Amis/11
PREMIÈRE PARTIE
À TROIS
I
Depuis une heure, Desreynes, enfoncé dans le coin de son compartiment, voyait les talus, les poteaux et les arbres, rigides et plats comme des découpures, courir derrière la glace du wagon ; les fils télégraphiques dansaient sur le ciel pâle, comme le bas d’une feuille de musique qui monte et descend, et Desreynes s’amusait à pointer, entre ces lignes, les notes de l’air obsédant que lui chantaient les cahots du train.
Il ouvrit un journal et le ferma.
En vérité, il s’ennuyait : elle était tombée, la grande joie qu’il avait eue d’abord à l’idée de ce départ, engourdie par les bercements de cette fuite sur les rails, mourante avec toute pensée.
Il regarda ses voisins, et constata que tour à tour ils ouvraient puis fermaient un journal pour contempler les arbres, les poteaux et la sarabande des fils.
Il pensa : « La banalité de la vie est immense. »
Puis il médita longuement.
La nuit était venue, grise et sans lune ; la flamme courte du quinquet sautillait dans son bol de verre, et jetait de petites lueurs jaunes sur des coins de faces endormies.
Les terres filaient en bandes noires.
Un express siffla, gronda et disparut.
L’aspect de la nature n’était plus le même ; les arbres qui passaient ne ressemblaient plus aux arbres déjà passés.
— Triste chose ! Voilà quelques heures à peine que je roule, et cette infime distance est si grande pour la terre, que la terre se modifie déjà ; quelques heures encore, et tout serait changé, l’air, les plantes et les races de vivants ; encore quelques heures et j’aurai d’autres étoiles sur la tête ; un jour de plus, et je serais sur l’autre face du monde, les pieds à l’envers : quelques pas encore, je me rendormirais à mon point de départ…
Maintenant, deux vers revenaient à sa mémoire, rythmés par la chanson des essieux :
Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Il dit : « La vapeur a dépoétisé le globe : tout nous ennuie, puisque tout est possible, et rien ne nous appelle, puisque tout est proche. »
Un train passa.
— Pleines d’hommes, toutes ces boîtes ! Où vont-ils, en sens inverse du point où je vais ? Pourquoi vont-ils ? Ces êtres s’imaginent qu’ils ont un but, et se donnent un rôle. Comment y a-t-il assez d’affaires, pour que toutes ces têtes soient bourrelées d’un souci d’affaires ? Pourtant, leur existence est creuse comme une calebasse. Après s’être agités toute leur vie, combien pourraient dire en mourant, qu’ils ont fait quelque chose ? Mais ils vont : il faut qu’ils aillent. Imbéciles !
Il conclut : « La banalité de la vie est immense. »
Décidément, il s’ennuyait.
— Et moi, pourquoi vais-je ? Imbécile, je le suis comme un autre.
Le refrain choisi tantôt chantait toujours à ses oreilles ; la flamme du quinquet se mirait dans la glace.
— Et quand j’aurai fini, qu’aurai-je fait ?
Alors, il songea à sa vie, celle d’hier et celle de demain.
Desreynes atteignait trente ans.
Il possédait une large aisance, n’avait ni parents, ni alliés, vivait seul, mangeait ses rentes, ne jouait pas, aimait les arts, et cultivait les femmes.
Au physique, c’était un beau garçon, correct, mais portant dans le regard une malice qui intriguait les épouses et mettait les époux sur la réserve. Il avait de l’esprit et de la présence d’esprit. Le monde de la finance et du farniente, où la vie le jeta d’abord, ne l’intéressait que par le linge de ses femmes et le moelleux de ses fauteuils. Les artistes l’attiraient davantage ; mais leur indépendance, parfois bourrue et familière, choquait ses instincts de gentilhomme par l’or ; puis il les trouvait d’esprit étroit et exclusif : au fond, peut-être, craignait-il chez eux un peu de mépris pour son dilettantisme stérile. Sculpteurs, musiciens, peintres, littérateurs, il les voyait tous, s’entendait au métier de tous, connaissait les secrets et les lois, montrait des préférences et même des enthousiasmes, discutait, critiquait et conseillait ; son goût était généralement prisé, et ses avis avaient fait des heureux. Par caprice, il donnait un article à quelque journal, et sa prose, sous des apparences paradoxales, s’éclairait de verve et de bon sens : ses assertions, souvent si fausses lorsqu’il abordait quelque sujet de métaphysique ou de morale, portaient plus juste ici, parce qu’il jugeait d’après son pur et simple sentiment, au lieu d’analyser avec sa raison. Des chroniques firent tapage : quelques directeurs voulurent « s’attacher une telle plume » : ses éreintements étaient sans aigreur, et quoiqu’il eût massacré bon nombre de ses amis, il ne comptait aucun ennemi parmi eux. En toute autre matière que l’art, il n’était qu’un dépravateur élégant. Se mêlait-il à quelque discussion, il mettait son plus grand plaisir à la faire insensiblement dévier du thème choisi, et, par une série d’objections souvent spécieuses, il amenait son interlocuteur à s’appuyer enfin sur un argument contraire à l’opinion soutenue d’abord, ce qui manquait rarement et qui l’amusait fort.
C’est jongler avec sa tête, et la tête s’y perd.
Qu’importe ? Les faveurs du monde ne sont-elles pas aux clowns de la pensée ? Aussi, l’on disait : « Desreynes… oh ! du mérite ! »
Il en aurait eu ; mais c’est trop peu que d’être supérieur aux autres : il faut l’être encore à soi-même ; cela, il ne l’avait jamais su. Éparpillant sa vitalité et sa force sur mille intérêts dont il ne préférait pas un seul ; aimant beaucoup, n’adorant pas : désirant parfois, ne poursuivant jamais ; satisfait de comprendre sans approfondir, et de concevoir sans produire, il se laissait vivre. Nature de frelon qui regarde les abeilles : il jouissait. Content de se dire qu’il était peut-être quelque chose en puissance, il préférait ne pas tenter les hasards de l’épreuve. Il édifiait pour son usage une philosophie d’attente, dont la formule était : « À quoi bon ? » Il transportait dans le domaine moral le précepte de saint Paul : « Possède toute chose comme si tu ne la possédais pas. »
Et de fait, rien ne lui était en propre. Il reconnaissait deux sortes de patience : celle des faibles, négative, et qui tolère ; celle des forts, positive, et qui persiste. L’une lui semblait indigne de lui : il se sentait indigne de l’autre. Ainsi, il leurrait sa volonté, comme sa volonté le leurrait. Être incomplet, en somme, à qui le grand ressort manquait, demi-âme, demi-grandeur aussi impuissante que la plus misérable petitesse, et qui n’avait, en surplus, que la conscience vaniteuse de son mérite virtuel.
Cette vanité, pourtant, ne restait pas constante chez lui : à de certains jours, il prenait une conception même exagérée de sa méprisable essence, se pesait comme un dieu d’Égypte pèse les morts, et ne se ménageait point les plus cruelles vérités : « Mépris bien ordonné commence par soi-même », disait ce vague pessimiste.
Une seule chose le ramenait à une plus équitable appréciation de lui : la vue du prochain.
Il avait des hommes une médiocre estime, à cause de l’énorme sottise du nombre, et n’entendait respecter que le génie : il faisait peu de différence entre ce que le monde appelle un homme intelligent, et un sot : le premier l’importunait plus que le second, et tous deux lui semblaient, au regard de l’absolu, également superficiels et inutiles. Ce dédain l’entraînait souvent jusqu’à des affectations puériles, à des poses d’enfant boudeur et révolté ; ainsi refusait-il de voter en quoi que ce fût ; jamais il n’aurait voulu accepter le ruban d’un ordre, ni même permettre qu’on le portraiturât en aucune sorte : il prétendait que ce double honneur se doit réserver aux grandes natures, à ceux-là seuls qu’il convient de montrer à la foule, vivants, par un insigne, et morts, par leur image.
