elle qui fait courir après sa belle ; on la suit, on l’enlève, on l’épouse, et le tout par amitié. Allons, que l’amitié nous conduise, et voyons où elle nous mènera ! »

Le dessein fut pris le même jour, et l’on en remit l’exécution au surlendemain. Lewis (c’était le nom du jeune anglais) né en France, fit beaucoup de questions à Caroline ; les Français sont curieux, on ne peut le nier, et Caroline s’attacha, sans rien dire de faux, à lui persuader qu’elle était née dans un état supérieur au sien, afin de mettre des bornes à une familiarité dangereuse, et d’autoriser toutes les précautions qu’elle devait prendre. Lewis, convaincu de l’intérêt que sir Henry prenait au jeune homme, n’eut pas de peine à se persuader qu’il était l’égal de son capitaine, et n’osant bientôt plus le nommer son camarade, il finit par ne l’appeler que monsieur Charles, et lui parler avec respect. Contente d’en être venue là, elle ne s’arracha qu’avec peine de l’asile qu’elle abandonnait peut-être pour toujours. Cependant elle espérait y revenir assez tôt pour y attendre encore de nouvelles instructions de sir Henry. Les vieux amis avaient en réserve la somme que Lewis leur avait apportée, et ils la lui remirent à son départ. Caroline ne voulait pas la reprendre, mais ils lui dirent qu’ils l’avaient reçue pour le traiter autrement qu’eux ; qu’il ne l’avait pas voulu, et qu’ils ne pouvaient garder ce qui ne leur appartenait pas. On ne fait pas varier les Gallois dans ce qu’ils ont arrêté : il fallut céder. On partit, et dans la route, Lewis montra beaucoup d’attention et de déférence pour monsieur Charles ; l’une et l’autre lui rappelaient John Barclay : elle le nomma ; Lewis le connaissait. Caroline lui demanda si elle savait ce qu’il était devenu. » Il est en France. — En France ? — Oui. — Et comment en France ? — Il fut pris après la bataille de Worcester : des soldats le trouvèrent dans un bois ; ils le crurent du parti de Charles II. Ils l’emmenèrent à Londres ; on trouva sur lui beaucoup d’or ; on le jeta dans les prisons. Lady Amélia engagea son père à le réclamer ; il prouva qu’il était propriétaire de beaucoup de marchandises qui étaient expédiées pour Londres ; mais, en accordant sa mise en liberté, milord protecteur exigea qu’il passât en pays étranger et lady Amélia l’envoya en France : c’est moi qui l’ai conduit à Plymouth où il s’est embarqué. » Caroline fut satisfaite de savoir au moins que celui-là n’était pas victime de son attachement pour elle, et se flatta que la bienfaisante Amélia l’avait chargé de découvrir où étaient ses amis.

Au bout de quelques jours de marche, ils arrivèrent à Édimbourg sans aucune rencontre fâcheuse. Là, Lewis se logea séparément de son compagnon pour ne pas attirer les regards sur deux étrangers ; il commença bientôt à former ce qu’il appelait son plan d’attaque. Il rencontra bientôt un soldat avec lequel il avait fait la guerre d’Écosse. Cet homme le reconnut, l’embrassa ; les compagnons d’armes se retrouvent toujours avec un extrême plaisir. On entra dans une taverne, où le vieux ami ne manqua pas d’offrir un régal au nouveau venu ; Lewis rappela dans la conversation les affaires où l’on s’était trouvé ; il exalta le courage du camarade, et lui dit que sans doute il était bien récompensé. « Pas trop, dit le caporal, je ne suis encore que sous-officier, comme tu vois, et j’en sais bien d’autres plus avancés, qui n’en ont pas fait autant que moi : mais chacun pour soi, Dieu pour tout. J’ai fait mon devoir ; et quand on l’a fait, on peut regarder tout le monde en face. — Mais quel service faites-vous à présent ? Je suis tous les cinq jours de garde au château. — Ah ! et avez-vous beaucoup de prisonniers ? — Pas beaucoup maintenant : ils ne sont que six, et une jeune femme, fort belle, ma foi, et si douce ! c’est en vérité un petit mouton. — Vous la nommez. — Chut, parle bas, mon brave ; ça ne se dit qu’à l’oreille, ça ! c’est la fille de milord Falcombridge. — Oh ! oh ! par quel hasard ? — Ah ! c’est cela qui ne se dit pas. Au corps de garde, il se fait bien des histoires, mais bah ! ce sont des secrets que nous ne savons jamais, nous autres. — Eh sans doute elle est bien resserrée ? Elle, oh non ! pas du tout ; elle a un beau logement, dont les fenêtres ne sont pas grillées, elle va se promener au jardin quand elle veut. Milord gouverneur a pour elle toutes sortes d’égards, le général est venu la voir le jour qu’il croyait partir pour l’Angleterre. — Elle est donc contente de son sort ? — Ah ! contente, c’est autre chose ; je crois bien que c’est comme un oiseau en cage. Il est là qui chante, qui saute, qui semble bien gai, mais donnez-lui la clef des champs, et vous verrez s’il y restera. — Elle est là toute seule ? — Non parbleu, elle a auprès d’elle une vieille sorcière plus laide que l’enfer, qui va toujours grondant, et qui a auprès de cette pauvre petite l’air d’un vrai Cerbère ; mais en revanche, elle a aussi une petite Sarah qui est bien la plus gentille petite friponne qu’on puisse voir ; ça est jeune, ça est frais, toujours riant, sautant, chantant ; elle est vraiment à manger. — Camarade, comme vous prenez feu ! cette petite Sarah semble vous tenir au cœur ? — Ah ! mon brave, si je n’avais que vingt ans ! mais je serais un fou de m’aller amouracher d’une jeune fillette de dix-huit, et encore, élevée auprès d’une dame de la cour ! tout de même, c’est qu’elle est bien jolie, et vrai comme je le dis, c’est qu’elle me parle volontiers ; comme quand je suis de garde au poste, c’est moi qui la suis à la promenade, et qui accompagne ceux qui lui portent à manger, elle et sa belle maîtresse ont toujours quelque chose de gracieux à me dire, et même la jeune lady m’offre parfois un verre d’excellent vin ; ça ne se refuse pas, du vin, surtout pour boire à sa santé et à celle de Sarah ! et puis, ça fait enrager la vieille ; c’est un plaisir de plus : ce n’est pas pourtant, je crois, tout à fait pour moi, toutes ces cajoleries de Sarah, car elle m’a offert une fois deux belles guinées pour faire passer une lettre, mais goddham, c’est que cela est bien épineux… — Et qu’avez-vous fait ? — Ah, ce que j’ai fait… Camarade… — Eh bien… — Eh bien, répondit-il en tirant de sa poche un vieux portefeuille de cuir… Voyez-vous, camarade… ? c’est que les voilà, les deux guinées. — Vous avez donc fait passer la lettre ? — Ma foi, camarade, qui voulez-vous qui résiste à deux jolis yeux, comme ceux de Sarah ? — Oh ! cela ne se peut pas. — À l’air de douceur de sa maîtresse, et à deux guinées que je n’avais jamais eues de ma vie ! — Impossible, mon brave ! — Et une lettre, au bout du compte, quel mal ça peut-il faire ? — Aucun ; c’était à quelqu’amoureux sans doute. — Ah ! je n’en sais rien, je ne sais pas lire, et comme vous pensez bien, on ne va pas divulguer le secret d’une femme… ! — Fi donc, cela ne se fait jamais… Si bien donc que la lettre est partie. — Oh ! elle est bien loin, si elle a toujours couru, comme je le crois. » Lewis ne voulut pas en savoir davantage pour ce jour-là ; il proposa au camarade de lui rendre le repas qu’il avait accepté : ils prirent jour et il revint joindre Caroline. De faire partir une lettre pour deux guinées de récompense, à introduire quelqu’un dans le château pour une plus forte somme, il ne manquait que la possibilité de le faire, et l’on résolut de le tenter ; un Français et une jeune fille ne font pas de bien profondes réflexions. À la seconde entrevue, c’était le lendemain du jour de garde, Lewis demanda au vieil amoureux des nouvelles de sa gentille Sarah. Ce soldat bavard, comme de coutume, ne se refusa point à parler de la jeune fille. Lewis lui demanda si l’on avait eu réponse à la lettre. — Non, dit-il ; et la jeune dame est triste ; elle pleure, quelquefois, si doucement que cela fait pitié. — Lewis ne doutait pas que Caroline ne fût l’amant à qui la lettre était adressée, et Caroline s’était bien gardée de le désabuser. Camarade, dit-il au soldat, si je vous disais une chose, garderiez vous le secret ? — Oui pardieu. — Et si je vous offrais vingt guinées, les prendriez-vous ? — De bonne foi, mon brave, est-ce donc que cela se refuse ? — Eh bien, l’amant de la jeune lady est dans Édimbourg. — Pas possible ; — Cela est ; il faut que les deux jeunes gens se voyent. Oh ! mon camarade, impossible ! — Non. — impossible, vous dis-je. — Eh non, vous dis-je aussi. — Croyez-vous qu’un jeune officier se mette dans la poche comme une lettre ? ça est bien facile à prendre un papier ; ça ne tient pas de place, mais un homme ! et je serais perdu, moi, si jamais j’étais seulement soupçonné. — Oui, je sais qu’il y a du danger, mais il y a vingt guinées à gagner. — Je sais bien ; c’est ma fortune faite, mais aussi… Allons, camarade, de l’intelligence et vingt guinées, peut-être plus. — Cela est vrai, allons promener au dehors, et nous penserons plus en liberté. » Ils allèrent faire le tour de la ville ; le camarade apportait toujours quelques raisons contre le projet dont le résultat lui semblait bien séduisant ; aux obstacles qu’il prévoyait, Lewis répondait par vingt guinées et comme il n’y avait de résistance que par la crainte d’être découvert, il demanda une nuit pour songer encore, et se résoudre à gagner une somme, qui à cette époque faisait en effet une fortune pour le vieux militaire.

