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Américains et Japonais/VII

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A. Colin (p. 393-426).

CHAPITRE V

LES ÉTATS-UNIS, LE JAPON
ET LES PUISSANCES

Dans la hâte des Européens à prédire depuis dix-huit mois une guerre entre Américains et Japonais il y eut sans doute le désir de racheter leur lenteur à voir venir naguère le conflit russo-japonais. Bien qu’elle intéresse surtout le monde lointain du Pacifique, cette crise a eu son contre-coup en Europe. Pour les gens d’Occident qui pendant des siècles ont placé le centre de l’Histoire dans la Méditerranée, et depuis la découverte des deux Amériques, dans l’Atlantique, commencent de se vérifier les prophéties japonaises et américaines sur le Pacifique, centre de l’histoire du monde, d’une histoire à la taille de cet océan qui couvre plus du tiers du globe et dont les populations riveraines dépassent en nombre les populations de l’Europe.

Il y a un siècle l’Europe était le seul personnage historique et ses entreprises coloniales semblaient lui assurer le gouvernement du monde ; mais, depuis, ses colonies d’Amérique se sont transformées en nations, et en Asie les peuples jaunes se réveillent : notre histoire d’Europe n’est plus qu’un chapitre de l’histoire de l’humanité que nous ne pouvons plus ignorer. Entre les deux jeunes rivaux de l’Europe, les États-Unis et le Japon, c’est la vieille théorie de la suprématie du Blanc qui est en question mais c’est l’Amérique qui aujourd’hui est le tenant de la race blanche.


I

Le traité anglo-japonais, contemporain du traité de Portsmouth, ne pouvait prévoir le différend entre les Américains et les Japonais. Dirigé surtout contre toute velléité de revanche de la part des Russes, il n’obligerait pas l’Angleterre à marcher avec le Japon en cas d’une guerre contre les États-Unis.

L’article 2 spécifie les conditions d’une assistance armée :

Si par suite d’une attaque non provoquée ou d’une action agressive, où que ce soit qu’elles se produisent de la part de toute autre ou de toutes autres puissances, une des deux parties contractantes est impliquée dans une guerre pour la défense de ses intérêts territoriaux ou de ses intérêts spéciaux mentionnés dans le préambule, l’autre partie viendra immédiatement au secours de son allié et fera la guerre en commun et conclura la paix d’un accord mutuel avec elle.

Voici les intérêts territoriaux et les intérêts spéciaux mentionnés dans le préambule :

1° Consolidation et maintien de la paix générale dans les régions d’Asie orientale et d’Inde ;

2° Préservation des intérêts communs de toutes les puissances en Chine en assurant l’indépendance et l’intégrité de l’empire chinois et le principe de facilités égales pour le commerce et l’industrie de toutes les puissances en Chine ;

3° Maintien des droits territoriaux des hautes parties contractantes dans les régions de l’Asie orientale et de l’Inde et défense de leurs intérêts spéciaux dans lesdites régions.

Et voici les commentaires de lord Lansdowne dans sa lettre à sir Ch. Hardinge :

J’appelle spécialement votre attention sur la rédaction de l’article qui établit distinctement que c’est seulement dans le cas d’une attaque non provoquée contre l’une des parties contractantes par une ou plusieurs autres puissances et quand cette partie défend ses droits territoriaux et ses intérêts spéciaux contre une action agressive que l’autre partie est tenue de venir à son aide.

Une agression contre le Japon par les États-Unis n’est guère probable, et l’émigration des Japonais aux Hawaï et aux États-Unis, la rivalité du Japon et de l’Amérique dans le Pacifique ne font pas partie des intérêts territoriaux et des intérêts spéciaux dans les régions de l’Asie orientale et de l’Inde, que l’Angleterre et le Japon ont convenu de défendre contre une agression non provoquée : leur traité d’alliance ne s’applique qu’au continent asiatique.

Quoique son traité ne l’implique pas dans le conflit, l’Angleterre y est intéressée : « avec le Japon, ses relations sont des plus amicales ; avec l’Amérique elle a en commun non seulement des sympathies de race mais aussi une certaine perplexité[1] ». Aussi la diplomatie anglaise n’avance-t-elle en cette affaire qu’avec une extrême prudence ; elle jure que tout s’arrangera et prêche le calme. Alliée du Japon et comptant parmi ses sujets des centaines de millions d’Asiatiques, la Grande-Bretagne, ne peut prendre ouvertement contre les Asiatiques le parti des États-Unis : à l’exemple des Japonais, les Hindous protestent violemment contre les traitements que leur réservent le Canada et le Transvaal, dépendances de l’Empire, traitements aussi durs que ceux qu’ils ont à subir aux États-Unis. Mais au Canada, en Australie, les intérêts de l’Empire britannique, sur cette question de l’immigration asiatique, le rapprochent au contraire des États-Unis[2].

En cas de guerre entre les Américains et les Japonais, il serait très difficile aux Anglais de garder une absolue neutralité ; ils auraient « to keep the ring ». Quel que soit le vainqueur, l’Angleterre risquerait de perdre un ami ou un allié, les deux peut-être, que sa neutralité aurait fâchés. Japonaise ou Américaine, la marine victorieuse gagnerait en puissance, en prestige, or l’Angleterre préfère de nombreuses marines moyennes à une très forte marine rivale.

Bien que son alliance avec le Japon n’ait plus la même valeur depuis l’accord anglo-russe, l’Angleterre occupée en Europe par l’Allemagne a besoin d’un allié dans le Pacifique : elle ne pourrait donc souhaiter la défaite du Japon. Mais elle n’aurait non plus aucun intérêt à ce que les États-Unis fussent battus ; le Canada et l’Australie manifesteraient très haut leurs sympathies pour la cause américaine : c’est leur guerre que livreraient les États-Unis. Et cette guerre à laquelle l’empire anglais ne prendrait pas part réglerait cette question de l’émigration des Jaunes qui le touche de si près ! Vainqueurs, les Japonais obtiendraient du même coup pour leurs nationaux l’entrée libre dans toutes les communautés anglo-saxonnes du Pacifique, États-Unis, Canada et Australie ; battus ils verraient s’aggraver contre eux les rigueurs des lois d’immigration : à de telles solutions extrêmes mais instables, les Anglais préfèrent un compromis. Voisin des États-Unis au Canada et aux Antilles, concurrent du Japon en Extrême-Orient, les Anglais auraient tout à craindre, pour leur influence économique et politique en Amérique ou en Asie, de la victoire des États-Unis ou du Japon : l’impérialisme de l’Amérique est sorti de sa victoire sur l’Espagne ; l’impérialisme du Japon de sa victoire sur la Russie. Les compagnies de navigation anglaises, les constructeurs de bateaux, les filateurs de coton se plaignent déjà de la concurrence japonaise en Extrême-Orient, dans la Chine du nord, en Mandchourie et en Corée à moitié fermés désormais au commerce anglais[3].

