Américains et Japonais/VI

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A. Colin (p. 285-392).

CHAPITRE VI

ÉTATS-UNIS ET JAPON

Le 16 décembre 1907, 16 cuirassés américains, après avoir été passés en revue à Hampton-Roads par le président Roosevelt, sont partis pour le Pacifique, sous le commandement du contre-amiral Evans. Démentie d’abord, puis justifiée maladroitement, énergiquement confirmée enfin, la nouvelle, depuis sa publication au début de juillet 1907, a été anxieusement commentée. Croisière d’entraînement ou démonstration au bénéfice des Californiens : quel Américain se fie encore à ces prétextes ? Les houles et les espaces atlantiques suffisaient jusqu’ici à éprouver matériel et équipages ; à qui fera-t-on croire qu’un voyage de 14 000 milles, entrepris, en temps de paix, par une escadre active, dûment préparée et réparée, marchant à 10 nœuds, pouvant s’arrêter pour charbonner dans les ports ou les baies d’un continent toujours proche, va constituer une expérience si hardie et si neuve qu’elle justifie cinquante millions de dépenses et un complet changement dans l’organisation navale des États-Unis ? Le rivage californien est américain aussi bien que le rivage du Massachussetts ; mais pourquoi transférer d’un coup, sur cette côte que quelques croiseurs suffisaient à protéger, toute la flotte américaine, et cela au moment où les relations des États-Unis avec le Japon n’étaient pas normales ? Le gouvernement fédéral avait-il de si pressants motifs d’être agréable aux gens de San Francisco ?

Départ de la flotte, élection prochaine d’un président : les adversaires de M. Roosevelt n’ont pas manqué de rapprocher ces deux faits : « La croisière dans le Pacifique ne marque-t-elle pas l’ouverture de la campagne présidentielle ? » demandait The World. Les bateaux arriveront à San Francisco vers la mi-avril 1908 et feront leurs tirs d’essai au moment où l’on commencera d’élire les délégués à la Convention nationale, qui choisira le candidat républicain à la Présidence : la visite de la flotte en divers États du Pacifique pourra regagner des voix au parti républicain. En cas de complications internationales, la réélection de M. Roosevelt serait acclamée. Des milliers d’orateurs, des milliers de journalistes surgiraient pour expliquer aux électeurs qu’en cette crise ils doivent conserver leur président ou élire son candidat… « Quelle différence d’ouvrir une campagne présidentielle avec des discours ou de l’ouvrir à coups de canons, tonnés par 16 cuirassés de premier rang ! »

Approuvé par tous les journaux de l’Ouest, par le New-York Herald et ses correspondants de province et par les feuilles jingoïstes de M. Hearst, ce projet a été critiqué violemment par les grands journaux conservateurs de New-York, The Times, The World, The Evening Post, et surtout the Sun : « Envoyez la flotte dans le Pacifique, car la guerre est inévitable et il faut être prêt. » — « Si vous faites partir la flotte, la guerre devient inévitable : c’est une provocation, une mesure d’agression. » Dans les deux thèses, envoi de la flotte et guerre furent termes toujours liés.

En février 1907, à une délégation de San Francisco, le président Roosevelt laissait entendre que si la réintégration des Japonais, exclus des public-schools, n’était pas accordée, une guerre avec le Japon était à craindre : « Pourquoi n’envoyez-vous pas la flotte ? demandèrent les Californiens. — Cet envoi précipiterait la guerre », répliqua le Président. Il faut donc croire que des raisons très graves — attitude du Japon dans les négociations pour réglementer l’émigration ; absence de tout effort de Tôkyô pour arrêter les départs des coolies vers les pays adjacents des États-Unis — ont imposé en juillet 1907 au président Roosevelt cette mesure extrême qu’il repoussait en février ; mais n’est-il pas à craindre que les représentants de l’Ouest au Congrès ne demandent avec un renouveau de fermeté des lois d’exclusion contre les Japonais, que les ligues antiasiatiques, encouragées par cet envoi de la flotte, ne rouvrent une campagne de meetings et de pétitions, agréable aux Blancs sans travail et que les agitateurs de San Francisco ne profitent de la présence de milliers de marins pour reprendre leurs manifestations antijaponaises ?

À Washington, le monde officiel — sauf les marins — ne croit pas à la guerre : Japonais et Américains, de si bons amis ! Mais on agit comme si l’on croyait qu’on est à la merci d’un incident et qu’il ne faudrait pas, pris au dépourvu, comme jadis la Chine ou naguère la Russie, laisser aux Japonais le choix du moment ; on dit que toutes les précautions s’imposent d’ici dix ans, jusqu’à l’ouverture de Panama.

Cette expérience doit démontrer la possibilité de transférer une flotte très importante d’un océan dans l’autre. Les bateaux rentreront ensuite dans l’Atlantique. Mais le gouvernement juge qu’il importe d’augmenter considérablement les forces navales. Que l’on mesure le chemin parcouru en dix mois ! Dans son message du 3 décembre 1906, le président Roosevelt disait :

Je ne demande pas que nous continuions à accroître notre marine. Je demande simplement que sa force actuelle soit maintenue. Cela ne se peut que si nous remplaçons les bateaux démodés et fatigués par de nouvelles et bonnes unités, égales aux navires en service de n’importe quelle marine étrangère.

Et voici que, parlant à Cairo (Illinois) en octobre 1907, le Président déclare que les guerres modernes ne durent pas assez longtemps, pour que les belligérants aient le temps de construire un seul cuirassé :

Donc tenons-nous prêts, ayons une forte marine et rendons évident que si nous désirons la paix, c’est que nous la considérons comme un bien, et non par faiblesse et timidité. Nous avons sur deux océans des côtes très étendues. Pour repousser toute attaque, il leur faut des fortifications. Mais le meilleur moyen de parer une attaque est de frapper soi-même. Aucun combat ne fut jamais gagné sans frapper et nous ne pouvons frapper qu’avec notre marine. C’est en temps de paix que nous devons construire une marine et entraîner les équipages. Une fois que la guerre a éclaté, il est trop tard pour rien faire.

Le 3 décembre 1907, dans son message il ajoutait :

La construction chaque année d’un cuirassé du type le plus perfectionné ne ferait que maintenir notre flotte dans sa puissance actuelle. Cela ne suffit pas. À mon avis, nous devrions, cette année, voter les crédits de quatre cuirassés d’escadres[1].

Il est donc apparu au Président que la marine américaine, maintenue à sa force présente était insuffisante ; la paix sur le Pacifique, tout comme la paix sur l’Atlantique, exige la présence d’une flotte prête à frapper. Les marins se réjouissent : deux paix, deux flottes. Puisque le gouvernement veut se faire voter de nouveaux cuirassés, le mieux, à coup sûr, ne serait-il pas après avoir envoyé les vaisseaux dans le Pacifique, de les y laisser, puis de demander au Congrès une flotte atlantique. Pourquoi la flotte reviendrait-elle au bout de quelques mois ? Pendant dix années au moins, il faudra qu’elle stationne là-bas entière : la sécurité du territoire américain l’exige. D’ailleurs, que la flotte reste dans le Pacifique, ou qu’elle revienne dans l’Atlantique, peu importe, sa croisière a démontré que deux flottes sont nécessaires.

Mégalomanie du président Roosevelt, calcul de politique intérieure, ou bien réellement mesure de précaution, quelle qu’ait été la raison de ce mystérieux envoi de la flotte, le parti une fois pris, on s’y est tenu, décidé à se payer le luxe coûteux d’une belle démonstration. Mais ce départ, comment les Japonais allaient-ils le considérer ? La guerre depuis un an et demi a été évitée : pourra-t-elle être évitée dans un avenir prochain ?


I

Tous les bruits de guerre n’ont été que propos sensationnels et controuvés. Il n’y eut même pas de frottement entre les deux gouvernements… Mais la question était : quels sentiments chez les deux peuples vont résulter du traitement infligé aux Japonais par les Américains ? Quel va être l’effet sur ce peuple fier, sensible, grandement civilisé, de la discourtoisie, des insultes, des affirmations d’infériorité et des injures qu’on lui prodigue dans les colonnes des journaux américains et dans les réunions publiques ? Quel sera l’effet sur notre peuple des réponses qu’un ressentiment naturel inspire aux Japonais ?… Ce ne sont plus les ministères des Affaires étrangères, les ambassadeurs ou les ministres qui rompent ou maintiennent l’état de paix : ce sont les peuples, par leur conduite réciproque[2].

La guerre entre le Japon et les États-Unis serait un crime contre la civilisation moderne ; ce serait une folie. Ni le peuple du Japon, ni le peuple des États-Unis ne désire la guerre. Les gouvernements des deux pays feraient l’impossible pour éviter une telle catastrophe. Ni l’un ni l’autre n’y gagnerait. J’ai plaisir à assurer le peuple du Japon que la bonne volonté du peuple américain à son égard est toujours aussi chaleureuse et que la prétendue rupture de leurs amicales relations ne trouve aucune créance dans l’opinion publique des États-Unis[3].

Dès le début de la crise, il fut évident que les Américains n’attaqueraient pas. Le 25 octobre 1906, le gouvernement de Washington fit savoir à Tôkyô qu’il ferait rendre entière justice aux élèves exclus. De toute son énergie coutumière, le président Roosevelt, publiquement[4], donna tort aux Californiens et entonna un dithyrambe en l’honneur du peuple japonais : « L’hostilité a été limitée à quelques localités ; néanmoins le déshonneur retombe sur le peuple américain tout entier et les conséquences peuvent en être extrêmement graves ». Il rappelait la formidable expansion du Japon depuis un demi-siècle : « Rien ne lui peut être comparé ; rien n’en approche dans l’histoire du monde civilisé ». Il évoquait l’antiquité de la civilisation japonaise, « plus ancienne que la civilisation des nations du Nord de l’Europe, de qui, pour la plus grande part, nous descendons » ; et il louait cet empire « grand dans les arts de la guerre et dans les arts de la paix, grand par son développement militaire, industriel et artistique », et il en vantait les généraux, les amiraux, les soldats, les marins, le commerce, l’organisation de la Croix-Rouge pendant la guerre, et encore la courtoisie populaire. L’orgueil des Japonais fut très flatté de ces éloges et aussi du projet présidentiel de leur accorder le droit de naturalisation. Ils ne doutèrent plus qu’ils n’eussent raison contre les Californiens et ils se mirent en frais de politesse, de désintéressement, pour payer de retour ce panégyrique.

Tandis que le gouvernement de Washington ne cessait de traiter d’absurdes les bruits de guerre, l’opinion américaine passait par des soubresauts de confiance, puis d’inquiétude. L’antijaponisme violent resta localisé en Californie et en quelques points de l’Ouest ; mais les gens du Sud ne blâmaient pas les Californiens. Démocrates, ils ne pouvaient approuver le président Roosevelt et son administration républicaine. Anciens maîtres d’esclaves que hante toujours le problème nègre, ils défendaient le prestige des Blancs contre les prétentions des gens de couleur : le sénateur Tillman, ex-gouverneur de la Caroline du Sud, déclarait que « le niveau intellectuel des Japonais n’est guère plus élevé que celui des Noirs ». Fils des combattants de la guerre civile, ces Sudistes, qui, en chacun de leurs États, s’appliquent à retirer aux Nègres les droits civils et à les exclure des écoles où fréquentent les enfants blancs, approuvaient la Californie de défendre sa souveraineté contre le pouvoir fédéral et d’exclure les Jaunes de ses public-schools[5].

À cet antijaponisme régional, l’exaltation irresponsable des journaux donna par le pays une grande diffusion : pareil excitement saisit toujours aux États-Unis la yellow press et son public, lors d’une difficulté internationale, et l’occasion était belle de flatter à la fois chauvins et prolétaires en partant en guerre contre les Jaunes. D’autant plus belle que la presse populaire du Japon donnait la réplique : assez violente dès le début, puis, un instant, matée, elle se reprit à crier en février quand la solution de l’incident scolaire traînait, en mars lorsqu’elle apprit que satisfaction était achetée au prix d’une interdiction d’émigrer aux États-Unis, en mai lors des nouvelles attaques contre les restaurants japonais de San Francisco, à la fin de juin à propos du refus de renouveler les autorisations des bureaux de placement japonais et de la nouvelle que la flotte américaine serait concentrée dans le Pacifique. Des journaux, tel que le Hochi Shimbun, décrivaient les tourments physiques et moraux que les Japonais enduraient aux États-Unis ; des hommes qui naguère avaient excité l’opinion contre la Russie, le professeur Tomizu, le comte Okuma, parlèrent haut et net contre les États-Unis. On prêta au vicomte Tani, chef de l’opposition à la Chambre des pairs, la déclaration suivante : « La persécution des Japonais à San Francisco est intolérable. Si la diplomatie ne réussit pas à obtenir une solution satisfaisante, le seul recours sera un appel aux armes. Nous y sommes fermement décidés. » Et la commission exécutive du parti progressiste vota le 10 juin cette résolution :

Les actes antijaponais ne sont pas passagers. Le gouvernement de Washington doit être tenu responsable de ne pas empêcher de pareils attentats. L’attitude du gouvernement japonais à l’égard du gouvernement américain a été jusqu’ici peu satisfaisante. Il est nécessaire de prendre des mesures pour maintenir la dignité nationale et assurer de façon permanente la sauvegarde des droits et des biens de nos nationaux en Amérique.

Le 12 juillet, The Seoul Press, feuille officieuse du marquis Ito, avertissait les Américains : « Parmi les Japonais il y a des Jingoës, qu’excite cette fâcheuse question de San Francisco. Peut-être sont-ils disposés à regarder la visite d’une escadre américaine avec la même inimitié qui accueillit, il y a dix ans, la visite de l’amiral Ting et de son escadre, avant la guerre contre la Chine. »

Mais le gouvernement du Mikado ne tarda pas à faire taire ces mécontents. Le 13 juin 1907, il enjoignait aux journaux de s’abstenir, sur cette affaire américaine, de toute publication, qui pût agiter l’opinion. Et la consigne fut encore plus stricte dès le moment où fut publié le projet d’envoyer la flotte américaine dans le Pacifique. D’ordre supérieur, en septembre, les journaux et le peuple accueillirent avec enthousiasme le secrétaire Taft, « candidat républicain aux prochaines élections présidentielles et représentant de ces Américains qui travaillent à sauvegarder les bonnes relations traditionnelles entre les États-Unis et le Japon… Si les cuirassés américains viennent au Japon, le peuple leur prodiguera les souhaits de bienvenue[6] ».

Que signifie cette modération unanime ? Résignation définitive ou recueillement passager ? Certains journaux américains se sont hâtés de triompher : à les entendre, la seule menace de l’envoi de la flotte aurait suffi à mettre ces Samuraïs à la raison. Conclusion un peu hâtive, pour qui connaît les Japonais, leur dissimulation souriante, la soumission de toutes les classes aux ordres du gouvernement : même s’ils croient la guerre fatale, leur souci de ne pas paraître la souhaiter est aussi vraisemblable que la résignation ; dans un article du Taiyo, où il se moque de l’idée d’une guerre, le Dr . S. Nakamura n’hésite pas à prédire en terminant qu’au cas où la guerre malheureusement éclaterait, le Japon serait le vainqueur.

Cet avantage de diriger la presse et l’opinion à son gré, le gouvernement américain ne l’eut jamais. Développé peu à peu par les déclarations belliqueuses des représentants et sénateurs de Californie, par les interviews de révérends missionnaires, qui au débarqué avertissaient leurs compatriotes des préparatifs du Japon, par les fausses nouvelles, — le capitaine R. P. Hobson, le héros de Santiago de Cuba, disait avoir vu l’ultimatum du Japon, — l’excitement fut à son comble en juillet quand il fut certain que la flotte américaine partirait. Ce fut à qui se féliciterait de cette flotte, presque neuve, à qui parlerait de la renforcer et, comme de juste, de faire mieux en turbines et canons que les Anglais avec leur Dreadnought.

Mr . Dooley[7], le Tartarin de Chicago, s’est réveillé un beau matin. Manchettes sanglantes en tête des journaux : une Armada de cuirassés et son train d’escadre renouvelant autour des Amériques le raid fameux de l’Oregon et promenant les stars and stripes d’escale en escale, Trinidad, Rio-de-Janeiro, Punta Arenas, Callao, Magdalena-Bay, avant de se joindre aux 3 cuirassés, aux 12 croiseurs cuirassés, à la douzaine de contre-torpilleurs du Pacifique ; les arsenaux haletant jour et nuit pour parer et gaver les monstres : 253 000 tonnes de charbon pour les 254 000 chevaux de force ; du bœuf congelé plein deux navires d’approvisionnement, des œufs séchés équivalant à 36 000 douzaines, des légumes conservés représentant 270 000 livres de légumes frais. Constatations moins réjouissantes : les cales sèches manquant sur le Puget Sound et, faute de charbonniers et de transports, malgré l’avantage de 50 p. 100, offert par le Président aux compagnies américaines, l’obligation pénible à l’amour-propre national de noliser des convoyeurs anglais pour ravitailler la flotte à toutes les étapes et jusque dans la baie de San Francisco ; les cuirassés mal protégés au-dessus de leur ligne de flottaison, et si bas sur l’eau qu’ils ne pourraient tirer par mer forte, et marchant à toute vitesse ; les tourelles communiquant avec les magasins à projectiles par des puits ouverts où rien ne retarderait l’incendie et l’explosion ; les officiers de la flotte trop âgés dans les grades supérieurs et, faute d’exercices et de manœuvres, peu rompus à la stratégie[8] ; les équipages que l’on est obligé de consigner, tant ils montrent de dispositions à s’esquiver ; des espions japonais partout : domestiques que l’on surprend sur les cuirassés à noter le système régulateur des feux d’artillerie, envoyés secrets qui achètent les plans de mobilisation ; enfin, après la fièvre et les quelques déceptions des préparatifs, l’apothéose : la baie d’aspect formidable, spectacle sans précédent dans l’histoire des États-Unis, même en temps de guerre ; sous le soleil, les 16 cuirassés peints en blanc, décorés du grand pavois ; le pavillon de l’amiral Evans, de fighting Bob flottant au mât du Connecticut ; les états-majors qui viennent saluer le Président, puis à toute vitesse, au son des musiques, aux tonnerres des salves alternées des batteries de terre et des navires, l’escadre, panachée de fumée, s’élançant sans souci des conséquences de sa croisière : quel sujet d’orgueil pour le cœur patriote et l’imagination alerte de Mr. Dooley[9] ! M. Taft, le pacificateur, qui sut heureusement négocier à Rome l’achat des terres appartenant aux moines des Philippines, qui apaisa la révolution cubaine et aplanit les difficultés à Panama, M. Taft eut beau rendre visite à Tôkyô, y recevoir un bel accueil du Mikado, des ministres, du peuple, et prononcer des paroles de paix ; il y eut une différence entre son voyage de juillet 1905 et ce voyage de septembre 1907. Naguère l’amitié la plus sereine : maintenant « un petit nuage qui assombrit une amitié de cinquante ans ». Et tandis qu’il affirmait que « le plus grand tremblement de terre du siècle ne pourrait ébranler cette amitié, », le président Roosevelt, en deux discours, réclamait le droit pour les États-Unis d’envoyer leur flotte en Californie. « Ministre de la Paix », « Président de la Guerre » ont dit les journaux. Malgré cette visite de M. Taft, on envoyait la flotte, c’était donc que l’accord des diplomates n’était ni proche, ni tout à fait sûr, et les immuables formules de l’optimisme officiel pouvaient signifier simplement que les deux adversaires se préoccupaient de se concilier les neutres en ne prenant pas l’attitude d’agresseur.

À la fin de décembre 1907 et en janvier 1908 une campagne de nouvelles fausses ou inexactes aux États-Unis et surtout en Europe, donna à croire à l’homme de la rue que la guerre était imminente : les cuirassés américains iraient aux Philippines ; les des

troyers ne quitteraient plus l’escadre, par crainte d’une surprise ; des canons, des torpilles, des mines sous-marines étaient transportés en hâte aux Philippines ; un discours du comte Okuma menaçait la domination anglaise aux Indes ; le vicomte Aoki, avant de s’embarquer pour le Japon, avait déclaré que le Japon considérerait comme une provocation une loi américaine excluant les émigrants japonais ; le gouvernement de Washington adressait une « remontrance » au gouvernement de Tôkyô au sujet de l’augmentation des immigrants japonais aux États-Unis ; les représentants de la Californie au Congrès insistaient sur la nécessité de voter une loi d’exclusion ; l’ambassadeur des États-Unis à Tôkyô, M. O’Brien, disait-on, avait soumis au gouvernement japonais un projet de convention aux termes duquel celui-ci prendrait l’engagement écrit de limiter l’immigration japonaise aux États-Unis à un chiffre fixé pour chaque année, mais le gouvernement japonais considérait, comme une atteinte à sa dignité, un tel engagement écrit ; le Japon, à son tour, aurait demandé au gouvernement des États-Unis l’engagement écrit qu’il ne serait pas voté de loi d’exclusion contre les Japonais ; la flotte japonaise avait été répartie de manière menaçante pour les États-Unis ; des réservistes japonais étaient rappelés d’Amérique ; des espions japonais étaient arrêtés en Oregon…

Ce n’était pas que l’opinion américaine fût enthousiaste et unanime à souhaiter la guerre contre le Japon, comme il y a dix ans contre l’Espagne. Alors, avec ses cris hystériques de « War ! War ! », elle força la main au gouvernement. Aujourd’hui, elle pense à une guerre que l’adversaire pourra quelque jour lui imposer, sans qu’elle en choisisse le moment ; elle « s’entraîne » à ce qu’elle considère un peu comme l’inévitable.