Il fallait attendre quatre jours, et le camarade promit de tout observer, et de rendre compte des moyens qu’il aurait découverts. Le lendemain, il vint tout joyeux dire qu’il avait eu le temps de dire un mot à Sarah, qu’elle l’avait entendu, et l’avait conjuré de procurer l’entrevue qui, disait-elle, rendrait le repos à sa maîtresse. Savez-vous, ajouta-t-il, que cette aimable petite Sarah m’a promis de m’écouter quand je lui parlerais ? — Quand vous lui parleriez ? de quoi ? — Eh ! mon dieu, de ce qu’on dit si volontiers à une jolie fille ! — Ah ! je vous entends. — Et puis elle m’a donné des choses précieuses, là, des choses qui ne sont pas pour tout le monde. — Quoi donc ? — Tenez, camarade, voyez, un peu de thé ; un petit sac de café, et puis des graines avec quoi je ferai ma fortune : semées dans mon petit jardin, j’en fournirai le gouverneur et tous les milords d’Écosse[2]. — C’est très-bien, mon brave, mais que s’ensuit-il de là ? — Eh bien ! — Eh mais ! est-ce qu’on peut refuser sa fortune et un peu de complaisance de Sarah ? écoutez, il faut que votre gentilhomme prène des habits bien simples, oh ! mais bien simples, entendez-vous ? — Des habits de paysan, par exemple. — Oui, c’est cela. — J’ai demandé à milord gouverneur la permission d’amener mon neveu avec moi, à la première garde, et il me l’a donnée de bonne grâce. Un de nos soldats qui est à l’hôpital militaire, a son billet de sortie pour ce jour-là. Comme le drôle a une petite maîtresse dans la ville, il sera curieux d’aller passer quelques heures à causer avec elle ; vous êtes de sa taille, vous viendrez vers la brune avec ses habits. Vous arrivez, je vous mets en faction sous les fenêtres de la jeune lady ; son balcon donne sur une cour, à l’aile gauche du château ; je glisserai une échelle de corde à Sarah, et quand la vieille sera couchée et endormie, votre jeune amant montera ; car de penser à séduire quelqu’un dans l’extérieur, il n’y faut pas penser. — Bien, mon camarade, bien ; les vingt guinées sont à vous. — Et la jolie Sarah, elle m’aimera un peu ? — Oh ! cela, mon brave, cela n’est pas de notre marché, car je n’en sais rien ; » et notre Français au fond de l’âme, ne doutait pas d’avoir la préférence sur un vieux soldat, s’il pouvait seulement voir un moment la gentille compagne d’Amélia.

Tout réussit comme ils l’avaient conçu ; Lewis et Caroline furent introduits dans la citadelle. Le soir arrive, le temps était chargé de nuages épais ; l’obscurité de la nuit devance l’heure ordinaire. Elle enveloppe cette partie de l’aile gauche du bâtiment où se trouvait la chambre d’Amélia. Une des fenêtres s’ouvrait sur la grande cour, et l’autre sur une plus petite où il n’y avait point de sentinelle, si ce n’en est une placée sur le rempart, et dont la guérite faisait face à l’appartement ; mais elle était éloignée, et quelques arbres pouvaient lui cacher ce qui se passait dans l’intérieur, quand rien n’attirait ses regards de ce côté. Tout allait bien jusqu’au moment où Caroline se trouva sous le balcon. Lewis lui avait dit de chanter à voix basse ; elle commence cette vieille chanson de Marie Stuart :

Adieu, plaisant pays de France, etc.