Au fond, peut-être, ne croyait-il pas à ces théories laconiennes ; mais l’insolence lui en plaisait.
Quant à la valeur morale, il y donnait, aussi, un mince crédit, lui qui n’avait guère connu que l’aride existence des viveurs. Il s’en souciait peu, du reste, ne songeant à demander ni à offrir aucun dévouement, vivant et voulant vivre seul, dans un égoïsme qui lui apparaissait comme une manifestation de la force.
Point mauvais, néanmoins, et capable de mouvements généreux, si la réflexion seconde n’arrivait pas assez tôt pour lui en montrer le ridicule. Il se voulait froid, et, après les enthousiasmes spontanés que lui imposait parfois sa nature nerveuse et faible, il s’en jugeait avec un scepticisme ironique. Il avait une telle horreur du grotesque, une crainte si obsédante de le constater en lui ou autour de lui, que, maintenant, il le constatait en mille choses : il redoutait toute grandeur excessive, par horreur des disproportions, et rien ne lui semblait aussi douloureusement risible qu’un héros de Corneille dans un veston anglais. « L’harmonie est la seule loi primordiale. Nous nous sommes interdit certains droits par le seul fait d’en prendre certains autres. C’est manquer de tact envers soi-même, que d’accepter une vie intérieure qui ne soit pas en accord avec l’existence extérieure. Notre âge est scientifique et sans passion. L’avons-nous fait ? Nous a-t-il faits ? N’importe : restons tels en tout point. » Il aimait ces paradoxes et se desséchait en eux.
Par degrés, il en était venu à ne donner aucune affection qui dépassât la sympathie ; puis, par degrés encore, à ne plus sentir aucun besoin de se livrer et d’aimer. Parfois, pourtant, il se demandait si là n’était point la moitié de la vie ; mais, promptement, sa raillerie mettait cette sentimentalité saugrenue sur le compte d’une nuit trop belle ou d’un dîner trop copieux.
Les femmes avaient achevé le désastre. Qui en possède beaucoup ne vit plus que dans le mensonge : mentir pour les prendre, mentir pour les garder, mentir pour les quitter ; et elles mentent pour se défendre, pour vous garder et vous quitter.
Son esprit, naturellement ami des choses subtiles ou complexes, avait trouvé dans ce jeu d’intrigues un charme qui le captivait : comme un chariot s’enlise, doucement, il était entré dans cette boue, et voilà qu’il se sentait armuré de fange, inexpugnable à toute sincérité, et mort en lui-même.
Les idées les plus compliquées se présentaient d’abord à son esprit, au détriment des plus simples : sur toute affirmation il cherchait, sans malveillance, dans quel but on voulait le tromper. Le doute exerçait sur lui une sorte de fascination irréfléchie et presque physique ; il doutait comme d’autres croient, simplement, bonnement, par instinct et même sans le savoir. Après avoir mis, comme saint Thomas, les deux doigts dans la plaie, il aurait suspecté Jésus de ne jamais être mort.
Il se rendit compte de cet état monstrueux, un soir, en recevant une lettre d’Arsemar.
Comme ils étaient loin, maintenant, l’un de l’autre, et qui des deux avait gâté sa vie ? Autrefois, ils n’avaient pour ainsi dire qu’une âme, tant leur intimité était profonde : pensées et impressions, tout était le patrimoine commun. Fallait-il agir seul, on réfléchissait à deux : l’un était la conscience de l’autre ; et, dans une sorte d’hymen spirituel, mettant à leur amitié des ferveurs d’amour, ils allaient, double cœur et double tête, deux fois tristes et deux fois heureux, mais distraits de leurs propres chagrins par les peines ou les joies du frère élu.
Cette union naquit des contrastes même qui eussent dû séparer ces deux êtres, et qui, en effet, n’avaient tout d’abord éveillé en eux qu’une antipathie mêlée de certain mépris.
Arsemar et Desreynes se rencontrèrent côte à côte, sur un banc de lycée : l’un calme et l’autre bruyant, l’un studieux et l’autre grand copieur de copies, l’un vigoureux et l’autre preste. Desreynes raillait le fort en thème, Arsemar souriait de pitié ; quand celui-ci se livrait à quelque jeu paisible, l’ennemi lui tombait sournoisement sur les reins, battait l’enclume et se sauvait ; on lui criait : « Lâche ! lâche ! » Il riait. Dans ses colères, Arsemar devenait rouge ; Desreynes, blanc. Le premier était estimé, mais peu recherché ; le second avait auprès des foules plus de succès et moins d’estime. Les maîtres citaient l’intelligence d’Arsemar, et les élèves l’esprit de Desreynes.
Sonnèrent les seize ans. À Pâques, Georges revint amoureux, partant, grave et poète. À qui dire son secret, ses joies, ses douleurs et ses vers ? À qui demander : « Crois-tu qu’elle m’aime ? » Pierre Arsemar lui parut seul digne d’un sacerdoce. Il alla vers lui, et l’autre, nature déjà mystique et rêveuse, se prit d’amour pour cet amour. La bien-aimée voulut voir l’homme à qui l’honneur de sa vie était confié, et lui serra les mains et le pria de veiller sur le bien-aimé. Georges et Pierre se mirent à tourner tout autour de la cour, longeant les quatre murs, tout autour. Les mois passaient. Georges disait : « Tu crois qu’elle m’aime ?… » Ils marchaient, le front baissé, les mains au dos, et leur première barbe frisait. Quand Georges voulut se tuer, c’est Pierre qui l’en empêcha. Il accompagna son ami jusqu’au paysage qui avait été le témoin des premiers serments, des faux serments ; Georges eut des mots cruels pour l’absente.
À partir de ce jour, plus graves encore, et désillusionnés de la femme, ils marchèrent plus près des murs, qu’ils raclaient du revers de leur ongle. Georges s’idéalisait, au contact de cette nature chaude et grave tout ensemble. Ils commentèrent les Pensées de Pascal et complétèrent leur œuvre par des aphorismes philosophiques. Arsemar analysait les abstractions, amitié, devoir, amour ; Desreynes disait la femme. Pendant les études, ils échangeaient de longues notes sur leurs sentiments les plus intimes. Arsemar avait en toute chose du cœur des lyrismes de néophyte : tout lui était religion, et la divinité elle-même lui semblait moins divine que le moindre sentiment humain. Avec tristesse, il blâma Périclès et Plutarque d’avoir pensé que l’amitié se doit arrêter aux autels. « Poser des limites aux affections des hommes, même en l’honneur de Dieu, c’est faire injure à Dieu. Nos premiers devoirs sont devoirs d’amour ; et si quelque autre se trouve en lutte avec ceux-là, qu’il cède, car il n’est rien. S’il faut qu’Oreste poignarde Clytemnestre, Pylade doit l’aider. »
Desreynes, moins ardent, chagrinait son ami. Plusieurs fois, ils reconnurent en pleurant la double méprise de leurs cœurs : « Nos deux natures sont trop disparates. » Alors, ils disaient adieu à leur rêve, et se quittaient.
Peu de jours les ramenaient.
