Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/12

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LÉOPOLD COLLIN, Libraire (3p. 176-276).

CHAPITRE XII.



Cependant Crumwell avait pris de l’intérêt à Caroline. Outre sa figure, il avait remarqué en elle des manières polies, un langage pur et beaucoup de simplicité ; cet attrait puissant et dont peu de femmes sentent bien le prix, cet ensemble enfin, qui n’était pas la beauté idéale, mais

La grâce plus belle encore que la beauté


avaient fait une impression très-vive sur le Protecteur. Il la revit et la trouva moins troublée, moins interdite et par conséquent encore plus aimable. Il lui permit de recevoir quelques personnes dans sa prison ; elle demanda si elle pouvait espérer que Fenny Claypole ne dédaignerait pas de la voir, et Crumwell fit avertir sa fille, en paraissant désirer qu’elle se rendît à sa prière. Fenny s’intéressait trop à lady Amélia et à son fils, pour refuser d’essuyer les pleurs d’une infortunée qu’ils aimaient. Elle accourut à la tour, quoique déjà faible et languissante.

Caroline vint se jeter dans ses bras, et lui montrant la chaîne et le médaillon que Henry lui avait donnés, elle réclama la protection dont ce présent avait été le gage.

Fenny soupira de ce que tant d’événements l’avaient empêchée de le lui présenter plutôt. » Alors, lui dit-elle, j’aurais pu vous garantir de tous les maux qui sont venus fondre sur votre tête ; mais à présent que puis-je pour vous ? Je pourrai seulement entretenir les bonnes dispositions de mon père ; il semble s’adoucir en votre faveur ; peut-être il fera grâce à votre jeunesse, si toutefois milady Falcombridge ne vient pas l’aigrir encore, et lui faire regarder votre perte comme essentielle à sa sûreté. Mais qu’avez-vous donc fait à cette femme, pour encourir de sa part une haine implacable ? »

Combien cette question était embarrassante ! Caroline se trouvait toujours placée de manière à ne pouvoir s’expliquer. Pouvait-elle découvrir à un père, à une sœur, qu’aveuglée par un penchant criminel, l’épouse du lord Falcombridge haïssait en elle l’amante du jeune Charles Goring ? Amélia même respectait trop son père pour avoir jamais rien fait entendre à la généreuse Fenny. Mais Henry n’était pas retenu par les mêmes égards, et Caroline ne savait pas qu’en lui faisant cette question, Fenny était aussi bien instruite qu’elle-même. Cependant elle fut touchée de la retenue de Caroline, et abandonna ce sujet de conversation. Le point le plus intéressant à traiter ensuite était la circonstance par laquelle elle s’était trouvée au château d’Édimbourg. Caroline lui raconta tout ce qui s’était passé, et le motif qui lui avait fait quitter la retraite où Henry Claypole l’avait placée. » Je me serais détestée, Madame, dit-elle, si j’avais fui l’Angleterre sans savoir si je ne pouvais encore, en me livrant moi-même à mes ennemis, rendre à lady Amélia son innocence et sa liberté. Je suis parvenue à monter sur son balcon, et la fatalité qui me poursuit m’a privée des douceurs d’un entretien avec elle. Aperçue par une sentinelle, j’ai pensé être tuée par elle. Une balle qui m’était destinée a blessé le gouverneur qui, dans ce moment, était chez Amélia. J’ai été découverte sur le balcon, étroitement enfermée au moment de l’attaque, et appelée ensuite devant le général Monk qui m’apprit qu’Amélia était libre. Je ne conçois pas, ajouta-t-elle, comment elle a pu le devenir ; je ne vois que le jeune français qui ait pu opérer sa délivrance ; mais pourquoi m’aurait-il abandonnée, moi qu’il avait conduite, moi qui lui étais recommandée par votre fils, et comment n’a-t-il pas suivi lady Amélia, et s’est-il pour ainsi dire consigné dans le château, exposé à être ou nommé par moi, ou trahi par quelques uns de ses camarades ? Plus que tout cela, le sort d’Amélia m’inquiète. Quel est le lieu qui peut la dérober aux regards ? Sa belle-mère va la faire chercher en tous lieux ; le Protecteur lui en fournira les moyens, et si elle est retrouvée, sa prison sera plus triste et plus obscure. — Généreuse enfant, reprit Fenny, dans la position où vous êtes, c’est Amélia qui vous occupe ! Ah ! Madame, si ma captivité pouvait rendre à cette fille céleste sa liberté, son état paisible et la main de sir Henry, croyez que je voudrais rester dans la tour. Je ne me vanterai pas du fastueux effort de sacrifier volontairement ma vie ; Ah ! sans doute elle dut m’être chère, et l’espoir qui ne s’éteint jamais me montre encore dans un long avenir sir Charles Goring et sa mère. Oui, madame le charme d’un premier amour (car vous savez cette partie de mon histoire), m’attache encore à l’existence, et je ne voudrais pas mourir sans savoir du moins où respirent les objets d’un attachement et d’une reconnaissance éternels ! — Fenny fut touchée ; elle versa des pleurs, elle embrassa Caroline, mais elle jugea que ce n’était pas un de ces caractères qu’on éblouit d’un espoir trompeur ; elle sentait trop profondément, elle avait le coup-d’œil trop juste, pour ne pas voir toute l’horreur de sa position.

L’heure accordée venait d’expirer, et Fenny la quitta. Crumwell lui avait ordonné de se rendre chez lui. — Vous avez vu cette fille ? — Oui. — Qu’en pensez-vous ? — Je crois qu’il est difficile de la condamner. — Et difficile aussi de l’absoudre… ! — Je ne sais comment la politique peut faire envisager sa faute. — Comme un crime d’état. — Mon père, je me tais. — Non, dites-moi, de quel sang la croyez-vous née ? — Je l’ignore ; je ne puis voir en elle qu’une éducation très-soignée, beaucoup d’élévation dans l’esprit, des manières délicates, et tout cela s’acquiert difficilement dans un dénuement absolu de fortune et d’état. — Cependant elle ne connaît pas ses parents ! — Il y a long-temps que des persécutions exercées tour à tour par différents partis, ont forcé tant de familles à s’expatrier, qu’il ne serait pas étonnant que cet enfant eût été déposé au moment d’une fuite précipitée, et abandonné ensuite par un enchaînement de malheurs. — Cet Écossais qui l’a élevée, a donc été assassiné ? — On le dit, et elle n’a reçu de lui aucune idée sur son origine. — Il fut tué dans un voyage qu’il avait entrepris, disait-il, pour lui rendre son état ? Elle en avait donc un ? — Cela paraît probable. — Il suffit ; je réfléchirai encore, et je prie dieu qu’en cherchant pour elle son esprit saint, il puisse m’inspirer selon le salut de l’état et la gloire de son nom.