La nouvelle des troubles antiasiatiques de Vancouver ne déplut pas aux Américains ; les journaux yankees s’écrièrent : « C’est bien le tour des Anglais qui nous ont tant sermonnés » Les Anglais, en effet, intéressés à amenuiser le conflit, n’ont jamais été tendres pour le jingoïsme américain et se sont montrés très hostiles au départ de la flotte. Il est absurde et dangereux d’essayer d’intimider le Japon par une telle mesure d’agression, disait Ed. Dicey dans l’Empire Review[4], et le Times déclarait : « La question sera résolue à l’amiable, non pas à cause mais en dépit de l’envoi de la flotte dans le Pacifique[5]. »

L’entrée comme tiers dans cette mauvaise affaire de l’Anglais donneur de conseils fut agréable aux Américains, qui crurent que, se substituant à eux, il allait prendre l’affaire en mains. Si l’Angleterre obtenait des Japonais, ses alliés, qu’ils reconnussent son droit à régler l’immigration au Canada, comment le refuseraient-ils aux Américains qui, plus avisés que les Canadiens, avaient expressément réservé ce droit dans leur traité avec le Japon ?

Articles de journaux et interviews[6] aux États-Unis annoncèrent à l’envi que depuis les émeutes de Van- couver les États-Unis et l’Angleterre « were in the same boat ». Nous sommes partners, s’écriait-on : « l’arrangement du problème de l’immigration ne doit pas être au-dessus des forces de la diplomatie anglo-américaine ».

Mais assez vite les Américains s’aperçurent que ces troubles de Vancouver ne les servaient ni auprès du Japon ni auprès de l’Angleterre. Ils sentirent qu’à Tôkyô comme à Londres, sur un mot d’ordre officiel, on atténuait l’incident : il était, disait-on, bien moins grave que les incidents de San Francisco. Japonais et Anglais, de leur côté, remarquèrent que ces troubles de Vancouver organisés à l’instigation d’agitateurs américains réjouissaient vraiment trop les Yankees.

Sèchement et avec une certaine impatience le Times signifia aux Américains que sans doute la question japonaise présentait pour les Anglais et les Américains certaines analogies de détail, mais que si on l’étudiait en « ses plus larges aspects il était faux de parler de l’Angleterre et l’Amérique « being in the same boat » :

Les Japonais sont les alliés de l’Angleterre : les deux peuples se sont liés par traité solennel pour des raisons de grande et durable importance. Cette seule considération devrait convaincre tous les hommes de sens commun que dans cette question de l’immigration japonaise nous ne pouvons avoir la même attitude que les États-Unis… Si quelque chose peut empêcher ou retarder la solution de cette affaire, c’est la dangereuse affirmation, impliquée dans maints articles et propos sur ce sujet en Amérique, que le Japon accepterait comme une chose qui va de soi, d’arrêter l’émigration vers l’Amérique, si l’Amérique et l’Angleterre le lui demandaient.

À la veille du départ de la flotte pour le Pacifique, cette critique anglaise et aussi ce parti pris anglais de leur fausser compagnie a désappointé et froissé beaucoup d’Américains. Il ne faut pas attacher trop d’importance à la sortie violente que fit M. Hearst, le démagogue millionnaire, contre l’opinion anglaise : au correspondant du Times en Amérique qui avait écrit que M. Hearst et son New-York American étaient responsables de la guerre hispano-américaine et qu’ils poussaient les États-Unis à une guerre avec le Japon, M. Hearst répondit que l’Espagne fut seule responsable de la guerre de 1898 et que si une nouvelle guerre était imposée à une nation aussi pacifique que la nation américaine, le Japon en serait responsable, appuyé peut-être et secrètement encouragé par l’Angleterre.

« Les Américains, ajoutait-il, ont toujours très bien compris quelle est la véritable attitude de l’Angleterre envers les États-Unis, malgré toutes les protestations d’amitié… Cette amitié de la Grande-Bretagne pour notre pays est une « amitié de banquet » ; elle commence avec le sherry et finit avec le Champagne… Je n’ai jamais vu la main des Anglais tendue vers notre pays autrement que pour nous jeter des pierres. » Et il dénonçait les secrètes influences et les actes perfides de l’ennemi historique ». Manœuvre électorale à la veille des élections municipales de New-York en novembre 1907, destinée sans doute à capter le vote irlandais, cette diatribe fut toutefois le symptôme d’un certain revirement dans les esprits américains à l’égard de l’Angleterre : M. Hearst ne l’aurait certainement pas risquée s’il n’avait cru qu’une partie de l’opinion y était favorable. Il a joué de l’anglophobie populaire qui était de tradition aux États-Unis, il y a dix ans encore, de la haine de l’Anglais, l’ancien maître, l’envahisseur de la guerre de 1812, le partisan du Sud pendant la guerre civile. Mais depuis une décade, l’Allemagne étant devenue impopulaire, l’Angleterre, à force de soins, d’attentions, avait conquis l’amitié officielle des États-Unis : M. Chamberlain célébrait les affinités des races anglo-saxonnes et réservait à l’impérialisme américain une place d’honneur dans le gouvernement du monde, sur le même rang que l’impérialisme anglais. La diplomatie de lord Salisbury s’était montrée extrêmement conciliante dans l’affaire du Vénézuéla que l’intransigeance patriotique du président Cleveland et de son secrétaire d’État Olney faillit faire dégénérer en conflit armé.

La guerre d’Espagne révéla aux Américains que sauf l’Angleterre, ils n’avaient pas en Europe de vrais amis ; depuis, il fut souvent question de « hands across the sea » et de « blood thicker than water ». Manifestations plus sérieuses : l’Angleterre a généreusement abandonné ses droits sur Panama, et dans toutes les négociations concernant des questions de frontières en Alaska, des droits de pêche en Newfoundland, elle a été violemment accusée par les Canadiens de partialité en faveur des États-Unis. La Cour et la haute société de Londres se sont toujours mises en frais pour fêter l’ambassadeur des États-Unis, les milliardaires américains, leurs femmes et leurs filles devenues duchesses par leur mariage avec des nobles anglais. Sir Mortimer Durand, ambassadeur de la Grande-Bretagne à Washington, fut subitement rappelé à la fin de 1906 parce qu’on trouvait qu’il ne réussissait pas assez brillamment à Washington, qu’il n’y était pas aussi popular que son collègue l’ambassadeur allemand. Lors de l’incident de la Jamaïque entre le gouverneur sir A. Swettenham et l’amiral américain, le gouvernement anglais pour calmer tout de suite l’amour-propre des Yankees donna tort à son agent, sans attendre ses explications.