Après la sortie du lycée, ils commencèrent leurs études de droit. Les quintessences juridiques intéressaient Arsemar autant qu’elles endormaient Desreynes. Le premier entra chez un avoué, dans le dessein d’acquérir plus tard une charge ; mais il renonça bientôt à ce projet, tant il prit de dégoût à voir, hideusement sincères dans ce confessionnal de l’intérêt, défiler une par une toutes les bassesses humaines, toutes les hypocrisies, toutes les misères et toutes les hontes. Il n’avait pas soupçonné un tel enfer. Quand il se trouvait le confident officiel de quelque nouvelle forfaiture accomplie ou conçue, il la contait à son ami, aussi désolément que s’il eût été la victime ; et de fait, il l’était, lui qui devait garder de ce passage une inoubliable répugnance de la vie. Desreynes, plus artiste et moins pur, écoutait ces récits comme des plans de drames, et ces mille vilenies lui paraissaient fort littéraires.
— Sors de là, disait-il. Lorsqu’on tient à ses illusions, il faut éviter deux choses : les cabinets d’affaires et le promenoir des bains froids ; l’homme est vilain quand il est nu.
Arsemar fut chassé de l’étude pour s’être indigné contre un client véreux. Il devint secrétaire d’un député, et vit la politique de trop près pour lui conserver son estime.
Il fréquentait peu les salons : la compagnie de Georges était sa seule joie véritable.
Des séparations successives les rendirent indispensables l’un à l’autre. Comme des amants, ils se quittaient en prenant un rendez-vous prochain, car ils avaient eu la sagesse de ne point vivre ensemble, pour respecter en eux cette fleur d’affection, cette jeunesse toujours rajeunie que donne le désir du revoir, et que Desreynes appelait les fiançailles après les noces.
— Ne trouves-tu pas que bien des ménages seraient plus heureux sans la vie commune, ses heurts et ses lassitudes ? On se rendrait visite et l’on aurait, à se retrouver, des joies d’amoureux, sans cesse renouvelées.
Arsemar comprenait mal ce paradoxe. Il rêvait d’une vierge qu’il pût aimer éperdument, et prendre : il fuyait les femmes, dans la terreur de concevoir un amour qui ne serait pas le seul de sa vie ; il voulait les affections rares et immenses, il aspirait à rencontrer l’épouse comme il avait rencontré l’ami : après cela, il élèverait un grand mur entre lui et le monde. Il ne permettait à ses caresses que les femmes de tous, et se refusait impitoyablement celles qu’il eût pu se rappeler au lendemain. Son excès de sentimentalité le rendait cruel à l’excès : une servante de brasserie s’empoisonna pour lui : il la fit soigner et ne voulut point la revoir. Elle guérit, d’ailleurs, et oublia : les femmes sont susceptibles de se tuer plus aisément que de se souvenir.
Desreynes était mondain, courait les coulisses et multipliait ses maîtresses. Il eut un duel, pour un mot malsonnant prononcé contre Pierre, et reçut un coup d’épée dont son ami ne soupçonna jamais la véritable cause.
Georges était le plus riche : ils faisaient bourse commune.
Dix années s’écoulèrent ainsi, et tout changea brusquement.
Arsemar hérita d’une fortune considérable et qu’il n’espérait pas ; il dut quitter Paris pour aller prendre en province la direction d’une entreprise industrielle, où plusieurs millions étaient engagés, et dont il se trouvait le principal actionnaire.
Desreynes l’accompagna, l’installa, et revint : Paris lui sembla vide, et la Parisienne monotone. Un matin, il se réveilla avec un furieux appétit de voyages, et, pendant une semaine, rêva d’épouses jaunes et d’esclaves noires. Un désir, chez lui, mourait ou se réalisait vite ; il alla embrasser Arsemar et cingla sur les Indes. Sa trace fut bientôt perdue. Parti pour quelques mois, il resta là deux ans, tua des tigres, apprit l’anglais, fut le conseiller d’un prince, rédigea des lois déplorables et des notices géographiques, alla, vint, revint, et se sauva pour sauver sa tête, que menaçait la juste colère d’un roi cocu.
Sa première visite fut pour Arsemar : Pierre était absent, marié depuis peu, et voyageait en Italie.
Georges conçut quelque tristesse devant cette amitié qu’il jugea condamnée à mourir, quelque dépit devant ce changement de destinée et cette résolution prise sans ses conseils.
Pierre se disait heureux : il une à Paris, seul, et Desreynes put constater l’impeccable constance et la solidité de cette âme, où l’amour s’était venu joindre à l’amitié, gravement et sans rien lui prendre.
Arsemar n’avait modifié que les formes de sa vie. Une particule ancienne ajoutée à son nom, un titre repris, quelques pensées d’affaires, une grande maison, beaucoup d’or : qu’importait tout cela ? Pierre s’épanouissait de bonheur dans son unique amour. Desreynes seul lui manquait ; il l’appelait souvent.
Un jour, enfin, la précieuse nouvelle arriva ; Georges se mettait en route…
— Qu’est-ce que je vaux, auprès de lui ? pensa Desreynes ; qu’est-ce que vaut ma joie auprès de la sienne, à la seule idée de ma venue ? L’Orient bleuissait.
Desreynes était las, mais son sceptique ennui l’avait quitté…
Les heures avaient coulé pour lui, presque tristes et solennelles, dans ce ronronnement de souvenirs.
— Je suis seul au monde, moi, et je ne lui donne pas ce qu’il me donne !
Il baissa la glace du wagon, et le vent froid du matin lui lava le visage.
— Mais qu’est-ce que j’y peux, moi ? Je donne ce que j’ai.
Les champs, comme de monstrueux éventails rayés, se déployaient, tantôt verts, et tantôt marrons, vaguement cendrés par l’aurore prochaine. Des alouettes s’effarouchaient au milieu des terres, et montaient dans le ciel mauve.
— Ah, si je pouvais rajeunir !
Vœu moins stérile qu’on ne le croit, car il est comme l’aube d’une seconde jeunesse !
Et le jour parut.
II
Arsemar, debout sur la chaussée, attendait depuis longtemps, lorsque le train siffla et déboucha au tournant de la voie. Pierre s’écarta d’un pas ; une émotion lui serrait la gorge ; il crut pleurer. Mais comme tous les hommes d’une affectivité profonde, il avait la pudeur de ses sentiments ; il baissa la tête, puis, lentement, releva le front. Georges était à la portière du wagon.
Arsemar s’empêcha de courir ; il une, les bras en avant, et longuement, serra les mains de son ami, sans rien dire.
Ils se regardaient dans les yeux ; de petites larmes mouillaient leurs cils.
Pierre remuait les lèvres pour émettre quelque parole, et n’y parvenait pas ; Georges se sentait dans un trouble délicieux. — Aucune femme ne m’a donné cela, pensa-t-il. Puis : « Au diable les femmes ! »
Alors, ils se lâchèrent les mains et s’embrassèrent avec force.
Pierre voulait parler, pourtant…
— Eh bien… tu as… tes bagages ?
— Oui, oui… ils sont là.
— Eh bien… nous allons… les prendre.
Ils marchèrent côte à côte, et tous deux, en même temps, se regardèrent encore.
Leurs mains se prirent : Arsemar secoua son bras avec force.
— Mon vieux ! dirent-ils ensemble.
Des employés, sur leur passage, poussaient des brouettes.
— Oui, sortons.
Quand ils furent dehors, ils se mirent face à face.
— C’est drôle, hein ? dit Pierre.
L’autre répondit :
— C’est drôle.
Ils sourirent, sans savoir de quelle drôlerie ils avaient parlé.
— Oh ! tu as un bon air, ici.
— Et le voyage s’est bien passé ?
— Mais, très bien, merci.
— C’est un peu long. Vous n’avez pas eu trop de retard.
