Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/16

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LÉOPOLD COLLIN, Libraire (5p. 1-63).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE XVI.



Peut-être il est temps d’expliquer comment Amélia était sortie de la forteresse. On se rappèle l’instant où le gouverneur crut devoir faire transférer la prisonnière dans le souterrain du château. Le trouble dans lequel était Lewis, à la suite de l’accident arrivé à Caroline, l’avait conduit au pied du rempart, vis-à-vis du fatal balcon. La trompette sonne, le signal se donne, l’attaque est commencée, le général rassemble ses troupes, l’appel se fait ; Lewis ne cherche pas à fuir le péril, mais seulement à n’être pas connu ; il se dérobait dans l’ombre et cherchait à tourner du côté de l’angle opposé à l’appartement d’Amélia, lorsqu’il croit appercevoir une porte extérieure s’ouvrir. Dix hommes bien armés se présentent, Lewis recule, et tire son épée ; mais il est entouré par eux, on le désarme, on le saisit ; le plus apparent d’entr’eux lui met une main sur la bouche. « Silence, dit-il, ou tu es mort ; tu as des intelligences ici : où est la prisonnière ? Conduis-nous, et tu es sûr de la vie au nom d’Amélia et de Sir Claypole. »

Qui êtes-vous, demanda Lewis ? Je ne livrerai pas Amélia, sans vous connaître, plutôt la mort. — Je suis Ruthwen, cousin et ami de Sir Henry. Lewis reconnut en effet ce jeune homme ; et quoiqu’il eût été du parti des rebelles, et que son père eût été tué à la bataille de Worcester, il le connaissait loyal et généreux.

Que ferez-vous de Lady Amélia, lui demanda-t-il cependant ? — Je jure de la conduire à ma mère, et de respecter son rang et sa vertu. — Je connais peu l’intérieur de ce château, répondit Lewis, j’y entre aujourd’hui seulement ; mais l’appartement est là, vous ne trouverez que des sentinelles éparses ; et toute la garnison est trop occupée au dehors, pour s’occuper de vous.

En ce moment un jeune enseigne passe, et les voyant ensemble dans l’obscurité, les prend pour des camarades, les appèle, et leur dit qu’il porte l’ordre de faire descendre la prisonnière. Lewis arrête le jeune Ruthwen, et lui indique Amélia, Sarah et un jeune homme qui doit être avec elle, et qui est venu aussi dans l’intention de la sauver.

Il reste en dehors pour veiller à ce qui peut arriver dans l’intervalle. Ruthwen et deux de ses amis entrent avec l’enseigne, les autres demeurent à la petite porte, et quelques minutes après, Lewis les voit repasser chargés chacun de leur fardeau. La porte est refermée ; Lewis se croit sûr que son jeune ami est sauvé avec Amélia ; il se mêle parmi les combattants, et l’on juge de quel étonnement il fut frappé lorsqu’après la victoire il retrouva Caroline, et fut instruit de son sexe et de son malheur.

La discrétion de cette aimable fille lui procura la liberté de sortir du château, et son premier soin, fut de joindre Sir Henry et de lui apprendre le sort d’Amélia. Henry lui procura les moyens de parvenir en secret, jusqu’au Lord Falcombridge, et de l’instruire du dévouement de Caroline, de la délivrance de sa fille, et du lieu de son séjour.

Milord le récompensa magnifiquement, et lui fit promettre un secret absolu sur cet événement, même à l’égard de milady ; et quand celle-ci avait affirmé à Caroline qu’elle connaissait la retraite d’Amélia, elle avait fait un nouveau mensonge pour autoriser ce qu’elle avançait à l’égard des réclamations de Maclean. Ruthwen fidèle à sa promesse, avait conduit sa belle prisonnière dans le fond de l’Écosse chez sa mère. Ce jeune homme était trop prudent pour se joindre aux désespérés qui à l’attaque du château, avaient voulu tenter le sort contre toute apparence ; il ne les avait suivis que dans la vue de délivrer la seule Amélia. On croyait généralement qu’elle avait contribué à la fuite de Charles II, et cet acte était pour les rebelles un motif d’intérêt qui la leur rendait chère.

Ruthwen connaissait le château : il savait que dans cette partie des fortifications, il y avait un endroit dégradé par lequel on pouvait s’introduire, en descendant les fossés, et que la petite porte ne tenait qu’à peine dans les joints de quelques pierres faciles à détacher. Il suivit les troupes qui marchaient contre l’entrée principale, et réussit dans son entreprise.