Le plus fort calmant du chauvinisme yankee sera toujours le risque d’une défaite initiale et la grande difficulté d’une revanche. En cette guerre navale, les territoires des belligérants n’auraient pas à craindre l’invasion ; mais que deviendraient les colonies éloignées des États-Unis ? À moins que la guerre n’éclate seulement après la mobilisation des flottes américaines à Cavite, les Philippines sont exposées à un coup de main : la base japonaise de Makung dans l’archipel des Pescadores n’est guère plus distante de Manille que ne l’était de Port-Arthur Sasebo, base navale des Japonais pendant la guerre contre la Russie. Les Philippines ne peuvent être défendues que par les escadres américaines : les soldats indigènes ne sont ni assez sûrs, ni assez instruits pour résister à un envahisseur bien organisé, et les quelque dix mille hommes du corps d’occupation, dispersés dans toutes les îles, ne suffiraient pas à repousser le débarquement d’un ennemi maître de la mer. Or, à supposer qu’elle y fût déjà concentrée, il serait bien difficile d’entretenir toute la flotte américaine aux Philippines : surcroît énorme de dépenses, un long séjour en ce climat tropical serait impopulaire parmi les équipages. Les îles n’ont pas de base suffisamment équipée pour une pareille armée navale. Comme troupes de terre, 4 000 hommes environ autour de Manille, où les Japonais peuvent jeter 25 000 hommes ! et pour augmenter cette garnison, il faudrait refondre tout le système militaire des États-Unis. Un crédit de 6 500 000 dollars a été affecté en février 1908 à la construction de défenses dans la baie de Manille ; mais, à 50 kilomètres au nord-ouest, s’ouvre la baie de Subic et, à 160 kilomètres, Ligayen, où l’ennemi pourrait débarquer et, de là, gagner la capitale sans difficulté. On a bien commencé de protéger la baie de Subic, mais « les défenses côtières d’Hawaï, des Philippines et du canal de Panama sont encore incomplètes, déclarait M. Taft, en février 1908, à l’occasion de l’anniversaire de Washington. En cas de guerre, nous payerions cher tout retard. Nous améliorons peu à peu nos moyens de défense, qui seront supérieurs à ce qu’ils ont jamais été, pourvu que nous évitions toute guerre d’ici à dix ans ».

Maîtres des Philippines et de l’île de Guam, les Japonais seraient désormais inattaquables dans le Pacifique occidental. À quinze jours de mer de toute base d’opérations américaine, ayant leurs forces rassemblées et appuyées, ils demeureraient probablement sur la défensive, assurés contre tout risque de revanche : car, à supposer même que les Hawaï restassent aux États-Unis, comment une flotte américaine pourrait-elle, sans points de relâche, gagner les Philippines et risquer de s’y heurter à toute la flotte japonaise ? Il lui faudrait charbonner en plein océan. Et même si les Japonais étaient alors forcés d’évacuer les Philippines, ils y détruiraient arsenaux et approvisionnements, empêchant ainsi la flotte américaine de s’y refaire.

Les Japonais s’empareraient probablement des Hawaï, avant que les renforts américains n’y parvinssent. Les îles actuellement ne sont pas sérieusement fortifiées et leur garnison est insuffisante. En 1900 déjà, on y comptait 43 753 Japonais mâles ayant plus de dix-huit ans, soit 51,39 p. 100 de la population capable de se battre : avant même l’arrivée d’une escadre japonaise, les îles seraient acquises au Japon et le Soleil levant y flotterait. Plus encore que la prise des Philippines, cette prise des Hawaï, centre du Pacifique oriental, pèserait sur la suite de la guerre : la base navale des États-Unis serait encore reportée de 2 200 milles en arrière, et, fortifiées par les Japonais, ces îles ceinturées de récifs où l’on ne peut débarquer qu’en quelques passes, seraient très difficiles à regagner.

Perdant, en cas de défaite, tous les points d’appui nécessaires à leur expansion économique et politique au travers du Pacifique, quels avantages les Américains auraient-ils à attendre d’une victoire ? Les Philippines suffisent à leur vocation coloniale : ils ne souhaitent pas Formose. Ils pourraient imposer une révision du traité de 1894 et interdire aux coolies japonais l’entrée des États-Unis ; mais le risque des entrées en fraude resterait aussi fort et exigerait du Bureau de l’immigration les mêmes mesures de précaution.

L’Est des États-Unis est hostile à la guerre : la Nouvelle Angleterre traite une telle éventualité d’absurde. New-York et le pays entier sont présentement absorbés par la campagne présidentielle et par les suites de la crise financière et économique : un conflit armé, dont le début au moins risquerait de n’être pas heureux, paralyserait encore plus le crédit. Banques vidées de dépôts, circulation de billets de la Trésorerie et émission d’obligations de Panama pour obtenir du public américain et des banques étrangères le numéraire indispensable à la reprise des affaires ; ce n’est pas le moment que l’État américain choisirait de propos délibéré pour se lancer dans une guerre navale qui exigerait d’énormes disponibilités d’or et un grand crédit sur les places étrangères. Les gens de l’Ouest, eux-mêmes, éprouvent le besoin de rassurer leurs compatriotes : « Ne craignez rien, affirment-ils ; montrez-vous et les Japonais ne bougeront pas. »

Le Japon est un utile fournisseur et un bon client des États-Unis. Qu’il vienne à manquer tout à coup : les soyeux de l’Est américain seront gênés ; le Sud n’écoulera plus au Japon son coton et son tabac ; le Middle West, son pétrole, ses fers, ses aciers et ses machines ; l’Ouest, sa farine. Jusqu’ici tout progrès économique du Japon a profité directement aux exportateurs américains. En 1876 les exportations du Japon s’élevaient à 22 millions de dollars et les importations qu’il tirait des États-Unis à 1 700 000 dollars : pour chaque dollar d’exportations, il dépensait 8 cents en Amérique. En 1905 ses exportations furent de 160 millions de dollars environ, et ses importations venant des États-Unis, 38 millions de dollars : pour chaque dollar gagné, le Japon a dépensé 24 cents chez les Yankees.

Il est vrai que le gouvernement du Mikado, par législation, tarif, subsides, prêts aux banquiers, industriels et commerçants, comme par ses experts scientifiques et commerciaux, est décidé à faire du Japon un grand pays d’industrie. Cette politique économique est inquiétante pour les Américains, exportateurs sur les marchés chinois : l’étatisme au Japon a donné sa mesure comme organisateur de victoires. Des salaires encore très bas, — malgré leur augmentation de 150 p. 100 de 1887 à 1903, — et la proximité des marchés orientaux assurent en outre au commerce japonais l’avantage dans certaines spécialités : fils de coton, cotonnades communes, porcelaines, allumettes, etc. Mais les États-Unis ne peuvent rien là contre, et leurs consuls estiment qu’il y aurait intérêt pour les industriels américains à faire fabriquer la partie la plus simple et la plus grossière de leurs produits à Tôkyô ou à Osaka : « Il y a beaucoup plus à gagner pour les États-Unis à travailler en harmonie avec le Japon pour le commerce de l’Extrême-Orient qu’en inaugurant une politique d’opposition têtue et de concurrence aveugle… La grand’route que suit le commerce américain vers l’Orient passe par le Japon », déclarait récemment à un consul[10] un grand industriel des États-Unis. Sa situation géographique, l’organisation de ses chemins de fer en Corée et dans le sud de la Mandchourie, leurs raccordements avec les lignes de la Chine du Nord, sa navigation côtière et fluviale en Chine, l’habileté de ses commis, leur connaissance des langues et des usages assurent au Japonais le rôle de courtier et de roulier en Extrême-Orient. Les États-Unis, plus forts par leurs capitaux, leurs matières premières et l’équipement de leur industrie que par l’organisation de leur commerce d’exportation, ont intérêt à ne pas se mettre mal avec ce placier. Une guerre entre les deux pays arrêterait les échanges de l’Amérique avec la Chine : les escadres japonaises garderaient aisément tous les détroits par où les bateaux américains pourraient gagner le continent asiatique.


II

La guerre ou la paix dépend du Japon : la guerre ne peut éclater que si le Japon attaque. Or, pour les Japonais, blessés dans leur orgueil de peuple victorieux, l’occasion était belle, ces mois derniers, de surprendre et de battre leur ennemi dans le Pacifique nord.

En novembre 1905, deux mois après le traité de Portsmouth, on disait dans l’entourage du Mikado que la prochaine guerre serait avec les États-Unis. À Portsmouth, tandis que les plénipotentiaires russes étaient soutenus par la sympathie yankee, les Japonais sentirent que les États-Unis ne les approuvaient pas et durent rabattre de leurs prétentions. La Russie éliminée, rien ne dissimula plus le face à face dans le Pacifique nord. Des journalistes japonais — le professeur Tomizu en particulier — assimilèrent la construction du canal de Panama à la construction du Transsibérien : c’était le même effort des Blancs, qu’ils vinssent de l’Est ou de l’Ouest, pour se rapprocher des marchés et des capitales de l’Asie orientale que le Japon entend dominer. Ne fallait-il pas profiter de l’élan de victoire pour éliminer le dernier grand rival ? L’idée d’une lutte nécessaire à entamer quelque jour contre les États-Unis était déjà dans l’imagination japonaise plus d’un an avant que naquît l’incident des écoles. Comment dès lors la guerre a-t-elle été évitée au cours de cette année de crise ?

Ce n’est pas faute que de vieux griefs n’aient été amèrement évoqués. Les Japonais ont rappelé la fin de non-recevoir énergique qui fut opposée à leurs protestations, lors de l’annexion des Hawaï, — si énergique qu’elle leur ôta l’envie de protester aussi fort contre l’occupation des Philippines :

Les Américains appliquent la doctrine de Monroe, lorsque les besoins de leur pays l’exigent. L’impérialisme américain ne diffère pas de l’impérialisme allemand[11]… Aux États-Unis, c’est la république ; en Russie c’est l’absolutisme ; toutefois le caractère des deux peuples paraît identique : le centre du monde c’est eux ; y a-t-il quelque bénéfice à récolter ? Ils veulent l’accaparer. Une fois leurs desseins arrêtés, ces deux peuples vont droit devant eux, sans se gêner le moins du monde, écrasant au hasard les résistances. Les Américains nous semblent même en cela surpasser les Russes[12].

Parce que les Américains ont volé les Philippines, ils peuvent croire que nous aussi nous voulons confisquer la Mandchourie. Les États-Unis disent que le tarif douanier du Japon a été inspiré par des sentiments xénophobes, c’est pourquoi il est si dur. Notre conduite ne diffère pas de la conduite des États-Unis qui frappent les produits japonais de taxes exorbitantes[13]

Le gouvernement des États-Unis ne fait rien pour prévenir les violences contre les Japonais. Les actes récents des Américains contredisent leurs principes de liberté et d’égalité. Selon les Américains, leur liberté et leurs droits limitent la liberté et les droits des autres, mais la réciproque n’est pas vraie. Nous voudrions que dans les nouveaux dictionnaires américains on ajoutât aux mots de liberté et de droit la phrase suivante : It means one side. Nous croyons que les actes récents des Américains ont pour causes la jalousie et la peur sans raison… Si les Américains craignent la concurrence, pourquoi n’ont-ils pas, dès le début, fermé les portes de leur pays ? Admettre les Japonais, puis les molester et vouloir les chasser, tout en proclamant les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, n’est-ce pas se conduire en fous[14].

Et les journaux japonais de remarquer que, pour le gouvernement du président Roosevelt, l’impérialisme est un moyen de détourner l’attention publique de son absolutisme à l’intérieur :

Dès maintenant, il est plus que probable que la république américaine, suivant les déplorables règles de la vie privée des Américains, commettra des actes d’agression analogues à ceux dont ses citoyens se rendent journellement coupables. Pour la paix de l’Extrême-Orient cette politique des États-Unis est très inquiétante. Nous devons ouvrir les yeux et surveiller avec soin les événements sur les côtes orientales du Pacifique[15].

Jusqu’en février 1907 et tant qu’il ne s’agit que de régler l’affaire des écoles, le gouvernement japonais sut profiter de ce qu’il avait le beau rôle pour se montrer très modéré. Comme naguère lorsqu’il préparait la guerre contre la Russie, il prit à témoin le monde civilisé que toutes les bonnes raisons étaient de son côté. Les genro et l’Empereur, dont ils ne sont que les « agents, montrèrent une fois de plus qu’ils étaient capables de gouverner sans l’opinion publique, — cette opinion qui, mobilisée comme la force militaire, reste toujours dans la main du gouvernement et qu’il peut déchaîner si la discussion diplomatique l’exige.

Sans pitié ni relâche, on mit le doigt sur le point faible de la Constitution américaine : « Le conflit n’est pas entre le Japon et les États-Unis, répétait-on, non pas même entre le gouvernement de Washington et l’État de Californie, mais simplement entre le pouvoir fédéral et le Board of Education de San Francisco. » C’était transformer le conflit international en un simple conflit entre Américains, rejeter sur Washington tout le poids de la question et, témoin impartial mais exigeant, presser la solution. Dès le début de l’incident, le gouvernement de Washington fut contraint d’avouer que, responsable envers le Japon, il était sans l’autorité nécessaire pour forcer le Board of Education coupable. Le président Roosevelt publia sa détresse :

Une des grandes difficultés que nous trouvons à remplir nos obligations internationales tient à ce que les statuts des États-Unis sont tout à fait inadéquats. On a négligé de donner au gouvernement national un pouvoir assez ample par le moyen des tribunaux et par l’emploi de l’Armée et de la Marine pour protéger les étrangers dans les droits

qui leur sont reconnus par des traités solennels.

La question ainsi posée à leur avantage et satisfaction leur étant presque assurée, les Japonais se mirent en frais de pitié : « Il faut plaindre l’impuissance de cette nation à arranger le différend. Si réellement elle ne le pouvait, nous serions contraints de protéger les droits de nos nationaux par la force armée[16]. » À leur tour, ils déplorèrent l’anachronisme de la Constitution américaine :

Les différents États possèdent de si nombreux droits que, lorsque se produit un mouvement anti étranger, le gouvernement fédéral, quoique le jugeant mauvais, ne peut le conjurer. Évidemment le président Roosevelt a beaucoup de sympathie pour le Japon. Il fait tous ses efforts pour aplanir les difficultés, mais on dirait qu’il est incapable d’y remédier. Le gouvernement japonais, eu égard à cette sympathie et à ces efforts, n’a qu’à attendre[17]… Comme les États-Unis et le Japon entretiennent des rapports spéciaux, nous avons négligé ce qui était notre intérêt ; nous n’avons pas dit les paroles que nous aurions pu dire… ; au reste, diplomatiquement, cette conduite n’est pas maladroite[18].

Et l’on combla d’éloges le Président : « Quoiqu’il n’ait pas atteint cinquante-deux ans, ses actions suffisent à emplir une ou deux pages de l’histoire universelle. Son esprit est clair, magnifique et juste comme l’éclat de la lune dans le ciel. Cette clarté, les nations la voient avec joie. L’habileté de son bras est pareil au sabre japonais que l’on vient d’aiguiser. Tous les diables, en l’entendant parler, cherchent à s’enfuir[19]. » Chaque fois qu’il prenait vigoureusement le parti des Japonais, on l’encourageait ; on soulignait « la différence entre l’attitude si énergique du Président et celle de son peuple ». Suprême compliment : « C’est à croire que M. Roosevelt est un diplomate japonais[20]. »

Pour ne pas donner au monde le spectacle de son impuissance, le gouvernement de Washington était tenu d’obtenir justice de la Californie. Le Japon n’avait qu’à patienter : « Le gouvernement américain a les mêmes idées que nous. Nous n’avons qu’à observer sa conduite et attendre les résultats de son action… Je ne veux pas dire que nous les attendions indéfiniment… Si la solution était défavorable, l’incident tournerait en un conflit ; c’est l’antijaponisme qui en deviendrait alors le sujet et, à dater de ce moment, une intervention diplomatique pourrait s’exercer[21]. »

On vit alors le successeur du président Mac Kinley qui, dix années auparavant, pour menacer l’Espagne avec plus d’autorité, avait insisté sur le caractère national du pouvoir fédéral, être obligé cette fois d’insister sur le caractère fédéral du gouvernement national pour s’excuser de ne pouvoir faire observer un traité que la constitution des États-Unis reconnaît pourtant comme la loi suprême du pays. Il fut obligé de négocier, de puissance à puissance, avec le Board of Education de San Francisco dont il ne pouvait casser la décision. À cette commission municipale, il dépêcha un ambassadeur extraordinaire, le secrétaire Metcalf, chargé de lui faire observer que son attitude « compromettait les intérêts commerciaux des États-Unis, non seulement au Japon, mais en Chine et en Extrême-Orient », chargé aussi de l’émouvoir en rappelant que « le Japon, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, avait envoyé plus de 100 000 dollars pour venir en aide aux gens de San Francisco après le tremblement de terre et le feu ». Au lieu d’exiger de ses citoyens l’obéissance à la loi, le gouvernement les priait de bien vouloir la respecter, et il prêtait ses conseils à des étrangers pour réclamer des tribunaux américains qu’ils assurassent le respect de cette loi. Étrange world-power qui a « the ships, the men and the money too » et qui, cinq mois durant, négocie avec une de ses villes parce qu’elle met un pays de 80 millions d’habitants en danger de guerre ! étrange pouvoir mondial qui n’est pas maître chez soi ! quel crédit peuvent inspirer ses traités et ses alliances dont les stipulations sont à la merci des décisions ou des gestes d’un comité ou d’une foule irresponsables ?

Un Japonais, dans une lettre adressée au Sun, le 31 octobre 1906, rappelait ironiquement deux cas où, avant la révolution du Meiji, le gouvernement central du Japon fut incapable d’obliger une province à satisfaire un étranger contre une violation de traité. Dans le premier cas (meurtre d’un Anglais qui avait coupé le cortège d’un daïmyo de Satsuma), le Shôgun avait répondu aux observations de Londres qu’il était sans autorité pour exiger satisfaction : un vaisseau de guerre anglais força le daïmyo à payer une indemnité. Même sanction, après qu’un navire de guerre américain eût été bombardé en passant le détroit de Simonoseki. Pareillement les Japonais surent obtenir des excuses du gouvernement chinois qui avait décliné toute responsabilité pour les outrages et les meurtres commis par quelques Chinois de Formose. Conclusion :

Ces trois incidents prouvent combien il est désastreux pour le gouvernement central d’un pays d’être incapable de contrôler un pouvoir local. Le gouvernement du Shôgun fut renversé peu d’années après qu’il eut prouvé son impuissance à l’égard des gouvernements locaux des daïmyos ; la Chine eut à payer une indemnité et à faire des concessions humiliantes[22].

Le Japon était donc certain que sur la question des écoles il aurait gain de cause, sans qu’il fût besoin d’un appel aux soldats. D’ailleurs, l’opposition signalée si souvent par les Japonais entre les sentiments corrects ou sympathiques des autres régions des États-Unis aurait gêné les Japonais s’ils avaient voulu la guerre : en bonne logique ils auraient dû la déclarer au seul peuple de Californie, et même aux seuls habitants de San Francisco.

Le 13 mars 1907, le Board of Education de San Francisco annulait l’ordre de séparer les enfants japonais des enfants blancs. Le 15, les enfants japonais réintégrèrent leurs public-schools respectives. Les plaintes en justice furent retirées et certains articles du règlement de l’instruction publique réformés : les enfants âgés de plus de neuf ans ne pourront pas entrer dans la classe élémentaire ; les enfants âgés de plus de seize ans ne seront admis dans aucune classe de n’importe quelle école primaire ; les enfants qui veulent suivre un cours, quel qu’il soit, seront tenus de prouver par examen qu’ils connaissent suffisamment l’anglais. Des écoles spéciales seront créées pour les enfants d’origine étrangère qui n’auront pas cette connaissance.

Ce règlement n’a satisfait personne ni les Californiens, ni le gouvernement fédéral des États-Unis ni les Japonais. Les Californiens parurent l’emporter : ils cédèrent sur la question des écoles, mais volontairement, sans que la loi ou la force les ait contraints de reconnaître officiellement que les droits accordés par un traité international à un étranger doivent avoir le pas sur les libertés qui lui sont accordées ou les défenses qui lui sont faites par un État. D’ailleurs cette question des écoles ne fut jamais qu’un prétexte pour forcer le reste des États-Unis à s’occuper du péril japonais, et le président Roosevelt paya les concessions scolaires des Californiens de l’assurance que l’immigration japonaise serait arrêtée. Mais en 1906-1907, et dans les mois qui ont suivi l’arrangement de février 1907 le nombre des immigrants japonais aux États-Unis a plus que doublé sur 1905-1906. Et les Californiens de prétendre qu’ils ont consenti un marché de dupes : depuis le départ de la flotte pour le Pacifique, ils pressent leurs représentants au Congrès de présenter de nouveau un bill d’exclusion[23]. satisfaisant De l’arrangement des écoles, le gouvernement fédéral des États-Unis n’a guère lieu non plus d’être satisfait : c’est par négociations qu’il a obtenu des Californiens qu’ils retirassent leur mesure antijaponaise ; il n’a pas imposé son droit absolu à être obéi quand il exige qu’un traité international ne soit pas violé par une loi d’un État. « Il sera dangereux dorénavant de traiter avec le gouvernement fédéral et sa réputation baissera par le monde[24]. » Au surplus la mesure qui devait suffire à entraver l’immigration japonaise a été impuissante, et le gouvernement fédéral en est réduit à remettre au Japon le soin d’arrêter cette immigration.

Enfin le gouvernement japonais obtient satisfaction

sur la blessante question des écoles et sur l’interprétation de la clause de la nation la plus favorisée ; l’antijaponisme des Californiens a été renié par les autorités fédérales ; la dignité du Japon sur ce point est sauve. Mais l’affaire des écoles arrangée, restait à régler le problème beaucoup plus important de l’émigration.

En vertu de l’article 2 du traité conclu avec le Japon en 1894, les États-Unis ont pu prendre l’initiative de limiter l’immigration japonaise : « Les stipulations de cet article et du précédent ne modifient en rien les lois, ordonnances et règlements qui concernent le commerce, l’immigration des travailleurs, la police, la sécurité publique, aussi bien ceux qui sont présentement en vigueur que ceux qui pourront être institués dans l’un ou l’autre pays. » En droit international, une nation est libre d’exclure de chez elle des émigrants étrangers ou d’en restreindre la venue.

Il était impossible d’étendre aux Japonais l’acte d’exclusion des Chinois, et pourtant il fallait empêcher les coolies japonais de passer des Hawaï en Californie. Or, en janvier-février 1907, le Sénat et la Chambre des représentants à Washington élaboraient une loi générale sur l’immigration destinée à protéger la côte de l’Atlantique contre l’afflux des Européens de qualité médiocre, Slaves, Arméniens, Juifs, etc. : le Sénat avait voté l’exclusion des illettrés, mesure trop radicale que la Chambre refusait d’accepter[25]. On pensa que, par une simple modification du bill, l’exclusion des Japonais pourrait être assurée.