Sarah se présente, elle écoute ; … Amélia était derrière elle ; toutes deux balancent ; ce n’est pas la voix de sir Henry ! les aurait-on trompées ? Sarah ose parler : Est-ce vous, dit-elle ? — Oui, répond Caroline, mais c’est avec beaucoup de précaution qu’elle ose dire ce oui. À tout événement, Sarah jète son échelle. Caroline monte ; elle mettait le pied sur le balcon, lorsque le son de la trompette se fait entendre, les portes s’ouvrent, la garnison est sous les armes, le général Monk entre dans le château, et le gouverneur se présente pour le recevoir.

On n’avait pas prévu cette visite ; Amélia et son amie troublées ferment précipitamment leur croisée, laissant Caroline sur le balcon, blottie derrière une caisse dans laquelle était un superbe oranger que le gouverneur avait donné à lady Amélia.

Mistriss Madely s’était éveillée au bruit, et ne sachant d’où il venait, elle jète une robe sur elle, et vient dans la chambre augmenter le trouble de nos jeunes femmes. Bientôt on ouvre la porte, et le général vient voir Amélia qui le fait asseoir, et se place vis-à-vis de lui, le dos tourné à la fenêtre. La conversation, comme on peut bien croire, n’était pas très-animée : Monk était réservé, Amélia inquiète, Sarah appuyée sur le siège de sa maîtresse, et mistriss Madely assise un peu plus loin. Tout à coup on entend crier, Qui vive ? Trois fois le cri se répète, un coup part, une balle siffle, casse une vitre, vient effleurer le bras d’Amélia et va frapper le gouverneur à la jambe droite.

» Sir Henry ! s’écrie Amélia, dans son premier mouvement d’effroi, en courant vers la croisée ; elle se retire par réflexion, mais le général ouvre, et saisit par le bras une personne évanouie qu’il est obligé de relever et d’apporter lui-même sur un siège. « C’est un jeune homme, dit-il en s’adressant à lady Amélia ! Sarah, qui reconnaît Caroline, se hâte de se mettre devant elle ; mais mistriss Madely l’a reconnue ; elle la nomme.

« Malheureuse ! lui dit Amélia, en lui mettant la main sur la bouche, tais-toi, ou crains mon courroux. »

» Que dites-vous, reprend gravement le général ? vous prononcez un nom de femme, et je vois un jeune homme… imprudent sans doute… !

» Il venait pour moi, reprit Sarah, je le connais, et c’est moi qui lui ai facilité le moyen de venir sut ce balcon, où je voulais l’entretenir.

» Général, on veut tromper votre grandeur, s’écrie mistriss Madely ! ce prétendu jeune homme est une fille ; c’est celle qui a sauvé Charles Stuart, et sans doute elle s’est introduite ici pour tuer ma maîtresse, ou peut-être vous-même. — Vous êtes un monstre, mistriss Madely, dit Amélia !… — Et une insensée, reprit le général ; ce jeune homme ne peut avoir de dessein criminel ; le coup est venu de plus loin que ce balcon. — Il ne faut pas moins s’assurer de sa personne, dit le gouverneur. — Oui, oui, répondit Madely ; elle est dénoncée au gouvernement. — De pardieu, taisez-vous, reprit sévèrement le général ; êtes-vous là pour nous apprendre quels sont nos devoirs, et les mesures qu’ils nous dictent ? — Je vous dis, milord, que c’est miss Caroline, cette vagabonde qui a favorisé la fuite de Charles Stuart, et qui est cause que madame Amélia est ici ; et si vous la laissez échapper, vous en répondrez à milady Falcombridge. »

Monk irrité fit un mouvement d’impatience, et dans ce moment Caroline reprenant l’usage de ses sens, Amélia avertie d’une précaution que lui-même semblait dicter, prit Madely par la main, et voulut la conduire dans sa chambre ; mais cette femme était furieuse ; elle cria tant, elle accusa tellement Caroline, que le général, cédant aux soupçons que le gouverneur irrité pouvait concevoir, donna l’ordre de conduire Caroline en prison ; mais il ajouta qu’il voulait que le jeune homme (car il appuyait toujours sur ce mot), fût traité convenablement. Amélia se vit donc séparée de sa chère Caroline, sans même oser l’embrasser ; et Caroline, soutenant son rôle avec courage, la salua respectueusement, et dit tout bas à Sarah : » Tout est fini, je suis perdue ! »

Comme elle touchait le seuil de la porte, le canon se fait entendre : on crie de toutes parts : Aux armes ! aux armes ! La garnison se rassemble, la cour se remplit de soldats, les chefs courent, et le premier soin du gouverneur est de faire emmener Caroline, d’enfermer lady Amélia, Sarah et Madely, et de visiter les chambres des autres prisonniers. Le gouverneur était trop blessé pour aller sur la brèche, car il s’agissait ici d’une surprise, et Monk soupçonna aussitôt le comte de Gleincarn, le lord Balcarras, et le général Middelton qui, depuis quelque temps retirés dans les montagnes, ne s’étaient pas encore soumis. En effet, à peine s’était-il mis en état de défense, à peine s’était-il informé des ressources de la place, que l’ennemi parut sous les murs du château, et commença l’attaque.

Monk n’était pas facile à vaincre ; il portait dans les combats le même sang-froid que dans sa vie privée ; mais les Écossais étaient enflammés par ce désespoir qui accroît le courage, et fait chercher enfin la victoire ou la mort. Ceux qui commandaient étaient tous échappés de la bataille de Worcester ; c’était leur dernière tentative, et Monk crut un moment qu’il serait vaincu. Le gouverneur, remarquant combien l’assaut devenait terrible, voulut pourvoir à la sûreté des prisonniers, et donna ordre qu’on les fit descendre dans les souterrains du château, où ils seraient au moins en sûreté de la vie. Mais de quelle surprise fut-il frappé, lorsqu’on vint lui dire que lady Amélia et sa jeune compagne avaient disparu, et qu’on n’avait trouvé dans son appartement que la vieille gouvernante qui se lamentait et jurait que des officiers étaient venus, avaient jeté des manteaux sur les deux prisonnières, et les avaient enlevées dans leurs bras.

Quant à l’infortunée Caroline, elle était encore dans le lieu écarté où on l’avait conduite ; le gouverneur, au désespoir se fit porter sur les remparts, et à peine y était-il arrivé qu’il y perdit la vie, que désormais il ne pouvait conserver avec honneur. Son lieutenant fit descendre mistriss Madely et Caroline dans la chambre inférieure. La victoire fut long-temps incertaine ; mais la fortune de Monk l’emporta, et les assiégeants furent repoussés avec une telle perte de munitions et d’hommes, que ce dernier effort les fit fuir dans leurs montagnes pour n’en plus sortir les armes à la main.