Malheureusement pour Caroline, il se trouva près d’Amélia au moment où elle fut enlevée, le fils du concierge qui lui offrait ses services, et Ruthwen, voyant un enfant de 14 ans avec elle et Sarah, enleva le jeune homme, et crut remplir les intentions de Lewis. Amélia étonnée, ne sachant ce qu’on voulait faire d’elle, ignorant si elle était conduite par les ordres de Monk, et transférée dans une autre prison, n’apprit que bien loin d’Édimbourg qu’elle était libre, et dans les mains d’un parent de Sir Henry.

Alors l’image de Caroline abandonnée, livrée à ses ennemis, et à la rigueur d’une loi sévère vint flétrir son âme généreuse. Elle se livra aux plus vifs regrets, elle voulait retourner au château, mais Ruthwen n’était pas disposé à sacrifier sa vie pour Caroline qui lui était inconnue, et il lui fit sentir qu’elle se perdrait, et le perdrait lui-même avec ses amis, sans être d’aucune utilité à celle qu’elle lui nommait.

À peine se vit-elle en sûreté près de la veuve du Lord Ruthwen, femme d’un âge avancé, d’un caractère respectable, qu’elle voulut écrire à son père, l’instruire de son sort, et lui recommander celui de Caroline. Mais Ruthwen ne jugea pas à propos de compromettre sitôt le secret de son entreprise, et le salut de sa famille. Ses amis étaient défaits ; ceux qui avaient échappé à la mort, errants et proscrits ; on ignorait complètement qu’il eût marché avec eux ; il ne croyait pas nécessaire d’en informer le gouvernement par une démarche hasardée ; il laissa l’aimable Amélia dans la persuasion que sa lettre avait été remise à son père ; et s’il fut informé des dangers que courait son amie, il les laissa long-temps ignorer. Il sut aussi lui persuader que la prudence de Milord lui défendait de lui écrire et de la voir, et Amélia, sans cesse agitée par de secrètes terreurs sur le compte de son amie, demeura cependant dans l’ignorance de son sort.

Cependant Adélina était agitée par des mouvements tumultueux ; la présence de ce vieillard qui avait voulu parler à son époux, l’avait jetée dans une espèce de délire. Lorsqu’elle avait couru chez son père pour lui demander de conclure le mariage de sa belle fille avec Henry Claypole, sa tête déjà égarée, le fut tout à fait par la présence de Charles Goring qui était conduit au Palais par une escorte nombreuse.

Avant d’y arriver, elle avait entendu circuler le bruit que Charles II était à Londres, et qu’il venait d’y être arrêté. Ce bruit était en effet venu d’un de ses gens à qui Will avait dépeint le compagnon de Caroline dans les champs de Worcester, et qui crut reconnaître le prince en appercevant Sir Charles. Il était venu rendre compte de cette découverte à sa maîtresse qui lui ordonna d’aller sur-le-champ faire cette déclaration aux Schériffs et Constables, en indiquant le lieu où l’on pourrait trouver le fugitif. Elle entre au palais de son père, et apperçoit Goring qu’elle a elle-même précipité dans les mains d’un ennemi.

Crumwell lui ordonna de l’attendre, et devant elle se fit amener le jeune Charles qui avait en effet quelques traits de ressemblance avec le Prince, mais auxquels le peuple seul pouvait s’arrêter. Il questionna le jeune homme qui lui montra plus de sang froid qu’on n’aurait dû l’attendre du fils de Lord Goring ; il ne parut devant lui, ni comme un lâche, ni comme un héros de théâtre. Il répondit avec franchise, ne déguisa point son nom, montra au Protecteur qu’il était soldat de la république, et lui prouva par différents papiers en règle, que l’amiral Blake avait rendu justice à son courage, et à sa conduite, et se proposait de la lui rendre aux yeux de l’état, s’il avait vécu. Crumwell examina scrupuleusement ces diverses copies des registres de la marine, sembla voir avec plaisir qu’un fils des nobles partisans de Charles II fût sous les drapeaux de son pays, lui promit de l’avancement, et le fit mettre en liberté.