Comme les Américains depuis quelques années avaient toujours trouvé les Anglais dociles à les servir et à leur plaire, et qu’ils s’étaient habitués aux hommages et flatteries, ils ressentirent vivement la précaution anglaise de ne pas liguer tous les intérêts anglo-saxons contre le Japon[7].


II

La signature de l’accord franco-japonais, le 20 juin 1907, au moment même où les difficultés pendantes entre les États-Unis et le Japon décidaient le président Roosevelt à envoyer la flotte dans le Pacifique, contribua aussi à énerver l’opinion américaine. Ce traité fut sûrement inopportun.

Ce n’est pas que l’on doive méconnaître l’utilité de bons rapports entre le Japon et la France : ces bons rapports étaient de tradition, avant que notre alliance avec la Russie, trop complaisamment étendue à l’Extrême-Orient, vînt fausser cette tradition pendant la guerre russo-japonaise. Le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, dans son discours du 1er juillet 1907 prononcé à l’occasion de la conclusion de l’accord, avait raison de rappeler « que de l’établissement de relations entre le Japon et la France, notamment vers la deuxième moitié du XIXe siècle alors que la France envoyait au Japon tant d’instructeurs de grand mérite, les deux pays tiraient un bénéfice mutuel tant au point de vue économique qu’au point de vue intellectuel ». Félicitons-nous que de bons rapports puissent se renouer entre les deux peuples. Mais l’accord conclu était-il bien utile ? Depuis sa victoire sur la Russie, le Japon, occupé en Corée, en Mandchourie et en Chine, ne convoite pas l’Indo-Chine : battu il eût été plus dangereux pour notre colonie, car repoussé définitivement de l’Asie du Nord il eût cherché une revanche dans le Sud ; or l’Indo-Chine était à prendre. Au reste c’est notre entente cordiale avec l’Angleterre, alliée du Japon, qui continuera, après comme avant notre accord avec le Japon, de protéger réellement l’Indo-Chine[8].

Voici donc le bilan, de nos gains : l’Indo-Chine n’était pas menacée ; les Japonais s’engagent à la respecter. Nous n’avions pas intention de démembrer la Chine ; nous nous joignons au Japon pour y proclamer le statu quo et, par une clause obscure et peut-être dangereuse, nous nous engageons à nous appuyer mutuellement pour assurer la paix et la sécurité dans les régions de l’empire chinois, voisines des territoires où nous avons des droits de souveraineté, de protection ou d’occupation[9]. Appui diplomatique ? appui militaire ? On ne sait. Trompe-l’œil colonial à coup sûr, l’accord ne nous rapporte rien que nous n’eussions déjà, et en échange, ouvre l’Indo-Chine aux commerçants japonais et notre marché financier au crédit japonais[10].

Assez peu avantageux pour nous, ce traité fut inopportun. Il nous a valu de justes réclamations de la Chine dont il a excité gratuitement les susceptibilités antiétrangères. Surtout ne risquait-il pas de nous aliéner un peu de l’amitié des Américains qui, elle aussi, est de tradition chez nous, et qui nous a toujours servi intellectuellement à répandre outremer notre langue et nos idées, économiquement à fournir de luxe leurs classes riches, et politiquement à Algésiras quand le président Roosevelt personnellement auprès de l’empereur d’Allemagne, et son ambassadeur, Mr. White, auprès de la conférence, surent plaider notre cause ? Était-il bien opportun de choisir le moment où les États-Unis s’inquiétaient de leur différend avec le Japon, pour nous lier officiellement avec lui par un accord formel ? Notre appui financier, notre promesse de respecter l’intégrité chinoise, et de coopérer avec le Japon pour assurer la paix dans les régions chinoises voisines du Tonkin en cas de troubles, notre promesse d’aider à maintenir la situation et les droits territoriaux du Japon sur le continent asiatique : tout cela n’était-il pas de grande valeur pour le Japon, au

cas où il aurait songé à un conflit avec les États-Unis ? En l’aidant à se libérer du souci chinois[11], ne contribuions-nous pas à lui assurer ses derrières ? Après cet accord, la situation en Extrême-Orient n’était plus la même pour les États-Unis. Admettons la possibilité d’une guerre et d’une victoire de l’Amérique ; l’accord franco-japonais ne limite-t-il pas les chances que les États-Unis auraient de profiter de cette victoire ? Qu’ils disent alors : Installés aux Philippines, nous ne voulons plus des Japonais comme voisins ; que les Chinois reprennent Formose ; la France ne serait-elle pas obligée, au moins diplomatiquement, de s’entremettre pour que les droits territoriaux du Japon en Extrême-Orient fussent respectés ? On dira : Les Anglais sont encore plus gênés que nous pour concilier leurs obligations envers le Japon et leur amitié américaine. C’est possible, mais ils avaient resserré leurs obligations envers le Japon avant que le différend japonais-américain fût prévisible. Nous, nous nous sommes liés au Japon en pleine crise et sans qu’aucune raison importante nous forçât alors à partager dans l’opinion américaine la défiance que son alliance japonaise a valu à l’Angleterre. À peine ce traité conclu, nous sentîmes si bien qu’il ne nous vaudrait pas de nouvelles sympathies yankees, que nous offrîmes nos bons offices aux États-Unis pour leur assurer un accord avec le Japon. En quoi pouvions-nous aider les États-Unis à régler chez eux l’immigration japonaise ? Le gouvernement de Washington répondit qu’il appréciait l’intérêt que la France lui témoignait, mais qu’il ne voyait rien dans les relations passées ou présentes des États-Unis et du Japon qui les empêchât de s’entendre directement[12].


III

Le bénéfice de l’embarras de l’Angleterre et du faux mouvement de la France n’a pas été perdu par l’Allemagne. Comme l’Angleterre depuis dix années, l’Allemagne aussi s’est montrée empressée à plaire aux Yankees : visite du prince Henri aux États-Unis en 1902, télégrammes impériaux au président Roosevelt, cadeau d’un grand Frédéric en bronze, don à l’Université Harvard d’un Musée d’art germanique, aménités du Kaiser pour les milliardaires yankees de passage à Kiel ou à Berlin… Des Allemands, aussi bien que des Anglais, les Américains acceptaient hommages, flatteries et adulations, sans se croire tenus à beaucoup de reconnaissance. Parfois même, à l’adresse des Allemands trop obséquieux, les rebuffades ne manquaient pas : on mit plusieurs années à trouver l’emplacement du grand Frédéric en bronze. L’altitude de l’amiral allemand Diedrichs en face de l’amiral Dewey aux Philippines, l’activité du Deutschtum dans le sud du Brésil avaient désigné l’Allemagne comme l’ennemi éventuel : c’est à une guerre contre l’Allemagne que depuis dix années officiers et équipages de la flotte américaine s’entraînaient ; l’augmentation de cette flotte était réglée sur les progrès de la marine allemande ; le président Roosevelt déclarait que les États-Unis ne toléreraient jamais que l’Allemagne s’emparât d’un territoire dans la province de Rio-Grande do Sul ou dans toute autre partie de l’hémisphère Ouest, — Antilles danoises, ports vénézuéliens ou colombiens. À certain dîner donné il y a quelques années à la Maison Blanche en l’honneur de l’amiral anglais Charles Beresford, l’amiral Dewey et le président Roosevelt parlèrent ouvertement d’une guerre fatale entre les États-Unis et l’Allemagne.