Que répondre à ce langage ambigu qui ne faisait rien présumer de favorable ou de contraire ? Fenny demanda s’il lui serait permis de revoir Caroline. Il hésita, et finit par dire à sa fille qu’elle le saurait. Mistriss Claypole savait bien qu’elle avait dans les mains des preuves que les parents de Caroline avaient eu en leur possession des objets d’un grand prix, et qui annonçaient beaucoup de magnificence. Mais comme il n’était pas certain que ces joyaux trouvés dans la cassette de M. Melvil appartinssent à l’orpheline, comme Fenny ne pouvait démêler le vœu de son père en faisant de semblables questions, elle desirait au moins revoir Caroline, avant de faire usage de ces apparences de rang ou de fortune.

Crumwell avait été vivement frappé des charmes de cette innocente victime ; il fut intérieurement flatté de voir que Fenny Claypole sa fille favorite avait pris à elle un vif intérêt ; mais sans démêler la cause de l’aversion de milady Falcombridge, sans savoir si elle était fondée ou non, il redoutait ses clameurs et le tort qu’elle pouvait lui faire dans l’esprit de ses amis, et par suite dans l’armée, au sein de laquelle il remarquait un esprit de sédition qui l’inquiétait fortement. Il désira que milord Falcombridge vît la jeune prisonnière, afin d’opposer au-moins son suffrage à l’injuste haine de sa fille ; et afin de l’engager à son parti, il lui promit de ne point faire faire de recherches trop sévères sur l’imprudente fuite d’Amélia, et de lui laisser choisir sa retraite, soit en Angleterre, soit en pays étranger.

Lord Falcombridge qui, par caractère, n’était pas disposé à la rigueur ; qui par tendresse pour sa fille, l’était plutôt à favoriser une personne qu’elle aimait ; qui portait dans son ménage plus d’amour de la paix que de confiance dans les idées de sa femme, profita de la permission que le Protecteur lui donnait.

Un matin, Caroline à côté d’une fenêtre de sa prison, était assise devant une petite table sur laquelle était une bible ouverte ; elle ne lisait plus, elle tenait son mouchoir serré sur ses yeux, et au travers d’une main de la plus parfaite beauté, on voyait couler quelques larmes. Milord entre sur les pas du garde qui allait annoncer le gendre de Crumwell, il apperçoit cette femme intéressante dans cette attitude mélancolique ; il s’arrête, on le nomme, elle se lève soudain avec un geste d’effroi et découvre son visage. Milord fit un mouvement de surprise ; il a dit depuis qu’il sentit en la voyant un mélange de tendresse et de pitié dont lui-même fut surpris. Elle témoigna un profond respect, et tous deux s’assirent, sans oser ni l’un ni l’autre se parler, et à peine se regarder. Elle voyait un homme d’une très-belle figure, quoique plus âgé qu’elle ne le croyait, et qui portait dans ses traits l’image d’une parfaite tranquillité d’âme. C’est donc là, se disait-elle, l’époux malheureux d’une femme dépravée ! quels liens forme quelquefois l’hymen ! » Est-ce là, se disait-il, l’objet d’une haine si étrange ! Est-ce donc parce qu’elle est si jeune et si belle ? À quels caprices l’imagination d’une femme n’est-elle pas sujette !

Enfin on rompit le silence ; mais la question la plus simple qui se présentait de la part de tous ceux qui la voyaient, devenait encore bien plus embarrassante dans la bouche du lord ! Que dire au mari de sa rivale, surtout quand cet honnête homme lui demandait s’il était vrai qu’elle eût formé des desseins contre la vie d’Amélia. Frémissant de l’idée d’une pareille horreur, elle ne pouvait que nier une semblable allégation, et dire seulement que milady était étrangement abusée, mais qu’il était à craindre pour elle qu’elle ajoutât toujours plus de foi aux insinuations de sa confidente qu’à la justification d’une personne jetée dans le monde sans amis et sans protecteurs. — Vous en aurez, lui dit alors affectueusement lord Falcombridge, si, comme je le crois, votre présence a produit sur le Protecteur l’effet qu’elle produit sur moi, je vous garantirai de toute prévention contraire. Milady a des lumières ; ce n’est pas sans doute une femme ordinaire ; sa tendresse pour ma fille lui donne des droits sur mon cœur, mais non celui de vous accabler d’une haine dont je ne conçois pas le motif. — Ah ! Milord, si j’étais assez heureuse pour acquérir un protecteur tel que vous !… mais serait-ce bien moi qui oserais l’espérer ? et en disant ces mots les larmes de Caroline oppressaient son cœur, et coulaient sur son sein. Par un mouvement de reconnaissance bien naturel dans sa position, elle fléchit un genou devant lui et lui tendit les bras. Lord Falcombridge la relevant aussitôt, la serra contre son cœur, et mêlant ses pleurs aux siens : « Que vous êtes séduisante, lui dit-il ! ô Caroline ! où prenez-vous l’empire que vous avez sur tous ceux qui vous connaissent ? Adieu, ma fille, adieu, comptez sur moi, comptez désormais le père d’Amélia au nombre de vos amis.

Caroline éprouvait un extrême attendrissement de la bonté du lord Falcombridge. Sa présence avait été pour elle d’un prix inestimable ; elle le perdit de vue à regret, mais bientôt elle se souvint que sa principale vertu domestique était l’amour de la paix, c’est-à-dire, que son peu de caractère et les vices de sa femme auraient bientôt imposé silence à sa loyauté. Elle finit par le plaindre et par compter peu sur une semblable protection. Crumwell la vit une seconde fois, sans s’expliquer plus clairement avec elle ; mais elle fut encore mieux traitée dans la tour ; on veut pour elle plus d’égards, plus de soins ; on lui accorda tout ce qu’elle demandait pour charmer ses ennuis. Ce fut surtout à la peinture qu’elle donna la préférence. Cet art convient mieux peut-être que la musique à celui qui est accablé par le malheur. La musique a trop d’empire sur l’imagination ; elle tend trop à l’exaltation ; elle peut être quelquefois l’expression d’une douleur profonde, mais elle n’en est pas toujours le remède. Elle traça de mémoire sur la toile une image frappante de lady Amélia, et lorsqu’elle l’eut achevée, elle pria le gouverneur de la tour de la faire porter à milord Falcombridge qui la reçut avec transport et la fit voir à Crumwel. Cet ouvrage était frappant de ressemblance, et les couleurs étaient habilement maniées. Il admira ce talent dans une femme qui déjà lui avait paru au-dessus des femmes ordinaires. Il voulut faire à milord quelques ouvertures sur ce qu’il pensait ; mais ce fut avec tant d’ambiguïté, dans un style si entortillé, si éloigné de sa pensée, que son gendre ne comprit rien à son discours, sinon que Caroline n’avait pas à craindre beaucoup de rigueur.