Quand la tranquillité fut rétablie, Monk, appelant les officiers auprès de lui, apprit la mort du gouverneur et le singulier enlèvement d’Amélia et de Sarah ; il fit venir Madely qui voulut commencer ses imprécations contre Caroline.

Je ne vous demande pas, lui dit le général, ce qu’ont fait les autres ; répondez pour vous-même : vous avez favorisé l’évasion de votre maîtresse ?… Moi, milord ?… Oui, vous ; et il faut me dire en quelles mains vous l’avez remise. — Mon dieu, mon dieu, milord, que notre sauveur me maudisse, si cela est ainsi ! — Qui donc peut vous avoir empêchée de crier, d’appeler au secours, d’avertir enfin ? — Eh ! qui vous dit que je n’ai pas crié, Milord ? au bruit d’enfer que l’on faisait, qui aurait pu m’entendre ? Et puis, croyez-vous que ceux qui l’ont enlevée, m’ayent laissée libre ? L’un d’eux m’a brutalement saisie par le bras, et sans égard pour mon sexe, m’a jetée sur le lit d’Amélia, me menaçant de me tuer, si je continuais à retenir ma maîtresse. Je croyais aussi qu’ils voulaient m’emmener, mais ils ne l’ont pas voulu, et ils ont préféré cette petite Sarah… — Et qui sont ces gens-là ? — Des officiers. — Tous étaient auprès de moi. — Ah ! je vous réponds que c’étaient des officiers ; je connais bien leurs habits. — Je n’y comprends rien, reprit Monk ; mais vous étiez présente ! vous n’avez pas fait de résistance ! vous étiez sûrement d’accord ! vous répondrez au conseil de guerre de la personne de votre maîtresse et de son évasion. »

Elle jeta des cris perçants, appela en témoignage milady Falcombridge qui savait bien, dit-elle, qu’elle n’avait pas pu lui manquer de fidélité. Monk la fit conduire en prison, et se fit amener Caroline ; mais il voulut être seul avec elle.

« Eh bien, lui dit-il, jeune homme, Amélia est sortie de ces murs ! pendant le combat, on l’a dérobée à la vigilance du gouverneur. — Amélia est libre ! Ô Dieu ! que ton nom soit béni, dit-elle en fléchissant un genou et levant ses mains vers le ciel ! je mourrai contente. — Pourquoi mourir à la fleur de votre âge ? vous pouvez servir votre patrie. — Moi, Milord ! Ah ! laissons les vains déguisements… Vous me connaissez, et je connais aussi le sort qui m’attend. Si je puis emporter avec moi l’idée que mon arrivée a fait cesser la captivité de ma chère Amélia, il n’est plus qu’un seul point sur lequel je voudrais être éclaircie avant d’entendre mon arrêt. Vous me connaissez, Général, je suis cette Caroline dévouée à la vengeance d’une femme implacable, que je n’ai pas volontairement offensée. Je sais que ma tête est proscrite ; je sais que votre devoir vous oblige à me livrer au chef du gouvernement ; je sais qu’il est prévenu contre moi ; et s’il faut vivre toujours environnée de dangers, en proie à tous les genres de terreur, funeste à tous ceux que l’humanité intéresse à mon sort, je préfère, quoique bien jeune encore, être affranchie d’un pareil destin, et attendre que la dernière heure sonne pour ceux que j’aurai aimés, et les réunisse à moi pour toujours. Hélas ! je les attendrai long-temps. »

Monk sentit ses yeux mouillés, et Caroline s’apperçut qu’il en imposait difficilement à son émotion. « S’il était possible, reprit-il, de déguiser encore votre sexe ?… — Non, Milord, je vous l’ai dit, je suis lasse des maux que j’éprouve ; je ne veux plus traîner mon existence dans les tourments, séparée à jamais de celle qui voulut être ma mère, de celui qui m’avait nommée son épouse, séparée de lady Amélia, ma généreuse bienfaitrice ; après avoir troublé son repos, après avoir rompu les liens qui devaient l’unir à celui qui l’aimait, je ne veux point encore ajouter à tant de maux, et me voir la cause de votre disgrâce. Je vous demande seulement de me faire rendre les habits de mon sexe, et j’attends de votre générosité de n’être pas traînée à Londres comme une vile criminelle. Après cela, Milord, faites votre devoir, je suis résignée. Ô monsieur Melvil, ajouta-t-elle avec un peu d’exaltation ! votre élève se souviendra de vos principes ; et quand son âme ira se réunir à la vôtre, elle sera digne de partager aussi la félicité suprême.

« Quoi, répliqua le général, M. Melvil était votre parent ? — Je ne connus jamais de parent, Milord ; M. Melvil fut mon bienfaiteur, et je l’ai perdu. — Je sais, reprit le général, qu’il a été assassiné près de Barwick ; je sais qu’on n’a pu trouver les meurtriers. Mon frère regrète en lui un ami dont il a reçu des services essentiels ; c’était lorsque la splendeur où vivait notre père, surpassant de beaucoup ses moyens, eut attiré sur nous des désastres peu communs : M. Melvil nous conserva les restes d’une fortune qui aurait été totalement engloutie ; il me fit, moi, entrer au service dans le régiment du lord Goring… — Du lord Goring ! Vous avez connu le lord Goring !! — J’ai fait sous lui mes premières armes, et lorsque je fus pris par Fairfax[3], je combattais sous ses ordres. — Et sa veuve, et son fils ? — Je ne les connais pas ; mais je sais qu’ils avaient survécu au jugement du comte. »

Caroline n’en osa demander davantage à un ami de Crumwell ; lui-même ne fit aucune question, et parut vouloir terminer l’entretien.

« Je ne puis en effet, lui dit-il avec une grande douceur, me relâcher de mes devoirs, et vous dérober à l’autorité qui vous réclame ; mais je puis vous remettre moi-même aux mains du protecteur ; vous me suivrez à Londres, où je dois me rendre et vous éprouverez dans la route jusqu’où vont les égards que je crois vous devoir. » Il la quitta alors, et le moment d’après on la conduisit dans l’appartement qu’Amélia venait d’abandonner. On lui apporta des habits de femme, et dans sa prison elle put encore, quoique étroitement gardée, jouir de quelques agréments.