Et pourtant un rapprochement américain-allemand qui, il y a deux ans, paraissait impossible, est à moitié chose faite. L’ennemi national des Américains, puisque aussi bien depuis la victoire sur l’Espagne il faut à ce peuple un ennemi national, c’est non plus l’Allemand mais le Japonais. De toutes les puissances asiatiques, l’Allemagne est la seule avec les États-Unis à n’avoir pas signé de traité ou d’accords avec le Japon : les deux délaissés se rapprochent. Puisque l’Angleterre est fidèle à ses obligations japonaises et que la France s’en crée de nouvelles, les États-Unis se tournent vers l’Allemagne : ils n’avaient pas assez aliéné leur liberté, pour qu’il leur en coûtât de prendre un nouvel ami, mieux disposé à les servir que les anciens. Depuis dix années les Allemands n’ont pas témoigné de nouveau le désir de prendre les Philippines ; l’échec du mouvement pangermanique dans les colonies allemandes du Brésil qui, comme les groupements allemands de l’Amérique du Nord, se laissent gagner par l’attrait d’une terre neuve et d’une vie plus large, a rassuré l’opinion américaine sur les chances qu’avaient les Allemands d’installer une colonie indépendante dans l’Amérique du Sud. Détachés de leur patrie, de leur gouvernement et de leurs ligues pangermaniques, ces Allemands exilés dans les Amériques sont de bons éléments de population. Sobres, patients, travailleurs, disciplinés, très vite assimilés et s’attachant au sol qu’ils cultivent, ce sont des exemples dignes d’être proposés à la mollesse, à la paresse, à l’instabilité des Latins de l’Amérique du Sud. Aux États-Unis, ces Deutsch-Amerikaner sont d’excellents citoyens ; par millions, ils ont contribué à former la nation américaine, à build up the Middle-West ; ils ont vaillamment lutté dans les rangs du Nord anti-esclavagiste et républicain lors de la guerre de Sécession : les Yankees de descendance anglo-saxonne, tout en se gaussant de ces Allemands immigrés, n’en méconnaissent pas les qualités.

Des Allemands d’Allemagne, on n’aime ni l’ambition accapareuse[13], ni la mauvaise foi, ni l’amitié qui s’impose lourdement, mais on les respecte : ce sont les Yankees de l’Europe, aussi audacieux en affaires que ceux d’outre-mer, n’hésitant pas à lancer de grandes entreprises avec un crédit insuffisant, gros producteurs industriels, et commerçants incomparables : avec l’Allemand en certaines affaires telles que l’électricité, le fil de fer, l’Américain est obligé de compter et cherche à s’entendre pour partager les marchés du monde ; ce sont les compagnies allemandes de navigation qui ont mis en échec le Trust américain de l’Océan ; dans l’Amérique du Sud c’est le commerce allemand qui fait la concurrence la plus âpre au commerce des États-Unis. La victoire allemande, la force allemande, le romantisme du Kaiser, la culture allemande[14], la méthode allemande que la

plupart des professeurs américains d’histoire, d’économie politique et de philosophie ont été chercher en Allemagne, imposent aussi le respect. Et puis l’Allemand admire tant le Yankee ! Cela flatte les États-Unis. Depuis le Kaiser jusqu’au moindre clerk en passant par M. Ballin ou M. Dernburg, qu’il soit dans l’industrie ou dans la haute finance, l’Allemand a les yeux fixés sur New-York. Combinaisons gigantesques, trusts ou cartells, faces rasées, coupes des vêtements, importance donnée au confort, luxe un peu gros et tapageur, respect de l’argent, appétit de jouissance, volonté de puissance, goût du colossal — tout en Amérique plaît à l’Allemand qui imite et reproduit au petit pied dans ses villes et dans sa vie les merveilles « des land der unbegrenzten möglichkeiten ».

Le rapprochement avec les États-Unis que ces Allemands mendient depuis des années, comment ne l’accepteraient-ils pas présentement avec enthousiasme, alors qu’il s’agit de prendre parti contre des Jaunes, contre les Japonais si dangereux pour Kiao-tchéou, — territoire à bail qu’un accord ne peut garantir à l’Allemagne, — alors qu’il s’agit de profiter de l’embarras de l’Angleterre et d’une erreur de la France. Un rapprochement avec les États-Unis, n’est-ce pas la meilleure réponse à tous ces accords conclus sans l’Allemagne entre les puissances asiatiques, Japon, Angleterre, France, Russie, bref à la politique de l’entente cordiale qui a su profiter du

désir témoigné par la Russie[15] de renoncer à beaucoup de ses rêves asiatiques, — rêves sur le Pacifique, rêves coréens, rêves chinois, rêves afghans, thibétains et persans, — et de replier sa grande politique sur l’Europe ? Politique toute contraire à celle que l’Allemagne conseilla naguère aux Russes : des aventures en Extrême-Orient dont l’Allemagne profitait pour prendre Kiao-tchéou ; une abstention en Europe qui débarrassait du péril russe la frontière orientale de l’Allemagne et l’expansion allemande à Constantinople et en Asie mineure.