Le mauvais succès de cette première harangue, détermina cependant le Protecteur à s’expliquer plus clairement à sa fille Fenny ; il alla lui-même dans sa retraite, et lui dit que l’esprit saint exigeait de lui une grande régularité de mœurs ; mais qu’il ne lui défendait pas les distractions permises aux plus simples citoyens ; qu’il connaissait bien le sens des préceptes, et la différence que les actes avaient souvent avec ce même précepte, mais que Dieu se manifestant à lui, ne lui avait pas interdit les joies humaines, puisque la chair étant faible et l’esprit fort, l’esprit faisait envers les sens ce qu’il faisait à l’égard de la lettre, puisqu’on disait ordinairement que la lettre tue, et que l’esprit vivifie ; que cependant Caroline était sans parents, et qu’en ce sens l’esprit ne pouvait vivifier ce qui n’existait pas ; que la suprême magistrature dont il était revêtu ne lui permettait pas, selon l’esprit de dieu, de vivifier ce que disait la lettre, mais que sous le sceau du secret il pouvait, sans causer de scandale, prononcer le mot qui en effet rendrait la vie à celui qui avait cru la perdre, et ferait naître la joie du paradis, à la place des peines de l’enfer ; qu’il la choisissait pour porter à la prisonnière des paroles douces comme le miel du désert, et de la préparer à ce que l’esprit du christ lui avait inspiré.

Fenny Claypole accoutumée au langage de son père, finit enfin par le comprendre. « Quoi, mon père, vous voudriez épouser Caroline ! — Vous m’ayez entendu, ma fille, lui dit-il, c’est une preuve que vous êtes inspirée comme moi, et je ne pense pas que ce mouvement de la grâce céleste puisse déplaire à ma famille. — Quant à moi, répondit mistriss Claypole, je n’y mets pas d’obstacle, mais je ne réponds pas de milady Falcombridge, ni de mes autres sœurs. — Vous savez que votre suffrage m’est plus cher que le leur, Fenny, et que je voudrais que l’esprit de dieu vous rendît plus accessible à la persuasion sur tous les points. — N’en parlons pas, mon père ; je vous supplie de ne pas essayer la discussion sur ces points dont vous parlez. — Soit, mais je vous charge de voir Caroline et de la pressentir sur mon projet, sans cependant le lui dévoiler en entier. On ne sait pas quelles inspirations peuvent venir à la suite de mes communications avec le christ. — Mon père, quand vous parlez d’épouser Caroline, permettez-moi de vous observer que le rang auquel vous êtes parvenu ne vous permet pas peut-être d’y élever une fille digne par ses vertus et son éducation d’un sort brillant, mais dénuée de ce titre que le plus pauvre apporte en naissant, puisqu’au moins il connaît son origine. — Si Dieu m’inspire en sa faveur, je sais aussi qu’il ne peut vouloir que je la reconnaisse publiquement.

Fenny pâlit à ce mot ; elle savait bien que Caroline ne serait pas la première femme que son père aurait trompée par les apparences d’une secrète union, et qui n’aurait, obtenu pour prix de sa confiance que le déshonneur, l’illégitimité de ses enfants, et même la prison, si l’on avait osé se plaindre. Crumwell essaya de la rassurer ; mais il ne put le faire, et si elle ne lui refusa pas de voir Caroline, ce fut par prudence, et pour se réserver le pouvoir de la conseiller. Fenny parlait peu de mœurs et de vertu ; ces mots ne sortaient point avec emphase de sa bouche ; elle n’avait pas besoin d’afficher ce qu’ils présentent d’idées aimables et douces ; elle était simplement ce qu’elle devait être, et tout le monde le savait. Il ne fallait pas au reste une grande austérité pour ne pas vouloir exposer une innocente fille à devenir la victime de sa crédulité. Elle vit donc sa jeune amie, et lui ayant porté la cassette de M. Melvil, elles examinèrent ensemble la variété des pierreries, la richesse du collier, comme celle des bagues et de l’aigrette ; et trouvant une boîte qu’autrefois Charles Goring n’avait pu forcer, mais qui, par cette difficulté même, inspirait une plus grande curiosité, elles cherchèrent en vain le secret. Fenny allait enfin la briser, lorsque le gouverneur de la tour annonça l’arrivée de Crumwel, et Caroline supplia Fenny de dérober à sa vue ces objets précieux.

Les passions du Protecteur fermentaient dans son sein avec trop de violence pour lui permettre de longs délais. Il venait s’expliquer avec Caroline, et pour la première fois, peut-être, il prit moins de détours pour arriver à son but, et fut assez concis pour se faire comprendre. Mistriss Claypole n’avait pas encore eu le temps de s’expliquer avec elle, de sorte qu’elle fut anéantie de la proposition de Crumwell. Qui doute qu’en ce moment le souvenir de Charles ne se présentât à sa pensée ? Mais elle sentit aussi qu’elle devait garder le silence à cet égard, répondre avec respect, et alléguer pour raisons d’un refus tout ce qu’elle pouvait dire contre elle même. Elle lui représenta donc l’obscurité de sa naissance, l’isolement de toute espèce de parenté et d’amis, le dénuement de toute fortune, de tout moyen d’existence, et le peu d’honneur que trouverait dans son alliance le chef de la nation anglaise. Elle ne se doutait pas que ce plan de défense, en accroissant l’estime du Protecteur, enfonçait plus avant le trait dont il était blessé. Il oublia ou voulut oublier qu’elle lui avait avoué son amour pour Charles Goring ; il réfuta tous ses arguments, et opposant sa volonté à cet égard, laquelle, disait-il, était une inspiration du christ qu’il avait longtemps cherchée avant de se déterminer, et qui ne lui défendait pas de prendre une compagne dont la société pût le délasser de ses travaux, il la quitta en lui disant qu’il allait préparer les voies du Seigneur, et disposer les esprits à lui voir accorder sa grâce, afin de la placer dans un lieu écarté, près de Londres, où il pût accomplir son dessein.

Il emmena mistriss Claypole avec lui, et laissa l’infortunée Caroline dans un abattement inexprimable. Elle avait compté un moment sur la pitié du Protecteur, mais son amour était pour elle le comble du malheur dans la position où elle était. Un refus positif était un arrêt de mort, et comment consentir à épouser Crumwell ? comment abandonner l’espoir d’être unie à Charles Goring ? comment trahir une foi jurée entre les mains de sa mère ? comment éteindre ce feu d’un amour vertueux, et comment ne pas voir l’échafaud sans frémir ? Quel moment que celui où il faudrait détromper Crumwell, et lui dire sans détour qu’elle n’était pas soumise à sa volonté ! Il ne lui restait plus qu’une espérance, c’était d’attendre qu’il l’eût fait sortir de la tour, qu’il l’eût mise apparemment dans quelque maison de campagne aux environs de Londres, et d’essayer encore de cette vie errante qu’elle menait depuis si longtemps. Elle s’arrêta enfin à ce projet, et se promit de commencer un cours de dissimulation. Quelquefois cependant elle craignait d’être gardée à vue dans la maison où elle serait logée ; mais enfin quitter la prison était un motif d’espérance, et l’espérance ne nous abandonne jamais.