Le jeune homme courut retrouver John Barclay qui n’avait pu le dérober à cette disgrâce, et ne croyait plus le revoir. « Ne croyez pas, lui dit-il, que mon cœur n’ait pas frémi à la vue du Protecteur, et que le souvenir de mon père n’ait pas exalté ma tête ; mais hélas, il me reste une mère, une amante et des amis, je me suis contenu ; quoique enrôlé par force, j’ai fait à ma patrie un serment que je dois tenir, et je la servirai, n’importe sous quels ordres. »

» Je suis libre, et je vais en profiter pour suivre Caroline. Barclay crut devoir alors lui raconter la découverte qu’on avait faite, et la destination malheureuse de celle qu’il aimait. Il lui dit qu’elle-même, reconnue fille de Deborah, adoptée, disait-on, par Maclean, ne croyait plus être digne de Lady Goring et de son fils, et ne désirait que de ne jamais revoir ceux qu’une pareille origine devait faire rougir. Sir Charles fut confondu à cette nouvelle, il réfléchit douloureusement.

Caroline née de parents obscurs, mais honnêtes, aurait toujours été Caroline ; mais la fille de M. Melvil et de Deborah, simplement reconnue par un homme de mœurs viles, semblait perdre les droits que ses vertus lui avaient acquis sur Charles et sa mère. Cependant l’amour ingénieux à fournir des armes contre l’austère raison, représenta bientôt à notre jeune amant, que ce n’était pas en Angleterre que le nœud devait être formé ; qu’en France, l’origine serait ignorée ; qu’on jugerait de la jeune épouse sur ses agréments et ses vertus ; qu’en lui donnant son nom, il réparerait l’erreur de la nature, et qu’enfin il donnerait à sa mère une fille de son choix.

Mais sa mère elle-même, que dirait-elle d’un père tel que Maclean, d’une mère telle qu’on avait présenté Deborah ? Charles préférait Caroline à toutes les femmes ; en serait-il ainsi de Lady Goring ? Barclay fut choisi pour lui porter une lettre de son fils. Il lui dit la vérité, il épancha son cœur dans celui de sa mère, il lui dit tout ce qu’un amant peut sentir et penser. Il finit par l’assurer d’une entière soumission à ses ordres : il ne pouvait quitter l’Angleterre sans la permission du Protecteur, et d’ailleurs il se réservait le droit de veiller sur la sûreté de sa chère Caroline. Il s’attacha particulièrement à Henry Claypole, et celui-ci crut pouvoir se permettre de le loger avec lui.

Après l’accident arrivé à milady Falcombridge, elle demeura vingt-quatre heures dans un état d’anéantissement presque total ; mais enfin ses esprits se ranimèrent ; elle se rappela ce qu’elle avait vu ; sa mémoire lui présenta Sir Charles Goring, et son désir de perdre Caroline en devint plus ardent. Mais lorsqu’elle fut bien informée des circonstances, elle sentit que la position du jeune homme avait changé. Elle le retrouvait au service de la république, sous la main du gouvernement, lié avec Henry Claypole, connu du Lord Falcombridge, et toujours plus attaché à l’aimable Caroline. Elle ne pouvait plus employer la force, il ne lui restait d’autre moyen de séparer ces jeunes amants qu’une profonde dissimulation, et une prodigalité sans bornes envers le père de Caroline.

Elle envoya chercher Henry Claypole, et apprenant que Crumwell avait consenti à son mariage avec Amélia, elle parut désirer ardemment que le nœud fût serré sans délai. Henry savait bien que son oncle ne voulait pas montrer au Protecteur une trop grande facilité à retrouver sa fille, et feignait au contraire de mettre des longueurs à des recherches qu’il ne prétendait faire finir que dans un temps donné : mais il n’en parut pas moins reconnaissant des bontés de Milady, qui après quelques jours, lui avoua dans un entretien amical et confidentiel, qu’elle était entièrement revenue de ses préventions contre miss Maclean ; qu’elle reconnaissait son erreur à son égard, plaignait ses malheurs, et regrétait surtout qu’une naissance reconnue abjecte, la plongeât dans une situation contre laquelle devaient se révolter les sentiments qu’elle avait reçus de la nature, et qu’une trop belle éducation avait développés. Elle ajouta que sans cette tache imprimée sur sa naissance, elle aurait pu espérer que Sir Charles aurait consenti à la prendre pour compagne, et que n’ayant plus aucun ressentiment contre elle, elle aurait favorisé ce mariage d’accord avec milord Falcombridge.