Comment l’Allemagne ne saisirait-elle pas l’occasion d’un rapprochement politique pour améliorer ses relations commerciales avec les États-Unis, son fournisseur de coton, de cuivre et de pétrole ? La convention douanière qui existait entre les deux pays depuis 1900 a été dénoncée par l’Allemagne en novembre 1905, car elle ne pouvait subsister en présence du nouveau tarif douanier de l’Empire qui entrait en vigueur le 1er mars 1906. Au début de 1906 chacune des deux parties criait très haut que l’autre ferait les frais de la guerre de tarifs, mais, prudemment, avant le 1er mars une convention provisoire fut conclue pour un an. L’Allemagne importe des États-Unis pour un milliard de marks environ : « Nous ne pouvons pas nous passer, disait le ministre du commerce, M. Delbruck, des produits américains, notamment de coton et de cuivre. » Les exportations de l’Allemagne aux États-Unis atteignent seulement 500 millions de marks, principalement en objets manufacturés que les Américains, tout fiers de leur monopole en matières premières, déclaraient bien haut pouvoir se procurer aussi bien en Belgique et en Angleterre qu’en Allemagne. Le désir de l’Allemagne de conclure avec les États-Unis un traité de commerce s’étant heurté au refus des républicains protectionnistes du Congrès américain, l’application de son tarif minimum aux importations américaines a été prolongée d’une année à partir du 30 juin 1907 ; en échange, les États-Unis, mieux disposés cette année qu’il y a un an à l’égard de l’Allemagne, lui ont concédé une réduction de taxes et de droits sur les vins mousseux, cognacs et autres articles, faisant partie delà section 3 du tarif des douanes, et aussi la permission d’indiquer sur les marchandises importées l’estimation de ses Chambres de commerce, — avantage notable, car d’après le Times, (8 novembre 1907) les Américains s’aperçoivent par les écarts des valeurs attribuées à certaines marchandises que les Chambres de commerce allemandes fixent des valeurs aussi basses que possible pour obtenir les droits minima. Quel gain pour l’Allemagne, si comme le bruit en court, l’accord provisoire réglant ses relations commerciales avec son principal fournisseur et l’un de ses meilleurs clients allait, grâce à de meilleures relations politiques, se transformer en un traité de commerce de longue durée[16] !

Dès le moment où l’envoi de la flotte américaine dans le Pacifique fut officiellement annoncé, on s’est demandé aux États-Unis de quelle nature pouvait être l’entente qui était sûrement intervenue entre le président des États-Unis et l’empereur d’Allemagne ? Si la flotte quitte l’Atlantique, il faut non seulement que l’Allemagne ne soit plus l’ennemie mais encore qu’elle soit l’amie des États-Unis. Pour que le président laisse la côte de l’Atlantique à la merci de n’importe quelle escadre étrangère, il faut admettre ou bien que le danger sur la côte du Pacifique est tel qu’il vaut encore mieux courir le risque de laisser la côte atlantique sans défense ou bien que cette côte orientale en l’absence de la flotte serait protégée en cas de nécessité par la flotte d’un pouvoir ami, disposé à prêter main-forte ? Ce n’est pas l’Angleterre mais c’est l’Allemagne que l’opinion a désignée comme ce pouvoir ami. M. Hearst a fait une campagne dans sa presse jaune en faveur d’une alliance des États-Unis avec l’Allemagne.[17] Beaucoup de gens annoncèrent que quand la flotte serait partie, une escadre allemande viendrait patrouiller à sa place sur le littoral occidental de l’Amérique, et citèrent un précédent : en 1863, durant la guerre de Sécession, alors que l’Angleterre était favorable au parti du Sud, la flotte russe séjourna en face New-York, laissant croire qu’elle interviendrait au besoin. Le Kaiser protecteur de la doctrine de Monroe sur l’Atlantique ; le big stick, dont on le menaçait, confié à ses cuirassés, quel sacrifice de leurs traditions cette affaire japonaise et le transfert de la flotte auraient pu exiger des Américains !

On a parlé d’un traité secret entre le président Roosevelt et l’empereur d’Allemagne. Constitutionnellement un traité secret est impossible aux États-Unis : un traité n’y est « the supreme law of the land » qu’autant qu’il a été ratifié par le Congrès, mais on a parlé entre le président Roosevelt et le Kaiser d’un « gentleman’s agreement » ! Plus d’une fois déjà ils ont correspondu privément : la situation personnelle de M. Roosevelt n’équivaut-elle pas à celle du Kaiser ?


IV

Il y a trois ans, avant le traité de Portsmouth, à défaut d’alliances que leur situation géographique et leur tradition de splendide isolement rendaient inutiles, les États-Unis avaient des amitiés, amitié japonaise, amitié anglaise, amitié française. L’ennemi éventuel c’était surtout l’Allemagne dont l’ambition menaçait la doctrine de Monroe, c’était aussi la Russie qui avait voulu fermer la Mandchourie au commerce américain. Aujourd’hui, aux États-Unis, le péril japonais hante les imaginations ; l’amitié pour l’Angleterre et l’amitié pour la France ne sont peut-être plus aussi confiantes ; les Russes sont assez populaires et aussi les Allemands. La défense de la doctrine de Monroe et du panaméricanisme contre l’Allemagne passe au second plan, c’est la côte du Pacifique que la flotte nationale est allée protéger.

Et les États-Unis sont décidés à pousser leurs armements sur terre et sur mer. C’est en vain qu’à Tôkyô le secrétaire Taft a parlé de l’horreur de son pays pour une paix armée : « Pourquoi les États-Unis désireraient-ils la guerre ? En une année elle ferait de nous une nation militaire. Nos grandes ressources seraient gâchées en immenses préparatifs, qui ne serviraient aucun bon dessein et la nation serait attirée vers une politique guerrière. »

Il y a dix ans, leur victoire sur l’Espagne et la prise des Philippines vouèrent les États-Unis à l’impérialisme. Avant cette guerre la force de l’armée régulière était de 28 500 hommes, elle est aujourd’hui de 68 951 hommes, non compris les 5 208 scouts philippins et les 574 hommes du régiment portoricain. La force minima de l’armée vient d’être portée de 62 666 hommes à 68 951. Cet accroissement de 6 300 hommes est dû à l’application de la nouvelle loi qui augmente l’artillerie de campagne et de côte et l’organise en régiments.

L’enrôlement maximum à la discrétion du président est de 100 000 hommes : la loi de 1901 donne au pouvoir exécutif le droit qu’il n’avait jamais possédé, d’accroître ou de diminuer l’armée dans ces limites, comme il le juge convenable. On veut ainsi lui permettre de placer les divers régiments sur le pied de guerre en cas d’alerte, sans attendre la décision du Congrès. En moins de dix années, grâce à cette loi, l’armée a doublé et le pourcentage d’accroissement des hommes et des officiers est encore plus grand dans la marine. « Pourtant ni l’armée de mer ni l’armée de terre ne sont satisfaites. La cavalerie se lamente d’être moins nombreuse aujourd’hui que l’artillerie[18]. »

Dans son message du 3 décembre 1907, le président Roosevelt a constaté qu’aucun grand pays n’avait jamais eu une armée régulière aussi petite, relativement à sa population, et que les États-Unis ont eu souvent à souffrir de l’insuffisance de leurs préparatifs militaires : « Nous avons, dit-il, toujours négligé de préparer en temps de paix une armée pouvant faire la guerre d’une façon efficace. Notre armée régulière est mieux instruite qu’autrefois, mais elle est trop faible. Nous devrions avoir, en temps de paix, des cadres complets pour une grande armée, et notre armée régulière devrait être assez considérable pour faire face aux premiers besoins en cas de guerre[19]. »

Le transfert de la flotte dans le Pacifique va accélérer la construction d’une nouvelle escadre pour l’Atlantique. Les États-Unis n’ont plus maintenant ce sentiment de sécurité et d’impunité que leur valait naguère encore leur isolement. Une politique mondiale, la police à exercer dans l’Amérique du Sud, des îles ou des terres lointaines Hawaï, Cuba, Philippines, Panama à protéger, et surtout la menace de l’expansion japonaise exigent une flotte très puissante. Le développement de leurs armements provoqueront en Allemagne, en Angleterre, en France une désastreuse rivalité.