Huit jours se passèrent cependant sans obtenir aucun éclaircissement du dehors ; elle était toujours de mieux en mieux traitée ; on lui témoignait même du respect. Le Protecteur lui envoya de riches étoffes à choisir ; elle s’en remit à son propre goût, et ne marqua nulle curiosité, nulle préférence. Elle ne revit plus Fenny Claypole, elle resta dans une solitude absolue ; l’impossibilité de confier à personne la foule d’idées dont elle était tourmentée la conduisit par degrés à un abattement profond ; immobile dans son triste appartement, elle n’agissait plus que machinalement. La pensée demeurait éteinte, le sentiment absorbé ; il n’y avait plus que des sensations. Elle était dans cet état quand les portes s’ouvrirent ; il entra deux officiers civils qui hui ordonnèrent de les suivre ; elle obéit, croyant qu’on allait la conduire au palais ; mais ce fut avec horreur qu’elle se vit transférer de la tour à la prison du banc public[1]. On l’y laissa sans lui donner aucune explication, et sans lui accorder aucune des douceurs dont elle jouissait à la tour. On la mit dans une chambre très-obscure ; on lui présenta des aliments sains à la vérité, mais non recherchés ; et les manières des geôliers étaient dures et grossières. Elle ne pouvait expliquer cette transition inattendue, et l’on juge bien qu’elle ne lui présageait que des maux incalculables. Deux jours se passèrent sans qu’aucun être parût s’intéresser à son existence ; mais le troisième jour tout lui fut expliqué par la présence de milady Falcombridge. Son nom la fit tressaillir ; elle se leva sans avoir la force de parler, et demeura debout, laissant libre l’unique siège qui fût dans sa misérable chambre. « Je viens savoir, lui dit cette femme, à quel titre vous avez prétendu vous faire des appuis auxquels il ne vous est pas permis de prétendre ! Quoi ! vous osez rechercher la protection du général Monk, celle du lord Falcombridge, de mistriss Claypole, et vous osez enfin prétendre même à séduire mon père ! Quelle est donc cette audace ? — Madame, si ma situation a pu inspirer quelqu’intérêt aux personnes que vous venez de nommer, en quoi suis-je coupable, et quel crime est-ce donc que de sauver sa vie, en démontrant son innocence ? — Est-il donc permis à une fille née dans la misère et l’opprobre, d’exciter l’attention des premiers personnages de l’état ?… — Dans la misère, Madame ! permettez-moi de vous dire que cela n’est pas exact ; je me rappèle confusément les deux premières années de ma vie ; la misère ne m’environnait pas alors, mais quand cela serait, elle n’est pas un opprobre. — Il y aurait déjà beaucoup de témérité à vous de solliciter artificieusement la bienveillance de ceux dont l’attention se doit à des objets d’une autre importance ; mais quand on est né comme vous d’une femme perdue… — Écoutez, Madame, reprit Caroline avec un peu de fierté, j’ignore qui étaient mes parents ; mais si j’étais comme vous le dites, le fruit de l’inconduite d’une mère, M. Melvil n’aurait pas élevé ma jeunesse avec tant de soin… — C’était aussi de sa part une folie de vous donner une telle éducation. Avec moins d’aveuglement, il devait penser que la fille de Deborah, tirée de Newgate, et de la fange de cette prison, n’obtiendrait jamais d’état, même dans la plus vile classe de la société. — Moi, fille de Deborah ! — Oui, telle est votre illustre origine ; oui, cette Deborah, jeune encore, fit à Londres un de ces voyages auxquels sont quelquefois forcées des filles de campagne. Abandonnée par un premier séducteur, livrée à la honte et à la misère, arrêtée, conduite dans les prisons, elle eut recours, je ne sais comment, à la bonté de M. Melvil ; il la retira d’un lieu infâme, la prit chez lui, et peu à peu oubliant avec elle cette sagesse dont il faisait profession, il se vit bientôt obligé de la marier afin de cacher ses propres fautes. Un homme du pays de cette femme consentit à devenir son époux, à être votre père, et reçut une dot proportionnée au sacrifice. Deborah fut renvoyée chez elle, et M. Melvil, n’osant vous nommer sa fille, fit la folie de vous élever au moins avec la même délicatesse… Arrêtez, Madame, et n’outragez pas la mémoire d’un homme de bien. Je n’ai point le bonheur de pouvoir donner le nom de père à M. Melvil. Il était incapable de faiblesse ; et quand je pourrais lui en supposer une, je sais qu’il n’aurait pas avili le lien du mariage, ni fait présent à un autre du fruit de sa propre inconduite. Peut-être suis-je fille de Deborah ; mais alors son époux est mon père ; elle a des parents dans le pays de Galles ; ses parents sont les miens, et quoique mes souvenirs ne s’accordent point avec ce que vous m’annoncez, malgré quelques indices qui peut-être s’accordent encore moins, je ne demande à Dieu que de m’indiquer une famille qui veuille me recevoir, et à Milord Protecteur, que de me rendre à cette famille, quelqu’obscure et misérable qu’elle puisse être ; si cela est vrai… — Encore un doute sur ce que j’ai la bonté de venir vous dire dans un lieu où je n’aurais jamais dû entrer ! — L’innocence l’habite quelquefois, Madame, et la bienfaisance ne rougit pas de venir la consoler ! — Je n’en rougis pas non plus, reprit milady, si l’on reçoit mes soins avec reconnaissance. Je ne vous reproche pas les projets qu’un fol orgueil vous avait fait adopter, ni la séduction que vous aviez employée envers mon père ; je pourrais croire qu’en effet votre origine vous était inconnue, si je ne vous avais pas trouvée avec Deborah, si Deborah n’avait pas tout quitté pour vous suivre, si elle ne s’était pas offerte au coup mortel pour vous réclamer ; mais cette conduite et votre attachement pour elle, sont des preuves sans réplique que toutes deux vous vous connaissiez parfaitement. — Je vous jure, Madame, que je n’eus jamais l’idée d’appartenir à Deborah. — Quoi, M. Melvil ne vous avait pas dit !… — Eh ! Madame, si j’avais connu ma mère, mon devoir ne m’aurait-il pas conduite auprès d’elle aussitôt après la mort de M. Melvil ! — Vous y avez été aussi. — Le hasard seul nous a réunies chez M. Law… — Et le hasard aussi l’a portée à vous suivre ?… Et vous avez vécu ensemble sans qu’elle vous ait parlé ?… — Je vous le jure, Deborah était peu communicative… — Vous n’en imposerez à personne par de semblables dénégations, et vous ne vous laverez pas de l’insolence d’avoir voulu entrer dans la famille de lady Goring, et ensuite dans celle du Protecteur de l’Angleterre. Non, ce sont des traits d’une audace qui mériterait sans doute un châtiment exemplaire. Mais lady Amélia veut que je les oublie ! — Lady Amélia est-elle donc rendue à milord son père ? — Vous devez penser que je n’ignore pas quel est le lieu qu’elle habite ! — Est-elle en sûreté ? — Sans doute. — Oh ! j’en bénis le ciel, cette nouvelle me console de tous mes maux, et je puis à présent vous demander, Madame, ce que vous voulez faire de moi. Quels que soient les parents qu’on veuille me faire connaître ou adopter, je les suivrai, je leur obéirai, je travaillerai sous leur toit agreste sans doute, et le souvenir de lady Amélia, et son estime, et son amitié, vivront avec moi et soutiendront mon courage. — Oui, reprit vivement milady Falcombridge, que sa résignation comblait de joie ; oui, lady Amélia vous protège encore auprès de moi ; elle veut que j’oublie vos offenses, mais elle est juste ; elle sent bien que vous devez cacher désormais votre existence ; elle veut que vous suiviez dans le pays de Galles le mari de votre mère ; et puisqu’enfin il vous avait adoptée, elle veut que vous reconnaissiez l’autorité que les lois lui donnent sur vous. Vous êtes mal préparée à des travaux rudes et laborieux, mais vous êtes jeune encore, et cet honnête homme en usera sans doute avec indulgence. Il est à Londres ; il est muni des papiers qui constatent votre état, et milord Falcombridge qui les a examinés, les a communiqués au Protecteur. Ainsi vous sortirez de cette prison pour suivre votre père ; allez ensevelir dans l’oubli vos folles prétentions, et souvenez-vous qu’on n’usurpe pas impunément au sein des familles illustres, un rang auquel on est monté quelquefois sans être issu d’un sang noble, mais du moins avec une origine qu’on pouvait avouer. Elle sortit à ces mots sans attendre de réponse. Caroline n’en aurait pu faire. Milord Falcombridge avait les papiers entre les mains ; il les avait examinés ! Crumwell, sans doute était convenu de leur évidence, puisqu’il abandonnait ses projets ! Mais comment expliquer la conduite de M. Melvil ? car M. Melvil n’était point son père ; M. Melvil ne s’était pas dégradé au point d’être l’amant d’une femme sans mœurs, et Deborah n’était point cette femme tirée d’un lien infâme ! c’étaient des calomnies que Milady inventait pour dégrader sa victime. Mais comment expliquer l’éducation que M. Melvil avait donnée à la fille de Deborah ? Que signifiaient ce voyage entrepris, disait-il, pour lui rendre son état, ces papiers, cette cassette, et ces objets précieux qui semblaient lui appartenir ? « Votre fortune est là, lui avait-il dit, et elle était fille de Deborah ! D’un autre côté, Caroline voyait dans le dévouement de cette femme les mêmes apparences que lady Adelina avait remarquées. Cependant elle ne lui avait dit autre chose, sinon qu’elle était envoyée par M. Law pour la tenir cachée à tous les regards dans les montagnes du pays de Galles. Eh ! pourquoi Deborah aurait-elle craint de nommer et d’avouer sa fille ? Cette idée la ramenait à craindre qu’en effet elle n’eût à rougir de sa naissance ; mais enfin, elle avait un père ; ce père la réclamait. Comparée à l’éducation qu’elle avait reçue, la vie qu’elle allait mener était horrible ; mais elle allait jouir de sa liberté. D’avance elle se dévouait à tout ce qui pouvait soulager la vieillesse d’un père, qu’elle supposait accablé d’une longue suite de travaux. Son cœur finit par se reposer sur cette idée pieuse ; elle se dit ensuite qu’elle devait obéir aux volontés de lady Amélia, qui apparemment savait qu’elle était réellement fille de Deborah, puisqu’elle lui ordonnait de suivre son père ; désormais le vœu le plus cher de l’infortunée était, en effet, de se dérober à tous les yeux, puisqu’il ne lui était plus permis de prétendre à la main de sir Charles Goring. Ce souvenir cependant faisait couler des larmes amères ; mais le moyen de ne pas se dire qu’on n’y pouvait plus penser ! Parmi les songes flatteurs qui bercent l’humanité, l’amour est sans doute celui dont l’attrait est le plus puissant ; et quand ses illusions disparaissent, il semble que l’âme n’est plus susceptible de mouvement, et que fugitive comme elles, elle va les suivre et s’évanouir à son tour. Ô Charles, s’écria-t-elle dans son désespoir ! Charles, il faut renoncer à toi ! Ô ma bienfaitrice ! ô mistriss Belmour, je ne vous verrai plus ! vous ignorerez le lieu qui recevra mes froides cendres ; jamais vos larmes ne mouilleront la pierre qui couvrira mon tombeau. Mon dernier soupir cherchera en vain les objets que j’adore ; il ne s’exhalera point sur votre sein, et personne ne vous dira que ma dernière pensée aura été pour l’amour et la reconnaissance !