Elle était surprise de ce que le général ne lui avait fait aucune question sur la manière dont elle s’était introduite au château ; (elle l’était encore plus de la délivrance d’Amélia.) Comment se faisait-il que ceux qui l’avaient enlevée ne se fussent pas occupés d’elle ? Elle ne voyait que Lewis qui, dans le tumulte, et au moyen des intelligences qu’avait son vieil ami, eût pu opérer un tel miracle ; et comment Lewis l’avait-il abandonnée ? Comment Amélia elle-même avait-elle pu la laisser entre les mains d’un homme qui ne pouvait la sauver, malgré la générosité dont on le connaissait capable ? Mais à quoi pouvaient servir les réflexions ? Et ses amis, et la vie n’étaient plus pour elle qu’un songe dont la fin ne devait point être le réveil. Lady Goring, Charles, Amélia, Henry Claypole, tout était perdu. Amour, amitié, tout allait s’ensevelir dans le tombeau. La triste Caroline ne pensait plus qu’à mourir, et combien on quitte à regret la vie avant d’en avoir joui !

Lorsqu’elle revit Monk, il lui fit alors des questions sur son arrivée. Elle lui dit à peu près la vérité, sans nommer ni désigner Lewis, et sut taire son ancienne connaissance avec celui qui l’avait introduite. Elle ne parla que du désir extrême qu’elle avait de voir son amie, et feignit d’avoir fait la rencontre d’un soldat dans Édimbourg même. Monk lui demanda si elle pourrait reconnaître le coupable ? — Oui, dit-elle froidement. Monk fit défiler devant elle ceux qui restaient après le combat ; elle apperçut Lewis ; Monk l’observait avec soin, mais elle était préparée ; elle le laissa passer sans émotion apparente ; et si le général, moins attentif aux mouvements de sa prisonnière, eût observé ceux du soldat, il aurait vu le jeune français pâlir d’abord, et rougir ensuite de joie et de reconnaissance.

« Il est sans doute au nombre des morts, dit Monk ; et je ne puis que l’en féliciter après sa faute. »

Elle apprit alors de lui que c’était une sentinelle placée sur les remparts en face de la fenêtre d’Amélia qui l’avait apperçue, avait crié trois fois et tiré sur elle, ne recevant point de réponse.

Caroline était abattue lorsqu’elle rentra dans son appartement ; elle était décolorée ; ses yeux avaient moins d’éclat. Monk en fut touché : « Madame, lui dit-il, rassurez-vous, un devoir austère m’oblige de vous conduire à Londres. Je vous l’ai dit moi-même. Mais ne vous livrez pas au découragement, milord protecteur… — Est prévenu contre moi par sa fille. — J’ai quelques droits à sa confiance, et je puis balancer peut-être les avis d’une femme. Je vous prie de vous rassurer ; de trop vives inquiétudes sembleraient un défaut de confiance… — Milord, il faut peut-être un courage peu commun pour s’avancer au devant d’une mort certaine ; mon sexe n’est pas fait pour de semblables épreuves ; cependant on ne me verra pas la recevoir non plus avec lâcheté. Je n’ai point trahi l’État, je n’ai pas mérité la haine de milady Falcombridge ; c’est assez pour ne pas m’avilir, mais je regrète des amis, des amis bien tendres, Milord, et leur souvenir excite dans mon âme un combat que je ne puis définir, et qui sans doute s’affaiblira lorsque le dernier moment sera moins éloigné. Je sens qu’alors l’injustice et l’indignation rendront à mes esprits le ressort nécessaire pour abandonner la vie sans faste, sans orgueil, mais avec dignité. » Monk se sentit touché ; il la quitta, et ne la revit plus qu’au moment du départ. Toutes les perquisitions qu’il put faire dans l’intérieur du château, ne lui donnèrent aucun éclaircissement sur ceux qui avaient facilité l’entrée de Caroline. Lewis ne fut l’objet d’aucun soupçon, non que son vieux camarade fût encore vivant, non que celui dont il avait pris la place ne fût resté à son poste ; mais tous avaient un intérêt égal à garder le secret. L’officier qui avait trouvé Lewis à la place de l’autre soldat, n’avait nulle raison à éclaircir comment cette affaire s’était passée, lorsqu’il eût pu lui-même être accusé de négligence, et s’exposer à être puni.

Comment Amélia était sortie, était une autre énigme difficile à expliquer. Mais rien ne put dévoiler ce mystère. La mort du gouverneur le dérobait à un châtiment rigoureux, il fallait une autre victime ; mistriss Madely, vieille et méchante, fut celle que choisit Monk ; il dépêcha un courrier à Çrumwell, lui rendit compte de tout, et rejeta le complot sur cette femme, en lui apprenant au reste que Caroline était dans ses mains, mais le suppliant de garder le secret sur ce point, avant qu’il eût pu l’entretenir sur cette jeune femme qu’il n’avait pas pris la liberté d’interroger, mais qui lui paraissait plus digne de pitié que de courroux. Le protecteur avait des raisons de ménager Monk ; il connaissait son habileté dans l’art militaire, sa fidélité dans les fonctions qui lui étaient confiées, et cet art difficile de manier les esprits, qui dans si peu de temps lui avait soumis l’Écosse et opéré la réunion de ce pays, sans effusion de sang et sans persécutions.

Après la décadence de sa famille, Monk, fils cadet, avait embrassé la profession des armes ; il s’était trouvé aux expéditions de Cadix et de l’île de Rhé. La paix ayant été conclue avec les Espagnols, il fit un plus heureux apprentissage dans les Pays-Bas ; et sous le lord Goring il commanda deux cents hommes, dont cent étaient volontaires, tous hommes de naissance, tous riches, et en état de s’équiper et de vivre avec magnificence : tel était alors un usage militaire introduit dans toute l’Angleterre[4]. Il revint dans sa patrie au commencement des guerres civiles, et fut employé contre les Irlandais rebelles. Bientôt, à la tête de son régiment, il donna des preuves de son habileté dans l’art de la guerre, et d’un calme réfléchi. Son humeur égale et son humanité lui attachèrent les soldats. Étranger en apparence à tout ce qui était esprit de parti, et tandis que tout autour de lui régnait la rage qu’il inspire, il portait au milieu de tous une tranquillité par laquelle il venait à bout de les maîtriser. On finit cependant par inspirer au roi des soupçons sur ses opinions, et il fut suspendu de ses fonctions. Il vint à Oxford et se justifia ; son régiment lui fut rendu, mais au siège de Nantwick, il fut pris et conduit à la tour. Il y passa deux ans dans la solitude et la pauvreté. On lui avait pendant ce temps fait des offres de s’attacher au Parlement, et il les avait refusées ; mais Crumwell ne fut pas plutôt maître du gouvernement qu’il lui fit proposer de nouveau de servir contre les rebelles Irlandais. Monk ne jugea pas à propos de refuser, avec sa liberté, les moyens de se distinguer encore. Il combattit en Irlande contre le comte d’Ormond, et contre Charles II en Écosse. Ce fut alors qu’après la défaite de ce prince il demeura revêtu du suprême pouvoir et investi de la confiance illimitée du protecteur. Ce fut alors que l’impartialité d’une administration, douce et ferme à la fois, contint d’abord et ramena peu à peu ce misérable peuple soumis au joug d’une nation qu’il haïssait. Crumwell l’aimait, et peut-être a-t-il été le seul des hommes attachés à son gouvernement, qui, presque égal à lui en autorité, n’ait pas eu à se défendre d’un seul soupçon.