Pour que la solution fût prompte, le sénateur Lodge et ses partisans cédèrent sur l’exclusion des illettrés. On se félicita que trois importantes questions eussent été résolues d’un seul coup : la question des écoles en Californie, la question de la main-d’œuvre japonaise, le différend qui empêchait l’Immigration bill de devenir une loi. Discuté par les démocrates du Sénat, sous prétexte qu’il accordait une trop grande autorité au président Roosevelt, le projet fut tout de même accepté au Sénat le 16 février et à la Chambre le 18, à une très forte majorité. Le Président, le 14 mars 1907, décréta qu’il serait appliqué :

Les personnes ayant un passeport délivré par leur gouvernement pour aller dans les îles soumises aux États-Unis (Hawaï et Philippines), la zone du canal de Panama ou dans d’autres pays tels que le Mexique, si elles désirent venir aux États-Unis pourront s’en voir refuser l’entrée quand leur venue sera jugée nuisible aux travailleurs blancs par le président des États-Unis… Les Japonais ne sont pas spécialement désignés par ce texte, mais comme le projet est déposé pour régler la question des écoles, il est clair que les Japonais sont visés, et aussi parce que dans les passeports que les pays étrangers accordent à leurs émigrants, il n’est pas stipulé que ces émigrants vont s’établir en un lieu désigné, tandis que les passeports japonais désignent expressément que les émigrants japonais se rendent aux Hawaï, colonie américaine[26]… Les Japonais qui atterriront aux États-Unis sans passeports spéciaux pour les États-Unis seront traités de même manière que ceux que leur passeport désigne comme se rendant aux Hawaï, au Canada, au Mexique. Les Japonais, ayant des passeports réguliers pour les États-Unis, pourront y pénétrer à condition qu’ils n’appartiennent pas à la classe des travailleurs. Les Japonais qui demeurent aux États-Unis devront, à partir du 1er juillet 1907, au reçu d’un ordre américain, produire leurs preuves qu’ils ont le droit de demeurer aux États-Unis[27].

Les Japonais, ne pouvaient protester contre la forme de cette mesure[28], toutefois, dans le Taiyo[29], le Dr  S. Nakamura, professeur de loi internationale au Gakusiu-in, école des pairs, demanda qu’en cas de révision du traité américain-japonais fût supprimé la clause de l’article 2 qui l’avait rendue possible. Quant au fonds, les Japonais, depuis un an que durent les négociations, ne l’ont pas encore accepté. La mesure ne désigne pas les Japonais, mais, au su de tous, elle est dirigée contre eux : elle fut votée pour obtenir des Californiens le retrait de la mesure des écoles. Or le gouvernement et l’opinion publique au Japon ne veulent pas une convention qui restreint les mouvements des travailleurs japonais parce que Japonais ; les règlements américains de l’immigration doivent n’établir aucune mesure, qui ne soit pas appliquée aux immigrants d’Europe, comme elle l’est aux Japonais.

Quelles sont au juste les idées, les ambitions du Japon touchant l’émigration de son peuple ?

Il ne peut pas ne pas reconnaître le bien fondé des réclamations américaines contre la concurrence du cheap Jap ; il a intérêt à détourner de l’Amérique ceux de ses nationaux qu’il est préférable de ne pas y voir. Être représenté à l’étranger par des miséreux ou des mauvais sujets est contraire au bon renom du Japon, or beaucoup de ceux qui viennent en Amérique ne sont pas les meilleurs représentants de leur race. Le mouvement d’émigration est trop récent pour que les premiers partis n’aient pas été les plus pauvres ou les moins recommandables. La plupart des travailleurs sont des manœuvres venus des villes de la mer intérieure, Okayama et Osaka. Avant d’arriver en Californie, ils ont goûté aux Hawaï d’un régime de mi-esclavage, qui ne les a pas améliorés ; en Californie ils s’encanaillent davantage. Les journaux japonais le reconnaissent, mais naturellement en rejettent la responsabilité sur le milieu américain :

Pour la vie matérielle, habitation, alimentation, habillement, la Californie l’emporte sur les pays d’Europe ; pour sa civilisation intellectuelle, cet État est en retard sur le Japon. La Californie ressemble à l’Hokkaïdo : c’est une terre neuve, encore inexploitée. Les capitalistes californiens sont non pas des gentlemen, mais des spéculateurs ; les ouvriers californiens sont des vagabonds, venus on ne sait comment d’Irlande, d’Italie, d’Allemagne. Les Californiens sont grossiers ; leur caractère est vil ; ils n’ont devant les yeux que le veau d’or. Des Japonais entrent-ils à leur service ? À leur tour, ils deviennent des gens sans aveu. Loin de se civiliser, ils se perdent aux États-Unis[30].

Les Japonais qui ont encouragé l’émigration aux États-Unis sont des criminels. Chaque mois, en faisant valoir les avantages de l’Amérique, ils trompent des jeunes gens, qui, au Japon, auraient réussi. Pour avoir écouté ces conseilleurs, en Amérique, ils deviennent esclaves de caractère ; leur cœur devient léger, ils pensent aux femmes, à l’alcool, au jeu ; enfin ils deviennent des vagabonds… Sans autre idée que d’acquérir de l’or, ils sont gardiens d’enfants, cuisiniers, chez des Américains. Pour 50 ou 60 dollars, ils se font appeler John, Mary, sont traités en esclaves et jusque dans leur parler deviennent esclaves… Ils vont en une semaine dépenser dans la ville chinoise l’argent amassé trois mois durant. Aux États-Unis, il n’y a pas de règle pour les Japonais. Si des hommes de trente à quarante ans qui portent moustache se conduisent mal parce qu’ils trouvent un endroit où tout est permis, à plus forte raison les jeunes. Ces jeunes gens, qui, malgré père, mère, frères, voisins et amis, ont peine à se bien conduire au Japon, sitôt qu’ils arrivent aux États-Unis où aucune règle n’existe, où ils n’ont plus ni père, ni mère, ni maîtres, ni voisins, mais seulement des amis vagabonds, on comprend qu’ils ne réussissent pas… Pour le développement des sciences, de l’instruction, des universités, la Californie est inférieure au Japon… Lorsque les étudiants japonais ont achevé leurs études dans les universités californiennes et qu’ils rentrent au Japon, à peine peuvent-ils prétendre à la place d’interprète dans un hôtel pour étrangers[31]… Sur la terre du Nouveau Japon, il n’y a pas de gens plus gênants que les demi-étudiants. La plupart sont venus aux États-Unis par caprice. S’ils veulent faire leurs études, ils n’ont pas assez d’argent. S’ils désirent travailler, leur corps se refuse aux besognes pénibles. Ils n’ont ni l’endurance ni l’énergie nécessaires pour entreprendre des travaux difficiles ; ils tombent dans un désespoir sans issue ; les jeunes gens d’avenir deviennent d’incorrigibles joueurs. La réputation des Japonais est ainsi avilie par des gens ayant de l’instruction[32].

Les semi-étudiants, même au Japon, forment la partie la moins intéressante de la population. À peine adolescents, les voilà orgueilleux, turbulents, infaillibles, qui tranchent sur tout. Ouvertement ils méprisent les Européens et la civilisation occidentale, qu’ils travaillent pourtant à acquérir ; ils se mettent en grève et se révoltent contre leurs maîtres, posent des conditions aux officiels qui les dirigent, sont difficiles à manier et à contenir. Comment au loin, livrés à eux-mêmes, pourraient-ils faire grand honneur au Japon ?

Plus généralement, c’est un fait, depuis longtemps constaté, que le Japonais du commun ne s’améliore pas quand il vit hors de son pays. Sitôt qu’à l’étranger il est affranchi de la stricte discipline de la famille et de l’État japonais, sitôt qu’il ne vit plus dans ses îles et que les paysages évocateurs de tout le passé de sa race ne lui parlent plus, ne l’encadrent plus, il s’émancipe et s’abandonne aux instincts les moins relevés. Dans tous les ports de l’Extrême-Orient, il a une réputation de brutalité et de mauvaise vie. Il l’avait déjà, lors de son premier mouvement d’expansion au début du XVIIe siècle : on refusait alors aux Japonais la permission de débarquer avec des armes dans aucun port de l’Inde tant « leur fureur et leur audace les font craindre, partout où ils viennent[33] ».

Les Japonais, loin de leur milieu social et de leurs paysages moralisateurs, c’est comme un peloton de recrues qui, hors de la caserne, pendant une pause ou en bordée, crient fort, bousculent le civil et s’amusent à tout casser jusqu’à ce que le coup de sifflet des sous-officiers ramène ces émancipés sous la discipline du rang.

En Corée, en Mandchourie, les émigrants japonais ne sont pas non plus les meilleurs sujets du Mikado : c’est leur brutalité, leur orgueil, leur âpreté, leur cruauté qui excitent les révoltes des Coréens et les protestations des Chinois. Mais, d’être ainsi représenté, le prestige du Japon a moins à souffrir en Asie, devant des Jaunes, qu’en Amérique, devant des Blancs.

La situation économique du Japon n’exige-t-elle pas une restriction de l’émigration ? Il a besoin de travailleurs : le Nord est de population clairsemée ; la région du riz n’est cultivée qu’avec des méthodes surannées et grossières.

En Europe, on dit que la population du Japon déborde, qu’il nous faut de l’expansion, toujours de l’expansion. C’est tout à fait inexact : on oublie qu’au Japon 40 p. 100 des terres arables sont seulement cultivées, qu’il y a chez nous énormément de place pour tous les nôtres. Dernièrement encore, les émigrants japonais, partis pour la Corée, sont revenus au Japon, convaincus que la terre japonaise est meilleure que la terre coréenne[34].

Au Japon, les transports occupent encore plus d’un million de coolies ; et les salaires s’élevant rapidement, les capitalistes ont intérêt à garder à leur disposition le plus possible de travailleurs :

Jusqu’ici l’expansion industrielle avait été sérieusement retardée faute de capital et d’argent bon marché. Or voici que ce pays, qui sort d’une grande guerre avec une dette énorme et de lourdes taxes, est en train d’accroître merveilleusement son crédit commercial et industriel. De tous les quartiers du monde, le capital semble pressé d’entrer au Japon ; la nation et le peuple en profitent pour emprunter largement à des taux plus bas qu’ils n’ont jamais été il s’ensuit la plus grande activité commerciale que le pays ait jamais connue[35]… Le nombre des nouvelles banques et compagnies dûment enregistrées depuis 1905 s’élève à 1873. Leur capital monte à 139 457 000 dollars, dont 47 904 500 dollars déjà payés… Les nouvelles banques et compagnies qui ont été organisées ou projetées depuis juillet 1905[36] sont au nombre de 260 et représentent un capital de 248 796 500 dollars. Il s’agit surtout de chemins de fer, de traction électrique, d’entreprises hydro-électriques, de tissages, de raffineries de sucre, de fabriques d’allumettes, de ciment et de briques.

Si émigration il y a, en dépit de cette exigence de travail domestique, il est de l’intérêt du gouvernement de la diriger sur la Corée et sur la Mandchourie du sud, car protectorat et influence du Japon n’y deviendront réels que si une nombreuse population de ses nationaux s’y fixe. Après la terrible saignée faite par la guerre, ce n’est pas le moment d’éparpiller cette force d’émigration. Tel était, dès 1905, le sens des déclarations de M. Durham White Stevens, choisi par le Japon pour être le conseiller de l’empereur de Corée[37] :

Le Japon désire entreprendre le développement de la Corée et de la Mandchourie pour en tirer les matières premières à demi manufacturées ou y déverser le surplus de sa population, et acquérir en cette partie du monde une influence dominante. Aussi poussera-t-on les Japonais à émigrer en ces pays, au lieu d’aller aux États-Unis. Mr. Stevens déclare que le Japon accepterait des États-Unis toute mesure décourageant l’immigration japonaise, pourvu que cela fût fait de manière qui n’offensât pas le Japon et ne touchât pas à sa dignité.

Les départs pour la Corée et la Mandchourie sont populaires[38] : le voyage est trop aisé et trop peu coûteux pour que l’on s’en aille sans esprit de retour. Chaque soir, depuis deux ans, par centaines, les Japonais se sont embarqués à Simonoseki ; d’après les statistiques des compagnies de navigation, il faudrait évaluer à 300 000 les émigrants partis pour la Corée en une année et demie, mais ce chiffre est exagéré : en janvier 1907 un recensement annonçait 100 000 Japonais en Corée sans compter les troupes ni les fonctionnaires. En Mandchourie, où ils pénètrent par Niou-tchouang, Dalny, le Yalou, ils s’installent à Liaoyang, Hsimintoun, Thieling et Moukden : en 1906 on estimait leur nombre à 35 000.

De Simonoseki à Fusan, les émigrants passent au large de Tsoushima ; de Fusan à Séoul et au Yalou, ils suivent, en chemin de fer, les étapes parcourues au XVIe siècle par les soldats de Hideyoshi, refaites en 1894 par les armées japonaises lors de la guerre contre le Chinois, et de nouveau en 1904-1905, quand elles marchaient contre le Russe. Le Yalou franchi, ils gagnent Liaoyang, le Chaho, Moukden… Au long de cette voie triomphale du Japon moderne qui prolonge le Tôkaidô, route glorieuse du Vieux Japon, quel attrait pour ces émigrants en quête de flâneries, de curiosités, d’aventures, que ce pèlerinage où s’exalte leur orgueil national ! Chemin faisant, sur des cartes piquées de petits drapeaux, ces excursionnistes patriotes repèrent les victoires de leurs armées, puis, entre eux, les commentent et les miment. Dans les villes et aux stations du chemin de fer, où leurs colonies s’établissent, ils retrouvent des maisons japonaises qui enserrent et étouffent les villages coréens, et encore des drapeaux japonais, des fêtes japonaises.

Loin de la férule métropolitaine, ces Japonais du peuple, si brutaux dès qu’ils échappent à l’emprise civilisatrice de leurs paysages et de leur police, trouvent en Corée une race à traiter en esclave et, pour le dernier des coolies, c’est une détente de pouvoir impunément bousculer, rosser ou insulter notables et officiels coréens. Au surplus, de bonnes rizières à prendre pour le campagnard ; des clients résignés, à qui écouler sa camelote pour le petit marchand ; du charbon, du fer, du coton, des peaux, de la laine à exploiter pour le capitaliste, et derrière toutes les initiatives privées, les aguichant, les soutenant, le gouvernement japonais qui enquête, fonde des banques, des caisses rurales, avance des fonds, et toujours justifie ou protège les pilleries et les injustices commises par ses nationaux[39].

Car c’est une mission nationale que ces bataillons d’émigrants vont remplir : l’imagination excitée par les enseignements des écoles, des journaux, des politiciens, ils partent reconstituer la grande Corée d’autrefois, la Corée d’au delà des rives du Liao-ho et du Soungari, protéger la Mandchourie contre une nouvelle descente des Russes, s’y installer si bien qu’il ne soit plus question de l’évacuer, surveiller Pékin et la Chine du nord ; ils sont portés par l’élan de l’opinion populaire qui, pendant la guerre russo-japonaise, voyait déjà les armées du Mikado atteindre le Soungari et pousser jusqu’au Baïkal[40]. Le traité de Portsmouth pour ces esprits échauffés fut une faillite : ce que soldats et diplomates ne surent pas gagner au Grand Japon, c’est aux émigrants de le conquérir pacifiquement.

Est-ce à dire que l’émigration japonaise, fourvoyée en Amérique, n’ait de sens et d’avenir qu’en Corée et en Mandchourie ?

Il est bien vrai que certaines régions des îles du Japon sont très densément peuplées, mais de même que l’on a attribué trop d’importance parmi les causes de la guerre contre le Russe, à la nécessité de trouver sur le continent asiatique un territoire où déverser le trop-plein de la population, de même on est porté à exagérer l’influence de la densité de la population japonaise sur le grand mouvement d’émigration qui suit la victoire. Avant la guerre, il y avait environ 150 000 Japonais résidant hors du Japon : pour une population de 48 millions d’habitants qui, à les entendre, étouffaient dans leurs îles, c’était fort peu[41]. La vraie cause de la guerre, ce fut un sentiment impérialiste, le désir d’imposer à l’Extrême-Orient la haute direction du Japon qui « en Asie est comme la tête » et l’ambition de se faire reconnaître par l’Europe comme une puissance de premier rang, dont l’alliance importe dans les combinaisons de la politique mondiale.

Le mouvement actuel d’émigration, qui avait commencé avant la guerre, fut, au même titre que la guerre, une conséquence du sentiment impérialiste ; depuis la victoire, noblesse oblige, et de lui-même le mouvement s’accélère : chaque émigrant une fois installé à l’étranger faisant venir les siens. Il faut se répandre dans le monde, y faire figure, tenir le rang qui correspond à la volonté de puissance du peuple entier : au contraire du Chinois qui, sans appui de son gouvernement, groupé par guilde, par ville ou par région s’en va travailler et trafiquer partout où l’étranger l’accueille, le coolie et le commerçant japonais suivent le drapeau du Japon. C’est un empire militaire, très centralisé, qui, après le coup de force de ses armées et de ses flottes, lance méthodiquement des marchands et des travailleurs pour exploiter le prestige de sa victoire, — mobilisation et manœuvre à l’allemande : soldats en tête, placiers, banquiers et manœuvres derrière, chacun à son rang, soumis à l’impulsion centrale.

De la guerre contre la Russie, le Japon a gardé non seulement un appétit de conquête en Corée et en Mandchourie où le poussent ses traditions et aussi sa population agricole et commerçante, mais encore envers les Américains un sentiment de rancune et de rivalité. En 1905, les ambitions du Japon furent bridées à Portsmouth par les États-Unis, comme elles l’avaient été en 1895 à Simonoseki par l’Europe continentale. De ces deux victoires le Japon sort avec une passion de revanche contre les tiers qui s’entremirent pour limiter ses gains : contre la Russie, le Japon dix années durant, prépara la guerre ; contre les États-Unis il dirige la croisade de ses émigrants. Nous n’avions jamais été aussi victorieux, dit le baron Shibusawa, le Rockfeller du Japon et nous ne reçûmes pas un centime d’indemnité. Nous occupions toute l’île de Sakhaline ; nous fûmes obligés d’en rendre la moitié, la nation perdit courage… Aujourd’hui l’ancienne fièvre d’expansion agressive monte à la tête de notre peuple ; on ne peut l’apaiser plus longtemps. »

À défaut de souvenirs historiques, c’est l’idée du rôle que leur pays est destiné à jouer dans le Pacifique qui montre la route des Amériques aux émigrants japonais : le vieux Japon regardait vers la Corée et la Chine, ses maîtres ; c’est vers les États-Unis que se tourne le Japon du Meiji.

Dès lors il est naturel que les Japonais émigrent en Mandchourie ou en Corée et que leur gouvernement les y encourage, mais il est naturel aussi qu’ils émigrent de plus belle aux Hawaï, aux États-Unis, au Canada, qu’ils commencent de gagner le Mexique et le Pérou, qu’ils jettent leur dévolu sur le Chili ou le Brésil, et que le gouvernement ne les décourage pas. Ne faut-il pas que le Japon soit partout représenté et prenne pied partout où sa puissance doit un jour dominer, à l’encontre des ambitions américaines — non seulement en Corée et en Mandchourie qui ne représentent qu’un coin des ambitions du Japon, mais dans l’hémisphère Ouest, sur la côte des deux Amériques que baigne le Pacifique ? Ses admirables réserves de capital humain, il vaut la peine de les employer un peu partout à former des Shin Nihon, de Nouveaux Japons.

Au Japon, présentement, on pense à s’enrichir. Les ressources qu’une indemnité de guerre n’a pas fournies à Portsmouth, il faut que l’industrie, le commerce, les procurent au plus vite ; la richesse est un signe de force et d’indépendance dans les pays d’Europe et d’Amérique que le Japon prétend égaler, et, comme eux, il a maintenant le goût de la haute finance, des grandes affaires, de la spéculation, du bien-être et de la jouissance. À l’exemple de l’Allemagne unifiée il veut que sa force économique égale sa gloire militaire. Or pour que l’industrie et le commerce se développent, pour que le pays s’enrichisse et pour que pacifiquement il prenne sa revanche de la déception de Portsmouth, il faut que les Japonais émigrent dans les Amériques.

« Aux États-Unis, il y a encore des ressources inexploitées, au Japon il n’en existe plus. Voilà pourquoi la richesse des États-Unis augmente considérablement tandis que celle du Japon reste stationnaire[42] ». Mais par mille carré le Japon a en moyenne 284 habitants : les États-Unis n’en ont que 20. La vraie richesse du Japon est donc en émigrants mobilisables. Or en face, sur l’hémisphère Ouest très riche, mais peu peuplé, la civilisation occidentale, à mesure qu’elle se répand et gagne, développe les ambitions, hâte la mise en valeur des pays. Toute entreprise nouvelle lancée sur la côte du Pacifique dans les deux Amériques est un appel de travail que les Extrême-Orientaux sont les premiers à entendre et à satisfaire :

Notre population augmente de 700 000 personnes par an ; or les émigrants qui travaillent à l’étranger sont très peu nombreux, ceux qui partent comme colons, encore moins nombreux. La Chine et la Corée mises à part, le nombre de ceux qui sont allés dans l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, l’Australie, les Philippines atteint environ 400 000. Ces 100 000 personnes envoient chaque année au Japon 40 millions de yen. C’est le chiffre donné par les statistiques officielles, l’argent dont on connaît l’envoi. Il faut y ajouter l’argent que ces émigrants rapportent au Japon, l’argent dépensé à acheter des marchandises japonaises, l’argent remis à ceux qui rentrent. On peut estimer la somme totale à 20 millions de yen… Après la guerre, pendant 1906, sont parties 50 000 personnes. Aujourd’hui le nombre de tous les Japonais résidant à l’étranger est d’environ 350 000 personnes[43]. En outre il y a environ 100 000 personnes dispersées çà et là qui se défendent d’être des émigrants mais qui en sont (émigrants partis sans l’autorisation du gouvernement)… Les Japonais résidant à l’étranger envoient dans leur pays pour plus de 32 millions de yen par an et en achètent de grandes quantités de marchandises. Si, comme l’Allemagne et l’Italie, nous envoyions travailler à l’étranger plusieurs centaines de mille d’individus par an, évidemment nous importerions beaucoup d’argent étranger et nous exporterions davantage de marchandises japonaises[44]… Ayant contracté trop de dettes, les financiers du Japon sont gênés, même pour payer les intérêts, aussi cherchent-ils une source de richesses. En encourageant beaucoup l’émigration, je pense qu’il ne serait pas difficile d’en tirer chaque année 120 millions de yen… Il faut mettre de côté les restrictions à l’émigration, élargir les règlements, ouvrir des lignes de navigation…, donner aux émigrants des secours en argent. Si l’on pouvait faire partir 500 000 ou un million d’émigrants, je pense que l’on pourrait en tirer beaucoup d’argent. Si 500 000 émigrants japonais s’en allaient soit au Mexique, soit dans l’Amérique centrale, et que chacun d’eux envoyât seulement 5 yen par mois, cela ferait 2 500 000 yen. S’ils envoyaient 20 yen cela ferait 10 millions de yen, et en une année 120 millions. En supposant que l’intérêt de 2 milliards soit de 80 millions, il resterait encore 40 millions de yen. Les affaires prendraient une excellente tournure[45].