En apprenant à Crumwell l’état de Caroline, milady Falcombridge avait cru renverser ses projets, mais elle n’avait fait que changer leur nature. Le Protecteur n’oublia point les charmes de cette fille qui, tombée à ses yeux dans une situation misérable, devait être pour lui une conquête plus facile ; il chargea un de ses confidents de la voir ; elle était toujours sous la main de la loi, comme complice de la fuite de Charles Stuart ; la mort présente à ses yeux, et le sort qui l’attendait dans une chaumière, devraient la rendre plus docile lorsqu’on lui présenterait une existence plus agréable. On ne sait s’il avait jamais eu le projet de lui donner en secret sa main et sa foi ; mais lorsqu’il fut assuré qu’elle était née d’un basse extraction, il prétendit en faire sa maîtresse. Caroline ne pouvait être ni séduite ni corrompue ; elle résista d’abord avec douceur, mais avec courage ; ensuite sa fierté irritée ne parut pas balancer entre le déshonneur et la mort. On lui représenta que ce serait une mort infâme ; elle répondit que cette infamie n’était que dans une opinion passagère comme l’esprit de parti, une opinion d’un moment, mais que son consentement serait une tache réelle. On lui dit, qu’avilie déjà par son état plus qu’équivoque, elle devait être moins scrupuleuse que toute autre. Elle répondit que son âme ne pouvait être avilie par les fautes de ses parents, s’ils en avaient commis ; que sa conscience lui appartenait, et qu’elle n’en ferait le sacrifice à personne. On osa lui dire, qu’en accompagnant dans sa fuite un prince qui n’avait pas une réputation de conduite fort sévère, elle avait déjà beaucoup hasardé la sienne ; elle dédaigna de répondre, et pria l’orateur subalterne de la laisser au moins mourir en paix. » Eh bien, elle mourra, répondit Crumwell, et il ordonna qu’on lui fît son procès. Elle le sut, et de ce moment elle parut plus tranquille, malgré la dureté avec laquelle elle fut traitée : elle souffrait sans se plaindre, sans gémir, et regardait enfin le terme fatal, comme celui des maux auxquels un aveugle destin l’avait condamnée.

Ô piété ! s’écriait-elle, ô religion ! vous me défendez d’attenter à ma vie, vous m’ordonnez de souffrir désormais des maux sans remède. J’adore les décrets d’une providence qui m’y a condamnée, et j’embrasse enfin avec joie l’arrêt qu’elle va dicter à des juges ou pervers ou trompés.