» Charles Goring, dit-elle, est déchu de tous les droits possibles au rang qu’ont tenu ses ancêtres ; il ne peut se flatter de parvenir tout au plus qu’aux grades inférieurs ; il lui est défendu de penser à aucune alliance brillante ; il aime cette jeune fille, et cette union peut-être aurait fait leur bonheur à tous deux ; mais j’ignore si lady Goring qui doit tenir à ses anciennes idées de grandeur, consentirait à voir épouser à son fils une personne flétrie dans l’opinion publique. »

Cet entretien, commencé plusieurs fois, laissa dans l’esprit de Henry la conviction que sa tante était sincère dans ses expressions. Il communiqua ses idées, à Sir Charles qui rejeta d’abord tout ce qui venait de Milady ; mais Henry fut si fortement convaincu par de longs discours tenus avec une apparence de franchise propre à séduire même des hommes plus expérimentés, que l’espoir se glissa dans l’âme de Sir Charles ; il demanda la permission de voir Adélina.

Elle n’en avait pas témoigné le désir, quoique ce fût l’objet de tous ses vœux. Elle le reçut sans embarras, en présence de son neveu, lui témoigna de l’intérêt, mais avec modération, et ce ne fut que tête à tête avec lui qu’elle s’expliqua, comme Sir Charles le raconta depuis à Caroline.

Lorsqu’il vit l’orgueil de cette femme humilié jusqu’à convenir de sa faute, et en demander l’oubli, il se sentit plus embarrassé qu’elle-même, et lui demanda pardon à son tour de ses injustes soupçons. Il lui montra une lettre qu’il avait reçue de sa mère.

Elle avait été informée du sort de Caroline, et elle mandait à son fils de la conduire auprès d’elle.

« Les hommes sont égaux, et les fautes personnelles, lui disait cette excellente mère. Nous sommes voués à cette heureuse médiocrité au sein de laquelle on peut être heureux, sans consulter les autres sur le genre de bien-être qui convient à notre cœur, à nos goûts, à nos besoins réels. Ce bien-être ne repose que sur le bonheur domestique. Malheur à celui qui foule aux pieds l’occasion de se l’assurer. Mon fils, amenez-moi notre Caroline, je l’adopte et vous la donne, sans consulter ni les hommes, ni leurs règles bizarres de conduite : vous jouirez de la vie que la plupart consument hors d’eux-mêmes, et dont ils regrètent le cours, lorsqu’arrivés au dernier moment, ils sentent qu’elle a constament été perdue pour eux. » Adelina qui aurait volontiers souri de pitié sur ce qu’elle aurait traité de beaux sentiments et de pitoyables sophismes, applaudit à la véritable philosophie qu’elle admirait, disait-elle, dans une femme du rang de Lady Goring, et promit à son fils l’appui de son époux ; mais avant d’employer ce dernier artifice, elle voulut éloigner Henry Claypole, de la crédulité duquel elle était d’autant moins sûre, qu’il pouvait à toute heure entretenir son oncle, et déjouer ses projets. Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte.

« Vous m’avez toujours caché, dit-elle à son mari, le lieu de la retraite d’Amélia ; mais sans doute vous le connaissez, et puisque vous avez le consentement de mon père pour un mariage que je désire avec tant d’ardeur, je crois qu’il n’est pas contraire aux lois de la décence, d’envoyer Henry lui-même chercher votre fille. C’est hâter pour ces aimables jeunes gens, un bonheur acheté par tant d’inquiétude, et vous pouvez faire partir avec lui quelque femme d’un âge qui maintiène autour de Lady Amélia ce decorum, qu’exigent sans doute son âge et son rang. Moi, j’irai les attendre au château de l’Hermitage, où le Protecteur veut que le lien soit formé ; vous, Milord, viendrez m’y joindre, et nous reviendrons tous à Londres. »

Milord ne pouvait voir dans cette demande, qu’une suite de l’amitié qu’elle avait toujours eue pour Amélia ; il souscrivit sans balancer à cet arrangement, et l’heureux Henry qui depuis peu avait avoué à son oncle, qu’il n’ignorait pas où était sa chère Amélia, reçut avec transport l’ordre d’aller lui porter l’heureuse nouvelle, et de conduire sa conquête au château de l’Hermitage.