Monk, prévenu en faveur de Caroline, par un sentiment d’estime qu’elle savait commander, ne se flattait pas sans raison d’adoucir le sort de sa prisonnière ; mais il n’était pas dans son caractère de dévoiler jamais aucun de ses projets, ni de se reposer sur des espérances. Certain que l’Écosse était désormais tranquille, il fixa le jour de son départ, et fit avertir Caroline. L’infortunée ne répondit au message du général que par un signe ; ce mot l’avait consternée. Chaque jour qui s’écoulait dans sa prison, était un jour de délai ; le moment de la quitter en fut un d’angoisse inexprimable. Sa situation toucha de pitié celui qui lui avait parlé au nom de son chef. Monk vint la voir et lui communiqua les précautions qu’il avait prises pour que son voyage ne lui fût pas désagréable. Elle reprit bientôt l’apparence de cette douce résignation dont elle avait déjà donné des marques, et remercia le général de ses bontés, le suppliant de croire qu’elle en emporterait le souvenir avec elle. Elle fut traitée avec beaucoup d’égards pendant la route, et en arrivant à Londres, il la fit conduire à la tour par un officier qui la recommanda au gouverneur.

Crumwell n’avait communiqué à sa file et à son gendre que ce qui concernait la fuite de lady Amélia, et n’avait, d’après la demande de Monk, rien dit de Caroline. Milady Falcombridge et son mari étaient affectés de cet événement suivant la trempe de leurs caractères respectifs. Le lord, tendrement attaché à sa fille, ne put se défendre d’un mouvement de joie, en apprenant qu’elle était en liberté, en même temps que l’inquiétude paternelle le forçait de se dire à lui-même « que deviendra-t-elle ? »

Adelina se livra aux emportements de la plus vive colère, surtout quand elle entendit accuser Madely de trahison envers elle.

Elle déplorait la perte d’Amélia, et mêlait à ses pleurs tant d’emportement que son mari ne put s’empêcher de lui demander si elle croyait qu’on l’eût tuée ? Mon Dieu, lui dit-il, Amélia n’a pu sortir du château d’Édimbourg qu’à l’aide de gens assez puissants pour nous la conserver, et assurément ils trouveront les moyens d’instruire un père du sort de sa fille. — Et de sauver aussi cette odieuse Caroline, pour qu’elle plonge un poignard dans le sein d’Amélia. — Vous me parlez toujours de Caroline comme d’un être redoutable ! mais citez-moi donc quels sont les illustres protecteurs d’une fille réduite à la misère, cachée sous de vils habits chez le musicien Laws, et que nul être en Angleterre n’a le droit ni le désir de réclamer. — Eh ne sais-je pas qu’elle ne cherche qu’à découvrir son Charles Goring, ou à se mettre sous la protection de Charles Stuart ? — Eh, laissez-la se réunir à des proscrits ; que vous importe son existence ? — Elle assassinera votre fille ! — Que vous êtes étrange avec vos visions, ma chère, ajouta Falcombridge ! la haine vous aveugle ; Amélia n’a rien à craindre de cette malheureuse fille qui, pour sortir ou d’Angleterre ou d’Écosse, invoquerait en vain toutes les puissances humaines. Rassurez-vous : pourvu que milord protecteur ne soupçonne ni vous ni moi d’avoir participé à l’évasion de ma fille, je ne puis que m’en réjouir, et je vous exhorte à rasseoir vos esprits.

À ces mots il la quitta, sans faire pour cette fois beaucoup d’attention à ses larmes, la liberté de sa fille ayant porté dans son cœur paternel le calme d’une joie pure. Mais l’âme d’Adelina n’était pas faite pour la goûter. Elle courut au palais, et demanda au protecteur la permission d’aller en Écosse tirer de l’indigne Madely des éclaircissements sur la fuite d’Amélia, et sur le lieu où elle l’avait fait conduire.

Crumwell comprenait difficilement comment cette femme avait eu la faculté de concevoir un semblable dessein, et des intelligences propres à l’exécuter, ni comment on l’avait laissée seule en butte à la colère de ses supérieurs ; mais le désir de se débarrasser de sa fille, dont les cris perpétuels le fatiguaient sans utilité, le détermina ; il lui accorda ce qu’elle demandait, et milady était en route pour l’Hermitage, lorsque Caroline arrivait à Londres.

Elle fut d’abord traitée assez rigoureusement par le gouverneur. Prisonnière d’État on la reçut en conséquence malgré la reçommandation verbale du lieutenant de Monk. Mais quelques heures après, d’une chambre basse et obscure où on l’avait conduite, on la transféra dans une autre moins triste et plus commode. On s’informa des besoins qu’elle pouvait ressentir après une longue route, et on lui offrit des mets plus flatteurs que ceux qu’on lui avait d’abord apportés. Elle fut sensible à ce changement qu’elle attribua au général, mais elle n’en conçut pas un plus favorable augure. Elle fit demander quelques livres de piété, on les lui accorda sans délai ; elle y puisa des consolations et montra même à ceux qui l’approchaient, une douce sérénité. Huit jours de solitude et d’ennui venaient de s’écouler, lorsqu’on vint la chercher pour la conduire au palais où Crumwell voulait l’interroger lui-même. Elle parut, non pas avec ce maintien arrogant, qui aurait l’air de braver une autorité que tout un pays reconnaît, mais avec la modeste assurance de quelqu’un qui n’a pas blessé cette autorité. Sa taille avantageuse, ses mouvements aisés et gracieux, une toilette extrêmement simple, des cheveux sans ornement et relevés sans art, toute sa personne enfin formait un ensemble dont le Protecteur fut vivement frappé. Il était seul dans son cabinet ; elle se tenait debout, il la fit asseoir et lui demanda la vérité, comme elle la dirait à dieu même. Elle la lui promit comme à son juge.