La veille du jour où elle devait comparaître, à peine les rayons de la lune pénétraient au travers des barreaux de sa prison ; couchée sur de la paille, elle était à demi assoupie ; un mouchoir était sur ses yeux que couvrait un de ses bras, lorsqu’elle se sentit touchée légèrement ; elle s’éveille, se lève sur son séant ; elle voit le geolier tenant une lanterne, éclairant deux hommes enveloppés chacun d’un large manteau et couverts de chapeaux qui ombrageaient leur figure ; elle veut s’écrier, sa voix expire sur ses lèvres ; l’un d’eux la prend par la main, sans ouvrir la bouche, se dépouille de son manteau, le place sur elle, l’en enveloppe avec soin, lui met sur la tête un chapeau semblable au sien, la confie à son compagnon, leur fait signe de sortir, et Caroline se trouve hors de la prison, et dans les rues de Londres, sans concevoir encore par quel enchantement. Appuyée sur le bras d’un homme qui l’entraîne plutôt qu’il ne la conduit, elle ne sait ni où elle est, ni ce qu’on veut faire d’elle ; elle marche d’un pas rapide, plus par instinct que par volonté, car il lui est impossible de rassembler deux idées. Elle parcourt un chemin assez long, arrive à l’extrémité d’un faubourg ; son guide frappe à une petite porte, on ouvre, une femme de quarante ans paraît avec de la lumière. » Ah ! je ne l’espérais pas, dit-elle en prenant Caroline par la main ; venez, Madame, venez vous reposer. Caroline était déjà dans une petite salle fort propre, commodément assise, elle voyait son hôtesse s’empresser à lui ôter ce qui devait la gêner, ou plutôt elle ne voyait rien, et ne pouvait que promener autour d’elle des regards incertains, quand son guide ayant ôté son chapeau, et laissé tomber son manteau, elle le fixa. » John Barclay ! s’écria-t-elle, où me conduisez-vous et d’où m’avez-vous tirée ? Le brave jeune homme s’abandonna un moment à sa joie d’avoir encore une fois sauvé l’amie de lady Amélia. Mais il ne put répondre à toutes les questions dont l’accabla Caroline, quand la surprise et la terreur eurent fait placé à un sentiment plus doux. Il fallait qu’il retournât en diligence, il fallait qu’il reparût afin d’éviter le soupçon. » Je vous laisse, lui dit-il, entre les mains de ma belle-mère ; elle n’en a que le nom, car je lui dois autant que je devrais à celle qui m’a donné le jour. Gardez qu’on ne vous voie… Un moment, John, de grâce ; qu’est devenu sir Charles ? — Sir Charles vit. — N’a-t-il point oublié la triste Caroline ? — Vous oublier, lui ! ah, ne le pensez pas ! — Et mistriss Belmour ? — Faible et languissante, elle n’aspire qu’a vous presser encore dans ses bras. — Et lady Amélia ? — Dans une retraite ignorée, mais libre et sans inquiétude, et toujours occupée de vous… — Ah ! c’en est assez, John, retournez puisqu’il le faut ; mes amis vivent, je suis satisfaite. Hélas ! je ne dois plus les revoir, mais ils m’aiment toujours, et c’en est assez pour que ma vie s’écoule avec moins d’amertume. — Je reviendrai demain, ajouta John, et je vous rendrai compte des événements qui nous ont séparés. Adieu, Madame.

Il reprit à ces mots son vêtement mystérieux, et disparut.

La belle-mère eut pour elle toutes les attentions que dicte à tous les hommes un cœur compatissant. Le plus rustique est susceptible de certaines nuances de délicatesse quand il est chargé d’un être souffrant. Caroline goûta quelque repos le reste de la nuit ; mais le soleil, qui depuis long-temps n’avait pas frappé ses yeux, vint à son réveil répandre une sorte d’amertume dans son âme. » Voilà, s’écria-t-elle en appercevant ses rayons, voilà l’ouvrage de la divinité ; elle distribue ses dons à tous les hommes : les hommes se les disputent entre eux, se les arrachent, comme si la nature, avare de ses bienfaits, ne présentait point assez de trésors à partager. Cette brillante lumière est un don de Dieu, les hommes ont fait des cachots. La terre est fertile, elle suffirait à ses habitants, ils la dévastent et la rendent stérile ; tous pourraient subsister, un petit nombre vit, le reste végète, languit et meurt. Ô Caroline, que possèdes-tu dans ce vaste univers ? une âme déchirée par le tourment de savoir aimer, et de se sentir repoussée du sein de ses amis par la misère et les préjugés ! » Le réveil est un moment délicieux pour celui qui n’éprouve aucune peine ; mais le malheureux qui compte ses jours par les souffrances de l’âme, s’effraye à la vue des heures qu’il va compter dans l’attente ou dans le sentiment des infortunes. Caroline se présenta devant la bonne femme d’un air abattu, et dans son impatience, elle trouvait Barclay trop lent à remplir sa promesse.

Il vint cependant, et les premières questions portèrent sur la séparation douloureuse qui avait été le signal de tant de malheurs ; Barclay avait été pris par les soldats qui, cherchant la trace de Charles Stuart, ne laissaient pas une route sans la parcourir, pas un bois sans le fouiller. » Le sommeil dans lequel vous étiez ensevelie vous dérobait à leurs regards, ils m’emmenèrent avec eux, et me conduisirent en prison, croyant que je pourrais donner quelques lumières sur la retraite du prince Charles. Vous savez que j’avais sur moi de l’or et des billets de banque ; me voyant arrêté, ne voulant compromettre ni vous, ni lady Amélia, ni mistriss Hartley, j’eus l’adresse de soustraire la lettre qui était adressée à cette dernière. Je prouvai que j’étais marchand, j’avais des caisses en route qui renfermaient des objets précieux. Henry Claypole n’était pas à Londres, mais lady Amélia arriva peu de jours après avec sa belle-mère ; elle apprit ma détention, elle me fit réclamer par son père. Heureusement j’étais le seul qui ne pouvait encourir la peine de désertion pour l’aventure de la chaumière, puisque j’avais déjà mon congé avant votre fuite, et ne fus employé que de bonne volonté à cette surveillance. Milord me fit rendre la liberté, aux conditions que je passerais en France, et je fus conduit à Plimouth. Mais j’arrivai dans un mauvais moment. Le Protecteur était irrité des mauvais succès des amiraux Pen et Venable dans les Indes occidentales, malgré leur conquête de la Jamaïque. L’Espagne irritée à son tour de notre manière d’opérer, et notre usage d’attaquer les propriétés des états, sans aucune déclaration de guerre, venait de faire saisir nos vaisseaux marchands, et de les retenir corps et biens. Le commerce était interrompu, plus de quinze cents bâtiments anglais étaient entre les mains de l’Espagne. L’amiral Blake allait partir pour l’expédition de Cadix, il avait besoin de matelots, je fus saisi, enrôlé de force, et placé sur le vaisseau amiral.

Quelle fut ma surprise, en arrivant à bord, d’appercevoir un jeune homme qui ne me parut pas inconnu ! Triste et pensif, il considérait les vagues et mesurait de l’œil cette vaste étendue qu’il était prêt à parcourir. Un officier s’approcha de lui avec bonté. » Vous avez des peines, lui dit-il, je ne suis pas étranger au malheur, confiez-vous à moi. Je puis quelque chose auprès de l’amiral, et j’adoucirai la rigueur de votre sort. — Le jeune homme leva les yeux sur l’officier, lui tendit la main, soupira, et ne répondit rien. » Charles Belmour ! m’écriai-je, en me précipitant vers lui. John Barclay, répondit-il, qu’as-tu fait de Caroline ? Hélas ! que pouvais-je lui dire ? je gardais un morne silence, il vous crut morte, et son premier mouvement fut de s’élancer dans les flots. Je pris sur moi de l’assurer que vous existiez, quoique je n’en eusse pas de certitude, et cette idée calma son désespoir. Cependant il fallut partir, mais le jeune officier, qui lui-même laissait à terre une amante, une jeune épouse enceinte de son premier enfant, et dont la douleur sympathisait avec celle de Charles Belmour, lui jura un amitié fraternelle, et me regardant avec intérêt, s’occupa de notre sort.

