Amara

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Les Ailes d’or : poésies nouvelles, 1878-1880Bibliothèque-Charpentier (p. 174-179).

AMARA

À FRANZ SERVAIS

I

Si tu ne sens plus rien qui t’invite à la lutte
Entre le ciel désert et l’abîme béant,
Morne, et sans te raidir aux terreurs de la chute,
Laisse le poids des jours te rouler au néant.

Ne ferme pas les yeux : regarde, sans colère,
S’ouvrir un gouffre au bout de tes espoirs penchants :
Aux cœurs lassés la paix est encore un salaire,
Et le silence est doux à qui n’a plus de chants.

Garde au moins la fierté des vaincus, toi qui tombes
Du faîte de ton rêve aux poudres du chemin,
Et ne t’attarde plus qu’à la pierre des tombes
Où le souvenir tend des roses à ta main !

II

L’ivresse des printemps défunts, où donc est-elle ?
Le rire d’autrefois fuit en écho moqueur ;
Et, comme entre deux chairs une flèche mortelle,
La détresse de vivre est au fond de mon cœur.

La détresse d’aimer sachant que l’amour passe
Et n’a rien d’éternel que son rêve qui ment :
La détresse d’ouvrir des ailes à l’espace
Sans qu’un souffle d’espoir les emplisse un moment ;

La détresse d’attendre, au seuil des destinées,
Quel bien va s’échapper, quel mal doit accourir ?
Et vaincu de s’asseoir au penchant des années…
— Car c’est de tout cela qu’il faut vivre et mourir !

III

Les Icares tombés, traînant un incendie
À leurs cheveux flambants et dans leurs yeux brûlés,
Payaient, au moins, l’orgueil de leur course hardie
Et jusqu’au plus profond des cieux étaient allés.

Ils avaient contemplé le soleil face à face
Et baigné dans l’azur le rêve de leur front,
Et, profanant la cime où le fini s’efface,
Gravé, dans l’immortel, leur nom comme un affront !

Ils étaient les vaincus de sublimes batailles,
Et vers des dieux jaloux blasphémaient en mourant…
Mais nous ! Les temps ont fait notre chute à nos tailles
Et, d’un moindre supplice, un opprobre plus grand !

IV

Sans avoir mesuré les augustes abîmes,
Nous heurtons à la terre un vol désespéré,
Expiant nos désirs trahis comme des crimes,
Et, par des maux réels, un forfait ignoré.

Nous n’avons pas tenté les saintes escalades
Dont le cri des géants épouvantait les cieux,
Et, sur les rocs sanglants du sang des Encelades,
Les poings tendus, posé nos pieds audacieux.

Et pourtant notre sang roule encor dans nos veines
Le sacrilège amour du ciel sur nous fermé,
Et le destin poursuit, jusqu’en nos fureurs vaines,
Le feu jadis au cœur d’une race allumé !

V

Bois familiers, vallons aimés, routes connues
Que de mes rêves d’or bordait la floraison,
Grands cieux debout au fond des vastes avenues,
Ouvrant sur l’infini le terrestre horizon !

Splendeur des cieux, adieux du jour, couchants superbes
Où je mêlais mon âme au déclin du soleil ;
Premier frisson du soir qui soulève des herbes
Un essaim de parfums à des baisers pareils !

Orgueil des jours, charme des nuits, gloire des choses,
Vers des dieux inconnus élevant des autels,
£n vain, l’homme oublié dans les métamorphoses
Attend, à votre seuil, des retours immortels.