Milord ne lui cacha point que c’était aux bontés de sa tante qu’il devait cette commission : Henry fut touché d’une vive reconnaissance, et ne manqua pas de la peindre à Sir Charles Goring, comme une femme revenue de toutes ses erreurs, et attentive à les réparer à force de bienfaisance. Il partit, et ne crut plus nécessaire de s’occuper du secret de Caroline. Depuis peu Lewis et Barclay avaient reçu de Milord un ordre secret, pour un voyage dont Henry ne connaissait ni le but ni le terme ; mais comme il croyait fermement à la conversion d’Adelina, il fit un tendre adieu à son ami, et tous deux se quittèrent en croyant que la même journée verrait célébrer un double mariage, et assurerait leur bonheur.

Dès que Henry eut quitté Londres, Milady fit aussi les préparatifs de son voyage ; et assurant sir Charles que Mylord consentait à le recevoir au château avec Caroline, elle lui persuada cependant que la crainte de déplaire à Crumwell le forçait à ne donner que tacitement son aveu ; mais qu’une fois arrivée à l’Hermitage, il aurait une cause légitime, en alléguant que les deux jeunes gens étaient venus se jeter entre ses bras, demander sa protection, et que par respect pour les mœurs, il n’avait pas cru devoir leur refuser de les unir légitimement. La bienveillance avec laquelle Milord accueillait sir Charles, la complaisance qu’il témoignait en parlant de cette Caroline qu’il semblait aimer, tout venait à l’appui des discours séduisants de Milady, et sir Charles n’était que trop fondé à se croire déjà possesseur de celle qu’il aimait. On voit comment ces deux victimes tombèrent dans un piège si adroitement tendu, et le succès avait enfin couronné la jalouse haine d’une femme à qui nul crime ne pouvait plus coûter, puisque dès long-temps elle avait perdu l’honneur.

Cependant quoique la vie de Caroline fût désormais entre ses mains, l’état de sir Charles continuait à l’embarrasser beaucoup. Son intention n’avait jamais été de le perdre, on l’a déjà dit ; mais elle n’avait pas prévu l’état où il tomberait au moment où elle ferait disparaître Caroline. Aux transports de son impuissante rage avait succédé un anéantissement total de toutes facultés morales. Des souvenirs confus étaient seuls capables d’agiter ses esprits, mais tous avaient Caroline pour objet, tous retraçaient la perte qu’il avait faite, et ses discours sans ordre et sans suite déploraient son sort, et accusaient sans ménagement l’auteur de ses maux. On pouvait bien en imposer au médecin par la fable qu’on lui avait faite, mais il n’était pas aussi facile de tromper Milord, et surtout Amélia et sir Henry. Le médecin ne paraisait pas même assez crédule au gré de cette femme hardie. Elle imagina de faire transporter le malade dans la maison qu’avait habitée sa mère ; elle en parla au docteur, qui n’était nullement de cet avis ; mais elle voulut être obéie, et le médecin finit par y consentir, aux conditions qu’il lui serait permis de s’y établir avec lui. Cette demande étonna Milady, mais, d’après l’intérêt qu’elle avait témoigné pour ce jeune homme, son prétendu parent, comment refuser une offre de cette espèce ? D’ailleurs, quand Mylord arriverait au château en même temps que sa fille et son gendre, il serait peut-être occupé d’une cérémonie touchante pour le cœur d’un père, et ensuite trop pressé de retourner à Londres pour s’inquiéter de ce qui pouvait se passer au dehors. Le mariage accompli, ce mariage auquel elle attachait un si grand prix, elle se proposait d’être malade au moment du départ, de différer le sien, de laisser les jeunes époux sous la conduite de leur père, et de demeurer auprès de sir Charles. Celui-ci se vit amener dans la maison de sa mère, dans le lieu où il avait transporté Caroline mourante, où il l’avait connue, où il l’avait aimée. Les meubles y étaient encore ; il parut frappé d’étonnement, promena de longs regards sur tout ce qui l’entourait ; il semblait sourire en considérant quelquefois l’alcôve de la chambre où couchait lady Goring, mais il ne prononçait que quelques mots entrecoupés ; il nommait sa mère, ensuite Caroline ; quelquefois il versait des larmes ; l’instant d’après il riait par mouvements convulsifs, car ses yeux appesantis ne prenaient pas alors le caractère de la gaîté. Plus souvent il parlait sans suite, les mêmes noms erraient sur ses lèvres, mais on ne pouvait en rien recueillir de relatif à la position de ceux qui occasionnaient ses plaintes et ses regrets ; et lorsque les accès d’une fièvre ardente revenaient le saisir, il n’était plus possible de distinguer ses accents. Le docteur était rempli d’humanité, et doué d’une sagacité qui l’empêchait de croire pieusement à ce que lui disait Adelina. Elle avait annoncé que ce jeune homme était sous sa dépendance, et sir Charles parlait toujours de sa mère ; il lui semblait que cette mère devait avoir des droits, et qu’au moins elle devrait être avertie de l’état où était son fils. S’étant apperçu de la crainte qu’on avait que Milord nr le trouvât au château, il était résolu d’attendre son arrivée pour le consulter, et croyait devoir garder son malade à vue, afin qu’on ne pût le transférer ailleurs.