L’amiral Blake était trop éclairé pour ne pas mettre les hommes à leur place, et Charles n’était pas fait pour être matelot. » Et comment se trouvait-il sur ce vaisseau, demanda Caroline, les yeux baignés de larmes ? Que faisait-il en Angleterre ? où étais-je donc alors ? » — Il était tombé dans un piège odieux, reprit John. M. Tillotson, mistriss Belmour et lui étaient débarqués à Ostende ; de là, ils étaient passés en France, et s’étaient rendus à Fécamp, où ils ont acheté une retraite peu éloignée des bords de la mer.

Charles, les regards toujours fixés sur les lieux où vous respiriez, n’attendait qu’un moment favorable pour passer en Angleterre ; sa mère était tranquille, M. Tillotson veillait à ses besoins, Brigitte et Tomy étaient auprès d’elle ; il se croyait permis de revenir en ces lieux chercher son amie. Il ne fit confidence de son projet à personne, et ne s’en remit qu’à lui-même de trouver des moyens d’exécution. Comme il en était occupé, un pêcheur l’aborda un soir au bord de la mer, et lui demanda en anglais s’il n’était point Charles Belmour. — Oui, je le suis, que lui voulez-vous ? — J’ai hasardé d’aprocher de cette côte, dit-il, afin de vous trouver. Une belle fille vous attend dans l’île de Wight, et se propose de venir joindre votre famille, mais elle n’ose sans vous passer la mer ; elle dit qu’elle est exposée à de grands périls : elle est, dit-on, soupçonnée d’avoir favorisé la fuite du pauvre prince Charles, notre légitime souverain, et si vous n’avez pitié d’elle, ce n’est pas moi qui oserais tenter de la sauver, je risque déjà trop de lui avoir donné un asyle dans ma cabane… ! Vous l’avez retirée ! s’écria Charles, transporté de joie… ! Ah ! brave homme, de quel prix puis-je payer un semblable service ?… Tenez, voilà de l’or, c’est bien peu en comparaison du bien que vous me rendez ; voilà de l’or, et conduisez-moi sur-le-champ où respire mon infortunée Caroline. » Je ne puis repartir que demain, mes fils sont en course le long des côtes, et je vous attendrai volontiers dans la nuit au lever de la lune ; surtout, gardez-vous de parler de votre projet à personne. Je serais coupable de vous amener dans une île à peine soumise au nouveau maître, et la belle dame m’a dit que vous étiez un des proscrits… Si je veux bien, en sa faveur, courir quelque risque, il faut du moins que vous me gardiez le secret… Je vous le promets, lui répondit Charles… Suffit, reprit le pêcheur ; demain, au même lieu, à minuit, et dans quatre jours, je vous ramène ici même avec votre belle amie. Charles lui serra la main, et s’éloigna, livrant son cœur à la plus douce espérance. Le trajet était si court jusqu’à l’île de Wight ! le plaisir de remettre Caroline entre les bras de sa mère, était si pur, que lors même qu’il n’aurait pas fallu garder le secret au pêcheur, il aurait voulu le dérober à mistriss Belmour, pour augmenter le prix d’une telle jouissance. Cependant, celle-ci s’apperçut à souper que les yeux de son fils brillaient d’un feu depuis long-temps éteint par la tristesse ; elle remarqua sur ses joues un coloris plus vif, et sur ses lèvres un sourire qui n’était plus ordinaire. Elle le questionna vivement, et Charles, peu accoutumé à feindre, surtout avec son excellente mère, éprouva le plus cruel embarras. Il se vit plus d’une fois prêt à lui dévoiler ce mystère, mais il connaissait trop sa tendresse ; elle aurait voulu partir avec lui ; elle n’aurait pu se taire avec M. Tillotson, et cette idée, qu’elle ou lui voudraient accompagner sa marche, lui fit appercevoir les dangers que la joie lui avait cachés jusqu’alors. L’entreprise pouvait échouer ; un orage pouvait engloutir la barque et toutes ses espérances ; il pouvait être découvert dans l’île, et comment associer ou sa mère, ou M. Tillotson le seul appui qui lui restât, aux périls que la réflexion lui faisait envisager ! Il reprit alors l’air pensif auquel il était accoutumé depuis sa fuite et mistriss Belmour crut que l’air et l’exercice avaient seuls occasionné le changement qu’elle avait remarqué. Charles, tout entier à son projet, moins assuré du succès, mais déterminé à tout, prétexta le lendemain une partie de chasse avec des jeunes gens dont il avait fait connaissance, et se déroba dès le lendemain matin à l’œil curieux et pénétrant d’une mère.

À minuit, il était sur le rivage ; la barque parut, elle était conduite par le pêcheur et trois jeunes hommes qu’il lui présenta comme ses fils. Charles s’abandonne à son sort, et se croyant déjà près de revoir Caroline, il s’élance, et lui-même hâte le départ. Le ciel était couvert, la mer agitée : rien ne le frappe, rien ne l’avertit du danger ; cependant il augmente quand ils sont loin des terres de France. Battus par un vent contraire, plongés dans une obscurité profonde, ne voyant plus qu’à la lueur des éclairs, l’ouïe frappée du bruit des vagues confondu avec celui de la foudre, Charles crut mille fois périr dans cette traversée. Ses pensées errant sans cesse d’un bord à l’autre, se portaient sur tous deux avec un égal sentiment de tendresse et d’effroi ; il appelait alternativement sa mère et Caroline. En songeant à mistriss Belmour, il regrettait son imprudence ; en nomment Caroline, il ne songeait qu’à son amour.