La politique impérialiste transformera peu à peu le fédéralisme américain en un pouvoir centralisé assez indépendant des influences locales et assez fort pour représenter dignement les États-Unis dans les affaires internationales. Déjà la lutte contre les trusts et les grandes compagnies de chemin de fer, l’organisation d’une politique d’irrigation et de protection des forêts et des mines, l’obligation de remédier à la mauvaise organisation monétaire, et surtout la personne du président Roosevelt ont grandement développé depuis quelques années l’Étatisme. Et ce mouvement est renforcé par le conflit japonais-américain : le prétexte en fut l’incapacité du gouvernement fédéral de mettre à la raison une municipalité et il a eu déjà pour effet, sans que la guerre ait éclaté, d’exalter dans la nation le sentiment de son unité.

Au Japon l’Étatisme est toujours en faveur : le Mikado et les genro, les Ito, les Yamagata, les Inoué, tous les grands hommes du Meiji, continuent de mener le pays. L’opinion populaire, à la Diète ou dans les journaux, proteste et manifeste parfois contre la personne des ministres et leurs actes de politique intérieure, mais sur la politique étrangère, telle qu’elle sort combinée des réunions du Mikado, des genro, du Conseil privé, l’unanimité de la nation est acquise.

Pourtant, malgré cette unité de direction et la discipline de l’opinion publique, la politique étrangère du Japon n’est pas simple. De la guerre russo-japonaise, le pays sort avec un vif besoin de paix, le goût du commerce et de l’industrie, le désir de s’enrichir, il travaille en hâte à son équipement économique : refonte des tarifs douaniers, nationalisation des chemins de fer, organisation des compagnies de navigation, de sociétés industrielles, commerciales et de syndicats pour l’exportation. Mais si cette expansion économique, et le mouvement d’émigration qui l’accompagne ont tant d’élan c’est que le Japon veut tirer une revanche de la déception de Portsmouth : l’armée des émigrants et des commerçants reprend la tâche nationale là où les soldats trahis par les diplomates l’ont laissée. Et pour les protéger, le cas échéant, on multiplié bataillons et cuirassés.

Donc période de recueillement et de paix : on se donne quatre ou cinq années pour forger de nouvelles armes de combat et rétablir l’équilibre financier, mais en même temps période de paix agressive où s’ébauchent de grands desseins. Le passé du Japon, l’idée qu’il a de son rôle en Extrême-Orient et le souci de sa sécurité le tournent vers la Corée, la Mandchourie et la Chine ; mais l’avenir du Japon, l’idée du rôle qu’il doit jouer dans le Pacifique, le souci de son prestige et de ses intérêts économiques l’intéressent aux terres et aux îles du Pacifique où des Shin Nihon commencent de jalonner le futur empire.

Chacune de ces tâches est gigantesque, et l’exécution de chacun de ces plans grandioses, imprudemment poussée, peut mener le Japon à une guerre. La Corée est hostile aux Japonais ; l’instabilité des affaires chinoises est une menace ; les émigrants japonais sont rejetés par les États-Unis et le Canada. Que faire ? Augmenter ses armements, se rapprocher des puissances européennes, Angleterre, France, Russie, dont le Japon n’a rien à craindre et dont il veut l’aide financière ; opposer cette quadruple entente d’une part à l’Allemagne et aux États-Unis, d’autre part à la Chine, et gagner du temps en cédant temporairement aux exigences américaines. Dans trois ou quatre années, quand les finances seront rétablies, sera-ce la guerre contre la Chine ou la guerre contre les États-Unis qui sortira des décisions du Mikado et des genro ? Les événements plus encore que les hommes fixeront le choix du Japon. Présentement l’inquiétude du problème chinois empêche le Japon de brusquer ses affaires avec les États-Unis : après avoir temporisé et éprouvé son adversaire, le Japon s’arrête à une solution provisoire, assez élastique pour être rétrécie ou élargie au gré des circonstances et qui ne le lie par aucun engagement écrit. Les départs pour l’hémisphère Ouest continueront, en tenant compte des résistances : comme le Japon les réglera lui-même, selon que l’antijaponisme des Américains sera en hausse ou en baisse, selon que la situation sera plus ou moins favorable au Japon en Extrême-Orient, il ouvrira ou fermera la porte aux émigrants.

C’est donc la Chine qui refrène l’ambition japonaise, cette Chine que des esprits inquiets représentaient un peu naïvement, après la guerre russo-japonaise, comme toute prête à ranger ses 300 millions d’hommes sous les bannières du Japon pour marcher contre notre civilisation blanche. Une Chine inquiète et remuée, voilà présentement la meilleure garantie de paix que le monde ait contre le Japon.

C’est seulement au cas que la Chine incapable de réformes et débarrassée de ses réformistes retomberait dans une léthargie de tout repos, ou au cas que la Chine rénovée et forte l’obligerait à décamper de Mandchourie et de Corée et à sacrifier ses rêves d’hégémonie sur le continent asiatique, que le Japon serait tout à fait libre de défendre de toutes ses forces militaires et navales les intérêts et les droits de ses émigrants sur les terres du Pacifique occupées par des Blancs.

Mais avant qu’une de ces deux hypothèses extrêmes soit un fait accompli, bien des occasions favorables peuvent se présenter pour le Japon de pousser tour à tour sa propagande en Extrême-Orient et son émigration dans les Amériques.

    courtoisie et d’amabilité qui ont, pendant ces dernières années, rapproché graduellement les peuples d’Amérique et d’Allemagne. » Depuis un an ou deux, on remarquait quelque atténuation dans la germanophobie du président Roosevelt et de la majorité de l’opinion.