— Ah ? Ils se taisaient de nouveau, et Desreynes rompit le silence :
— Dis donc… Tu ne vois pas comme nous sommes bêtes ?
— Si, si…
Leur rire éclata, plein de santé et de jeunesse.
— Ah ! fit Georges, c’est bon tout de même, de se retrouver !
Pierre le conduisit vers une voiture que gardait un domestique en livrée noire.
— Si tu veux, dit-il, nous rentrerons seuls, et Joseph se chargera de tes bagages.
Fiers d’être ensemble et d’être sans témoins, ils montèrent comme deux enfants dans la petite calèche.
— C’est une belle matinée, tu sais ; nous avons de la chance… Tu n’es pas mal assis ?
— Mais non…
— Mon Georges, c’est gentil, va, d’être venu. Tu es content ?
La voiture courait sur une route assez étroite, entre deux haies d’épines ; à l’horizon, des collines boisées se déroulaient en demi-cercle dans une vapeur bleue qui tremblait au premier soleil.
— Quelle bonne vie nous allons arranger à nous trois, tout seuls. Ma femme va être si contente de te recevoir ! Elle s’ennuie un peu, la pauvre petite. Dame ! ce n’est pas très gai, cette solitude, surtout quand on a comme elle des goûts un peu mondains.
— Elle aime tant le monde ? — Eh ! que veux-tu ? Elle a vingt-trois ans ; ses parents recevaient beaucoup ; elle a de la gaieté, de l’esprit, de l’entrain, et nos arbres ne causent guère. Elle me fait parfois l’effet d’un joli petit oiseau dans une vilaine cage. Ce n’est pas que ce soit laid, chez nous, mais c’est un peu sauvage pour une bergère de cette espèce. Aussi, je pense bien ne pas m’éterniser au Merizet. J’ai là-bas un associé que je mets au courant de l’affaire ; et quand l’heure sera venue, nous rentrerons à Paris.
— Ah ! ah ! Capricieux aussi ! Autrefois, tu préférais les champs à la ville.
— Bah !… Elle sera si heureuse.
Georges fut presque chagrin de constater déjà un tel désaccord dans les goûts du jeune ménage. Pierre, un peu gêné, fouetta doucement son cheval.
— Une bonne petite bête, que j’ai là : ça vous fait des lieues sans fatigue. Ma femme ne l’aime pas, et la trouve trop calme. Moi, je l’aime bien… Tu ne te figures pas comme Jeanne est curieuse de te voir. Nous parlons si souvent de toi ! Par exemple, elle te connaît pour un noceur écervelé !
— Tu es gentil, toi… Une Lyonnaise… n’est-ce pas ? Me voilà bien !
— Elle n’est pas sèche et pincée comme ses compatriotes, qui vous parlent de Dieu, et serrent les genoux dès qu’on parle du diable. Elle est bonne fille.
— Dévote ? — Sans excès : elle ne me prêche guère ; elle met de belles robes pour aller à la messe, et communie une ou deux fois l’an.
Instinctivement et malgré lui, Desreynes crut éprouver, contre cette femme, une sorte d’imperceptible et confuse antipathie qu’il ne s’expliquait pas : depuis quelques instants, il regardait naître en lui ce sentiment à peine hostile, fait de craintes et de soupçons, et que jamais encore il n’avait ressenti contre elle. Quel mot ou quelle intonation lui avait en passant laissé cette méfiance ? Il ne savait, mais il eut la vision d’un bonheur qui mentait, d’un bonheur fait d’efforts pour se croire ou pour rester le bonheur.
Arsemar tourna les yeux vers son ami ; il ajouta :
— Elle est gentille, et vous vous plairez.
— Je l’aime déjà, puisque tu l’aimes…
— À la bonne heure, mauvaise tête… Tiens, regarde : ce tas de pierres, dans le coin, c’est la ville ; il y a sept kilomètres, de chez nous. On vient nous voir et nous nous rendons quelques visites. Tu es mal assis ?
— Je suis très bien, au contraire… Dis donc : n’es-tu pas comme moi ? J’ai eu plus de joie à te revoir tantôt, que lorsque tu vins me trouver à Paris, après mes Indes.
— L’air du pavé, tu sais, ça brûle et ça dessèche.
Georges se souvint du retour que projetait son ami et de l’influence qui l’y poussait.
— Tu penses à ma femme, toi ! Écoute, ne te crée pas des idées folles. C’est si bon de remplacer son désir par celui des gens que l’on aime ! On arrive à trouver moins de plaisir dans la satisfaction de ses goûts que dans le sacrifice apparent qu’on en fait. Le premier bonheur, au fond, n’est-ce pas de donner le bonheur ? On se fait un miroir de celui qu’on a toujours devant les yeux ; on jouit dans les autres au lieu de jouir en soi-même, et l’on jouit mieux.
Desreynes avait perdu l’habitude de ces philosophies, mais il en sentait la sincérité.
— Et, ajouta Pierre, en bonne raison, en quoi m’importe-t-il, à moi, d’être ici ou là, pourvu que je sois près d’elle, et près de toi aussi, mon Georges ?
— Tu es toujours le même, Pierre…
« Allons, pensa-t-il, je suis un imbécile : c’est le paradis, leur Merizet ! »
Arsemar, comme impatient de quelque chose, tendait le cou vers un angle de la route.
— Là-bas, s’écria-t-il, reconnais-tu, là-bas ?
Joyeux, il montrait l’horizon.
Le sommet d’un toit rose, très loin, se baignait de soleil, au-dessus d’un bouquet d’arbres, au pied d’une côte rocheuse.
— À cette heure-ci, elle se lève pour nous recevoir…
Après une pause :
— Elle me fait aimer jusqu’aux tuiles de ma maison.
Il parlaient peu, maintenant : tout d’abord, ils avaient cédé à cette honte de se taire qui, dans les premiers instants d’un rendez-vous ému, alors qu’on ne retrouve plus rien des mille choses que l’on avait à dire, se réfugie au milieu des banalités de la vie. Puis la sécurité vient, l’âme se classe…
La plaine qu’ils traversaient, vaste et ronde, semblait endormie dans son cirque de collines, sous la bénédiction du matin.
La route, effleurée de lumière tiède, était comme une chair blonde ; de fins brouillards traînaient sur les champs éloignés, et promenaient, en avant de la lisière des bois, leurs voiles flottants et d’une pâleur dorée. Aucune violence, aucune tache : le printemps avait fait les couleurs, et l’aurore les avait fondues. Sons et lumières, le monde vibrait dans une délicieuse union, et tous les sens étaient pénétrés à la fois de cette immense sympathie de la terre et du ciel. Tout disait : amour. Non pas encore l’amour brûlant et fécond de l’été, mais le chaste sourire des fiançailles.
Nul cri ; à peine quelques chants d’oiseaux, venus on ne sait d’où, quelques grincements des premiers grillons perdus sous les fougères, et pas un bruit de l’homme ; mais ce vague silence et cette invisibilité des êtres ne donnaient point l’anxiété des solitudes et, bien qu’une tourbe ne s’y agitât pas comme dans la ménagerie des cités, on se sentait là au cœur de la vie même : une vie saine et reposante, douce plus que forte, et pleine des promesses qui sont le printemps et le matin ; quelque chose comme un enfant qui sommeille.