Cependant la muète avait toujours les mêmes soins de la triste Caroline. Ses attentions la faisaient exister ; elle vivait, c’était tout ce qu’on pouvait dire dans l’état où elle était réduite. Le père de la jeune fille devait son existence à Milady. Sur ses pressantes recommandations, Milord l’avait fait venir du village où elle était née. Il l’avait chargé de l’administration intérieure du château et des terres qui en dépendaient, et non content de le payer libéralement, il avait assuré à sa fille une rente qui devait la mettre à l’abri de la misère, lorsqu’elle aurait le malheur de perdre ses parents. En se confiant à elle, Adelina, se croyait bien sûre d’un secret qu’elle ne pouvait révéler. Se croyant l’arbitre de l’état du père, elle ne lui communiquait encore que la moitié de ses projets et de ses actions : Philips n’apportait cependant aucune résistance, et acceptait les dons fréquents et considérables par lesquels elle croyait acheter son obéissance. Une fois qu’il les avait reçus, elle était persuadée que son propre intérêt le forçait à cacher les crimes dont il se rendait complice.

Comme elle n’ignorait pas que milord Falcombridge avait dirigé la main qui avait arraché Caroline à ses agents sur les bords de la mer, et qu’elle craignait qu’il n’eût connaissance de son départ de la cabane, elle crut prévenir les soupçons en lui écrivant qu’elle avait passé par cette chaumière, afin de la voir et d’adoucir son sort, mais qu’elle ne l’y avait plus trouvée ; que Maclean l’avait assurée qu’elle l’avait quitté depuis peu pour suivre un jeune homme ; que peut-être c’était sir Charles ou un autre ; et qu’enfin les personnes qui jusque-là lui avaient témoigné de l’intérêt se trouvaient dispensées de s’occuper d’elle. On ne savait point que sir Charles était parti avec elle ; d’après ses ordres, il avait demandé à ses chefs la permission d’aller voir une jeune personne qui intéressait sa mère, et ne l’avait rejointe que hors de Londres ; ce qui devait accréditer le doute qu’elle semblait former sur la fuite de Caroline avec lui. Cette fable la tranquillisait sur les démarches de Milord, qui ne pouvait, croyait-elle, prendre un intérêt assez vif à cette fille pour aller au-delà d’un rapport fait avec une apparence de bonhommie. Peut-être n’avait-elle pas encore résolu de trancher les jours de sa captivé ; mais la réponse à cette lettre, qu’elle croyait si adroitement conçue, la détermina. Elle était effrayante : « Je suis fâché, lui disait-il, que vous ignoriez où est Caroline. Je comptais, je l’avoue, la trouver à L’Hermitage ; c’est du moins ce que plusieurs m’avaient assuré, entre autres, Molly et Maclean. » Non, non il ne la verra pas, s’écria-t-elle dans un transport de fureur, non, jamais il ne la reverra ! Elle parlait ainsi devant la muète, en qui l’habitude de suppléer aux deux sens qui lui manquaient, par celui de la vue, avait rendu celui-ci extrêmement perçant. Elle savait comprendre le mouvement des lèvres. Elle remarqua la sombre rougeur qui colorait le visage d’Adelina : elle résolut de l’observer, et de connaître ses desseins sur la prisonnière.