Diriger les émigrants seulement sur la Corée et le sud de la Mandchourie, serait-ce placer au mieux le capital en hommes, richesse du Japon ? La Corée et la Mandchourie sont plus densément peuplées que la Californie. Il est vrai que les Coréens sont mous, et que le Japonais travaille férocement à leur disparition, mais il lui faudra du temps pour nettoyer la Corée de ses dix millions d’habitants. Actuellement, les émigrants japonais sont surtout dans les villes, à Fusan, à Séoul, à Chemulpo ; ils sont les maîtres le long de la voie du chemin de fer, mais au delà ils n’ont pas encore pris réellement possession du sol. En Mandchourie, les Japonais se heurtent à une forte concurrence chinoise : les qualités de l’émigrant japonais, résistance physique, modicité des besoins, sont neutralisées quand il entre en concurrence avec le Chinois aussi résistant, aussi sobre : déjà avant la guerre, les Chinois[46] s’emparaient de cette Mandchourie qui, politiquement, les domine ; ici, comme à Formose, le Chinois de plus en plus occupera la terre, le Chinois qui n’hésite pas à quitter sa province, pour se fixer ailleurs, sur le sol qu’il cultive. Actuellement, dans le premier feu de l’émigration, et portés par le prestige de la victoire, tout à la fièvre de grandes entreprises qui proclament leur puissance, le nombre et l’activité des Japonais frappent le voyageur étranger qui traverse le pays par le chemin de fer et ne s’arrête que dans les villes. Ils sont là, remuants, importants ; les femmes abondent ; les soldats aussi. En Mandchourie comme en Corée, ce monde se presse l’un contre l’autre, de-ci de-là, pas loin du rail, en colonies de plusieurs centaines d’habitants. À Antoung, le téléphone, le télégraphe, deux banques, un magnifique hôtel des postes qui ressemble à un grand temple japonais proclament l’entrain et la confiance de la colonie japonaise[47]. Mais il y a aussi des déconvenues et des retours au Japon : plutôt que des colonies de peuplement, Corée et Mandchourie sont destinées à devenir des colonies d’exploitation, des marches économiques et militaires, indispensables aux Japonais pour surveiller et conquérir pacifiquement la Chine du nord, la Mandchourie du nord et la Sibérie. Le travailleur japonais y trouve des salaires plus hauts qu’au Japon, mais ses emplois y sont souvent temporaires et il n’y est plus protégé, comme au Japon, contre les concurrents coréens et chinois prêts à travailler à meilleur marché que lui. Car c’est à la main-d’œuvre chinoise que l’employeur japonais a souvent recours : « En Mandchourie, des terres, grandes plusieurs fois comme les terres d’une ferme japonaise, sont cultivées par des fermiers cinq fois moins nombreux qu’au Japon. On supplée ces bras par des chevaux, des bestiaux et des travailleurs du Chantoung. » Les Japonais eux-mêmes reconnaissent que, plus que la culture, c’est le commerce, l’exploitation des mines, des forêts, les entreprises de minoterie, l’élevage des vers à soie qui leur rapporteront.

Coréens et Mandchous n’ont pas un grand pouvoir d’achat ni un grand pouvoir d’emploi. Il faut que le Japon mette lui-même leurs pays en valeur pour y occuper ses nationaux. Mais pour lancer des entreprises, il faut de gros capitaux. Au Japon, en l’absence de grandes fortunes assez nombreuses, c’est l’État qui est banquier, bailleur de fonds et lanceur d’affaires, or n’est-il pas assez engagé présentement avec le chemin de fer de Mandchourie, sans financer pour d’autres industries ? « L’exploitation de ce chemin de fer mise à part, où prendre les frais d’administration en Mandchourie[48] ?» Si l’émigration japonaise s’accroît trop vite en Corée et en Mandchourie, sa réussite fera long feu. En Californie, au contraire, comme en Colombie britannique ou dans l’Amérique du Sud, les Japonais trouvent des pays à peine peuplés, et tout préparés à les recevoir, tant le capital amoncelé y est avide de main-d’œuvre : pas de tâtonnements à craindre, les émigrants y trouveront tout de suite leur place. Malgré le désir de voir des Japonais en Mandchourie et en Corée, comment n’apparaîtrait-il pas au gouvernement conforme l’intérêt national de laisser les travailleurs aller là où un capital étranger les réclame, là où ils trouveront de suite un travail bien payé, à l’abri de la concurrence déprimante d’autres Asiatiques ?

Le gouvernement du Mikado n’a jamais paru souhaiter que ses nationaux entrassent en compétition avec le Chinois, — comme s’il n’avait pas confiance dans l’issue de la lutte. Il l’exclut du Japon ainsi que le Coréen[49]. Le grand avantage que les émigrants japonais trouvent à gagner les Hawaï et la Californie, c’est que les lois américaines, en excluant les Chinois, y réservent une sphère d’influence au profit de la main-d’œuvre japonaise. L’exclusion des Chinois aux Hawaï paraît avoir été toujours désirée par le gouvernement du Japon. « Quand il suspendit pour un temps l’émigration de ses nationaux aux Hawaï, en 1891, une des raisons données fut la crainte que des conflits de race se produisissent entre Chinois et Japonais sur les plantations[50]. »

La grande industrie, en donnant à l’ouvrier japonais les premières notions d’un apprentissage technique, d’un salaire plus élevé, de la puissance du capital, lui a rendu l’Amérique indispensable : c’est là que, suivant l’exemple des Européens, il faut aller apprendre un métier, gagner de hautes payes, amasser des capitaux. Le gouvernement, de son côté, qui fonde sur le développement de l’industrie tant d’espoir pour transformer le pauvre Japon en un pays riche comme l’Angleterre, a le même intérêt à envoyer des manœuvres aux Américains pour apprendre la technique des métiers, qu’à envoyer dans les collèges ou universités d’Amérique des apprentis diplomates, des élèves ingénieurs, des étudiants médecins ou commerçants, des officiers de terre et de mer.

On dira : les émigrants japonais sont surtout des campagnards[51] ; au Japon, l’agriculture qui occupe encore plus de 60 p. 100 de la population totale, emploie des méthodes si surannées que plus de la moitié des terres arables ne sont pas encore cultivées, or, pour ces campagnards, pour ces gens de rizières, la Corée, terre à riz, doit avoir plus d’attraits que l’Amérique. Mais les compagnies d’émigration se chargent de populariser l’Amérique, et la proportion des Japonais agriculteurs aux Hawaï ou en Californie[52] est très forte. Au Japon même les campagnards gagnent les villes, attirés par les hautes payes de l’industrie, et l’Amérique est au bout du chemin que suivent les gens des rizières vers les usines des villes ; l’émigration vers Honoloulou ou San Francisco prolonge le mouvement qui les porte vers les salaires industriels. N’est-il pas naturel qu’une fois déracinés de leur terroir ils aillent dans les pays de climat tempéré où on leur promet des emplois immédiats, des salaires énormes, doubles ou triples de ceux qu’ils pourraient jamais gagner au Japon[53], où ils pourront, comme ils disent, « learn English » et apprendre un métier. Dans quatre ou cinq ans, ils reviendront au pays avec des économies.

L’industrie naissante au Japon jettera en temps de crises sur la côte américaine du Pacifique des ouvriers japonais, tout comme jadis elle a jeté des Irlandais, des Anglais, des Allemands sur la côte de l’Atlantique. Dans l’émigration, le gouvernement japonais voit déjà le moyen d’éviter le socialisme qui l’inquiète, tant il parait lié en tout pays au développement de l’industrie : l’émigration c’est le moyen d’avoir tous les avantages de l’industrie sans les inconvénients, et il importe d’en user sur l’heure[54].

Enfin les journaux parlent souvent de l’influence heureuse de l’émigration sur le caractère japonais : largeur de vue, cosmopolitisme de continentaux, au lieu de leur provincialisme borné d’insulaires.

Pour que ce peuple d’insulaires acquière une nature de peuple continental, rien de meilleur que les émigrants et les colons. Si l’on va dans les campagnes des départements de Hiroshima et de Kumamoto (régions d’où part le plus fort contingent d’émigrants), on s’aperçoit que les habitants y possèdent de grands caractères… Les cultivateurs pensent que d’aller travailler à l’étranger, c’est comme s’ils allaient travailler dans un village voisin… Quand les émigrants s’en reviennent, on ne va pas au-devant d’eux en joyeux cortèges, tant émigrer est une affaire banale… Lorsque je rencontre des gens huppés et qui aux courses ont des allures de riches et que je leur demande d’où ils sont, ils me répondent en riant : « Nous avons peiné à l’étranger ; nous y avons acquis une grosse fortune et nous sommes revenus au Japon. » En causant quelques instants avec eux, je suis étonné par la grandeur de leur caractère et la largeur de leurs vues. Ce sont des citoyens de grands pays continentaux non plus des citoyens de petites îles. Rentrés au Japon, ils installent chez eux des poêles, des lits. Ayant rassemblé leurs amis du voisinage, ils leur font sentir que leurs demeures évoquent l’image des richesses et de la civilisation étrangères et leur font comprendre qu’ils viennent de remporter une grande victoire à l’étranger. Leurs ambitions sont grandes ; ils rêvent de grandes entreprises. Il est évident que nombreux sont les avantages de l’émigration pour l’éducation du peuple. Les idées qu’il en retire sont supérieures à celles qu’il reçoit des journalistes et des pédagogues[55].

L’émigration est donc de mode. C’est à qui en louera les bienfaits pour le pays et les individus : richesses, prestige, influences et belles manières. L’intérêt et la vanité y poussent, mais ils poussent surtout à l’émigration vers les Amériques.

Officiellement, depuis 1901, le gouvernement japonais empêche les coolies d’émigrer directement du Japon en Amérique : tout émigrant à destination des États-Unis devait être un gradué d’école moyenne, posséder de quoi payer ses dépenses pendant une année, ou avoir là-bas un emploi qui lui fût garanti. Le gouvernement du Mikado avant de délivrer un passeport appliquait donc lui-même à chacun de ces émigrants un educational test et exigeait qu’il présentât une certaine somme d’argent ; mais ces précautions restèrent inefficaces : 73 884 Japonais sont entrés aux États-Unis en cinq années (1902-1906). C’est que le gouvernement japonais, — sauf pendant la guerre contre la Russie — laissa partir des milliers de coolies aux Hawaï (18 000 en 1906). Or il n’ignorait pas que surtout depuis 1902, les Hawaï n’étaient qu’une escale avant d’aborder en Californie, but réel du voyage. Pour entrer aux Hawaï, point n’était besoin d’un brevet d’instruction ni d’une somme d’argent ; les émigrants partaient avec une avance faite par une compagnie d’émigration. De là ils passaient en Californie, un contrat de travail en poche, affranchis du contrôle de leur gouvernement, affranchis des restrictions américaines à l’immigration étrangère. En mars 1907, les Américains, voyant le danger, publièrent que les « Japonais ayant un passeport délivré par leur gouvernement pour aller dans les îles soumises aux États-Unis (Hawaï et Philippines), la zone du canal de Panama et d’autres pays, tels que le Mexique et le Canada, s’ils viennent aux États-Unis, pourraient s’en voir refuser l’entrée quand leur venue serait jugée nuisible aux travailleurs blancs par le président des États-Unis. »

Les Américains crurent alors en arrêtant les passages entre les Hawaï et le continent supprimer chez eux l’immigration japonaise ; ils crurent aussi que le gouvernement japonais travaillerait de son côté à enrayer l’émigration ; or dans son rapport annuel le Bureau of Immigration de Washington annonce que l’immigration des Japonais, de juin 1906 à juin 1907 s’est élevée à 30 226, contre 13 835 l’année précédente, et à 10 901 pour mars, avril mai et juin 1907 : en quatre mois, c’est le même chiffre que pour toute l’année 1905 (11 021). En octobre 1907, sans compter tous ceux qui se sont frauduleusement faufilés par les frontières canadienne et mexicaine, 1 616 Japonais sont arrivés aux États-Unis (684 en octobre 1906). La proclamation du Président n’a donc pas rencontré l’effet qu’elle cherchait et les découragements officiels de Tôkyô à ses émigrants ont été inefficaces.

Le gouvernement des États-Unis est désarmé : l’exclusion des Japonais qui n’ont pas un passeport pour les États-Unis et qui viennent des Hawaï exige un contrôle aussi compliqué que l’exclusion des Chinois et est prétexte aux mêmes fraudes[56]. Il faut d’abord distinguer les étudiants, les commerçants, les professeurs, les officiels des coolies, puis distinguer des Japonais venant pour la première fois sur le continent, les Japonais établis auparavant en Amérique et ayant le droit d’aller pour un temps au Japon puis de rentrer aux États-Unis, ainsi que les Japonais nés aux Hawaï, qui ont le droit de naturalisation. Le contrôle des Japonais qui se servent des frontières canadienne et mexicaine pour échapper aux agents de l’émigration[57] est plus compliqué que le contrôle des Chinois usant de la même fraude. Les Japonais sont de tempérament plus agressif. L’interdiction pique leur ambition et leur amour-propre. Ils ont l’avantage sur les Chinois d’entrer plus librement au Canada et plus librement aussi de se servir de la frontière américo-canadienne ; ils ont l’avantage sur les Chinois de n’être pas sous le coup d’une loi d’exclusion, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas passibles de poursuite puis d’expulsion.

Ébranlé sans doute par ces résultats, par les réclamations des Américains que venaient renforcer les évènements de Vancouver, et aussi, malgré l’assurance que le président Roosevelt y mettrait son veto, par la menace d’une loi d’exclusion blessante pour l’amour-propre national, le gouvernement japonais, en octobre et novembre 1907, a annoncé qu’il comptait prendre de nouvelles mesures pour arrêter ces départs. Le comte Okuma, naguère opposé à toute restriction de l’immigration, bien que déplorant l’aveuglement américain, déclara que le gouvernement de Tôkyô aiderait les Américains à prévenir l’émigration japonaise. Le 9 novembre, le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, disait : « La grave question de l’émigration est virtuellement réglée. Le Japon se conformera aux désirs de l’Amérique sans nuire aux intérêts japonais : le Japon est très peu disposé à voir ses nationaux quitter le pays. » Enfin M. O’Brien, ambassadeur américain à Tôkyô, confirmait ces promesses : « Le gouvernement japonais examine l’opportunité de couper complètement l’émigration aux États-Unis et au Canada. »

Il fallait bien que le Japon fit quelque chose pour ce problème américain, grossi d’un problème canadien. Puisqu’il refusait de modifier les traités existants et de consentir à un accord écrit, force lui était de prendre lui-même des mesures. Sinon il risquait de froisser l’Angleterre et, par son attitude intransigeante, de fortifier et d’unifier les griefs canadiens et américains.

Nous sommes une nation pacifique et si l’immigration des Japonais au Canada met en danger la paix publique, nous n’hésiterons pas à interdire l’émigration en ce pays… Les haines de race ne font pas honneur au Canada. Nous croyons que les émigrants japonais contribueraient à la prospérité du Canada, en développant ses ressources, mais si la paix est troublée il vaut mieux empêcher notre peuple d’émigrer[58].

Les mesures annoncées sont de deux sortes : réforme des compagnies d’émigration, limitation du taux des départs pour les Hawaï. Jusqu’ici ces compagnies devaient remettre au gouvernement un quart de leur capital en garantie de leur bonne foi, et le nombre des émigrants que chacune pouvait envoyer était déterminé d’après le montant de ces dépôts. Il fut décidé que chaque compagnie, petite ou grande, devrait déposer 50 000 yen avant la fin du mois d’octobre 1907[59].

Quant aux départs vers les Hawaï, le Japon est résolu à les limiter.

Le comte Hayashi a télégraphié au consul japonais à Honoloulou qu’à partir du 1er février 1908, seuls auront le droit d’émigrer aux Hawaï les Japonais y retournant, et les proches parents de ceux qui y sont déjà arrivés.

Le ministre a annoncé aussi en janvier 1908 que son gouvernement a l’intention d’exercer une surveillance rigoureuse sur les Japonais qui se rendent à San Francisco comme étudiants, — beaucoup de travailleurs se parent de ce titre, — et de défendre l’émigration vers le Mexique. Le gouvernement japonais a-t-il donc pris son parti de couper toute émigration vers l’Amérique du Nord ?

Ce n’est pas la première fois qu’il prétend réformer les compagnies dont les exactions ont fait scandale, même au Japon, et qu’il déclare préférer à l’hémisphère Ouest, comme champ de colonisation, la Corée et la Mandchourie. Depuis 1901 il fait, dit-il, tous ses efforts pour empêcher les départs aux États-Unis ; mais ce n’est qu’en 1907 qu’il s’avise d’arrêter le courant sur les Hawaï dont dérivent, au su de tous, les courants sur les États-Unis, le Canada et le Mexique.

Pourquoi avoir tant tardé ? Et qu’attendre désormais des promesses japonaises ? Les chiffres de l’immigration japonaise aux États-Unis, depuis 1901, depuis une année surtout, suggèrent aux Américains ce dilemme : ou bien le gouvernement de Tôkyô a pris réellement les mesures qu’à maintes reprises il a annoncées, et les faits accusent son impuissance, ou bien il n’a pas tenu sa promesse et comment le croire davantage en janvier 1908[60] ?

Admettons que le gouvernement japonais soit de bonne foi dans ses promesses. Il refuse de se lier par traité ; il restera juge du nombre de passeports à délivrer. Toutefois, malgré cette satisfaction d’amour propre, empêcher ses émigrants d’aller dans l’Amérique du Nord, n’est-ce pas accepter que ses sujets soient traités en Amérique autrement que les immigrants européens ? Se résignera-t-il toujours à ce sacrifice de son prestige ? Sa concession n’est-elle pas seulement temporaire ?

Jusqu’ici l’émigration vers les Hawaï et les Amériques a été encouragée officiellement ; l’État japonais[61] avait intérêt à la fondation de Shin Nihon, de Nouveaux Japons qui, gardant leur loyalisme à l’égard du Mikado, promouvaient outre-mer l’influence de Dai Nihon. Chaque année les émigrants envoyaient au pays, par millions, leurs économies. Cette émigration, entreprise depuis dix années environ pour des raisons d’État, peut-elle être arrêtée tout d’un coup pour des raisons d’État ? Même résolu à entraver définitivement tout départ vers les Amériques, le gouvernement japonais est-il resté le maître absolu du mouvement ?

Certaines irrésistibles forces continueront de pousser les coolies vers les États-Unis : densité de population, développement de l’industrie au Japon, exemple de l’émigration européenne, élan que donne la victoire, idée d’une mission nationale, désir d’aventures et d’expériences nouvelles, certitude d’emplois sans la concurrence des Chinois, attrait de salaires bien plus élevés que ceux que l’on peut gagner en Corée, en Mandchourie ou au Japon ; popularité du mouvement vers l’hémisphère Ouest, mouvement acquis et qui de lui-même s’accélère — ceux qui ont réussi dans les Amériques faisant venir leurs parents et amis — ; assurance qu’on a besoin d’eux aux Hawaï, dans l’Ouest canadien et américain, dans les pays d’Amérique du Sud ; enfin volonté orgueilleuse, du moment qu’on s’oppose injustement à leur venue, de renverser l’obstacle. Jamais les Chinois, encore moins les Japonais ne se résigneront à l’interdit américain.

Cette interdiction arbitraire, comment bloquerait-elle le jeu des mécanismes montés aux temps du laisser faire ? Des compagnies de navigation américaines, anglaises, japonaises, se sont équipées pour un actif échange d’hommes et de marchandises entre Hong-Kong, Shanghaï, Kobé, Moji, Yokohama et les sept ports de l’Amérique du Nord où aboutissent les rails des transcontinentaux : Vancouver, Seattle, Tacoma, Portland, San Francisco, Los Angeles, San Diego[62]. À toutes ces cales, à tous ces entreponts, il faut des hommes, des marchandises. C’est la concurrence des compagnies de navigation transatlantiques et leur besoin de fret humain qui accélère d’année en année l’émigration européenne vers les États-Unis. Les trois lignes japonaises du Pacifique qui ont considérablement augmenté leur tonnage se plaignent déjà de manquer de trafic. « Le va-et-vient des passages diminuera : l’exclusion des émigrants aura pour conséquence une baisse des exportations[63]. » S’y résigneront-elles ? Les compagnies d’émigration auront toujours intérêt à envoyer le plus grand nombre des émigrants, leurs débiteurs, en Amérique, pays de hauts salaires. Plusieurs d’entre elles ont pour directeurs ou administrateurs des hommes politiques influents et qui n’hésitent pas à acheter les législateurs[64]. À supposer même que le gouvernement du Mikado puisse contraindre les compagnies du Japon à suspendre temporairement leurs opérations, celles qui des Hawaï font passer les émigrants au Canada ou au Mexique, comment pourra-t-il les atteindre ?

Les travailleurs japonais déclarent que le gouvernement américain et leur propre gouvernement les sacrifient injustement : « L’attitude du président Roosevelt fut d’abord impartiale et admirable ; mais après son entretien avec la délégation de San Francisco, en février 1907, un changement survint qui fut très désappointant[65]. » Admirable, tant qu’avocat zélé du Japon, il lutta pour imposer aux Californiens le retrait de la mesure des écoles, le président Roosevelt devint tout à coup suspect, presque traître, quand il acheta cette concession de la promesse que les Japonais, avec des passeports pour les Hawaï, le Mexique ou le Canada, ne seraient pas admis aux États-Unis : « Le président Roosevelt, ayant changé d’attitude, s’est mis d’accord avec les travailleurs blancs pour interdire l’entrée des États-Unis à ces Japonais qu’il a déclarés excellents[66]. »

Les Japonais escomptaient que la Californie ferait tous les frais du conflit ; or la satisfaction qui leur est donnée, ils l’achètent aux dépens de leur œuvre en Californie :

C’est anéantir les entreprises que nos 80 000 compatriotes soutiennent en Amérique, et les résultats de nombreuses années de travail. Chaque année, la culture par les nôtres de plus de 150 000 acres de terre produit plus de 50 millions de yen. Voici nos entreprises menacées : les Japonais sont traités comme des Chinois. L’incident scolaire de San Francisco a été arrangé d’une manière ridicule. L’instruction des enfants, c’est sans doute un point important, mais pour cent enfants environ, anéantir les entreprises de nombreux Japonais, c’est lamentable.

L’enquête officielle de M. Ishii a prouvé que la question japonaise dans l’Ouest américain n’était plus seulement une question de coolies et de main d’œuvre, mais une question de capitalistes et de propriétés.