Desreynes avait la sensation d’une grande paix physique qui peu à peu gagnait son âme et l’emplissait ; les tons du ciel avaient pour son œil une caresse délicate dont il ne retrouvait l’impression qu’en de très anciens souvenirs, et l’odeur verte des herbes sauvages lui semblait d’une suavité qu’il avait oubliée. Devant cette harmonie de tout, l’harmonie se refaisait en lui. Nature souple, changeante et compréhensive des beautés, il se voyait insensiblement envahi par cette douceur de végéter, qui paraissait envelopper les choses et les êtres : ce printemps le rajeunissait ; et, comme le premier soleil venait de réchauffer son corps, le contact de cet amour et de cette félicité graves, à présent, réchauffait son cœur. Il éprouva devant lui-même l’étonnement des convalescences. Eh quoi ! Quelques instants plus tôt, ne songeait-il pas à l’irrémédiable désolation de son âme, à ce dessèchement, à ce vide qu’il venait pour la première fois de contempler avec une angoisse inconnue ; ne s’était-il pas affirmé, dans une douloureuse et indiscutable logique, que tout était fini, et qu’il était trop tard ? Trop tard pour vivre ! Il ne le croyait plus, à cette heure. La nature lui devint si bonne et si prodigue, si aimable et si aimante, mère et sœur, avec ses compassions et ses promesses ! Il semble, à ces instants, qu’on ne l’ait jamais vue encore…
Les espoirs et les religions naissent de contempler. Georges se recréait dans cette genèse de la terre ; il vit ses épaules s’élargir et ses bras se gonfler : il s’aima ; un rien l’émerveillait : il remarqua que la croupe du cheval luisait d’un riche éclat mordoré, admira d’un coup d’œil la silhouette d’un saule qui se penchait sur un talus, effaça une rancune dont le souvenir lui montait, puis, levant la tête, il respira à pleine gorge, et sa santé éclata dans un cri :
— Oh ! Que c’est bon !
Pierre était heureux.
— Tu vas nous rester longtemps, au moins ?
— Je ne pars plus !
— Si tu savais quelle chère existence nous avons ! Ah ! il viendra bien un matin où tu te réveilleras lassé de toutes tes courses de hasard et de tes amours de rencontre ; ça n’a qu’un temps, tout ça…
— Le temps est fait !
— Tant mieux ! Tu seras comme nous… Au fond vois-tu, tes joies, je n’en donnerais pas un roi de cailles ! La paix dans la foi, il n’y a que cela au monde. Une bonne femme dont on est sûr, qu’on aime : et l’on supprime le reste ! Tu te marieras, je parierais.
— N’allez pas trop m’en donner l’envie !
Desreynes avait déjà oublié l’antipathie qu’il venait d’éprouver contre la femme de Pierre ; pour un instant du moins, et sous ce vent de nature, il avait perdu tout son dédain des femmes, toute sa science des perversités citadines ; il rêvait d’amantes idéales, anges d’un paradis semblable à cette plaine, Laure et Béatrice, poésie et bonté. Il était impatient de se régénérer en cet Éden ; et son enthousiasme de vertu entrevoyait déjà l’éclosion d’une âme nouvelle qui allait s’épanouir en lui au milieu de tant de grandeur et de pureté.
Si nous sommes parfois plus émus devant le bonheur des êtres très aimés que devant celui qui nous survient à nous-mêmes, c’est moins sans doute par la valeur de notre amour que par l’exigence de notre égoïsme, car nous trouvons en notre propre vie des imperfections chagrinantes qui s’effacent en celle des autres.
— Nous arrivons, dit Arsemar.
La jument trottait, contente du voyage fini.
— Croirais-tu qu’après vingt mois de mariage j’ai encore, en rentrant chez moi, toute l’émotion d’un amoureux de seize ans ? Je l’ai quittée tantôt, endormie, et mon cœur bat à l’idée de la revoir et d’être près d’elle !
Puis :
— Tu en riras si tu veux… Chaque matin, quand je m’en vais aux ateliers, je suis heureux, dès le départ, et même avant, à cause du retour…
— Vraiment ?… Serais-tu de ceux qui asseyent leur idole dans un bon fauteuil et descendent au clair de lune, pour y rêver à elle ?
— Non, mais j’en viendrai là, qui sait ? Chaque fois que je l’aborde, elle est plus belle qu’une heure avant.
Georges philosophait : « Les hommes ont peut-être droit à une certaine somme d’amour, presque égale pour eux tous, et ceux qui ont souvent aimé aimèrent et aiment si mal, que tous leurs raffinements unis n’ont pas eu seulement la santé et la joie d’un pauvre amour bien simple passant dans une vie banale, et cueillant, quelque soir, une minute de cette pleine extase que les autres ont en vain cherchée… »
La voiture quitta la route et s’engagea sous les arbres d’une courte avenue.
— C’est égal, reprit l’autre, si j’avais cru que c’était si bon, l’amour, je n’aurais pas eu le courage d’attendre si longtemps !
La porte de la grille était ouverte. Un bosquet se dressait entre elle et la maison, qu’il cachait tout entière, et l’allée de sable tournait autour.
Quand ils eurent dépassé ce bouquet d’arbres, le château apparut à l’extrémité d’une pelouse : une femme en peignoir rose s’accoudait sur le perron.
— La voilà !
Pierre dit : « Hop ! Vite donc ! » Desreynes se découvrit.
La femme descendait les marches, avec lenteur.
— Bonjour, Jeanne !
En quelques secondes, ils furent au bas du double escalier. Georges sauta : il vint en souriant vers la dame, empressé et la main tendue. Puis, il hésita, comme effrayé, et pâlit légèrement.
Il reconnaissait la femme rencontrée au Palais des Beaux-Arts.
III
Car lerres le larron mescroit
Ne ly mauvés le bon ne croit
Ains cuide que chascun soit lerres.
Jeanne souriait.
— Vous êtes le bienvenu, monsieur, et je suis heureuse de vous connaître enfin.
Elle dit cela d’une voix gaie. Georges s’inclina. Jeanne rendit le salut, et fit un pas en avant.
— Oh ! s’écria Pierre, vous n’allez pas commencer par les cérémonies ! Ma Jeanne, embrasse ton frère !
— Je veux bien, dit-elle, avec un joli rire d’enfant ; et, rejetant ses deux bras en arrière, elle s’approcha de Georges et lui tendit la joue.
— Mon Dieu, mon Dieu ! songeait-il, et ce cri de prière douloureuse tremblait sur ses lèvres d’athée.
Il n’imagina pas d’abord qu’il pouvait se méprendre : il posa un baiser sur ce visage sans savoir ce qu’il faisait. Et toute leur vie passée, et toute leur vie à venir, en ce quart de minute, lui apparurent vertigineusement, et s’écroulèrent ; il balbutia trois mots dont la banalité vint mourir entre ses dents : « Nous voilà bien ! »
— Vous paraissez souffrant… Vous êtes-vous blessé en sautant de voiture ?
— Non, madame, non…
Il ajouta en riant : « Mais, j’ai très soif. »
Elle se sauva : Georges regardait le chemin qu’elle avait pris.
— C’est fou ! Il n’y a là qu’une ressemblance ! Certainement, une ressemblance…
— Viens, montons.
Georges, toujours, poursuivait sa pensée : « C’est absurde. Ne voit-on pas tous les soirs des visages qui se ressemblent ? Reconnaître une femme que j’ai lorgnée pendant une demi-heure : comme si c’était possible, cela, au bout d’un grand mois ! Je ne la reconnaîtrais même pas, l’autre… D’abord, elle était plus grande…
Arsemar l’emmena dans la maison.
Jeanne tendit un verre qu’elle venait de remplir.
— C’est elle !… Encore cette idée stupide ! J’en deviens insolent, à la fin.
Jeanne souriait et Pierre se tenait auprès d’eux.