On arrive enfin. Le pêcheur le conduit à une cabane proche du rivage ; on lui fait du feu, on lui fait changer ses habits trempés d’eau, il demande où est Caroline, pour toute réponse, les trois jeunes gens l’entourent, et lui déclarent qu’il est leur prisonnier. Charles indigné veut se défendre, mais il est sans armes, et les traîtres font briller le fer à ses yeux. Aux mouvements de son désespoir, ils ne répondent qu’en le raillant de sa crédulité, et le félicitant de sa bonne fortune en termes grossiers. On le laisse exhaler de vains transports de rage sans prendre le plus léger intérêt à lui, et quand ses forces sont épuisées, on lui ordonne de suivre ses gardiens ; toute résistance était inutile : il obéit. On le fit monter dans un chariot couvert, et on le conduisit vers un immense château, dont il apperçut de loin l’aspect lugubre : il remarqua bientôt qu’on entrait dans l’avenue, il en demanda le nom. » C’est le château de Carlsbroock, lui répondit un de ses conducteurs, c’est là que Charles Stuart a été renfermé, ses enfants y sont encore. » Comme il achevait ces mots, on passait sous les voûtes, les portes s’ouvrirent à un certain signal, et sir Charles fut invité à descendre. Plusieurs hommes se présentèrent, et lui firent signe de marcher sur leurs pas. On le conduisit à travers de longues galeries, et d’immenses salons, à une pièce beaucoup plus petite, mais fort obscure : c’était au déclin du jour. Il entre, et dans le fond il apperçoit une femme. » Voilà celle qui vous attend, lui dit un des domestiques qui le suivaient, » et à l’instant la porte se referma derrière lui. Un mouvement de joie s’empara de son âme inquiète, il crut voir Caroline ; il imagina qu’elle était prisonnière, il se crut appelé à briser ses fers. Il approche d’un pas précipité, et recule aussitôt d’épouvante en découvrant son erreur. Quelle était cette femme ? Il m’est permis de le présumer, mais sir Charles m’a tû son nom, et j’ignore également quel fut leur entretien. Seulement, lorsqu’il me racontait cette circonstance, il était encore effrayé, ses cheveux semblaient se hérisser, il croyait, me dit-il, voir encore autour de lui l’ombre de son père, dans ce château où avant sa mort il avait partagé la captivité de Charles Ier. Après quelques heures d’un état violent, il sortit et de cette chambre, et du château, et fut transporté en Angleterre ; il se vit enrôlé de force, et conduit à bord du vaisseau l’amiral, où le hasard me fit partager avec lui son infortune. Vous pouvez imaginer, Madame, dans quel désespoir je l’ai vu plus d’une fois réduit par un indigne artifice. Il avait cependant à se reprocher une aveugle crédulité ; il avait abandonné sa mère que l’inquiétude et la douleur pouvaient avoir privée du jour. » Peut-être elle expire, me disait-il quelquefois, en appelant un fils ingrat ! Caroline, errante et abandonnée, n’existe plus ; les flots m’environnent, et je n’ai pas le courage de chercher le repos dans leur sein. »

En parlant ainsi, il les fixait d’un œil égaré ; je ne le quittais point dans ces moments de délire, son nouvel ami lui répétait alors qu’il avait envoyé à sa femme l’instante prière de donner à mistriss Belmour, la connaissance du destin de son fils, et l’espoir consolateur se glissait encore au fond de son âme oppressée.

Les détails de l’expédition ne vous intéresseraient pas dans la position où vous êtes ; il vous suffira de savoir que devant Cadix, Charles Belmour ne négligea pas les intérêts de sa patrie. Quoique attachés tous deux à l’amiral en qualité de secrétaires, nous devînmes soldats quand la valeur et le nombre des ennemis voulurent qu’on leur opposât les armes, et sir Charles mérita plus d’une fois les témoignages d’estime de l’amiral et de ses officiers. À peine les trésors pris sur les galions furent-ils arrivés à Portsmouth, nous croyions jouir d’un moment de repos ; mais l’amiral Blacke apprit qu’une flotte de soixante vaisseaux, plus riche que la première, venait des Canaries, et faisait voile vers le continent. Il courut au devant d’elle, et la trouva dans la baye de Santa-Cruz ; mais elle y était dans une posture formidable. La baye était défendue par un fort château bien pourvu d’artillerie, et au milieu de sept autres petits forts unis par une ligne de communication, et bien approvisionnés de mousquéterie. Blake fut plutôt animé qu’intimidé par une aussi belle défense ; le vent secondait son courage, et après une résistance de quatre heures, les Espagnols abandonnèrent leurs vaisseaux : ils furent consumés par le feu avec tous leurs trésors. Ce fut alors que notre flotte courut le plus grand danger ; elle restait exposée au feu du château et des petits forts. Il fallait bien peu de temps pour nous anéantir, mais le vent qui nous avait conduits au milieu des ennemis, nous éloigna tout-à-coup de la baye, et nous laissâmes les Espagnols dans l’étonnement de notre audace et de notre bonheur. Charles ne quitta point l’amiral, et disait comme lui : » C’est toujours notre devoir de combattre pour notre patrie, dans quelques mains que puisse être son gouvernement. » Charles se fit aimer de ce vaillant et habile marin, et sans doute, son sort aurait changé, si Blake n’eût rendu le dernier soupir en arrivant dans sa patrie. Cependant, comme il l’avait recommandé à ses lieutenants, nous avons tous deux obtenu un congé, lui, pour revoir sa mère qui est inconnue à tous, et moi, pour venir à Londres où m’appelait le désir de vous chercher, et où j’ai encore le bonheur de vous délivrer.

» Il est donc auprès de sa mère, s’écria Caroline en essuyant ses pleurs ! — Votre cœur ne peut lui reprocher cette préférence, répondit Barclay ; c’était son premier devoir. — Ah ! je suis loin de la lui reprocher. Une mère telle que mistriss Belmour, doit être sans doute la première pensée, comme le premier besoin du cœur d’un fils. Ah ! qu’il rejoigne ma bienfaitrice, qu’il la console, la chérisse, et lui serve d’appui jusqu’à son dernier jour. Caroline n’est plus digne ni de lui ni d’elle. À ces mots, ses larmes recommencèrent à couler. L’amour n’inspire point la résignation au destin qui vous arrache à l’objet aimé. Cependant, Caroline s’apperçut que John avait changé de couleur à cette exclamation qui lui était échappée ; elle craignit un soupçon offensant pour elle, et se hâta d’instruire ce jeune homme de ce qu’elle avait appris de son origine, et de la résolution où elle était de fuir pour jamais un lien que l’opinion rendrait déshonorant pour sir Charles, sa mère et sa famille. » Jamais, dit-elle enfin, mon existence ne sera pour mes bienfaiteurs un sujet d’opprobre ; je serai digne de sir Charles en lui refusant ma main ; je cesserais de mériter la sienne en l’acceptant. Je dois lui dérober la connaissance de mon sort, et je m’ensevelirai dans le fond de l’Écosse ou de l’Irlande ; mistriss Claypole ne vous refusera point de me rendre les bijoux qui lui sont confiés. J’ignore à la vérité s’ils m’appartiènent, mais enfin, M. Melvil ne m’aurait jamais laissée dans la misère, et je crois pouvoir employer une petite partie de cette richesse à me procurer les premiers besoins d’une vie dure et solitaire. Oui, Barclay, j’irai dans un désert, inconnue à tous les humains, j’accourcirai par le travail la durée de mes jours, jusqu’au moment où la bonté céleste en viendra terminer le cours. » Barclay ne répondit rien, ses yeux étaient humides et baissés, il sentait la nécessité d’une pareille résolution, et ne trouvait aucun motif de s’y opposer. Il la supplia seulement de lui laisser le choix d’une retraite, et lui promit qu’elle serait impénétrable. Caroline éprouvait encore le besoin de connaître la main à qui elle devait sa liberté. Le secret m’est imposé, répondit le jeune homme, je ne puis le trahir. » Ah ! ce ne peut être que Henry Claypole, s’écria-t-elle, ne dissimulez pas avec moi. Chère lady Amélia, je reconnais votre amant, votre époux, je reconnais un cœur digne du vôtre ! Barclay se leva sans répondre, recommanda encore les plus grandes précautions, et disparut.



FIN DU TROISIÈME VOLUME.
  1. C’était la cour du banc du roi, qui avait pris ce nom depuis la mort de Charles Ier.