Il était près de minuit ; tout à coup un geste impérieux renvoya la jeune fille, mais elle ne s’écarta point ; elle vit Adelina entrer dans un cabinet obscur ; elle l’en vit ressortir pâle et tremblante. Elle tenait une lampe, un flambeau, une fiole, un poignard dans les mains. Elle la vit passer au détour d’un escalier où elle s’était blottie derrière une statue. Milady marcha presque sur son tablier, mais elle ne voyait rien, tant elle semblait égarée. Elle s’enfonce dans les corridors du souterrain ; elle veut ouvrir la porte ; la clef vacille dans sa main tremblante. Elle parvient enfin à trouver la serrure, mais la porte résiste, et l’effort qu’elle fait pour l’ouvrir détache une pierre assez grosse qui, de la voûte, vient tomber à ses pieds. Cet incident, que le hasard seul avait amené, trouble cette âme criminelle ; elle recule, ne peut se soutenir, et tombe à genoux. Mais cet accablement dure peu ; elle se relève avec pétulance, elle entre, elle est auprès de la paille qui sert de lit. Quel contraste ! égarée, furieuse, des mouvements tumultueux agitent son sein ! Caroline dort en paix. Une Furie lui apporte la mort ! Le sommeil de l’innocence suspend ses douleurs, et porte le calme dans tous ses sens. Un songe lui rappèle sans doute quelque image chérie, elle sourit ! Adelina frémit, fait un geste de triomphe, pose auprès d’elle sa petite bouteille, écarte avec soin toute autre boisson, lui laisse sa lampe, allume son flambeau, et se hâte de sortir. Caroline ne s’était point éveillée ; la muète, qui avait tout vu, fut obligée de se jeter du côté opposé du corridor pour laisser sortir sa maîtresse, et demeura dans une anxiété terrible. Comment avertir l’infortunée de ne pas goûter de cette liqueur perfide, placée là sans doute pour l’inviter à la boire à son réveil ! Armée d’un poignard dont elle ne fit point d’usage, sans doute si elle eût trouvé sa victime éveillée, elle l’aurait forcée à choisir entre le fer et le poison. La jeune fille comprit parfaitement ce qui se serait passé. Mais sa mort n’était que retardée, et comment l’en garantir ! Ordinairement Milady lui confiait les clefs et les provisions vers le milieu de la nuit, mais Caroline n’avait plus besoin d’elle. Encore une fois, comment avertir l’infortunée, n’ayant point de voix pour se faire entendre ! Hors d’elle-même, elle suit la coupable, elle passe par un autre escalier, et la devance dans l’appartement où elle semble l’avoir attendue. Heureusement l’âme la plus atroce n’est jamais tranquille au moment où elle vient de commettre un crime. Adelina venait de poser les clefs sur un sopha, où elle s’était jetée. Un tremblement involontaire agitait ses membres ; elle regardait autour d’elle, elle apperçoit la muète, veut fuir un regard qui lui semble celui d’un juge, se lève précipitamment, et court s’enfermer au fond de son appartement. La jeune fille se jète sur les clefs, se précipite dans l’escalier, et arrive hors d’haleine. Il était temps. Caroline, assise sur son grabat, avait cru sans doute que c’était à elle qu’elle devait cette attention ; elle tenait une coupe remplie de la liqueur empoisonnée, prête à la faire couler dans ses veines : lui arracher la coupe, la bouteille, les jeter loin d’elle, la prendre par la main, lui faire signe de prendre la lampe, et la conduire à la porte de son cachot, fut l’affaire d’un instant. La même clef ouvrait une grille de fer à peu de distance ; elle lui montre un long corridor obscur, lui remet une autre clef, et lui fait signe de fuir. Caroline la regarde d’abord en silence ; puis, sans penser qu’elle ne pouvait l’entendre, elle lui répète à plusieurs fois : Où irai-je ? Au nom de Dieu, où voulez-vous que j’aille ? Les gestes de la jeune fille lui peignaient le désespoir où elle était de ne pouvoir s’exprimer. Elle lui disait de fuir de mille manières différentes, lui reprenait la clef, lui indiquait qu’elle trouverait une autre porte, et puis étendait ses bras pour montrer qu’alors elle se trouverait dans un grand espace. Enfin, elle l’embrasse en pleurant, lui montre encore le chemin, et la quitte aussi précipitamment qu’elle était venue. Caroline se décide à entrer sous la voûte obscure ; d’abord elle marche sans rencontrer d’obstacle, mais, après avoir fait cent pas, la voûte cessait, et le corridor devenait si étroit et si bas, qu’elle fut obligée de marcher d’abord courbée, ensuite presque couchée, faisant voyager sa lampe avec une de ses mains à quelques pas devant elle ; tandis qu’elle se soutenait de l’autre, en se déchirant