— Ce m’est une grande honte, madame, d’entrer ainsi chez vous, et qu’allez-vous penser des femmelettes que nous sommes, en nous voyant agoniser comme en plein Sahara, pour une seule nuit de voyage ?
Jeanne souriait.
— Vrai, je n’ai rien pensé du tout, et puisque vous voilà rétabli…
— Mettons, pour mon honneur et pour le vôtre, madame, que l’émotion de votre vue fut la cause unique de tout.
— Soit ! Mais vous aurai-je fait peur ou plaisir ? Voulez-vous supposer que vous m’ayez déjà connue en rêve, et que le chevalier s’est pâmé devant la reine retrouvée ? Ce sera très galant ainsi.
Georges osa la contempler en face et vit encore sur ses lèvres et sous ses yeux ce même sourire à la fois moqueur et câlin.
— Maintenant, ajouta-t-elle, permettez que la reine elle-même vous conduise à votre chambre, beau chevalier, et soyez libre en son palais. Nous manquons ici d’esclaves mauresques et d’aiguières d’or, et personne ne vous versera de parfums sur les mains.
Ils le menèrent à une chambre tendue de perse bleue et rose, d’un ton de printemps et dont le plafond, en larges plis, s’épanouissait comme la corolle d’une fleur énorme. Une seule fenêtre s’ouvrait, sur un paysage étroit et vert ; une pelouse s’étalait, et plus loin, des roches apparaissaient sous un bouquet d’acacias, de merisiers, de lilas et de fougères, entre lesquels glissait, dans l’air humide, le bruissement d’une cascade. Un beau rayon de soleil dansait sur les rideaux du lit ; cette chambre avait une coquetterie de petite vierge un peu profane, avec ses jeunes tentures, son tapis muet aux teintes prudentes, ses meubles vêtus de jupes courtes, et la glace qui, du sol au plafond, montait dans le cadre léger de sa double draperie.
Desreynes, autant par fatigue que par inquiétude, examinait les choses avec l’attention scrupuleuse que conservent nos sens au milieu des stupeurs de la raison ; une curiosité tenace le tracassait de toucher l’étoffe des murs et de faire jouer la fenêtre sur ses gonds ; il avait des gestes de locataire ou d’acheteur et hochait parfois la tête en signe d’approbation ; quand ses hôtes s’éloignèrent, il se retourna vers la porte fermée et prit une joie d’enfant à se retrouver seul.
Il s’assit, et, les mains sur les jambes, comme un Bouddha, il contempla le sol.
— Réfléchissons… Il faut réfléchir. C’est bien : je vais réfléchir.
Mais ses idées flottaient sous un brouillard. Il aurait voulu coordonner les sensations et les pensées qui couraient en lui sans repos ; il était semblable à un homme qui s’acharne à dénombrer les chiens d’une meute : tout bougeait ; mais sans cesse, cette même et stérile pensée revenait par-dessus les autres, et ressassait assidûment : « Je vais réfléchir. »
Les fleurs du tapis absorbèrent son analyse. Ce jaune mourait délicieusement dans le demi-deuil d’un fond violet…
— Est-ce elle, ou n’est-ce pas elle ? Que faut-il faire ?… Il est bien évident qu’un tapis doit être d’un dessin et d’une couleur très sobres… Au fait ? Que ce soit elle ou non, je ne toucherai jamais à la femme d’Arsemar. Il n’existe donc aucun sujet de souci : j’aurais dû y songer plus tôt. Elle ou non, cela n’est rien. Habillons-nous.
Il répétait tout haut : « Cela n’est rien. » Il s’approcha de la glace et sourit à son visage.
— Je me regarde d’un air reconnaissant, comme si j’avais déniché un nid d’oiseaux bleus, en m’apprenant que ce n’est rien…
Il siffla un air d’opérette.
— Mais c’est tout, au contraire ! S’agit-il de moi ? Si c’est elle, Pierre vit dans les mains d’une fille.
Il se rassit.
— D’une fille ! Vous exagérez, mon cher. Qu’a-t-elle donc commis de si grave ?
Mais à la paresse de penser, le scepticisme répondit : « Elle a commis le peu qu’elle pouvait. »
La vanité reprit : « Elle t’a résisté, pourtant, et d’autres, que tu ne traites pas de gueuses, se sont livrées à toi. »
« Non, répliquait la mémoire : souviens-toi comment tu l’as jugée. Fleur de vice ! Elle cherche à qui se donner… »
— Dois-je prévenir ou me taire ?
Il ne trouvait point.
— Bah ! ce n’est pas elle !
Il se réfugia dans cette affirmation qui le délivrait de chercher, car l’homme est plus lâche encore devant la fatigue de ses idées que devant le travail de ses bras.
— Si c’était elle, cependant ?
Les minutes passaient.
— Nous verrons plus tard, et il sera temps alors.
Mais quelque chose lui criait : « C’est elle ! »
Il posa les coudes sur ses genoux et médita, le menton dans les mains. Quand il remua, il s’aperçut qu’il calculait, depuis un long quart d’heure, la vitesse relative du rayon de soleil qui descendait sur les rideaux du lit.
— C’est trop fort, je suis une brute.
Il se leva.
— Est-ce moi, le désabusé, le railleur, qui me trouble ainsi pour une coquette de province ? Les sots du cercle riraient de me voir et n’auraient assurément pas tort. Suis-je un ténébreux de mélodrame ? Antony Desreynes ! « Du marbre, pour y poser mon front ! »
L’ironie dura peu.
— Ah, ce n’est pas pour elle, ni pour moi, grand Dieu, c’est pour lui ! Qu’importent les autres ?
Puis, sans discussion, la certitude se fit, et voilà qu’il n’hésitait plus à la reconnaître.
Il murmura : « Pauvre, pauvre Pierre ! »
Son cœur enfin lui avait révélé ce que sa raison ne trouvait pas. Il vit le danger poignardant d’un aveu. S’en aller vers un homme si pénétré d’honneur que toute faute lui semble ne pouvoir être que la conséquence d’une aberration mentale, et si pénétré d’amour que toute la vie et tout le monde se sont résumés dans son amour ; aller le prendre au milieu de sa tendresse, de sa foi, de son culte, et lui dire en face : « Cette vierge ignorante et cette chaste épouse devant qui tu t’agenouilles, pauvre fou, c’est une fille ; cette douceur et cette vertu, cette affection sainte, ce n’est que le masque d’une rôdeuse qui reçoit l’amour des passants ! » — Certes, il vaudrait mieux le tuer tout d’abord ; ce serait plus charitable et plus noble. Desreynes ne concevait pas comment une semblable idée avait pu lui venir à l’esprit.
— Si c’est elle, je partirai, et voilà tout.
Mais, en bonne vérité, qu’importait sa présence ou son départ ? Ne se sentait il pas assuré de lui-même ? De tout cela il ne devait conserver que la conscience d’un devoir nouveau : veiller sur cet honneur, veiller sur ce bonheur. Être près de cette femme, qui n’avait peut-être point failli encore, et l’empêcher de faillir : défendre la vie de Pierre sans qu’il soupçonnât que sa vie était menacée et défendue, et lui laisser sa paix, sa paix à tout prix !
Georges ne discutait plus.
Une tristesse austère et consciente de ses causes, résignée, résolue, avait remplacé le doute.
Il se possédait pleinement, et plus peut-être que dans ses jours de vie banale, car il venait de grandir devant lui-même de toute la hauteur de sa tâche.
Il décida qu’il allait soumettre à la plus soigneuse attention ses actes, ses phrases, ses regards même.