Quel est votre nom, lui demanda-t-il ? — Caroline. — Point d’autre ? — Elle fit un signe négatif. — Qui sont vos parents ? — Je n’en ai jamais eu connaissance. — Quoi donc ! êtes-vous orpheline ? — Je l’ignore : abandonnée dès le berceau, mon sort est de dépendre de la bonté des hommes. — Avez-vous véritablement conspiré en faveur de Charles Stuart, lorsqu’il était en Écosse ? — Eh, Milord, comment aurais-je pu en avoir l’intention, moi qui connaissais à peine la situation politique de l’État ! et quels auraient été les moyens d’une infortunée sans parents, et dont les relations se bornaient à l’étroite enceinte d’une chaumière ! — Mais dans cette chaumière habitaient des ennemis de l’État ! — On vous a trompé, Milord protecteur ; ceux qui m’avaient adoptée n’ont jamais manifesté de pareils sentiments. — Vous voudriez me tromper vous-même ; c’étaient des amis de celui qui régnait sur l’Angleterre. — Caroline comprit que le nom de Goring était connu. — C’était, reprit-elle, la veuve du comte de Norwick et son fils, mais lady Goring se bornait à pleurer en secret son époux, et ne chercha jamais à troubler l’État. — Elle ne respirait, m’a-t-on dit, que la vengeance ; elle y excitait son fils, elle faisait des partisans à celui qu’elle appelait son roi. — Milord, j’atteste que lady Goring n’est jamais sortie de son habitation depuis qu’elle m’y avait recueillie ; qu’elle n’a jamais reçu personne, et que je ne l’ai jamais entendue discourir des affaires d’État. — Pourquoi donc, quand milady Falcombridge eut obtenu de moi une commission d’enseigne pour son fils sous un autre nom que le sien, lady Goring l’a-t-elle obstinément refusée ? pourquoi est-elle si soudainement partie, et où est-elle allée en quittant l’Écosse ? — La santé de milady Goring déclinant chaque jour, il était peut-être naturel à une mère de vouloir mourir dans les bras du seul être qui s’intéressât à son sort. Sa probité peut-être répugnait à un changement de nom qui aurait d’ailleurs exposé son fils à de graves soupçons. Dans quel lieu elle a porté ses pas, je l’ignore ; j’étais hors de sa maison avant son départ. — On dit que vous deviez épouser son fils. — Elle m’avait nommée sa fille. — Elle connaît donc vos parents ? car milady Goring ne peut avoir choisi pour le fils du comte de Norwick qu’une fille égale à lui, le renoncement à soi-même n’a jamais été connu de ceux du parti des Stuart. — Milady Goring ne me connaît point, Milord, et les préjugés n’avaient pas d’empire sur une âme si noble. — Mais on m’a dit que Goring prétendait à la main de lady Amélia. — Milord, on vous a trompé. — On m’a dit que cette rivalité avait produit en vous des mouvements de haine pour cette jeune personne. — Moi, haïr lady Amélia, Milord ! Juste ciel ! ma bienfaitrice, mon amie ! Ah ! cette accusation serait plus horrible que toutes celles qu’on peut faire planer sur ma tête. Ah ! Milord, ma vie, mon sang, mon être, tout appartient à lady Amélia. — Il suffit ; mais vous aimez Goring ? — Oui, Milord ; je lui dois la vie, je lui dois un asile, je lui dois l’adoption de sa mère, je le considère comme mon époux ; mon dernier soupir et mes derniers vœux seront pour lui. — Vous ignorez, dites-vous, où il est ? — Oui ; cependant, si on ne m’a pas trompée, il est en France avec sa mère. — Lady Amélia prétend que vous avez guidé ses pas pour l’y conduire. — Amélia se trompe. — Qui donc avez-vous conduit à Lyme ? — Charles Stuart.

Crumwel fit en se levant un geste d’effroi. — Charles Stuart, s’écriat-il ! À la naïveté de vos réponses, j’ai cru vous trouver innocente de cette trahison, et vous me l’avouez, et vous m’avouez que lady Amélia est aussi coupable que vous ! — Milord, répondit Caroline toute tremblante, je vous dois la vérité, je ne puis la trahir.

Crumwel se remit promptement, et s’étant assis de nouveau : — De quelle religion êtes-vous ? — Je fus élevée dans la religion presbytérienne, et jusqu’à ce moment nulles raisons n’ont balancé dans mon esprit la foi dans laquelle j’ai vécu. — Et vous avez favorisé la fuite de Charles Stuart, à quel dessein ? — Je n’en avais aucun ; je n’ai point favorisé sa fuite, je n’en avais pas les moyens. Je craignais de tomber dans des mains redoutables pour moi ; je le rencontrai dans un bois ; c’était un homme, il avait du courage, il me sauva lorsque j’étais poursuivie ; il était malheureux, je lui fus utile comme j’aurais voulu l’être à tout autre. Il me proposa de le suivre en France ; mon projet était de me soustraire à d’injustes persécutions, et de rejoindre lady Goring et son fils. Prête à m’embarquer avec lui, nous fûmes séparés, voilà tout. — Lady Amélia savait avec qui vous étiez ? — Je sais bien sûre qu’elle l’ignore encore. — Et cette lettre qui m’a été remise ? — Je ne sais dans quelle erreur elle a pu vous faire tomber ; je sais moins encore comment ce billet a pu vous parvenir : mais lady Amélia n’a pas voulu favoriser Stuart, j’en suis sûre ; et moi même, je vous le répète, Milord, je n’ai eu nul dessein contraire au bien public. — Savez-vous qui vous accuse ? — Je l’ignore. — Vous m’en imposez. Moi ! — Oui, vous dis-je, vous parlez de persécutions injustes, de mains ennemies, qui prétendez-vous désigner ? Caroline garda le silence.