  1. Spectator, 13 juillet 1907.
  2. M. Deakin, premier ministre australien, a invité la flotte américaine à visiter l’Australie. L’invitation a été acceptée.
  3. Cf. les plaintes de sir Thomas Sutherland à l’assemblée annuelle de la Peninsular and Oriental Steam Navigation Co., de M. F. A. Mc. Kenzie, etc.
  4. Novembre 1907.
  5. Times, 8 octobre 1907.
  6. Cf : en particulier l’interview de Mr. L. E. Wright, ex-ambassadeur des États-Unis au Japon, Times, 8 octobre 1907. La presse de New-York a souvent discuté l’attitude possible de l’Angleterre en cas de guerre entre les États-Unis et le Japon. Vers la mi-janvier 1908, le New-York Sun déclarait qu’une alliance offensive et défensive entre l’Angleterre et les États-Unis serait accueillie par les Américains avec allégresse.
  7. Les Américains de sens rassis ne méconnaissent pas les réels services que l’Angleterre leur a rendus. Mais entre Anglais et Américains, une différence de tempéraments empêche une entière sympathie. Les Américains, nerveux, imaginatifs, expansifs, sont très sensibles aux manières spontanées et en dehors. Ils reprochent aux Anglais de ne pas savoir se faire aimer des étrangers, d’être sophisticated, d’être incapables de trouvailles de gestes et de mots qui sur-le-champ charment et conquièrent.
  8. « On peut assigner comme causes à cet accord, d’une part les sympathies projaponaises du cabinet Clemenceau et d’autre part la politique pacifiste du cabinet Saionji. Mais la cause principale en est le rapprochement de la France et de l’Angleterre. » Jiji Shimpo.

    L’accord garantit aux Japonais en Indo-Chine des avantages dont ils sont hommes à tirer parti. « Afin d’élargir les relations des deux pays, les gouvernements ont publié une déclaration qui assure le traitement de la nation la plus favorisée aux sujets et fonctionnaires du Japon en Indo-Chine et aux sujets et protégés de l’Indo-Chine dans l’Empire du Japon. Jusqu’à présent, comme les Asiatiques ne jouissaient pas des mêmes privilèges que les Européens en Indo-Chine, les Japonais qui résident dans cette colonie ont eu à payer la capitation, l’impôt sur les animaux domestiques et à subir par ailleurs divers désagréments. Il y a quelques années, lorsque des Japonais furent envoyés par le ministère des Finances pour étudier le fonctionnement des douanes en Indo-Chine, on s’opposa à leur débarquement, et ils durent passer plusieurs jours en quarantaine. Pêcheurs de nacre dans le golfe du Tonkin, nos compatriotes, assimilés aux Chinois, ont eu jusqu’à présent à subir des tracasseries de la part des autorités ; et l’on n’avait pas fait droit aux réclamations de notre gouvernement. La déclaration met heureusement fin à cet état de choses. » Jiji Shimpo. Et le Yomiuri Shimbun déclare : « Le Tonkin, grâce au développement du programme inauguré par MM. de Lanessan et Doumer, va devenir une mine de richesses digne d’être comparée à l’Inde, et un marché ouvert à la nation amie. » C’est également l’opinion du Manchyo, quoiqu’il l’exprime avec mauvaise humeur : « Y a-t-il vraiment lieu de crier tant de vivats à M. Hayashi ? Le Japon ne nourrissait point de convoitises à l’égard du Tonkin. Dès lors, il n’était pas si pressant de garantir cette colonie contre une agression imaginaire… Le Japon a besoin d’une expansion économique dans les régions du Sud ; or on remet à plus tard la signature d’une convention de commerce, sous prétexte qu’il faut l’assentiment des Chambres françaises. Notre demande n’a pourtant rien que de juste, et ne cache aucun dessein secret… » Cité par la Revue Indo-Chinoise, 15 octobre 1907. Dans le Bulletin économique de l’Indo-Chine, août 1907, on lit : « Depuis deux mois, des ingénieurs, des armateurs, des industriels et des commerçants japonais sont venus étudier les productions diverses de la colonie ; avant peu, une ligne de navigation japonaise touchera à Haïphong et à Saïgon et des usines construites avec des capitaux japonais s’élèveront au Tonkin. » Si cette activité japonaise en Indo-Chine détermine un renouveau d’entreprise française, elle profitera à notre colonie, mais il serait dangereux de laisser prendre aux Japonais, — associés, dit-on, à des capitalistes allemands, — dans les affaires minières un monopole analogue à celui qu’ont les Chinois pour l’exportation du riz. Au surplus ces entrepreneurs japonais ont l’intention d’importer une main-d’œuvre japonaise. Il faudra surveiller de près cette immigration.

  9. Voici l’interprétation du traité par le Jiii Shimpo : « En vertu de l’entente, si des troubles éclataient en Mandchourie, voisine de la Corée et du Kouang-toung, ou au Yunnan, voisin de l’Indo-Chine, ou dans la province de Canton, contiguë à la baie de Kouang-tchéou, aussi bien que dans le Fokien, situé vis-à-vis de Formose, les deux parties contractantes s’engagent à s’appuyer mutuellement pour assurer la paix et la sécurité dans ces régions. » Un tel engagement peut avoir des suites graves alors que le Japon paraît décidé à ne plus ménager la Chine déjà remuée par des mouvements antiétrangers et antimandchous. Notre intérêt eût plutôt été de garder notre liberté d’action. La Chine, inquiétée par le Japon, cherchera des appuis auprès des puissances européennes et des États-Unis.
  10. Les résultats financiers de cet accord avec la France sont ainsi appréciés par la presse japonaise : « La France est le pays des capitaux, et le Japon en manque. L’intérêt de l’argent à la Banque de France après être monté à 3 1/2 p. 100 est en train de redescendre à 3 p. 100. De plus l’impôt sur le revenu décide beaucoup de rentiers à placer leurs capitaux à l’étranger… L’occasion est propice pour faire appel aux capitaux français. On ne s’en tiendra pas, nous l’espérons, à une alliance commerciale ; nos industriels et nos commerçants ne sont pas hommes à cela. » (Bocki.) Le Jiji Shimpo signale que la France à elle seule a souscrit plus de la moitié des emprunts japonais à 4 et à 4 1/2 p. 100 émis à l’étranger en octobre 1906 et au printemps 1907. « Et encore, beaucoup de Français ont été retenus par la crainte chimérique d’une invasion possible des Japonais en Indo-Chine. Maintenant que ces défiances sont dissipées, si nos gouvernants savent s’y prendre, il ne sera pas difficile d’attirer au Japon les capitaux français. » Le Yomiuri Shimbun détrompe ses compatriotes qui croient que les Anglais sont le peuple le plus riche en capitaux disponibles. « Non, leur dit-il, ce sont les Français. D’après une enquête récente, les capitaux placés par la France à l’étranger s’élèvent à trente milliards… » Le Yomiuri, avant la publication du traité, invitait les chambres de commerce, de concert avec « nos amis français » du Japon, à prendre l’initiative d’une « alliance d’intérêt ». Pour favoriser les relations financières, il demandait que la Bourse de Tôkyô instituât un Comité chargé d’étudier le moyen d’introduire les valeurs japonaises sur le marché de Paris. Il ne s’agit pas de se croiser les bras, concluait-il, il faut profiter « de l’aubaine. » Depuis deux ans, deux emprunts, l’un de 12 millions de livres sterling 4 p. 100, l’autre de 11 millions 1/2 de livres sterling 5 p. 100 ont été souscrits par le marché français. Le premier a été affecté au remboursement de 200 millions de yen de bons du Trésor 6 p. 100 émis au Japon. Le second, celui de février 1907, a servi à rembourser un emprunt de 6 p. 100 émis en Angleterre, et garanti par les recettes des chemins de fer japonais : le Japon nous a emprunté de l’argent sans garantie spéciale, et à 5 p. 100. En échange, le Japon n’a placé en France aucune des commandes de matériaux pour l’armée, la marine, les chemins de fer, qu’il est obligé de faire à l’étranger. En 1906-1907 ces commandes se sont élevées à 60 millions de francs en Angleterre, à 118 millions en Allemagne, et 120 millions aux États-Unis. Le Temps (16 janvier 1908), bien que très partisan de l’accord franco-japonais, est obligé de constater qu’il ne nous est guère avantageux. Les Japonais, s’ils estiment la France comme prêteuse d’argent, n’ont qu’une médiocre estime pour son industrie.
  11. Le Chuo dit que l’entente franco-japonaise a pour père le traité anglo-japonais, et pour mère l’entente anglo-française, et voit déjà réalisée la quadruple alliance anglo-franco-russo-japonaise. « Désormais, ajoute-t-il, la Chine ne pourra plus profiter de la division des puissances pour exercer la politique d’entraves : car elle se trouvera non plus en face d’un pays isolé et tenu en échec par les rivalités des autres, mais devant quatre nations unies et puissantes. »
  12. Certains journaux américains, le New-York Herald par exemple, se sont plaints, en novembre 1907, du peu d’empressement que la Banque de France aurait mis à aider les banques américaines qui sollicitaient d’elle des envois d’or pour atténuer la crise monétaire des États-Unis. En janvier 1908, les feuilles de New-York tirèrent prétexte des exagérations de certains journaux français à propos du conflit américain-japonais pour accuser l’opinion française de pousser à la guerre et d’y encourager le Japon. Cette mauvaise humeur n’a pas cependant empêché, en février 1908, la conclusion d’un accord commercial entre les deux pays et la signature d’un traité d’arbitrage.