Il y a donc de gros intérêts japonais à protéger qui seraient menacés de ruine si l’immigration japonaise était complètement arrêtée. L’avantage de ces propriétaires ou fermiers japonais en Californie sur leurs concurrents blancs, tenait à la main-d’œuvre abondante, bon marché et habile de leurs compatriotes, et ce ne sont pas des Blancs, Irlandais, Italiens ou Français qui remplaceront les travailleurs japonais : leurs préjugés de races les empêchent de s’embaucher au service de maîtres jaunes. La solution qui consisterait à laisser partir du Japon le nombre de travailleurs nécessaires à ces entreprises, sur certificats délivrés par les autorités américaines, est impraticable : elle violerait l’anti contract-labour law et il faudrait un sérieux contrôle pour empêcher que les Japonais ainsi importés ne s’échappent vers d’autres affaires ou métiers américains. Chaque entreprise japonaise deviendrait vite un tonneau des Danaïdes, toujours tari, bien que sans cesse on l’abreuve.

Les Japonais estiment qu’ils sont indispensables aux Hawaï, où sans eux King Sugar dépérirait[67], au Canada, en Californie, où les fruits pourriraient sur les arbres, où les chantiers de grands travaux vaqueraient et, dans les villes, les petits métiers que n’exercent pas les Blancs. Consentir à l’exclusion des immigrants japonais, au moment même où leur travail est le bienvenu, c’est, disent-ils, un sacrifice gratuit et absurde :

Le développement des entreprises japonaises n’est pas seulement menacé : les industriels américains sont très anxieux pour l’avenir. Les 10 ou 15 000 travailleurs japonais qui chaque année arrivent des Hawaï ne sont pas encore assez nombreux : leurs salaires augmentent sans cesse ; on veut les empêcher de débarquer : sait-on à quelles funestes conséquences l’on s’expose[68]… Pour les Japonais, il s’agit de perte d’argent ; mais, pour les capitalistes américains qui emploient des ouvriers japonais, cette question est bien plus importante. Lorsque les capitalistes de Californie auront compris qu’en n’employant pas les travailleurs japonais, ils nuisent à l’industrie et à la vie économique du pays, il viendra un moment où un revirement se produira : attendons ce changement d’opinion[69].

Aussi les Japonais maintiennent leurs prétentions contre les décisions à courte vue des deux gouvernements de Washington et de Tôkyô :

Nous aimerions mieux ne pas voir nos travailleurs se diriger vers les pays qui les persécutent. Au Japon, en Corée ou en Mandchourie, dans l’île de Yéso ou à Sakhaline, des travaux réclament leurs bras, mais on les délaisse. Si, malgré nos conseils, nos émigrants, écoutant les appels qui leur viennent d’Amérique et d’ailleurs, continuent à partir, on peut dire que rien désormais ne pourra arrêter leur désir de s’expatrier. Dans le monde, ce sont les États-Unis et le Canada qui souffrent le plus du manque de bras. C’est grâce à nos émigrants que la situation économique de ces pays n’est pas tombée dans une crise incurable. Sans eux, que serait-il arrivé ? Les travaux auraient été confiés aux ouvriers indigènes ; les salaires seraient devenus exorbitants, la main-d’œuvre d’une extrême rareté, les grèves innombrables : c’eût été un désastre pour le pays. Les travailleurs blancs seraient les premiers à subir les terribles effets de cette calamité, ils partageraient la détresse des capitalistes et ce ne serait que justice[70].

Génies bienfaisants des terres américaines, qui sans eux resteraient désertes ; génies conciliateurs du capital et du travail blancs, qui sans eux consommeraient leur ruine commune : comment les Japonais n’essaieraient-ils pas de faire entendre raison à cette Amérique que l’orgueil mène à sa perte ?

Ce qui fait la force de leurs prétentions, c’est que l’ouest de l’Amérique, à peine peuplé, est à occuper et que la lutte de classes entre capitalistes et prolétaires y est particulièrement âpre, vu les richesses énormes à exploiter et le manque de bras. Le conflit entre Américains et Japonais est permanent parce qu’en son fonds il repose sur une querelle entre Blancs. C’est la lutte de classes qui en Californie crée la lutte des races. Le coolie a un allié naturel dans le capitaliste blanc et un ennemi naturel dans le Blanc prolétaire. Le défaut de l’adversaire ainsi éprouvé, les Japonais n’ont qu’à patienter : un déterminisme géographique et économique travaille pour eux ; ils se croient sûrs du succès définitif : les capitalistes d’Occident ne sauraient refuser longtemps, pour des raisons sentimentales, d’acheter la main-d’œuvre, là où elle est le meilleur marché, et la plus docile, — en Orient.

Quelle raison y a-t-il, observent les Japonais, de regarder cette concurrence entre ouvriers jaunes et ouvriers blancs, comme un fait nouveau, extraordinaire et qui réclame des mesures spéciales ? C’est un phénomène naturel et que les Américains devraient accepter tout comme l’on s’incline dans tous les pays de civilisation industrielle devant la lutte entre Blancs non syndiqués et syndiqués : « La concurrence des travailleurs n’existe pas seulement entre les Asiatiques et les Blancs. Ce n’est pas chose rare qu’une violente querelle entre ouvriers jaunes ou entre ouvriers blancs[71]. »

Pourquoi dès lors la haine des ouvriers blancs à l’adresse des Jaunes est-elle différente et plus tenace que l’hostilité des syndiqués américains contre les immigrants européens, non encore syndiqués ? — C’est que les Japonais vendent leur travail à bas prix et qu’ils envahissent les champs d’emploi du travailleur blanc. — Cela est absurde, répliquent les Japonais. N’est-il pas plus vraisemblable que nous cherchions à gagner les plus hauts salaires et que nous nous livrions aux besognes que délaissent les Blancs[72] ?

Au vrai, estime-t-on au Japon, les motifs d’exclusion chez les Américains sont beaucoup moins d’ordre économique que d’ordre politique et sentimental. Les syndicats et leur égoïsme ont lassé les gens sensés de San Francisco. L’heure est mauvaise aux gens de la municipalité qui, à la dévotion de syndicats, ont imposé les mesures et organisé les manifestations antijaponaises. Le maire Schmitz et son conseiller Rueff, convaincus de malversations, ont été emprisonnés ; treize membres sur dix-huit de l’ancien Board of Supervisors se sont reconnus coupables. Le nouveau maire, le Dr  Ed. R. Taylor, médecin et avocat, est l’adversaire de la politique syndicale. Tous ces scandales chez leurs ennemis ont redonné confiance aux Japonais qui escomptent un revirement d’opinion : les capitalistes californiens calculeront le tort que leur cause l’antijaponisme ; et la fin du règne des syndiqués à la mairie détachera peut-être les indifférents de la propagande antiorientale.

Restent les motifs les plus sérieux de l’anti japonisme au dire des Japonais : la jalousie et la peur qui se sont emparés de l’Américain, depuis que le Japon a pris la première place en Extrême-Orient. Mais cette méfiance, flatteuse pour leur amour-propre, les encourage à ne pas accepter comme définitives les mesures prises contre leurs concitoyens. La civilisation japonaise vaut bien la civilisation américaine ; les Américains ont beaucoup à apprendre du Japonais ; ils avouent leur faiblesse en se refusant à une libre concurrence ; leur prétendu régime de liberté et d’égalité n’est que menterie qui, pour des raisons de race, établit des distinctions entre les hommes civilisés. Si l’Américain refuse une promotion au Japonais dans la hiérarchie internationale et ne traite pas avec lui d’égal à égal, c’est que le Japon, encore méprisé n’a pas assez imposé sa puissance. Il n’y a qu’un demi-siècle que, pour forcer les Japonais à ouvrir leurs îles aux Américains et à entrer dans la lutte internationale, le commodore Perry les menaça de ses canons…


III

Quelles raisons a donc le Japon de céder temporairement ?

De Tôkyô, le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, contredit officiellement, le 7 novembre 1907, « les faux rapports destinés à exciter les deux pays et a les brouiller… En dépit d’affirmations contraires, le peuple japonais envisage la situation avec confiance. Il est vrai qu’au temps des troubles de San Francisco, notre peuple blessé éprouva du ressentiment, mais il savait que l’hostilité en Amérique était locale et temporaire, et il conserva, même en ces jours d’épreuves, sa confiance dans la droiture et la justice des Américains. Présentement, la situation au Japon est plus calme que jamais[73] ».

En décembre 1907, le discours du gouvernement japonais à la Diète sur la politique du pays considérait comme une impérieuse nécessité le rétablissement d’une véritable amitié avec les États-Unis. En janvier 1908, le comte Hayashi et le président Roosevelt affirmèrent qu’une solution satisfaisante était proche et à la fin de janvier, le comte Hayashi déclara : « Bien que les négociations ne soient pas encore terminées, je puis déclarer officiellement que les bruits mis en circulation au sujet de questions importantes en litige entre le Japon et les États-Unis sont de pure invention. » Le discours du trône au parlement anglais annonça avec un évident soulagement qu’entre le Japon et le Canada l’accord était fait.

Depuis un an et demi, la solution du conflit entre les États-Unis et le Japon est donnée comme imminente : preuve qu’elle n’a pas été aisée à trouver, ou que le Japon a mis quelque temps à l’accepter, puisqu’en l’espèce il s’agit de la promesse donnée par le gouvernement de Tôkyô qu’il surveillera les départs pour les Hawaï. Les idées de paix triomphent donc ; après bien des hésitations, et aussi après que l’on a éprouvé longuement les dispositions de l’adversaire : Soudain les dépêches annoncent que sur un geste de Tôkyô les départs des émigrants sont suspendus. S’il suffisait d’un geste officiel pour entraver l’’émigration

aux Hawaï et dans les Amériques, pourquoi le gouvernement japonais a-t-il tant tardé à le faire, au cours de ces dix-huit mois de crise ? Il n’était donc guère de bonne foi quand depuis 1901, il assurait qu’il faisait tous ses efforts pour arrêter l’émigration vers les États-Unis. Cet arrêt déterminé à point nommé, alors qu’il est nécessaire pour emporter les dernières hésitations des États-Unis à accepter les promesses du Japon, durera-t-il ?

Le désir de paix du gouvernement japonais paraît lui être dicté par des raisons tout à fait extérieures au problème en question. Mais alors s’il n’a pas pris définitivement son parti de sacrifier l’émigration de ses nationaux dans l’Amérique du Nord, pourquoi sa résignation présente ?

Jusqu’aujourd’hui, les États-Unis ont été nos maîtres et nos amis, nos initiateurs et nos bons voisins. Lorsque notre pays voulut s’élever au rang de grande puissance, les autres nations s’interposèrent et nous causèrent des ennuis. L’Amérique seule nous témoigna de l’amitié. Dans l’esprit de nos concitoyens, les États-Unis ont toujours été accompagnés de l’adjectif « généreux »… Cette amitié, nous l’avons conservée encore quelque temps après nos victoires sur les Russes. Aux États-Unis, les cols Kuroki et les cols Togo étaient en vogue ; on créa des stations qui s’appelaient station Kuroki, station Togo. Nous pensions bien que cette sympathie des Américains était un peu exagérée, tout de même nous leur en savions gré. Actuellement, l’attitude des États-Unis à notre égard, semble indiquer une volonté de passer à l’extrême opposé, tellement qu’on pourrait croire qu’il ne s’agit pas du même pays[74].

De bienfaiteurs attitrés, on ne s’attendait guère à un reniement.

Une déclaration de guerre ne nous serait pas aussi sensible, écrivait le professeur Mitsuriki, doyen des sciences de l’Université de Tôkyô ; longtemps le Japon a eu à lutter pour garantir, son droit à exister comme État indépendant et pour gagner sa situation présente dans le monde civilisé. Si maintenant son ancien ami, qui est presque responsable de l’avoir engagé dans cette voie, lui tourne le dos en déclarant qu’il ne s’associera pas plus longtemps avec lui à termes égaux, le ressentiment doit nécessairement être très amer.

Toutefois le sentiment des Japonais que le monde pourrait interpréter comme une ingratitude une attaque contre un pays dont jusqu’à présent l’amitié était pour eux un dogme, a grandement comprimé tout désir de guerre. Parcourons le livre d’or de cette amitié. En frontispice, la statue du commodore Perry qui élevée au Japon, symbolise l’ère nouvelle ; comme préface, le traité qu’il signa à Kanagawa en 1854, première entente du Japon avec une puissance étrangère : le Japon moderne en est sorti. Puis des portraits de bienfaiteurs : le premier diplomate américain, Townsend Harris, qui conseilla aux Japonais de fixer les droits de douanes à 5 p. 100 ad valorem, droits que les pays européens furent obligés d’accepter ; le rev. Dr  Verbeck, le Dr  Hepburn et d’autres Américains qui travaillèrent à l’éducation des jeunes gens. Et voici le dénombrement des bienfaits ; chacune des grandes réformes japonaises : fondation d’écoles et de l’Université de Tôkyô ; frappe de la monnaie selon le système décimal, essai du système des banques nationales, adoption de l’étalon d’or, postes, télégraphe, chemins de fer, téléphone, électricité, forme parlementaire du gouvernement, idées de liberté, formation de partis politiques, jeu de base-ball, etc., autant d’emprunts et d’hommages à la civilisation américaine. L’ambassade et la grande mission japonaises de 1860 et de 1870 commencèrent leurs visites des pays étrangers par les États-Unis.

À l’actif des Américains un beau trait de désintéressement : des navires anglais, après avoir bombardé et détruit la ville de Simonoseki en 1863, levèrent 3 millions de dollars d’indemnité qui furent divisés entre les Puissances. Plus tard, l’enquête ayant prouvé que tous les torts en cette affaire n’étaient pas du côté japonais, les États-Unis retournèrent au Japon les 750 000 dollars qu’ils en avaient reçus. Puis, dix-huit années durant, c’est la comédie en trois actes de la révision des traités. L’Amérique, la première, est disposée à reconnaître au Japon une entière juridiction dans les ports ouverts, et, continuant envers le Japon ses habitudes de patronage, fait mine en 1876 de conclure séparément un traité qui sacrifiait à l’orgueil japonais les droits d’exterritorialité. Si ce « Bingham treaty » resta lettre morte, la faute en fut, non pas aux Américains, mais bien aux négociateurs du Mikado qui, au moment d’obtenir l’avantage qu’ils désiraient, se prirent à hésiter, et — scrupule de dernière heure — ajoutèrent une clause d’après laquelle le traité ne serait appliqué qu’au cas où les autres puissances concluraient des traités analogues. En 1887, reprise du projet : les États-Unis, toujours les premiers, sont encore prêts à le signer. Encore une fois, l’affaire échoua : l’opinion japonaise prit peur à l’idée du péril que pourrait créer une immigration étrangère. Enfin, en 1894, le gouvernement anglais s’étant laissé arracher un traité, les États-Unis le ratifièrent immédiatement. Ainsi de 1876 à 1894, dans cette grande affaire de la diplomatie japonaise, le bon vouloir des Américains fut toujours évident — même à se laisser berner. Enfin, en dernière page du Livre d’or, l’accueil fait à miss Roosevelt et au secrétaire Taft, en 1905 : les foules campagnardes aux gares, les cadeaux envoyés en reconnaissance des services rendus par les États-Unis pendant la guerre qui s’achevait.

Cette reconnaissance, mise à rude épreuve, fut néanmoins assez forte pour tempérer les sentiments antiaméricains :

Quoique nous ne puissions cacher notre mécontentement, nous continuons, — comme le comte Okuma me l’a dit, — à taire notre angoisse pour cette raison profonde que l’Amérique nous a toujours témoigné la plus vive amitié depuis un demi-siècle… Nous sommes fort chagrinés que nos adversaires soient les Américains, à qui nous devons tant. Toutefois nous sommes rassurés par le fait que tous les torts se trouvent du côté américain et que les Japonais n’ont rien fait pour ne pas payer leur dette de reconnaissance… Notre diplomatie a paru jusqu’ici dans une position inférieure. C’est que dans le conflit nous avons conservé des égards pour une nation à qui le Japon était lié par une amitié ininterrompue de quarante années. Il n’est pas désavantageux de reconnaître que cette situation inférieure du Japon dans le présent conflit est due à l’observance par le peuple des principes du Bushidô[75].

Les proclamations du Mikado, les hakkai de soldats japonais et l’opinion du monde civilisé venaient d’attribuer la victoire du Japon sur le Russe au Bushidô, à cette « Voie des guerriers » qui donne honneur et courage ; les Japonais, fiers d’avoir vaincu, non pas seulement parce que les plus forts, mais parce que moralement les meilleurs, exaltaient leurs antiques vertus : ce n’était pas le moment de risquer le reproche d’ingratitude en attaquant les États-Unis.

Mais, très fort au début du conflit, cet appel à la fierté nationale n’a-t-il pas perdu à la longue un peu de son prestige ? Une année d’antijaponisme aux États-Unis a sans doute allégé dans le cœur des Japonais la crainte de paraître ingrats.

Quand ils attaquèrent les Russes, outre le désir de forcer le respect de l’Europe encore méprisante et de faire prévaloir leur influence à Pékin, les Japonais visaient la Corée et la Mandchourie : quels avantages précis de gain ou de conquête pourraient-ils escompter d’une victoire sur les Américains ?

Parmi les journaux américains, les uns disent : Les armements du Japon ne sont pas en proportion de ses finances ; ne fera-t-il pas la guerre pour de l’argent ? Les autres répondent : À peine remis de sa guerre contre la Russie qu’il dut interrompre faute d’argent, le Japon ne peut se lancer maintenant dans une nouvelle guerre. — Guerre causée par besoin d’argent, guerre empêchée par manque d’argent : que penser de ces deux opinions contradictoires ?

La dette publique du Japon avant la guerre contre la Russie s’élevait à 1 465 239 000 francs[76]. Les emprunts l’ont augmentée de 4 666 358 000 francs. La nationalisation des chemins de fer, pour laquelle est prévue une dépense de 4 280 000 000 de francs, et les grands travaux, dont les plans ont été approuvés, porteront prochainement cette dette à 7 680 000 000. Dans les prévisions des budgets pour les exercices 1906-1907 et 1907-1908, au chapitre recettes étaient portées de grosses sommes, à obtenir par des emprunts intérieurs. Afin de subvenir aux dépenses de la campagne, le ministre fit voter par la Diète en 1904, puis en 1905 deux lois qui relevaient successivement le taux des impôts. Ces lois devaient cesser d’être appliquées le dernier jour de l’année qui suivrait le rétablissement de la paix ; mais les représentants de la nation furent obligés en 1906 d’en voter le maintien indéfini, pour assurer les intérêts et l’amortissement de la Dette publique. Et même il fallut créer quelques nouveaux impôts. L’augmentation successive de leurs taux fait peser sur la population une nouvelle charge annuelle de 387 millions. 281 600 000 francs sont consacrés au service des dettes contractées en raison de la campagne et qui doivent être amorties en trente ans : Déjà 92 160 000 francs sont nécessaires pour amortir les dettes précédentes et il faudra bientôt assurer le service de nouveaux emprunts. Les budgets sont difficiles à établir : des ressources extraordinaires (reliquat de comptes de guerre, indemnité pour les prisonniers russes, emprunts, etc.) servant à couvrir des dépenses qui ne pourront être supprimées les années suivantes (programme militaire et naval), le déficit est à prévoir. Est-ce ce moment de liquidation que le Japon va choisir pour se lancer dans une guerre où il n’aura plus à compter sur le marché anglais, où l’appui financier de la France, qu’il commence seulement d’obtenir, resterait problématique ?

Si l’opinion et le gouvernement au Japon estiment que la guerre est nécessaire, ce n’est probablement pas la question d’argent qui les fera reculer. Alors ils verront surtout les bons côtés de la situation financière. Dans une guerre avec les États-Unis, le Japon n’aurait pas, vu la difficulté d’une prise de contact sur terre, de nombreuses armées à entretenir comme en Mandchourie. Une nouvelle victoire serait peut-être rentable pour les Japonais. Sans escompter une indemnité de guerre, qui leur a manqué au traité de Portsmouth et qui serait peut-être aussi difficile à obtenir des Américains, la facilité avec laquelle le capital européen prête aux nations victorieuses leur donne confiance ; ils en savent quelque chose depuis trois ans : les intérêts de leur dette ont été en moyenne de 5 p. 100, intérêt peu élevé quand on considère le taux habituel des avances en Extrême-Orient.

En ses sujets aussi, le gouvernement japonais a toute confiance : sa population de 48 millions d’individus s’accroit régulièrement chaque année de 700 000 têtes environ. Malgré la longueur de la dernière guerre, le peuple a accepté tous les nouveaux impôts, a couvert tous les emprunts intérieurs et, dans toutes les classes, a aidé l’État par des dons personnels. Les recettes, qui étaient pour 1903-1904 de 671 369 500 francs, ont passé à 844 864 700 francs en 1904-1905, à 1 118 968 600 en 1905-1906 et, pour 1906-1907, le ministre des Finances a pu les évaluer à 1 276 338 000 francs[77]. Le rendement de tous les impôts accuse depuis quatre ans de grosses plus-values ; les dépôts dans les banques et caisses d’épargne ont augmenté.

Depuis 1896, les importations du Japon dépassaient ses exportations : en 1905, 1 261 873 700 francs aux importations et 850 521 300 francs aux exportations, mais en 1906, pour la première fois depuis dix années, la balance du commerce a penché à l’avantage du Japon : exportations, 1 093 287 000 francs ; importations, 1 080 462000 francs. Les circonstances ont été exceptionnellement heureuses : la situation de la sériciculture et du marché du cuivre était excellente ; une grande quantité de produits japonais sont entrés en Sibérie et en Mandchourie septentrionale, par le port de Vladivostock ouvert en franchise ; dans la Mandchourie du sud, ils ont été favorisés par l’exemption de droits ; la présence en Corée et en Mandchourie de Japonais, civils ou militaires, a stimulé en ces pays les exportations japonaises, et le tremblement de terre et le feu ont déterminé de fortes expéditions de bois, de ciment et d’autres matériaux de construction à San Francisco. Il se peut qu’en 1907 et les années suivantes les commerçants japonais ne soient pas aussi gâtés : les expéditions de soies grèges n’atteindront peut-être plus la somme énorme de 185 millions de francs ; le prix du cuivre a baissé. En Mandchourie et en Sibérie, le marché est encombré de produits japonais ; les barrières douanières seront relevées quelque jour à Vladivostock, enfin en Mandchourie méridionale, les articles japonais auront à soutenir la concurrence, à termes égaux, des articles européens et américains. N’importe : avec l’émigration japonaise en Corée, en Mandchourie et dans les Amériques ; en raison de l’industrialisation du Japon, du développement de ses lignes de navigation, il faut s’attendre à ce que ses exportations continuent de croître.