Avec une coquetterie de femme, il s’attacha à effacer de son visage toute trace d’inquiétude. Il essaya, en se vêtant, de rétablir les paroles exactes avec lesquelles cette femme l’avait accueilli sur le seuil, et qui, confusément, lui semblaient ambiguës : mais ses lassitudes et l’émotion lui avaient brouillé la mémoire.
— Nous verrons, dit-il.
Puis, il quitta sa chambre et s’en fut à la rencontre de ses hôtes.
— Comme tu te fais désirer ! lui cria Pierre du plus loin qu’il le vit. N’as-tu pas faim ? Voilà qu’il est tard. Quelle tenue de gentleman ! Nous vivons ici en campagnards…
Il prit Georges sous le bras et l’emmena à travers les allées.
— Si tu voyais ma femme ! Elle court, elle rit, ce matin : c’est un oiseau de joie.
Ils marchaient sous les arbres que Desreynes avait aperçus de sa fenêtre. Pierre se tournait souvent vers son ami avec un bon sourire de tendresse. Georges était contraint, et s’efforçait de n’en rien laisser voir : contrainte nouvelle. Il cheminait à côté d’Arsemar, la tête baissée. Il songeait à la sotte injustice du monde, où l’on n’a trouvé qu’un mot grotesque pour désigner celui qui s’est livré sans réserve à l’amour d’une femme, et qu’on trompe. Pauvre et grand Molière, qui a su rire et faire rire de sa propre torture ! Et pauvre Pierre ! Jamais il ne l’avait tant aimé. Une minute, il se sentit fier de cette jeunesse d’attachement, de cette sincérité d’impressions dont il regrettait tantôt la perte déjà lointaine, et qu’un peu de malheur suffisait à lui rendre. Il regardait son ami parfois, à la dérobée, et une tristesse infinie le prenait alors, devant le calme souriant de ce visage. Tel il l’avait aimé jadis, tel il le retrouvait maintenant, mais grandi. Il le voyait pareil à ces Olympiens de la Grèce, en qui l’art s’efforça de mettre tout ensemble le double caractère de force et de bonté, sans lesquels la conception de Dieu est impossible aux sages. Il l’admirait dans sa taille haute, ses épaules larges, sa tête puissante et son masque audacieusement sculpté, sans une ride, qui s’encadrait d’une chevelure et d’une barbe épaisses et blondes. Pierre avait de grands yeux bleus qui brillaient dans l’ombre profonde des orbites avec la douceur des yeux d’enfant. Son visage était presque toujours grave, et rarement les joies s’y manifestaient par des plissements de rire ; mais une expression de bonheur s’épandait alors sur toute cette face, qui en paraissait enveloppée et baignée comme d’une lueur qu’elle aurait produite elle-même.
Aujourd’hui, ce rayonnement intime, qui tant de fois avait réconforté Desreynes, le poignait de chagrin, comme le spectacle d’une agonie. Il lui semblait être près d’un homme condamné à mourir, et qu’il accompagnerait jusqu’au supplice, lâchement, sans que la victime connût rien de sa destinée.
— Voilà donc l’œuvre des femmes !
Il voulait n’y plus penser. Il prit le bras d’Arsemar, et se serra contre lui. Ils causèrent des champs et des arbres, des récoltes et du rendement des affaires.
Il voulut demander à Pierre si sa femme n’avait pas fait récemment un voyage à Paris.
— Voyons, dis-moi. Je veux savoir toute ta vie. T’absentes-tu souvent ? Restes-tu longtemps hors de chez toi ?
Mais il s’interrompit, et se reprocha de jeter inconsidérément ces questions qui devaient n’être posées qu’avec l’absolue prudence de son rôle.
Il répéta intérieurement ce mot : « Mon rôle ! » et se reprit à parler des cultures et des paysages.
— Plus d’abandon, pensait-il en admirant tout haut la courbe d’une colline ; plus de confiance. Ah, c’est donc fini, la bonne intimité qui me rendait si chères les heures passées ensemble ! Avec lui seul, je posais les armes et j’oubliais la lutte de vivre. C’est enterré, tout ça ! La défiance, encore, la voici ! Avec les autres, défie-toi des autres ; avec celui-ci, défie-toi de toi-même ! Toujours le mime, toujours la scène !…
Il dit gaiement : « Je commence à mourir de faim. » Et il songeait : « Morts, nous le sommes. Notre vie est tuée : une femme a fait cela. »
— Tu vas me trouver radoteur, dit Arsemar en lui posant le bras sur les épaules ; tant pis ! Il faut que je crie encore une fois que je suis bien heureux ce matin.
— Moi aussi, Pierre.
Mais son âme ajouta : « Voilà que je lui mens ! Allons, c’est bien. Elle marche, notre comédie ! » — N’est-ce pas qu’elle est jolie, ma Jeanne ?
— Mais oui, très bien…
Une rage sourde l’avait pris contre les femmes ; il chassait à coups de botte les cailloux du sentier et les brindilles que l’hiver avait laissées là.
Pierre ajouta :
— Comme le bonheur fait admirer et chérir toutes les formes qui nous entourent ! Je m’extasierais devant un pavé. Ne trouves-tu pas que le ciel, là-bas, entre ces deux peupliers, est d’une couleur si exquise, qu’il semblerait impossible de la rendre ?
— En effet, Pierre…
Mais le ciel lui paraissait ennuyeux et malade.
— À table ! À table ! cria Jeanne, au loin.
Elle les appelait du perron ; puis, brusquement, prenant sa course, elle s’élança vers eux. Elle venait en sautant à travers les pelouses, svelte et toute rose, toute lumineuse, comme une grande fleur échappée. Elle s’arrêta au bord d’un étroit ruisseau qui ondulait dans l’herbe, et d’un bond, les bras enlevés, elle se lança sur l’autre bord.
— Comment croire ?…
Georges s’étonnait d’une aussi insouciante gaieté ; il espérait encore s’être trompé ou n’avoir pas été reconnu.
— Je prends votre bras, monsieur ! En route !
Et le forçant à courir, elle l’emmena vers la maison.V
Retirée à la campagne, séquestrée
du monde, elle s’occupa deux ans
entiers à régler sa conscience…
À table, elle riait à tout propos, commençait une phrase et l’interrompait pour une autre, parlait vite, commandait le service d’un regard bref, cherchait l’esprit et disait mille riens avec de brusques gestes d’enfant gâtée ; mais au milieu de tout, elle restait féline et caressante.
Pierre l’appelait : « Petit oiseau. » Elle s’ingéniait à mériter ce nom. Il la nommait aussi « Merizette », comme la fée de sa maison.
Elle interrogeait, répondait, sans trêve, sans objet, pour s’entendre, pour s’aimer, pour être aimée.
Georges s’impatienta bientôt de cette exubérance qui lui rappelait trop sa propre vie et tout ce qu’il voulait oublier ici : tant de volubilité sonnait faux à son oreille. Il se ressouvint de l’inimitié sourde qu’il avait éprouvée d’abord, aux premiers mots de son ami, contre la femme qu’il allait voir. C’était maintenant comme une vieille rancune qui s’accentuait de minute en minute, et que chaque parole, chaque intonation, chaque mouvement justifiaient et rendaient plus vive.
— Je l’avais pressentie…
Sa vanité de psychologue se trouvait engagée à ne rien voir que de répréhensible en elle. Il s’inquiéta pourtant de savoir si, dans cette hostilité, n’entrait pas quelque jalousie d’amitié.
Le repas, sans elle, eût été presque recueilli ; la foule de ses mots tranchait et taillait les bonnes phrases émues, si insignifiantes pour ceux qui surviennent et si précieuses pour ceux qui s’aiment, nids de souvenirs et de tendresses où se réchauffe tout le passé, mais dont les trilles s’effarouchent au moindre bruit d’une voix étrangère.