les bras et les genoux sur les pierres dont elle était entourée. Il fallait avoir à fuir une mort violente et certaine pour conserver le courage de franchir de pareils obstacles. Un air frais, qui vint la frapper tout à coup, lui indiqua qu’elle approchait du terme de cette terrible position. En effet, elle apperçoit une autre grille extrêmement basse, sous laquelle il fallait aussi passer en se courbant beaucoup. La clef l’ouvre sans difficulté ; mais comment franchir ce passage ? c’était un égout par lequel s’écoulaient les eaux des bâtiments supérieurs, car il se trouvait à l’extrémité du château. Toute la longueur du souterrain lui avait paru en effet humide, et dans quelques endroits elle avait trouvé des creux remplis d’eau ; mais là toutes les eaux s’amassaient, et coulaient lentement dans un fossé, peu profond à la vérité, mais qu’il fallait encore franchir. Cependant, elle était presque dans les champs, la liberté devenait le prix d’un dernier effort de courage ; elle se repose un moment ; elle éteint sa lampe, dont la clarté pouvait la trahir ; et, cherchant autour d’elle à la faible lueur d’un crépuscule naissant, elle trouve des pierres dont le volume n’était pas au dessus de sa force, les roule dans le fossé bourbeux, et s’en fait un pont à l’aide duquel elle le traverse ; alors elle rassemble ses forces, et d’une marche rapide elle parcourt la campagne sans savoir où elle va, mais espérant trouver quelque hameau, où la cabane d’un paysan lui servirait d’asile. Elle arrive enfin au grand jour, et apperçoit une rivière qu’elle ne connaît pas, et qui coulait à une grande profondeur entre deux hautes montagnes. À quelque distance, elle découvre quelques chaumières épaisses dans lesquelles elle se flatte de trouver un peu de lait pour réparer ses forces épuisées. Alors elle ose regarder en arrière ; elle apperçoit le sommet des tours du château à une grande distance, et personne ne venait par les sentiers découverts qu’elle avait parcourus ; elle s’assit sur la crête de la montagne, et tenta de reprendre haleine. En considérant le désordre de son habillement, elle ne savait comment implorer le secours des villageois, couverte d’habits en lambeaux, les bras et les mains déchirés, les pieds mouillés et blessés en plusieurs endroits. Je ne causerai que de l’effroi, se disait-elle, on me croira échappée d’une caverne de brigands ; mais il me reste de l’or, et avec ce métal on calme les terreurs populaires. En effet, elle avait emporté de chez Maclean deux pièces d’or et quelque monnaie. Elle avait le portrait de lady Goring ; et les diamants qui l’entouraient, quoique d’un prix médiocre, pouvaient lui être utiles ; il était suspendu à son cou par un ruban ; car Adelina n’en avait aucune connaissance ; convaincue qu’elle ne pourrait séduire la geolière dont elle avait fait choix, elle n’avait pas songé à lui ôter le peu de moyens qui pouvaient être en ses mains. En calculant avec elle-même, ceux de se procurer un abri et la subsistance, Caroline cherche ses trésors. Le comble du désespoir l’attendait là ; elle s’apperçoit que le ruban qui suspendait le portrait était cassé, le portrait, l’or et l’argent avaient disparu ; il ne lui restait rien au monde que ses vêtements déchirés, et l’apparence fâcheuse qu’ils lui donnaient. Le froid de la mort se glisse en son sein et parcourt toutes ses veines ; elle demeure immobile, n’osant mesurer l’abîme dans lequel elle est plongée. Rien, rien dans l’univers, plus de pitié à implorer, plus de refuge, plus d’espoir ! Une soif ardente, une faim dévorante, et nul moyen de se procurer un remède à ces maux ! Retourner sur ses pas, rentrer sous ces sombres voûtes où sans doute elle avait tout perdu, elle n’en avait plus ni la force, ni le courage. Le soleil était caché sous des nuages épais ; bientôt l’infortunée se sentit pénétrer par une petite pluie très-froide, qui ajouta encore à son abattement. C’en est fait, se dit-elle, il faut mourir ici. En ce moment, sur la route, à trente pas d’elle, passe une voiture précédée par deux courriers. Le bruit la fait tressaillir ; sa tête s’égare : elle ne se donne pas le temps d’examiner d’où vient cette voiture, ni la direction qu’elle prend ; elle croit qu’Adelina la fait poursuivre, elle se croit retombée. en son pouvoir. Ô mon Dieu ! pardonnez-moi, s’écrie-t-elle, je ne recevrai point la mort des mains d’une odieuse rivale. Elle dit, et s’élance dans les flots, qui se referment sur elle, et qui, agités par un grand vent, roulent au loin, et l’entraînent avec eux.