Parlez donc, reprit-il d’un ton impérieux. — Milord, je sais que j’ai eu le malheur de déplaire à milady Falcombridge. — Pourquoi ? Je l’ignore, mais je suis certaine qu’elle en a toujours voulu à ma liberté, peut-être même à ma vie. — C’est qu’elle sait que vous avez été toujours liée avec les ennemis de Dieu et de l’État. — Si elle le croit, elle est trompée elle-même : Amélia me rend plus de justice. — Amélia savait que vous suiviez Charles Stuart ; et lorsqu’elle vous dit que la vie et la liberté de votre compagnon sont menacées, elle ne vous par le pas de Charles Goring. Milady Falcombridge est attachée à son père et à l’État. — Je le crois, Milord, et ne prétends point lutter contre elle. Je suis loin de m’abuser ; le fait est contre moi ; la tête de Charles Stuart était mise à prix ; je l’ai suivi, je l’ai secouru, je ne l’ai pas dénoncé, j’ai encouru la peine décernée contre les coupables ; mais je n’ai pas eu l’intention de trahir l’État, de troubler l’ordre établi. Je n’ai fait aucune réflexion, j’ai été imprudente, mais non criminelle, et j’emporterai au tombeau cette idée consolante. — Qui vous dit que vous êtes condamnée ? — Ah ! Milord, vous êtes père, milady est puissante ! elle a en sa faveur les titres et la fortune ; moi, je n’ai que mon innocence ! — Croyez-vous, Caroline, que l’innocence n’ait pas aussi des droits sur moi ? rassurez-vous ; toujours occupé de m’unir à l’esprit saint, je le cherche dans les cas difficiles ; je connais la parole de dieu, j’espère ; je dis que je l’aurai toujours pour règle de ma conscience et de mes précautions. Je sais qu’il y a des hommes qui marchent dans des sentiers obscurs, par la volonté de dieu et de la providence. On ne peut leur en vouloir ; car, qui aime à se promener dans l’obscurité ? Mais la providence dispose ainsi : et quoiqu’en péchant l’homme puisse imputer à la providence sa propre folie et son aveuglement, il est cependant en péril, car la volonté de dieu peut maintenir les hommes dans les ténèbres. Je vous dirai donc, Caroline, que j’ai acquis une longue expérience de la providence ; et quoiqu’il n’y ait aucune règle sans ce mot, ou contre ce mot, cependant il y a beaucoup d’apparence que je sais en faire l’application en certains cas. Allez, et laissez-moi chercher dieu à votre occasion. Je dois dire quelque chose pour moi-même, pour mon propre esprit, et je ne suis pas scrupuleux sur les mots, ou les noms des choses qui n’en ont pas[5].

Dans les articles de son interrogatoire, Caroline n’avait remarqué nulle diffusion ; mais quand elle entendit ce discours, auquel elle ne comprit que très-peu de chose, elle demeura immobile, et ne savait plus si elle devait attendre une explication. Mais Crumwel qui n’avait plus rien à dire, appela ses gardes, et la fit reconduire à la tour où elle fut mieux accueillie et mieux traitée encore qu’auparavant. Ces égards lui apprirent qu’elle devait s’attendre à quelque indulgence, et l’en instruisirent mieux que les paroles dont elle cherchait vainement à expliquer le sens positif.

Cependant milady Falcombridge courait en hâte à Édimbourg. Là elle apprit tout ce qui s’était passé ; elle demanda à voir Madely ; on n’osa le lui refuser. Elle entra dans la prison, et la vue de cette femme redoublant sa fureur, elle ne s’expliqua que par un torrent d’injures et de menaces. Elle était tellement hors d’elle-même qu’elle s’oublia jusqu’à la frapper. Maltraitée à tort, Madely répondit avec moins d’humilité qu’elle ne s’y attendait, et il y avait des témoins de cette scène. Elle sentit apparemment qu’il était dangereux de l’irriter davantage ; car, sur l’invitation d’un officier présent, elle voulut bien condescendre à écouter les raisons que la prisonnière lui expliqua d’un air de mauvaise humeur. Milady alors versa des larmes sur la perte de sa belle fille qui ne devait plus s’attendre qu’à une captivité plus rigoureuse, ou bien à un exil éternel. Apprenant ensuite que Caroline s’était introduite dans le château, elle ne douta pas que ce ne fût elle qui eût contribué à l’évasion d’Amélia, quoiqu’il parût inconcevable qu’elle n’eût pas fui avec elle. Mais elle fut interdite lorsqu’elle sut que Monk l’avait emmenée avec lui. La trouver sous une protection aussi puissante auprès de Crumwell, c’était un coup plus terrible que la disparition d’Amélia. Elle pâlit, se troubla, ne fit que balbutier quelques mots, et tomba dans un évanouissement qui cette fois n’était pas joué. Madely semblait triompher du désespoir de sa maîtresse ; et quand elle sortit appuyée sur l’officier, elle lui fit un geste menaçant qui fut remarqué et interprété. Celui qui commandait au château en attendant la nomination d’un nouveau gouverneur, eut pour Adelina toutes les attentions qu’il devait à la fille du Protecteur, et lui permit même de revoir encore une fois mistriss Madely. À cette seconde entrevue, elle la traita beaucoup plus doucement, s’excusa sur l’erreur où on l’avait jetée, et lui promit qu’elle lui ferait bientôt rendre sa liberté. Elle lui fit même des présents, et n’oublia rien pour se faire les honneurs d’une ample réparation de l’injustice dans laquelle elle avait été entraînée. Elle partit en déplorant encore la perte de son Amélia, et il était facile de voir que sa douleur était extrême, car ses yeux noyés de larmes attestaient qu’elle en répandait, lors même qu’elle n’était vue de personne. Mais si l’on était tenté de partager son désespoir et d’admirer sa tendresse pour sa belle fille, ses imprécations contre la malheureuse Caroline inspiraient le dégoût et même une sorte d’horreur. Il semblait que cette jeune fille était assez punie de l’imprudence qu’elle avait commise, et ceux qui la croyaient exposée à la peine de mort, ressentaient bien plus de pitié sur un sort si déplorable, que de courroux pour une faute pardonnable à son âge et à son sexe.



  1. Cette description est d’après nature : si je l’ai placée en Angleterre, c’est qu’elle convient à tous les pays, où l’on peut se faire l’image de la plus aimable retraite que puisse offrir la nature, et ce qui suffit à l’art, ou plutôt à l’industrie pour l’embellir. Ceux dont les mœurs ne sont pas altérées par le luxe et les habitudes qu’il fait contracter, pourront se dire qu’en introduisant dans un pareil hermitage, les liens sacrés de famille, et les nœuds de l’amitié, on a pu y passer peut-être les instants les plus heureux de la vie. C’est ce qui m’est arrivé.
  2. Ce fut vers 1660 que l’on introduisit en Angleterre le thé, le chocolat et le café. On y vit paraître aussi dans le même temps, les asperges, les artichauts, les choufleurs, et une grande variété d’herbes potagères.
  3. Hume, tome III, page 307.
  4. Hume, tome III, chap. 62, p. 507 ; Gumble, vie de Monk, Clarendon, vol. III, pag. 699.
  5. Tel était le langage de Crumwell dans ses discours étudiés. C’était une chose étonnante dans une nation chez laquelle les lumières et le savoir avaient déjà fait des progrès très-sensibles. Un homme que son mérite personnel, dénué de tous les autres moyens de fortune, avait enfin revêtu de la puissance suprême, ne pouvait s’expliquer que dans un style dont la personne la moins instruite aurait rougi. Hume prétend que son grand défaut venait moins du défaut d’élocution que du manque d’idées ! La sagacité de ses actions, dit-il, et l’absurdité de ses discours forment le plus singulier contraste. La collection de ses discours, de ses lettres, de ses sermons, est réellement un objet de curiosité, et peut passer pour un des recueils les plus bizarres qu’il y ait au monde. Hume, p. 273, t. VII.