Une guerre avec les États-Unis ruinerait-elle ce commerce extérieur ? Le Japon perdrait temporairement la clientèle américaine, mais les exportations vers l’Amérique ne représentent qu’un peu plus du tiers de ses exportations totales : la moitié en est dirigée sur l’Asie et un sixième sur l’Europe. Les quatre cinquièmes des importations japonaises proviennent à part presque égale de l’Asie et de l’Europe, — le reste seulement d’Amérique. La guerre développerait les échanges entre le Japon et la Chine. Le Japonais prendrait en Chine sur son rival américain une avance qui compenserait ses pertes temporaires du côté des États-Unis. Pertes temporaires, car les échanges entre le Japon et les États-Unis reprendraient nécessairement, la guerre finie. De l’Europe, le Japon tirerait tout ce qui momentanément ne lui viendrait pas d’Amérique. Alors que le commerce japonais gagnerait plutôt à une telle guerre, le commerce américain risquerait d’y perdre deux marchés, distancé en Chine par le Japon, au Japon par l’Europe.

Le budget japonais de 1906-1907 était un budget d’expansion. Sur les 181 millions d’augmentations de dépenses, 121 millions de francs allaient à l’armée et à la marine (ministère de la Guerre : 82 925 700 fr. ; ministère de la Marine : 37 947 000 fr.). Au lieu de supprimer quelques taxes de guerre, on pensait à forger de nouvelles armes de combat[78] et à tirer parti de tous les avantages, économiques, géographiques : les encouragements à la marine marchande atteignent

dans le budget 1907-1908, 24 004 534 francs ; on nationalise les chemins de fer du Japon, pour qu’ils soient mieux au service de l’État ; on améliore les chemins de fer de Corée et de Mandchourie pour relier le système japonais au transsibérien et aux réseaux chinois. C’est à plus d’un milliard 400 millions qu’il faut estimer les avances ou subventions consenties depuis la paix, soit à des banques, soit à des compagnies de navigation, à des sociétés industrielles ou commerciales par l’État et ses banques. Le gouvernement a compris que l’initiative chez une nation aussi disciplinée que le Japon appartenait à l’État, que la confiance créée par la victoire et que le désir de revanche, né du demi-échec de Portsmouth, rendaient le moment opportun pour développer les exportations et rétablir ainsi en faveur du pays la balance du commerce extérieur : l’avenir du Japon, à proximité des énormes marchés d’Extrême-Orient beaucoup plus riches que lui en produits naturels, est dans l’industrie et le commerce. L’intérêt que le gouvernement japonais tire des prêts qu’il consent est supérieur à l’intérêt qu’il doit verser pour ses emprunts intérieurs ou extérieurs ; peut-être même l’État s’est-il réservé, dans les nombreuses entreprises qu’il aide de ses deniers, une part des bénéfices qui pourra l’aider à servir les intérêts de sa dette. Sur les 4 milliards 50 millions que l’État a déboursés pour solder les dépenses de guerre, 1 milliard 729 millions seulement sont allés à l’étranger ; le reste, 2 milliards 321 millions sont restés dans le pays, et y créent des disponibilités. Le récent emprunt conclu à l’étranger par le gouvernement pour le chemin de fer sud-mandchourien, pourrait, en cas de crise, recevoir une autre destination.

Les budgets japonais témoignent présentement d’un grand optimisme. Que d’ici quelques années de mauvaises récoltes et les faillites de quelques centaines d’entreprises trop hâtivement montées déterminent une crise analogue à la crise[79] que valut à l’Allemagne son essor économique après le traité de Francfort, et les raisons financières seront peut-être alors plus efficaces qu’elles ne peuvent l’être maintenant, en pleine confiance, pour combattre, le cas échéant, le désir d’une guerre. On ne prête pas encore attention à l’énorme part de crédit qu’implique la prospérité. Il a fallu à l’Allemagne de longues années pour que sa situation économique et financière tempérât son ardeur à continuer sa fructueuse industrie de la guerre. Elle fut plus près de recommencer la guerre contre la France pendant les dix années qui suivirent sa victoire de 1870-1871 qu’elle ne l’a été réellement depuis.

S’il ne s’agissait que de la paix de l’Orient, les armements du Japon paraîtraient superflus. Quelle puissance militaire, sauf peut-être un jour la Chine transformée, pourra jamais en Extrême-Orient lui opposer des forces semblables ? Pourtant le Japon se hâte d’augmenter ses divisions et de construire des cuirassés : est-ce au réveil de la Chine ou à l’ambition américaine qu’il songe ?

Ce n’est pas sa situation financière qui empêcherait le Japon de faire la guerre, mais en dehors d’une indemnité et d’une augmentation de crédit, que pourrait lui rapporter une victoire sur les Américains ?

Le contrôle de l’isthme de Panama ? Mais à supposer que les Japonais puissent l’obtenir par conquête ou négociations, mieux vaut laisser pendant dix années encore les Américains le percer à coup de millions. Et jamais l’Europe ne permettrait la substitution d’un contrôle japonais au contrôle américain ; elle exigerait l’internationalisation de cette porte du Pacifique.

Les Hawaï, point de relâche incomparable dans le Pacifique nord seraient de bonne prise. Mais pourquoi se hâter ? Dans ces Hawaï que les Japonais ont conquises économiquement, le temps travaille pour eux ; le nombre des enfants, qui y naissent et qui pourront demander la naturalisation américaine, leur donnera un jour l’influence politique. Qu’ajouterait à ces perspectives d’avenir une possession immédiate ? Des risques sans doute. Plus proches d’un millier de milles de San Francisco que de Yokohama, les Hawaï à protéger seraient une cause de faiblesse pour l’Empire dont l’avantage présent sur les États-Unis vient du groupement de ses possessions.

Maîtres des Hawaï, les Japonais tenteraient-ils de bombarder quelques villes sur le continent américain ? Mais auparavant ils auraient dû détruire toute la flotte américaine ; les ports du Puget Sound seraient protégés contre des obus venant de la haute mer ; San Francisco est encore à moitié renversée ; les autres villes de la côte ne comptent guère. Les entreprises japonaises en Californie seraient ruinées par représailles. Pour contraindre les Américains à une paix humiliante et à une indemnité de guerre, il faudrait que les Japonais s’emparassent d’une portion du territoire américain. Autant l’on comprend une invasion lente de la côte américaine par leurs coolies, autant l’on imagine mal qu’ils puissent la conquérir par les armes. Ils n’ont pas la prétention de traverser les trois quarts du continent américain et d’aller dicter leurs conditions aux 45 millions d’habitants qui vivent à l’est de Columbus, centre de la population au recensement de 1900. À supposer qu’ils s’installent sur la côte californienne, combien leur faudrait-il amener de troupes au travers du Pacifique pour empêcher qu’une poussée en retour, partant de l’hinterland américain, ne vînt les jeter à la mer ? Les Américains, naturellement combatifs et qui ont toujours guerroyé avec courage et acharnement contre les Anglais ou entre eux, et en qui la victoire sur les Espagnols a développé depuis dix ans l’esprit chauvin, se lèveraient en masse pour la croisade contre le Jaune. À supposer encore — pure invraisemblance — qu’ils fussent battus, on peut être sûr qu’avant dix années le réflexe de ce peuple, qui a le nombre et les richesses, serait terrible, irrésistible.

L’Alaska est la seule portion du territoire américain dont l’invasion armée serait praticable pour les Japonais les Aléoutiennes qui en commandent les abords ne sont qu’à 500 milles de la plus septentrionale des Kouriles japonaises. L’Alaska, par ses mines et ses pêcheries ; est une terre de grandes richesses où les Américains ne pourraient transporter des troupes que par mer et dont la prise justifierait peut-être, en cas de rétrocession, une indemnité de guerre. Mais l’escadre américaine, concentrée à San Francisco ou dans le Puget Sound, serait à portée de prévenir un gros débarquement de troupes japonaises en Alaska et les Japonais ne pourraient y envoyer assez de soldats pour s’en emparer qu’après avoir détruit la flotte américaine et réussi à empêcher tout transport de troupes ennemies.

En cas de guerre, les Philippines seraient pour les Japonais la proie la plus sûre, la plus proche et la plus utile : retirer aux Américains la seule base navale qu’ils aient à proximité du Japon et dans le Pacifique occidental, serait le premier coup à tenter. Voisines de Formose, les Philippines compléteraient au sud le chapelet d’îles japonaises qui, depuis les Kouriles au nord, s’égrène au-devant du continent asiatique ; avec l’Indo-Chine, les Philippines sont, en Extrême-Orient, les dernières terres méridionales d’où les Blancs soient à déloger.

Les alarmes que sonnent les journaux américains depuis la victoire du Japonais sur le Russe, retentirent autrefois dans les journaux espagnols après la victoire du Japon sur la Chine : entrevues d’officiers japonais avec des Philippins ; explorations stratégiques des îles ; visites de colonels d’état-major déguisés ; repèrement de points de débarquement à Manille et dans la baie de Subie ; envois d’armes par une junte de Philippins installés à Yokohama ou à Tôkyô ; prétendues assurances de protection données à ces Philippins par les Japonais. La plupart de ces nouvelles, aux temps du joug espagnol comme de la règle américaine, furent inventées ou colportées par quelques conspirateurs qui avaient intérêt, pour encourager leurs partisans, à faire valoir l’influence qu’ils disaient posséder sur le gouvernement du Japon.

Les victoires japonaises ont excité les Philippins qui rêvent d’indépendance et qui, en dépit de la généreuse et humaine politique instaurée par M. Taft, condamnent en bloc la domination américaine : de lourds impôts et des milices parfois brutales l’ont rendue impopulaire. Des étudiants philippins séjournent au Japon et y intriguent ; à Manille on rencontre des Japonais, artisans, charpentiers surtout, ou voyageurs de passage dont on se méfie ; on disait en 1907 qu’une colonie de soixante femmes japonaises installées à Olongapo, station navale dans la baie de Subic, avait renseigné leur gouvernement sur cette place que les Américains arment fiévreusement.

Les Japonais, maîtres de Formose, savaient avant 1898 que les Philippines échapperaient à l’Espagne ; ils savent depuis 1898, que les Américains, n’y resteront pas toujours, mais désirent-ils faire une guerre pour les prendre ? Présentement ils sont pourvus : la Corée et la Mandchourie à peupler d’émigrants, les côtes des Amériques à jalonner de Shin Nihon, voilà des tâches plus importantes que de s’installer aux Philippines, très peuplées et trop chaudes pour le tempérament japonais. À maintes reprises, ils ont assuré le gouvernement de Washington qu’ils ne convoitaient pas les Philippines[80]. Le secrétaire Taft, dans son discours du octobre à Tôkyô, a confirmé ces assurances : « On a suggéré que nous pourrions nous décharger de notre fardeau en vendant les îles au Japon ou à quelque autre pays. Cette suggestion est absurde. Le Japon ne désire pas les Philippines. Il a des problèmes à résoudre plus près de chez lui. Au surplus, les États-Unis ne pourraient vendre des îles à une autre puissance sans violer grossièrement ses obligations envers les Philippins. »

En 1906, après que l’on eût annoncé que le gouverneur général L. E. Wright ne retournerait pas à Manille et qu’il irait comme ambassadeur à Tôkyô, la nouvelle lancée par un journaliste anglais, que les Américains négociaient la vente des Philippines au Japon, trouva, six mois durant, une ferme créance par tout l’archipel. En dépit de tous les démentis officiels, la presse, les délégations provinciales et municipales discutèrent passionnément la nouvelle et adressèrent des manifestes au gouvernement de Manille, pour qu’on câblât à Washington d’arrêter les négociations. De cette vaine agitation, il faut retenir que les Philippins, malgré qu’ils soient toujours prêts à sacrifier leur loyalisme à leur désir d’indépendance, préfèrent encore la règle américaine à la règle japonaise. Ils estiment que leur indépendance, ils ont plus à l’attendre des Américains idéalistes que des Japonais réalistes. Si les Américains n’avaient cherché que la prospérité matérielle de leur colonie, ils auraient ouvert les portes toutes grandes aux

Chinois et aux Japonais, et les Philippins, mous et paresseux, eussent été étouffés. Une domination japonaise mettrait fin aux destinées de cette race : il ne serait plus question d’assemblée philippine, de commissaires philippins collaborant au gouvernement, d’écoles élevant les indigènes au rang d’instituteurs et d’employés, les préparant à l’agriculture ou au commerce.

La politique du Japon à Formose et en Corée donne aux Philippins la mesure des libertés et des privilèges qu’il a coutume de laisser aux pays qu’il protège[81]. Au surplus, les Philippins croient former un peuple à part en Asie ; ils n’identifient pas leur sort à celui des autres Extrême-Orientaux ; ils ne sont pas sans quelque mépris pour le peuple japonais. Dressés pendant des siècles aux sentiments chrétiens et aux préjugés les plus anachroniques, ils ont gardé du règne des moines le mépris des païens. De tous les Jaunes qui imitent les Européens, c’est eux les représentants les plus anciens, les plus achevés de la civilisation occidentale. Sans doute, en bons Orientaux, ils ont pris leur part aux victoires des Jaunes : ils admirent le Japon, le craignent et reconnaissent que ses succès viennent de son européanisation, mais ils s’estiment eux-mêmes trop européanisés pour accepter sa tutelle.

Une régénération de l’Asie par une union de Mongols et de Malais, de Japonais et de Philippins, non pas la domination du Japon sur leur archipel, voilà le rêve des quelques Philippins mégalomanes, qui, ignorant leur faiblesse, se tournent présentement vers le Japon. La prise de possession de l’archipel par les soldats du Mikado dissiperait ce malentendu : elle leur vaudrait sans doute, autant qu’aux Américains naguère, une résistance acharnée et des dépenses que de longtemps les ressources des îles ne suffiraient pas à rembourser[82].


IV

C’est la Corée et la Chine qui surtout refréneront les dessins belliqueux du Japon[83]. Protecteur de la Corée, le Japon l’est par tradition historique et par intérêt. Pour tout Japonais, dès l’enfance, la Corée c’est la côte voisine que depuis des siècles en insulaire il convoite, le pont qui a relié la civilisation japonaise à la civilisation de l’Asie, la bonne terre pour qui le Japon a entrepris toutes ses guerres et qu’après avoir occupée il avait dû toujours abandonner. Maintenant qu’il la tient, il faut qu’il s’y installe définitivement ; mais la traditionnelle haine des Japonais qu’ont les Coréens, peuple chinoisé, s’est accrue de leur irritation à voir maltraiter leur maison impériale, à être dépossédés de leurs meilleures terres et de leurs droits de pêche, méprisés, réduits aux tâches les plus serviles, brutalisés et torturés.

L’empereur de Corée, ayant joué le double jeu d’envoyer des délégués à la conférence de La Haye pour protester contre la règle japonaise, et de nier qu’il l’avait fait, a été contraint d’abdiquer et remplacé par son fils, que le traité du 25 juillet 1907 soumet au Japon. Des troubles s’en sont suivis ; l’état de siège fut proclamé à Séoul. Des soldats coréens et des jeunes gens se réfugièrent en armes dans la région du Sud-Est. Du 19 juillet au 45 octobre, 236 policiers et 44 autres Japonais ont été tués par les Coréens. La répression fut terrible ; les Japonais massacraient non seulement les rebelles, mais des villageois inoffensifs, après les avoir razziés[84]. En décembre 1907, on

parlait d’augmenter encore les effectifs japonais : les révolutionnaires étaient actifs ; vingt Coréens appartenant à la légation japonaise avaient été assassinés.

Le prince Ito a déclaré que son programme de réformes nécessiterait une dépense de 50 millions de francs, répartie sur une période de cinq années. Une compagnie de colonisation, présidée par le comte Katsura sera créée en 1908 sous le patronage du gouvernement pour exploiter la Corée. Mais, en raison de la tendance générale des Japonais, soldats ou coolies, et aussi soshi, aventuriers de basse classe, à ne pas ménager les Coréens, à en finir au plus vite avec ce peuple jugé incapable de progrès, il faudra au prince Ito et à ses conseillers de la patience et de la prudence pour résoudre la question coréenne, beaucoup de troupes aussi et beaucoup d’argent et surtout la force de résister à la brutale avidité de ses compatriotes. Il n’est jamais prudent d’affamer et de torturer un peuple de plus de dix millions d’habitants. He that England fain would win, must with Ireland first begin. Celui qui veut vaincre l’Angleterre doit s’attaquer à l’Irlande. Irlande de cette Angleterre d’Extrême-Orient, la Corée continentale crée au Japon, qui perd ses avantages de pays insulaire, le souci d’une frontière que quelque jour, peut-être, il lui faudra défendre contre un retour des Chinois.

La Mandchourie aussi réclame l’attention du Japon qui vient de conclure un emprunt de 100 millions de francs pour la construction et la transformation du chemin de fer sud-mandchourien, qui bouleverse et

assainit des quartiers de Moukden, Thieling et Liaoyang. Aussitôt après la guerre, le gouvernement de Tôkyô envoya en Mandchourie une commission d’hommes d’État, d’ingénieurs, de militaires, chargée d’inventorier les ressources du pays et les moyens rapides de l’exploiter, car à la différence des Russes prodigues et imprévoyants qui engloutirent leur argent dans cette province chinoise, les Japonais se hâtent d’en tirer des bénéfices. Leurs soldats, qui ne l’ont pas encore évacuée, s’y conduisent en conquérants, leurs trafiquants en maîtres âpres et durs. Moins généreux et plus exigeants que les Russes, ils sont craints, mais détestés, et sous la poussée de leur concurrence, l’activité des Chinois se réveille. Il faut que le Japon fournisse du travail à ses nationaux, qu’il les soutienne contre la concurrence des coolies chinois, plus résistants encore que le Japonais, davantage fixés à la terre, plus nombreux aussi, car sans cesse ils montent du Chantoung et des provinces du Yang-tsé. En dépit de l’avantage actuel des Japonais, les commerçants chinois seront quelque jour de sérieux concurrents. Présentement les Japonais importent leurs marchandises, soit directement du Japon et ils ne payent pas de droits, soit par la Corée et les droits versés leur sont remboursés[85]. Les Chinois, qui font venir leurs marchandises de Tchéfou ou de Shanghaï ont à acquitter, en plus d’un droit d’entrée, la taxe du likin. Depuis le printemps de 1907, les Japonais ont remis au gouvernement chinois la gérance douanière d’Inkéou (Nioutchouang) et de Dalny, mais ils n’ont pas encore cédé celle d’Antoung. Quand Antoung sera ouvert au commerce étranger et qu’une douane chinoise y sera établie, Chinois, Européens, Américains seront sur un pied d’égalité avec le Japonais et tous disposés à faire bloc contre son activité accapareuse et son appétit de commandement. Que les forces vives de la nation soient accaparées par une guerre contre les États-Unis, du côté de la Corée, le Japon n’aurait par ses derrières assurés, et l’œuvre mandchourienne, encore inachevée, pourrait péricliter.

Le Japon même vainqueur, risquerait encore, la guerre durant, de perdre la prépondérance économique et politique que son admirable effort cherche à conquérir en Chine. « Si nous rompons nos relations et nous combattons, déclarait naguère le baron Kentaro Kaneko au public américain[86], les liens commerciaux entre les deux pays seront rompus et le marché chinois tombera dans les mains de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France. Les États-Unis et le Japon, en dépit de leurs avantages géographiques sur le Pacifique, perdraient tout le bénéfice du commerce asiatique ».

Plus que le Japon, les États-Unis risqueraient de perdre leur clientèle chinoise, mais le Japon pour ses exportations extrême-orientales a besoin du coton, des machines, des capitaux américains. À quoi bon évincer les États-Unis du marché chinois si c’est au profit d’un tiers, de l’Allemagne par exemple, dont les marchandises et les navires se multiplient en Extrême-Orient, de l’Allemagne, dont c’est l’intérêt depuis la défaite russe de détourner de Kiao-tchéou l’attention japonaise et de profiter d’une guerre où s’useraient ses rivaux américains et japonais pour fortifier son influence chancelante en Chine ? Les journaux de Tôkyô ont souvent dit que le Kaiser était derrière les États-Unis et qu’il les excitait contre le Japon.

La crainte du problème chinois, on la sent dans les traités que le Japon depuis deux ans s’est hâté de conclure avec les puissances européennes. Lisez le traité anglo-japonais, les accords franco-japonais et russo-japonais : la Chine n’y est pas partie, mais c’est le tiers, dont on s’occupe. On ne la consulte pas, mais on la surveille ; malgré elle, on entend la protéger, et ses protecteurs se hâtent de prendre des assurances les uns contre les autres, tant ils craignent qu’une crise subite ne les oblige à intervenir.

À la rigueur, ces accords garantissent au Japon que l’Angleterre, la France et la Russie n’attaqueront pas la Chine, mais ils ne peuvent l’assurer contre les risques d’une révolte chinoise ; or c’est non seulement contre la politique des sphères d’influence en Chine que le Japon désire prendre des précautions, au cas où des troubles nécessiteraient une nouvelle intervention des grandes puissances, mais encore et surtout contre les dangers directs que lui ferait courir cette révolte. Autant que les Européens par leur brutalité et leurs appétits[87], le Japon par l’exemple de sa réussite et par sa propagande est responsable du formidable développement que prend en Chine le mouvement réformiste. Si puissant que soit le Japon, il ne peut prétendre diriger ce mouvement trop vaste pour que les effets en soient prévisibles ; il sent bien que sa propagande y est débordée, qu’elle mène à la révolution et développe un nationalisme antiétranger sur lequel tous les Chinois sont d’accord.

Ce n’est pas pour l’Europe que le Japon travaille en Chine, c’est même aux dépens de l’Europe qu’il veut assurer sa prépondérance économique et politique. Il veut fortifier la Chine assez pour qu’elle résiste aux tentatives européennes d’ingérence ou de démembrement, — pas assez pour qu’elle se passe de toute protection japonaise.