    La sympathie des Américains pour la France est certaine, mais il serait peut-être naïf de notre part de croire que pour conserver cette sympathie il nous suffit à tout propos d’évoquer l’éternelle reconnaissance qui est due à Rochambeau et à La Fayette. Des titres aussi souvent rappelés à la reconnaissance perdent leur valeur à la longue. Entre les Américains et nous, il y a de grandes affinités de caractère : notre vie, nos idées leur plaisent. L’amitié américaine peut grandement servir la politique française ; l’Américain comme fournisseur et comme client est indispensable à notre prospérité. Réciproquement, les Américains ont besoin de nous, de notre culture, de nos capitaux. Un peu moins d’histoire et plus d’esprit positif, voilà ce qui convient à l’entretien de cette traditionnelle amitié.

  13. Un article du Journal of Commerce, paru en février 1906, donne le ton moyen de la germanophobie d’alors. Il dénonce « le rôle perturbateur de l’Allemagne parmi les nations, en raison des ambitions mondiales qu’elle nourrit et dont elle cherche la réalisation par des méthodes dont on n’est point certain qu’elles ne mèneront pas à de graves difficultés internationales ou même à la violence ». Se demandant si l’Allemagne ne cherchait pas une grande guerre européenne ou un conflit avec les États-Unis, le journal ajoute : « Il est temps que les gouvernements et les peuples sachent d’une façon un peu définie ce que le turbulent et aventureux empereur d’Allemagne leur prépare. » Le ton violent de ces diatribes indique que le problème allemand a toujours éveillé la curiosité des Américains. L’effort de l’Allemagne pour conquérir la place qui lui revient dans le monde, sa volonté d’expansion qu’exaspère la résistance de ses rivaux déjà pourvus, le rang que les statistiques lui donnent parmi les nations du monde les inquiètent. L’énergie comprimée de ce peuple de 60 millions de Blancs, que dirige un Empereur friand de coups de théâtre, leur fait craindre des explosions.
  14. Le professeur américain Burgess à l’ouverture de son cours à l’Université de Berlin, en octobre 1906, lut en présence de l’Empereur une lettre du président Roosevelt qui avait pris l’initiative d’un échange de professeurs entre les États-Unis et l’Allemagne. Il rappela l’amitié traditionnelle entre les États-Unis et la Prusse, amitié remontant à Washington et à Frédéric le Grand, le traité de commerce que la Prusse, seule de tous les États européens, conclut avec les États-Unis pendant le temps des rudes épreuves de 1783 à 1787 ; il dit aussi ce que l’Amérique doit à l’émigration allemande et à la culture allemande que tant de jeunes Américains viennent chercher dans les universités de l’Empire : « C’est ce sentiment d’admiration pour la science allemande qui a donné naissance à cet échange de professeurs entre les deux pays. » Et à propos d’une visite à l’Université Harvard, le président Roosevelt adressait au Kaiser ce télégramme : « Je viens de visiter le musée germanique dont la fondation doit être dans une très large mesure attribuée à l’intérêt que vous lui avez manifesté. Je saisis cette occasion pour vous remercier et remercier, par votre intermédiaire, le peuple allemand pour les nombreux actes de
  15. Les Russes, si impopulaires aux États-Unis pendant la guerre contre le Japon, sont dans les meilleures termes avec les Américains depuis le traité de Portsmouth. De Vladivostock à Saint-Pétersbourg, M. Taft, quand il revint des Philippines et du Japon par la Sibérie et la Russie, fut très fêté ; il fut reçu par le Tsar. La Russie n’est pas assez remise de sa défaite et de ses trouble intérieurs pour profiter du différend entre Américains et Japonnais : elle a cédé au Japon sur les règlements de frontières, sur les droits de pêche le long des côtes de la Sibérie, et résiste mollement à la poussée japonaise vers Kharbine, à Vladivostock ; elle parait avoir accepté le traité de Portsmouth et au moins temporairement s’accommoder du quadruple rapprochement souhaité par Tokyo entre les Anglais, les Russes, les Français et les Japonais. Cependant, le gouvernement russe a de grands projets stratégiques en Extrême-Orient : doublement de la voie du transsibérien, construction d’un chemin de fer qui ira de Kertschinsk à Khabarovsk le long de l’Amour, entreprises en Mongolie, construction d’une grande escadre pour le Pacifique.
  16. Dans son message du 3 décembre 1907 le président Roosevelt explique que les droits de douanes étaient fixés d’une façon nuisible pour l’Allemagne ; ils seront désormais fixés de façon plus rationnelle.
  17. Sur ceci cf. National Review, october 1907. Maurice Low, American Affaires.
  18. Evening Post, July 1907.
  19. Cf. les augmentations projetées.