Or la Chine ne se prête pas docilement et à point nommé à ces desseins. En dépit des belles assurances du Japon, les Chinois ne croient pas à son désintéressement et à son amitié. Le Japonais, quand il s’adresse aux Chinois, insiste sur la parenté de leurs langues, de leurs cultures, de leurs morales, de leurs idéals ; il est toujours prêt à parler au nom des peuples d’Extrême-Orient dont il est « comme la tête », à les défendre contre les convoitises des Blancs, la race ennemie ; mais en Amérique, il fausse compagnie aux Coréens, aux Chinois, et proteste quand les Californiens, le classant parmi les Mongols, l’envoient à l’école spéciale. Aux États-Unis, il n’est plus asiatique, mais occidental de cœur. Dans les protestations du gouvernement, du peuple, des journaux japonais, contre la mesure des écoles et l’antijaponisme en Californie, jamais il n’est question des Chinois : on ne se solidarise pas avec eux ; on n’essaye pas de grossir les griefs japonais de leur cas ; on préfère que les deux revendications restent distinctes : ces Chinois qui n’ont pas la force de se faire écouter, qu’on les relègue à l’école orientale, qu’on les exclue, ce sont des Mongols.

Le gouvernement japonais ne semble pas avoir encouragé le boycottage chinois des marchandises américaines, par crainte, sans doute, que le mouvement exploité par les étudiants et les révolutionnaires ne dégénérât en troubles antidynastiques et antiétrangers, mais par crainte aussi que le boycottage ne réussît à forcer la main aux Américains et qu’une loi américaine n’admît de nouveau les coolies chinois sur la terre américaine où les Japonais, à l’abri de la concurrence asiatique, remportaient sur les Blancs de si beaux succès. L’exclusion des travailleurs chinois hors du Japon, pourquoi ne serait-elle pas aussi blessante pour la Chine que l’exclusion des Japonais hors des États-Unis l’est pour le Japon ? Entre travailleurs chinois et travailleurs japonais au Japon ce sont les mêmes conflits d’intérêt et de race qu’entre travailleurs japonais et américains aux États-Unis. En 1906, un Japonais, directeur des écoles et conseiller du Taotaï de Long-tcheou affirma aux enfants de celui-ci, au cours d’une leçon, qu’ils « étaient de race inférieure ». Le Taotaï a expédié au Japon ce patriote qui disait trop haut ce que pensent ses compatriotes.

Le nationalisme chinois entend n’être protégé par aucune puissance, même par le Japon. Il a fort mal accueilli les accords franco-japonais et russo-japonais. Le Waï-wou-pou a protesté auprès de la France, de la Russie, et par deux fois auprès du gouvernement de Tôkyô contre ces ententes qui portent atteinte à la souveraineté de la Chine : il n’appartient qu’à elle de maintenir l’ordre et la paix dans ses provinces limitrophes du Tonkin, de la Corée, du Liatoung et de la Mandchourie. Elle n’accepte pas de se laisser dépouiller, même par le Japon, de ses droits. Elle les fait valoir sur le territoire de Kwanto au nord de la Corée peuplé de 600 000 Coréens et de 400 000 Chinois, que le Japon a saisi non pas pour lui sans doute, — il s’empresse de l’affirmer, — mais en tant que protecteur de la Corée ; elle proteste contre la hâte des Japonais à établir un réseau télégraphique en Mandchourie, à ouvrir des bureaux à Takéou ailleurs, qui acceptent déjà des télégrammes pour tous les points du monde au tarif japonais ; elle réclame la plus grande part des bénéfices du chemin de fer de Sin-Minting-Moukden. Les Japonais refusent et offrent de lui vendre à très haut prix un terrain qui ne leur appartient pas. Elle veut construire un chemin de fer de Sin-Minting à Takumen ; le Japon déclare qu’une ligne parallèle à la ligne de la Mandchourie méridionale ne sera pas construite : ce serait une violation du traité de Pékin (1905). Chemins de fer, postes, télégraphe, mines, forêts ; toutes les entreprises du Japon en Mandchourie, qu’il traite en terre conquise, le mettront en conflit avec la Chine qui se considère toujours comme suzeraine.

Dans une petite histoire destinée aux écoles primaires[88], où l’on énumère tous les malheurs de la Chine au XIXe siècle, le Japon, qui s’est emparé des Lyoukiou, de Formose et de la Corée, n’est pas mieux traité que la Russie ou la France ; une autre histoire à l’usage des écoles résume ainsi les malheurs de la Chine : « Depuis quelques dizaines d’années, l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne, la France, le Japon, tous ont pris des lambeaux de notre territoire ; on le diminue sans cesse. Ah ! il y a 4 398 années que l’empereur Hoang-ti, victorieux des races qui occupaient le territoire, a fait de ce pays des esprits la terre où devaient vivre ses descendants ! L’abandonnerons-nous à d’autres en nous croisant les bras ? »

Le Japon maître de la Corée, ancienne dépendance de la Chine, maître de la Mandchourie du sud, pays de la dynastie qui règne à Pékin, quelle atteinte au programme de la Chine aux Chinois ! À l’exemple du Japon, la Chine se reprend à honorer le métier des armes, à vouloir la force militaire. Et même elle se promet de faire rapidement plus et mieux que lui : « Nous sommes quatre cents millions et notre race occupe le premier rang parmi celles qui peuplent la terre. Ne devrait-elle pas être la plus puissante du monde ?… Les autres races gouvernent des territoires qui sont à nous ; elles frappent sur notre peuple qui courbe humblement la tête… Il faut développer la valeur guerrière de nos compatriotes, reprendre l’esprit et le courage de nos ancêtres ».

Une Chine qui n’accepte pas les acquisitions du Japon en Mandchourie et en Corée, et qui refuse d’être protégée par le Japon aussi bien que par la Russie, une Chine guerrière aux portes du Japon, et qui ne lui est point reconnaissante de l’aide qu’il lui fournit pour se réformer, une Chine qui fiévreusement veut parcourir deux fois plus vite les étapes que le Japon a franchies naguère pour s’européaniser, mais qui, à la différence de son maître, ne garde ni discipline, ni respect de l’autorité, ni dévotion à sa maison impériale, et qui subitement, à la mort de la vieille impératrice, peut renier la dynastie mandchoue, une Chine dont presque tous les réformateurs, à commencer par les milliers d’étudiants chinois au Japon, sont de tempérament révolutionnaire et haïssent les étrangers qu’ils imitent, — une telle Chine n’est-elle pas pour le Japon un dangereux voisin, menaçant pour sa sécurité immédiate, et plus encore pour ses rêves de prépondérance en Extrême-Orient ?

De quel côté le Japon se rangera-t-il dans les prochaines révoltes ou révolutions chinoises ? Du côté des révoltés pour obtenir d’eux, s’ils peuvent établir un gouvernement viable, des avantages en Mandchourie, ou bien, imposant au gouvernement mandchou sa protection, lui fera-t-il payer cher la pacification du pays et le salut de la dynastie ? De toutes façons, la situation n’est pas aisée.

L’avidité du Japon et son intransigeance en Mandchourie ; sa promptitude dans l’affaire du Tatsu Maru[89] à poser un ultimatum à la Chine ; le ton rude qu’il prend pour parler au gouvernement de Pékin ; toute cette politique agressive, après bien des tentatives d’enjôlement, prouve que les Japonais ont dû rabattre de leurs espérances d’il y a trois ans : aujourd’hui une politique intéressée en Mandchourie leur paraît plus sûre que la politique sentimentale à longue échéance d’éducateur et de tuteur de la Chine[90] ; ils vont au gain immédiat, car ils n’augurent rien de bon pour leur pays du réveil de la Chine. Ces Chinois, comme les Coréens, puisqu’ils ne comprennent pas le profit et l’honneur qu’il y aurait à accepter docilement la « paix japonaise » et qu’ils mettent en bloc Japonais et Occidentaux, doivent être traités en inférieurs, en impuissants.

Ce changement de ton des Japonais à l’adresse de la Chine a coïncidé avec la résolution qu’ils ont prise de céder temporairement aux Américains du Nord sur les affaires d’émigration. Ces deux problèmes chinois et américain sont trop importants pour qu’il ne soit pas nécessaire de les sérier : le ralentissement de l’émigration japonaise en Amérique a déterminé un renouveau d’activité japonaise en Mandchourie. Il faut que le Japon profite du loisir, assez court peut-être, que lui laissent les affaires américaines pour frapper vite et fort à Pékin. Une politique fière et agressive en Chine, c’est, au reste, pour les ministres japonais un moyen de détourner des mesures sur l’émigration qui l’ont déçu et humilié, l’attention du peuple, et de donner une revanche à son orgueil.

Par moments, devant le danger chinois, le Japon se sent solidaire de l’Europe et des États-Unis : il craint d’avoir le monde entier contre lui. Comment se lancer dans une lutte qui peut être longue, sans être plus sûr de son voisin immédiat, et risquer de n’avoir pas toutes ses forces disponibles au moment où il faudra mater une révolution chinoise, contenir les ambitions européennes en quête de profits et jouer, entre la Chine et l’Europe lésée dans ses biens ou dans les personnes de ses nationaux, le rôle d’honnête courtier ? Un homme d’État japonais disait récemment : « En Extrême-Orient il y aura de terribles convulsions dont une grande nation comme les États-Unis ne pourra se désintéresser. En vue de telles crises ceux dont les intérêts sont communs ne devraient pas se disputer ».

Aux États-Unis comme au Japon, une politique stricte d’intérêts est pour la paix : depuis un an et demi que dure le conflit, la guerre a été évitée. Mais, tandis que les deux gouvernements déclaraient que toute idée de guerre était absurde, les opinions des deux pays se montaient. L’affaire a été plus grave que ne voulurent le laisser croire les gouvernements, moins immédiatement menaçante que ne l’imagina aux États-Unis ou en Europe the man in the street. Le danger dans les deux pays était qu’à force de croire la guerre nécessaire on fît de nécessité vouloir, que les journaux et une partie du peuple en vinssent par nervosité à la provoquer.

Depuis dix-huit mois, les griefs se sont amoncelés : l’immigration japonaise aux États-Unis ne s’arrêtait pas ; la flotte américaine était partie pour le Pacifique ; Japonais et Américains augmentaient leurs armements et prenaient toutes leurs précautions. Point pour point, les épisodes du conflit ont rappelé les préliminaires de la guerre russo-japonaise, coïncidence qui frappait l’imagination fataliste des deux peuples assez disposés à croire que l’histoire se répète. Une fausse nouvelle, et l’on croyait à la guerre : n’était-ce pas un indice que la paix pouvait être à la merci d’un incident ?

La raison du conflit est permanente : il est impossible que les Américains, sacrifiant les deux idées essentielles de leur civilisation, standard of living et assimilation, traitent de même manière immigrants japonais et immigrants européens. D’autre part, le Japon estime que sa civilisation et ses victoires doivent lui assurer cette égalité et qu’on ne peut se passer de ses émigrants en Amérique. Quel traité pourra ajuster ces contradictions avec assez de justice pour satisfaire définitivement les deux peuples ? À maintenir sa position, le prestige de chacun des deux pays est engagé. Sans doute les États-Unis n’auraient rien à gagner d’une guerre, pas même d’une victoire, et le Japon, avant de rêver d’une grande politique d’expansion dans le Pacifique, ferait mieux de liquider ses dettes, d’assimiler ce qu’il vient de conquérir et de veiller à la sécurité de ses frontières du côté de la Chine ; mais, en dépit d’intérêts évidents pour la paix, qui estimera précisément la force que peuvent avoir un jour les raisons d’orgueil chez deux peuples que le succès a gâtés, que le monde encense de louanges et qui n’ont jamais connu sur leurs territoires les douloureuses leçons d’une invasion ?

    les défenses des autorités japonaises pour qu’il ne vît pas ces cruautés, en fut le témoin.

    1907-1908, les dépenses ordinaires et extraordinaires de la guerre présentent une augmentation de 153 510 000 francs ; celles de la marine de 110 940 000. Le déficit de l’année financière 1907-1908 est de 480 millions de francs ; l’augmentation des dépenses est surtout causée par les besoins de l’armée et de la flotte. Le Japon dépensera en sept ans 650 millions de francs pour augmenter sa puissance navale. Toutefois, le 17 novembre 1907, le Times disait qu’il y avait conflit entre les autorités militaires et navales du Japon et le ministère au sujet du budget de la guerre que l’on voulait réduire pour éteindre les dépenses extraordinaires non productives, et le 6 décembre il annonçait que les autorités de l’armée et de la marine acceptaient une prolongation du délai dans lequel le programme extraordinaire doit être mis à exécution.

    À la fin de janvier 1908, le budget pour l’exercice 1908-1909 a été publié. Le montant des revenus ordinaires a été évalué à 1 milliard 190 millions de francs, alors que les dépenses ordinaires ne seraient que de 1 067 500 000 francs. Cet excédent de 122 500 000 francs diminuera d’autant le recours aux recettes extraordinaires, qui seront ramenées ainsi à 350 millions, pour couvrir 472 500 000 fr. de dépenses extraordinaires. Le total des revenus et des dépenses est le même que celui du budget de l’année précédente ; mais le budget pour 1908-1909 est plus sage car les revenus ordinaires permanents accusent un accroissement de 130 millions de francs (27 500 000 francs doivent résulter d’une majoration des impôts sur le saké, le sucre et le tabac d’un impôt nouveau sur l’huile d’éclairage) et les revenus extraordinaires subissent une diminution d’autant, tandis que les dépenses ordinaires augmentent de 37 500 000 francs et les dépenses extraordinaires diminuent d’autant. On s’efforce ainsi de revenir à un budget normal. Le gouvernement a réussi à limiter le chiffre des dépenses à 1 540 000 000 francs en ajournant à un exercice ultérieur certains crédits autorisés par la Diète, notamment sur les budgets de l’armée et de la marine. Ces réductions qui se montent à 300 millions de francs porteront principalement sur les années 1908-1909. Les plans restent les mêmes ; seules les dates auxquelles la construction des navires de guerre et des armements doit être terminée ont été retardées. Enfin on mande de Tôkyô au Times le 26 janvier 1908 qu’un fort parti se forme au Japon soutenu par la grande majorité de la classe commerçante et industrielle pour s’opposer à l’augmentation des armements et à l’accroissement des impôts.

  1. Le budget de 1908-1909 prévoit 180 millions d’augmentation pour la guerre et 130 millions pour la marine. Le programme de constructions neuves présenté au Congrès américain par le secrétaire de la Marine dans son rapport annuel comporte pour la prochaine année budgétaire (1908-1909) les mises en chantier de 4 grands cuirassés, 4 éclaireurs, 10 contre-torpilleurs, 4 sous-marins, 1 navire à munitions, 1 navire atelier, 2 navires pose-torpilles, 4 charbonniers, soit 346 350 000 francs de dépenses. Grâce à l’effort de 1901 et 1902, les États-Unis ont pris la deuxième place parmi les puissances navales ; le nouveau programme, s’il est voté par le Congrès, permettra aux États-Unis de garder leur rang, malgré l’accroissement projeté de la marine allemande.
  2. Address delivered by M. Root, secretary of State, before the first annual meeting of the American Society of International Law, held in Washington in april 1907. Publiée par The American Journal of International Law.
  3. Discours prononcé par M. Taft, secretary of War, au banquet qui lui fut offert le 1er octobre 1907, par la Municipalité et la Chambre de commerce de Tôkyô.
  4. Message du 4 décembre 1906, et, en janvier 1907, lettre qui transmettait au Congrès le rapport du secrétaire Metcalf.
  5. Le Board of Education de Savannah (Géorgie) a décidé d’exclure de l’école du soir un jeune Japonais, qui avait été récemment admis. Pour éviter tout incident international, cette exclusion s’est faite sous le prétexte que l’écolier japonais était trop âgé pour suivre les cours. Les représentants au Congrès des États du Sud et de la côte du Pacifique ont lié partie et s’engagent à se soutenir dans toutes les mesures inspirées par la question de races : loi d’exclusion des Japonais, lois dirigées contre les Nègres.
  6. Asahi Shimbun, éditorial, 10 octobre 1907.
  7. Cf. Mr. Dooley in peace and in war. Mr. Dooley, le jingoïste hâbleur d’origine irlandaise, est un type populaire aux États-Unis depuis la guerre contre l’Espagne.
  8. Cf. dans Mc. Clure’s Magazine, janvier 1908, The needs of our Navy, par H. Reutherdahl. À la suite de cet article et d’autres attaques dirigées contre les Bureaux, l’amiral Brownson, chef de la Navigation au ministère de la Marine a donné sa démission. Une lettre du président Roosevelt le blâma d’avoir démissionné plutôt que d’obéir aux ordres de ses supérieurs.
  9. Malgré les espions japonais, qui, disait-on, pullulaient sur les côtes sud-américaines, malgré les mines flottantes qu’ils avaient déposées dans le détroit de Magellan et leur vaisseau-fantôme, le Kasato-Maru qu’on aurait vu patrouiller le long des côtes du Chili, l’attaque que les autorités de Washington redoutèrent de la part de la « nation qui a la réputation de frapper d’abord et de déclarer la guerre ensuite » ne se produisit pas et la flotte admirée, fêtée aux escales brésilienne, argentine, chilienne et péruvienne, poursuivit sa route sans incidents. Cette croisière a pris le caractère d’une démonstration panaméricaine. « N’avait-elle pas surtout pour but, a déclaré M. Takahira, ambassadeur du Japon à Washington, d’impressionner les républiques sud-américaines par le spectacle de la puissance maritime des États-Unis ? » Et les journaux américains ont remarqué qu’elle complétait l’oeuvre du Congrès panaméricain de Rio-de-Janeiro et du voyage du secrétaire d’État Root. Des télégrammes cordiaux ont été échangés entre les présidents du Brésil et du Pérou et le président Roosevelt et l’on a parlé dans les banquets de solidarité panaméricaine. Peut-être, quelque jour, une escadre japonaise viendra-t-elle à son tour visiter les pays de l’Amérique du Sud où le gouvernement du Mikado pousse maintenant ses émigrants et cherche à développer son commerce.
  10. H. B. Miller, consul général des États-Unis à Yokohama.
  11. Yorodzu Chôho, 27 septembre. L’Esprit de conquête des Américains.
  12. Toyo Keizai Shimpo, n° 389.
  13. Tôkyô Keizai Zasshi, 3 novembre. Les États-Unis, hier bons, aujourd’hui mauvais.
  14. Toyo Keizai Shimpo, 3 novembre.
  15. Id., Ibid.
  16. Manchyo, 28 septembre.
  17. Taiyo, janvier 1907. La Question de l’Antijaponisme. Opinion de M. le baron Kato Hiroyuki.
  18. Taiyo, février 1907. L’État actuel de l’Antijaponisme.
  19. Tôkyô Keizai Zasshi, 10 novembre. Les Garanties d’une Paix japono-américaine, par M. Kitazaki.
  20. Taiyo, février 1907.
  21. Déclarations du comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, à la Chambre des représentants, le 29 janvier 1907. Citées in extenso par l’Asahi Shimbun du 1er février.
  22. Cité par Ignotus dans un article de The North American Review (décembre 1906) intitulé : Is the United States a world power ?
  23. À une réunion de la Japanese and Korean Exclusion League, Cf. Minutes (mars 1907), le président de la ligue M. O. A. Tveitmoe parla ainsi de l’Immigration bill du 20 février : « Il est peu satisfaisant et il est inefficace, mais j’ai été informé que c’est une mesure provisoire pour remédier à une situation critique, et qu’il doit être suivi d’un acte d’exclusion réelle et complète des Japonais : le président Roosevelt s’est engagé à soutenir une telle mesure. » Dès 1906, deux bills avaient été déposés à la Chambre des représentants par MM. Mc Kinlay et Hayes, représentants de la Californie, réclamant l’extension aux Japonais et aux Coréens du Chinese exclusion act. En février 1907, on demanda aux antijaponais de suspendre leur campagne en faveur de l’exclusion sous prétexte « que des négociations étaient en train pour un nouveau traité entre les États-Unis et le Japon ; qu’un effort était fait pour que le Japon consentit à une clause dudit traité d’après laquelle il s’engagerait à empêcher ses sujets de la classe ouvrière d’émigrer aux États-Unis. La suspension de toute démarche des Californiens était essentielle pour le succès de ces négociations ».

    Depuis un an qu’elles durent elles n’ont pas encore abouti. De nouveau, on en parle : « D’après les informations données par l’ambassadeur des États-Unis, M. O’Brien au State department, le gouvernement japonais penserait à un traité d’entente avec les États-Unis : il restreindrait lui-même l’émigration, car il ne désire pas qu’un débat survienne au Parlement américain sur l’exclusion des Japonais… » Asahi Shimbun, 9 décembre 1906. Le président Roosevelt a fait savoir qu’il mettrait son veto à toute loi d’exclusion votée par le Congrès.

  24. Osaka Asahi, 19 mars 1907.
  25. Cf. The North American Review, 7 décembre 1906. Pending Immigration bills, by R. De C. Ward.
  26. Osaka Asahi, 18 mars 1907. Un Arrangement malheureux. Cf. les remarques du sénateur Culberson au Sénat, 16 février 1907 : « Le sénateur du Massachusetts (Mr. Lodge) a suggéré que la législation proposée sur les passeports ne mentionnât pas les Japonais ; mais le sénateur ne niera pas qu’elle est dirigée contre les Japonais. »
  27. Yomiuri Shimbun, 30 mars 1907. Les Lois d’exclusion des Japonais.
  28. Le droit de régler chez soi l’immigration étrangère, les Japonais eux-mêmes l’appliquent, aux dépens d’Asiatiques, leurs frères. Un arrêté impérial de 1899 interdit à tout étranger, qu’il soit Européen, Américain ou Chinois, de travailler au Japon comme ouvrier dans l’agriculture, les pêcheries, les mines, les usines ou dans d’autres industries, en dehors des étroites concessions établies par les traités antérieurs, sauf en vertu d’une autorisation spéciale des autorités sur les lieux. Or cette autorisation n’est jamais accordée. L’article 5 de l’arrêté porte que tout Chinois ayant travaillé sans autorisation est passible d’expulsion. Ces temps derniers, certains entrepreneurs japonais ont pris à leur service un nombre considérable d’ouvriers chinois qu’ils employaient dans des mines ou sur les chemins de fer de l’État japonais. Ces entrepreneurs, ayant omis de se munir de l’autorisation nécessaire, les ouvriers chinois ont été expulsés et obligés de rentrer chez eux.
  29. Cité par American Review of Reviews, octobre 1907.
  30. Shinkoron, n° 9. La Civilisation en Californie est moins avancée qu’au Japon.
  31. N’allez pas en Amérique, par Inouye Keijiro.
  32. Shinkoron. Réponse à des jeunes gens qui désirent aller en Amérique.
  33. Murdoch et Yamagata. A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651), Kobé, 1903, p. 580.
  34. Déclarations de M. Tsudzuki, premier délégué du Japon à la Conférence de la Haye, 14 octobre 1907.
  35. Monthly consular and trade reports, december 1906, n° 315, p. 44.
  36. Id., april 1907, n° 319, p. 77.
  37. Monthly consular and trade reports, September 1905, n° 300, p. 121.
  38. L’émigration vers l’Hokkaïdo, qui jadis échoua malgré les encouragements officiels, a repris depuis que le sud de Sakkhaline est japonais : les pêcheurs japonais se hâtent de profiter de leurs nouveaux droits de pêche sur les côtes sibériennes.
  39. Le gouvernement japonais projette d’établir au Japon dans chaque préfecture un bureau colonial, et de consacrer un dixième du budget départemental aux entreprises coloniales. Les colons seraient expédiés par groupes de familles, encadrées de médecins, de maîtres d’écoles, etc.
  40. Cf. Paix japonaise, pp. 32 et 33.
  41. Un Japonais, M. Takano Iwasaburo, a montré récemment dans la Kokka Oahu kai Zasshi que le taux d’accroissement de la population au Japon n’est pas exceptionnel ; qu’il est à peu près aussi grand en Écosse, Danemark, Canada, et plus considérable en Allemagne, Suisse, Hollande, Norvège. (Bulletin du Comité de l’Asie française, janvier 1906, p. 40.)
  42. Tôbei Zasshi, 10e année, n° 6. Comparaison entre la Richesse du Japon et celle des États-Unis.
  43. Le recensement japonais du 31 décembre 1900 indiquait 123 971 Japonais comme résidant à l’extérieur. En 1901, 24 034 personnes reçurent des passeports pour l’étranger, en 1902, 32 900.
  44. Shinkoron, mars 1907. Le Présent et l’Avenir de nos entreprises d’émigration, par Iwamoto Zenji.
  45. Toho Kyokwai ho, n° 142. La Situation du Mexique, par M. Sugimura Tosaichi, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire du Japon au Mexique.
  46. Monthly consular and trade reports, august 1905, n° 299.
  47. Monthly consular and trade reports, december 1906, n° 315, pp. 32-33.
  48. Tôkyô Keizai Zasshi.
  49. Cf. p. 319. Les entrepreneurs japonais dans les mines et les chemins de fer, trouvaient avantageux d’importer au Japon des Chinois ou des Coréens, ouvriers meilleur marché et plus maniables que les travailleurs japonais. Au Japon, le Chinois se contente d’un salaire inférieur de moitié au salaire qu’exige les Japonais plus ambitieux. Chinois et Coréens commençaient d’arriver par centaines quand les ouvriers du Japon exigèrent leur exclusion.
  50. Third report on Hawaï, p. 504.
  51. Du département de Hiroshima, par exemple, sont partis en 1905 3 500 paysans, et 6 478 en 1906. On estime à 40 000 environ le chiffre total des émigrants fournis jusqu’à ce jour par cette préfecture. Le mouvement est important aussi dans la province de Kyushyu.
  52. Cf. pp. 148 sqq.
  53. Cf. pp. 167 et 172.
  54. Cf. Manchyo, 14 mai 1906, sur la question sociale et l’émigration. L’atelier domestique est remplacé par l’usine ; les affaires financières se transforment. « Au Japon, devenu une des plus grandes puissances industrielles du monde, la question sociale fatalement se posera… ; il est urgent d’examiner les moyens de la résoudre… Si le gouvernement n’y songe pas et si les partis politiques de connivence avec les capitalistes ne s’y prêtent pas, le nombre des ouvriers malheureux sera plus grand et le socialisme pourra se répandre au Japon comme en France… Il vaut mieux pour la richesse du Japon et pour prévenir le socialisme que les Japonais pauvres s’expatrient en grand nombre. Les lois de protection et d’assurance ouvrières sont encore très rudimentaires au Japon ; il n’est rien de plus triste qu’une visite aux usines et aux quartiers ouvriers d’Osaka et de Tôkyô. Les ouvriers ne se résigneront pas toujours. En février 1907, les ouvriers des mines de cuivre d’Ashio se mirent en grève sur un refus d’augmentation de salaire : ils coupèrent les appareils, les fils électriques, dynamitèrent des galeries, menacèrent de brûler les bâtiments de l’exploitation. Le gouvernement dut envoyer deux compagnies d’infanterie sur les lieux. En juin 1907, autre grève dans la seconde mine de cuivre du Japon à Besshi, dans l’île Shikoku. Heurt entre les grévistes et la police. Destruction d’habitations et d’ateliers. Envoi de troupes. À propos de la première grève les journaux disaient : « On sait maintenant que les émeutes ont été fomentées par les socialistes. On a arrêté le représentant d’un journal socialiste. » Le parti socialiste a été dissous au début de 1907, et son journal supprimé.
  55. Le Présent et l’Avenir de nos entreprises d’émigration, par Iwamoto Zenji.
  56. En mai 1907 on découvre, dans six grandes caisses placées sur le pont d’un vapeur venant de Yokohama, six jeunes Japonaises qu’on cherchait à introduire aux États-Unis en déjouant les règlements. Les Japonaises ont été renvoyées et la compagnie a dû fournir caution.
  57. Cf. pp. 239 et 255.
  58. Jiji Shimpo. Éditorial, novembre. C’est un journal semi-officieux.
  59. Japan Weekly Chronicle, october 1907. « Les compagnies d’émigration Sendai Imin, Kaigai Doko, Nankai Imin, Kumamoto Imin et les deux agents d’émigration MM. Takago Karoku et Omi Seiko n’ayant pu faire le versement exigé, ont dû suspendre leurs affaires le 2 novembre. »
  60. Dans le même Japan Weekly Chronicle, qui énumérait quelques jours auparavant les très sévères restrictions apportées aux départs pour les Hawaï, on lit, le 24 octobre 1907 : « L’Official Gazette annonce que la demande faite par l’agent des Chargeurs réunis à Yokohama de transporter des émigrants japonais par l’Amiral Exelmans est accordée. Honoloulou est leur destination ; la durée du voyage entre Kobé et Yokohama est fixée à trente-six heures, entre Yokohama et Honoloulou à quatorze jours. Le nombre des émigrants par voyage ne doit pas dépasser 1 000. Cette permission du 20 octobre est valable jusqu’au 19 novembre. » Ainsi, en novembre 1907, au moment où il parlait de supprimer les départs pour les Hawaï, le gouvernement japonais emplissait encore de coolies le réservoir hawaïen. Et la récente interdiction de partir aux Hawaï n’est pas aussi absolue que la première déclaration du comte Hayashi le laissait croire : pour janvier 1908, 23 compagnies d’émigration ont eu l’autorisation d’envoyer chacune aux Hawaï 11 émigrants, soit 253 émigrants qui peuvent emmener avec eux leurs femmes et leurs enfants de moins de douze ans. Cf. pp. 105-106.
  61. Cf. les preuves données pp. 56-61, 224-229, etc.
  62. The Royal mail SS. Co., à Vancouver ; la Nippon Yusen Kaisha, The China mutual Navigation SS. Co., et les bateaux du Great Northern à Seattle ; The Boston SS. Co., The Portland Asiatic SS. Co., à Portland ; la Toyo Kisen Kaisha, The Pacific Mail SS. Co., The Oriental SS. Co., à San Francisco. La troisième grande compagnie japonaise, l’Osaka Shosen Kaisha, cherche le port américain où touchera sa nouvelle ligne transpacifique qui, avec ses 6 cargos de 6 000 tonnes, aura deux départs par mois. — Osaka Shimpo, 13 mars 1907.
  63. Tokyo Keizai Zasshi, 25 mars 1907.
  64. « Jusqu’ici les diverses compagnies d’émigration étaient divisées en deux partis ; instruites par l’expérience, elles se sont décidées à se syndiquer. Avant-hier soir leurs représentants se sont réunis ; ils ont choisi pour le groupe le nom suivant, Imin Tori-astukainin Kumiai. M. Morioku Shin a été nommé président et M. Hinata Teitake administrateur. Unanimement le syndicat va combattre l’impuissance du ministère des Affaires étrangères. À la prochaine session du Congrès il fera déposer un amendement aux lois actuelles sur la protection de l’émigration. » Asahi Shimbun, 9 décembre 1907. « Les représentants des différentes compagnies d’émigration ont rendu visite au comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères. Voici, dit-on quelle fut la déclaration du comte Hayashi : « Le gouvernement est disposé à encourager l’émigration, mais il doit calculer les avantages et désavantages résultant d’une part de l’émigration et d’autre part de nos relations diplomatiques, et si le bénéfice est insignifiant il faudra le sacrifier. Cette question de l’émigration mérite que le gouvernement et les compagnies l’étudient sérieusement. » Japan Times, décembre 1907. En mai ou en juin 1908 auront lieu au Japon les élections générales. Les Progressistes, Kenseihonto, parti de l’opposition, attaqueront vivement les Seiyukaï, parti du gouvernement, sur la timidité de sa politique concernant l’émigration. Peut-être le gouvernement, par crainte de cette campagne que les compagnies d’émigration et de navigation entretiendront, tentera-t-il une politique de compromis : la décision de fixer mois par mois les départs pour les Hawaï rend possible une telle politique. Il essaierait d’accorder à l’opposition, sur cette question de l’émigration, le maximum des concessions, sans toutefois tellement engager sa responsabilité que les Américains soient en droit de l’accuser de mauvaise foi.
  65. Hochi Shimbun, 13 septembre 1907. Article du comte Okuma.
  66. Osaka Asahi, 19 mars 1907.
  67. Il suffit qu’aux Hawaï on ait un absolu besoin de Japonais, pour le Canada, le Mexique et les États-Unis continuent de recevoir ces émigrants.
  68. Osaka Asahi, 19 mars 1907.
  69. Osaka Shimpo, 24 mars 1907.
  70. Osaka Shimpo, 16 septembre : Le Travail à l’étranger des ouvriers japonais.
  71. Osaka Shimpo, 27 septembre 1907.
  72. Cf. p. 171. Les ouvriers américains répondent : plus l’ouvrier japonais gagnera de hauts salaires plus il sera dangereux, et même s’il entre dans un syndicat, ses besoins restant toujours en deçà des besoins d’un syndiqué blanc, à travail égal ses bénéfices seront plus grands et son pouvoir social plus considérable.
  73. Quelles ont été les raisons du rappel du vicomte Aoki, ambassadeur à Washington, en décembre 1907 ? Au Japon, il était impopulaire. On l’accusait de n’avoir pas su prévenir en Amérique les mouvements antijaponais, de s’être trop tenu sur la réserve, de n’avoir pas obtenu le droit de neutralisation promis pourtant aux Japonais par le président Roosevelten 1906, enfin de n’être pas persona grata à Washington. L’occasion de son rappel a-t-elle été, comme on l’a dit, deux promesses qu’il aurait faites, de sa propre initiative, au gouvernement de Washington : adhésion du Japon à la convention russo-américaine concernant les pêcheries de la mer de Béring ; conclusion d’un traité prohibant l’émigration des Japonais en Amérique ? Pourquoi les Japonais ont-ils sacrifié leur ambassadeur, alors que leur diplomatie affirmait qu’elle était disposée à régler l’émigration japonaise, au gré des États-Unis et qu’elle faisait tenir au gouvernement de Washington un mémorandum ? Pourquoi ont-ils fait coïncide ce rappel avec le départ de la flotte américaine dans le Pacifique ?
  74. Tôkyô Keizai Zasthi, 3 novembre 1906.
  75. Taiyo, décembre 1906, janvier et février 1907.
  76. Sur tout ceci, cf. les études documentées sur le Développement économique du Japon et Le Commerce extérieur du Japon en 1900, par G. Dauphinot, chef du service commercial à la Direction de l’Agriculture. Gouvernement général de l’Indo-Chine. Bulletin économique, Hanoï, janvier-février et août 1907.
  77. Les recettes pour l’année fiscale 1906-1907 ont dépassé les prévisions de plus de 76 millions de francs.
  78. Dans le projet de budget du Japon pour l’année fiscale
  79. À peu près en même temps que les États-Unis, le Japon a traversé une crise financière, mais beaucoup moins grave que la crise américaine. Faillite de trois ou quatre négociants en cuivre à Osaka ; faillite de trois banques à Tôkyô ; démission du baron Sakatani, ministre des Finances et de M. Yamagata, ministre des Communications, voilà les signes les plus importants de l’exagération du crédit dans les finances privées et publiques.
  80. Cf. Osaka Shimpo, 13 octobre 1907. Les Philippines ont toujours été l’occasion de déceptions pour leurs propriétaires Espagnols ou Américains. Prendre ces îles ne serait pas encore une bonne affaire. Et si les Américains en proclamaient maintenant l’indépendance, c’est-à-dire « s’en débarrassaient sur le dos des autres », ce serait une occasion de conflits internationaux, fâcheux pour le Japon voisin. Aussi « nous demandons que les États-Unis gardent encore les Philippines et qu’ils entreprennent de les améliorer ».
  81. Les tentatives officielles pour diriger une émigration japonaise à Formose ont échoué. L’île est non pas une colonie de peuplement mais une colonie d’exploitation, — au profit du Japon plus que des indigènes. Les Japonais, officiellement et privément, vivent à part de ces frères jaunes qu’une police tracassière et brutale surveille. Élèves japonais et élèves indigènes ne fréquentent pas les mêmes écoles, et les élèves indigènes ne vont que dans des écoles primaires. L’île n’est pas complètement pacifiée.
  82. Sur cette question, cf. un article de M. James A. Le Roy, Japan and the Philippine Islands, Atlantic Monthly, january 1907. M. Le Roy est un des Américains qui connaissent le mieux la question philippine.
  83. « Le Japon a entrepris, avec un intérêt très légitime pour un voisin si proche, de réformer et de rajeunir la Corée ; en dépit des racontars et des critiques, le monde croit que le prince Ito et le gouvernement japonais y poursuivent une politique de justice, de civilisation et de bien-être, tout à l’avantage de ce peuple arriéré : Pourquoi le Japon désirerait-il la guerre ? Elle arrêterait sérieusement ou retarderait l’exécution de ses plans de réforme en Corée. » Secrétaire Taft, à Tôkyô, 1er octobre 1907. Cependant, l’Asahi Shimbun du 18 novembre 1907 parle d’un mouvement procoréen aux États-Unis : « La Chambre de commerce de San Francisco à décidé, à l’instigation d’un M. Hulbert, que les députés de la Californie, à la prochaine session du Congrès, demanderaient ce que sont devenus le traité coréo-américain et les droits de la Corée d’administrer son territoire. Le traité en vigueur autorise un droit de 7 p. 100 ad valorem sur les importations américaines en Corée. Or le Japon est en train de comprendre la Corée dans un zollverein : les droits sur les marchandises américaines en Corée seront désormais les mêmes qu’au Japon ; d’où augmentation de 40 à 50 p. 100. Au reste, le Japon accapare les terres de la Corée pour y développer la culture du coton et du blé et pour chasser ainsi du marché les importations américaines. Des pétitions sont organisées aux États-Unis pour qu’on protège l’indépendance de la Corée. » Les Anglais aussi s’émeuvent des injustices et des atrocités japonaises en Corée. Cf. dans l’Empire Review, janvier 1908, un article de deux Coréens et surtout dans la Contemporary Review, janvier 1908, un article de F. A. Mc Kenzie. Ce n’est pas tant le manque de parole des Japonais au sujet de l’indépendance de la Corée et de l’open door, que leur parti pris de détruire toute nationalité coréenne et d’asservir ce misérable peuple qui est dénoncé dans ces articles.
  84. Cf, le récit de M. Mc Kenzie qui, malgré les précautions et
  85. Le correspondant du Times le Dr  Morrison a souvent protesté contre la lenteur des Japonais à ouvrir la porte » au commerce international en Mandchourie. Cette temporisation japonaise qui rappelle la temporisation russe d’avant la guerre a développé les sentiments antijaponais des colonies étrangères d’Extrême-Orient qui prétendent que lors même que le Japon renoncerait maintenant à ses avantages douaniers et aux exceptionnels tarifs de chemins de fer réservés à ses nationaux pour accorder à tous mêmes facilités, l’avance que les Japonais ont prise en Mandchourie, jointe à l’influence que leur donne leur occupation militaire, suffit dès maintenant à assurer leur suprématie économique en ce pays.
  86. North American Review, 15 mars 1907.
  87. Depuis une année les relations sino-américaines se sont améliorées. Les Chinois aux États-Unis ont été mieux traités. Le commissaire général de l’immigration avoue que « pendant le boycott il n’eût pas été sage d’arrêter, comme de coutume, les Chinois trouvés en fraude en Amérique ». Dans son rapport pour l’année fiscale 1906-1907, M. Sargent estime que les lois d’exception votées contre les Chinois, depuis le traité sino-américain du 17 novembre 1880 jusqu’à l’acte du 27 avril 1904, ne sont pas heureuses. Il fait valoir l’utilité qu’il peut y avoir pour les États-Unis dans un avenir prochain, à se concilier les sympathies du gouvernement chinois : le souvenir du boycottage organisé par les guildes chinoises contre les marchandises américaines est encore cuisant. Il souhaite qu’un traité sino-américain soit signé, par lequel la Chine s’engagerait à n’envoyer aucun coolie aux ÉtatsUnis, tandis que les Américains accueilleraient les commerçants, les étudiants et les voyageurs chinois.

    Au surplus, les Chinois ont bénéficié de l’antijaponisme : les Californiens les préfèrent aux Japonais et, dans l’Est des États-Unis, pour protester contre le projet d’étendre l’exclusion act des Chinois aux Japonais, quelques hommes politiques, des universitaires, des missionnaires, des capitalistes et aussi des ouvriers qui, ayant fui aux États-Unis l’oppression de leur pays, ne veulent pas que leurs compatriotes soient empêchés d’y venir par des restrictions de l’immigration en général, — tous ces hommes, soutenus par l’American economic association et l’International missionary union, ont créé un mouvement en faveur de l’admission des Chinois. À la Chambre des représentants, un bill, dit Foster Bill, demande, — sans qu’on puisse s’attendre d’ailleurs à un succès immédiat, — l’abolition de l’exclusion act. Le gouvernement de Washington a averti le gouvernement chinois, qu’il n’avait pas l’intention de toucher la totalité de l’indemnité qui lui est due par la Chine, depuis la campagne internationale de 1901. Cette indemnité s’élevait à 24 millions de dollars à payer par acomptes pendant de longues années ; les intérêts devaient faire monter la somme à 40 millions de dollars environ. Le gouvernement américain a reconnu que 11 millions rembourseraient complètement les missionnaires, les particuliers et le gouvernement. 8 millions de dollars ont déjà été touchés. On abandonnera le reste. L’Amérique aide les Chinois à refondre leurs finances, envoie en Chine des expéditions scientifiques qui sont utiles aux indigènes, attire aux États-Unis le plus grand nombre possible d’étudiants chinois. Les Chinois qui ne sont guère satisfaits par les médiocres succès remportés aux examens par leurs étudiants qui ont été au Japon et qui surtout se méfient de leurs idées révolutionnaires favorisent l’envoi d’étudiants en Amérique ou en Europe. Wu Ting Fang, le nouveau ministre de Chine à Washington est arrivé aux États-Unis, en mars 1903, accompagné de 32 jeunes gens.

    Les Chinois paraissent reconnaître les bons offices des Américains et se tourner vers eux pour trouver un appui contre l’Europe, éventuellement contre le Japon. En 1905, lors du voyage du secrétaire Taft en Extrême-Orient, l’ami des États-Unis, c’était le Japon ; la Chine alors boycottait les marchandises américaines : maintenant que l’amitié du Japon pour les États-Unis est moins sûre, les Chinois sont moins hostiles aux Américains. M. Taft a été bien reçu par les Chinois de Shanghaï et de Hong-Kong en octobre 1907. Il leur a rappelé que les États-Unis s’étaient engagés à maintenir la porte ouverte en Chine ; il a félicité les Chinois élevés en Amérique de la part qu’ils prennent au mouvement réformiste. On annonce qu’une escadre américaine de quatre ou cinq navires escortera en avril 1908 M. Rockhill, ministre des États-Unis à Pékin, lors des visites qu’il doit rendre aux vice-rois des diverses provinces qui bordent la côte et le fleuve Yang-tsé.

  88. Analysée par M. Noël Péri, dans la Revue de Paris du 15 juin 1907. L’Éducation nouvelle en Chine.
  89. Le Tatsu Maru transportait des armes envoyées par une maison japonaise de Hong-Kong à un armurier de Macao. Le 5 février 1908 le bateau attendait la marée pour entrer dans le port de Macao quand il fut abordé par quatre canonnières chinoises qui, après avoir amené le pavillon japonais et l’avoir remplacé par un pavillon chinois, emmenèrent le bateau à Canton. Le motif donné pour cette saisie était que le Tatsu Maru transportait des armes destinées aux révolutionnaires chinois du Kouang-Toung et du Kouang-Si. Voilà longtemps que le gouvernement chinois soupçonne, sinon le gouvernement japonais, du moins des Japonais d’entretenir la révolution dans les deux Kouang en envoyant des armes aux agitateurs beaucoup des propagandistes du mouvement sont des Chinois qui ont étudié au Japon. La Chine offrait de faire des excuses et de rendre le navire, mais, comme il a été saisi dans les eaux chinoises, elle voulait garder les armes et munitions de contrebande, sans payer d’indemnité. Les Japonais envoyèrent un navire de guerre à Hong-Kong et, repoussant toute enquête et médiation, adressèrent un ultimatum au gouvernement de Pékin : ils exigeaient la mise en liberté du navire, qu’un hommage public fût rendu au pavillon japonais et une indemnité. La Chine ayant consenti à faire des excuses au Japon, le Japon a accepté l’intervention du ministre anglais à Pékin pour régler l’affaire.
  90. J’ai exposé le détail de cette politique dans Paix japonaise. La propagande japonaise, auprès des étudiants chinois au Japon, et en Chine par des professeurs japonais continue ; mais le Japon n’étant plus aussi sûr que les réformes en Chine se feront au profit du Japon, a moins de confiance dans sa campagne d’éducation et plus de hâte à se payer en Mandchourie des bienfaits que la Chine lui doit. Les milliers d’étudiants chinois à qui les Japonais ont enseigné les principes de la politique sont plutôt antijaponais, quand ils retournent en Chine. Les Japonais se sont plaints de l’accueil fait par les Chinois à une mission de Bouddhistes japonais ; les Chinois se sont plaints de l’accueil fait à leurs officiers, pendant les dernières grandes manœuvres japonaises. Entre Pékin et Tôkyô, il y eut des discussions à propos de naturalisés ou de protégés japonais à Formose ou en Mandchourie que le Japon demandait à la Chine de lui livrer pour les punir ou de venger en punissant leurs assassins. Et le Japon s’est plaint souvent de l’hostilité témoignée aux Japonais par les taotaï ou mandarins de Mandchourie.