Jeanne s’agitait, raillait, et ses mains voletaient, prestes, au bord des larges manches, ouvertes sur une ombre où se perdaient les bras nus.
Desreynes, malgré sa malveillance, ne pouvait pourtant s’empêcher de la trouver jolie : elle avait le nez droit et fin, les lèvres un peu minces, mais d’un rouge excessif, qui fleurissaient sur des dents fort belles ; ses yeux, d’un bleu gris, étaient perçants plutôt que profonds, et son front se cachait à demi, sous deux bandeaux plats qui descendaient durement vers les tempes : physionomie ambiguë, d’impression double, énigmatique, car le bas du visage brillait d’une gaîté jeune, plein du rire et de la chaleur des lèvres, tandis que le front et les yeux gardaient une impitoyable sévérité ; le cou mat, les épaules rondes, un peu frêle…
— Comme vous me regardez, tous les deux ! Vous me faites rougir…
Elle rougit, en effet, mais sans trouble, et éclata de rire.
Le déjeuner s’achevait.
— Ah ! dit Pierre, quand nous étions de maigres lycéens, si j’avais pu voir tout ceci dans la carafe de Cagliostro : cette chambre, ce couvert, et nous trois ensemble !
Il renversa légèrement sa chaise et frappa la table du bord de ses doigts.
— Mon Dieu, je ne pourrai lui faire perdre cette horrible manie de jouer à la main chaude avec les meubles !
Georges sourit, sans effort cette fois, car il souriait d’un jour passé.
— Te rappelles-tu le soir ou ce geste nous joua un si méchant tour ? On sommeillait studieusement dans l’étude, sous les lampes à gaz qui nous cuisaient le crâne : tout à coup, oh ! ce fut un vrai cri d’admiration que tu poussas, et un vrai coup de poing qui sonna sur le bureau. « M. Arsemar, privé de sortie ! » Tu avais l’air de ne pas entendre, et tu lisais ; toute la classe, excepté moi, poussait derrière ses trente-quatre mains : et ce fut bien pis quand tu levas la tête d’un air si étonné, avec deux grands yeux tout pleins de larmes…
— Quel fou !
— Je me souviens ! Je venais de lire pour la première fois cette phrase du cher de Thou qui, allant à l’échafaud pour le crime de Cinq-Mars, disait simplement : « Il m’a cru son ami sincère et véritable et je n’ai pas voulu le tromper. » Il n’y a pas à dire, tu sais, c’est une des plus superbes choses du monde, cette phrase-là.
— Était-ce une raison pour assommer un pupitre innocent ?
— Sotte ! marmonnait Georges… Avouez, madame, que ce massacre-là ne saurait damner votre mari : il a frappé un pupitre, c’est mal ; innocent, c’est pis ; même dans une émotion qui pourrait vous paraître religieuse, mais citerez-vous des cultes qui n’aient pas un crime en leur histoire ?
— Pierre a donc un culte ?
— Oh, si peu ! La religion d’aimer : la lui reprochez-vous ?
— Des mots ! Pierre n’est qu’un abominable païen et je désespère de sa conversion.
— Vos efforts seront comptés en jours de paradis, madame.
— Je ne suis pas si loin de toi. Merizette, que tu le penses.
— Un païen !
— Pourquoi ? Les âmes d’athées ne sont souvent que des âmes de croyants, venues trop tard. J’aime le Christ pour sa force si douce et son conseil d’amour ; et si je pouvais encore me prosterner… ailleurs que devant toi, ma Dame, je voudrais être chrétien : mais c’est une religion si haute qu’elle semble n’avoir jamais pu exister humainement.
— Voyez le renégat ! Tu n’as aucune foi.
— J’ai foi en vous, mignonne.
— Profane ! Si tu n’as que celle-là…
— Qu’ai-je à faire d’une autre ? D’ailleurs, je le confesse : de vos trois vertus théologales, je n’ai jamais compris que la charité, et c’est elle que Jésus prêchait par-dessus tout.
— Et la foi ? Et l’espérance ?… Nous prendrons le café ici, n’est-ce pas ?
— L’espérance et la foi sont des vertus égoïstes, consolatrices des faibles, utiles, par cela seul ; mais qu’importeraient-elles à Dieu ? Crois-tu qu’il distingue les cultes comme fait le fanatisme des hommes ? Quelle que soit la religion qui adresse la prière, c’est toujours une prière ; quel que soit le nom sous lequel on invoque la conception divine, c’est toujours vers elle…
— L’invoques-tu, mécréant ?
— Mais, chérie, prétendre qu’il y a pour Dieu des païens ou des mécréants selon qu’ils ont pris leur formule en tel ou tel dogme, dire qu’il s’indigne et punira ceux qui ont adoré Jupiter, Allah, Isis, Ormuzd, Bouddha, ou simplement l’amour, c’est comme si l’on disait qu’il ne veut être adoré qu’en une seule langue, qu’il n’entend et ne comprend que celle-là, et maudit ceux qui lui parlent dans les autres. Pour Dieu, les religions ne sont que des idiomes.
— Dans quel évangile as-tu pris ces horreurs ? Continue.
— Elle en joue, pensa Desreynes.
— Je n’ai vu aux évangiles que cette sentence : « Aimez-vous, aidez-vous ! » Je n’ai rien compris au delà.
— D’abord, tu nous ennuies avec ta théologie. Est-ce une façon, que de recevoir les gens par un sermon, mauvais diacre ?
— Laissez-le dire, madame, il me réchauffe ; quand nous vivions ensemble, il était ma conscience et notre bonté…
— Bon ? Je ne suis qu’heureux, mais…
— Ah ! vous êtes sans pitié, il recommence ! Quelle trahison, vous qui deviez égayer mon ennui…
— Vous vous ennuyez donc bien fort ?
Georges se reprocha sa phrase inopportune, qui soulignait un mot cruel.
— Mais… parfois. Vous en jugez à votre aise, vous qui vivez, et qui courez les théâtres, les fêtes et les musées…
Elle sourit en détachant ce mot. Elle continua :
— Tandis que je n’ai, moi, recluse, pour me distraire, que les livres vieillots d’une bibliothèque.
Elle s’arrêta. Pierre semblait confus ; Georges songeait nerveusement à l’Orient qui mure les femmes dans les sérails.
Elle reprit, résolue, d’une voix vaillante, mais harmonieuse toujours, une voix enlaçante comme des serpents, et qui ferait adorer les blasphèmes :
— Qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai eu ? Jeune fille, les couvents ; jeune femme, les champs ! Vous trouvez cela réjouissant ?… Vous autres, du moins, vous avez un passé.
Elle s’interrompit encore, et, changeant son visage comme un masque, elle se tourna vers Georges, toute gaie.
— Dites-moi donc ! Est-il vrai qu’il n-’ait jamais eu de maîtresse, de vraie maîtresse ?
— Jamais.
Elle fit une moue.
— Vous le jureriez ? Quel drôle de corps ! Ah bien, si j’avais été homme, moi !
— Jeanne !
— Quoi ? Puisque je suis femme ! Quelle liqueur préférez-vous ? La tyrannie de nos maîtres ira-t-elle jusqu’à nous défendre d’avouer que nous ne vaudrions que ce qu’ils valent, si nous avions leurs droits ? Sommes-nous des anges ? Je crois peu aux anges de la terre !
Personne ne répondait.
— D’ailleurs, opprimez-nous, c’est bien ! Puis que nous sommes assez faibles pour ne pas résister à vos lois, faites-nous des lois ! Suis-je conciliante, et vous le confesserai-je encore ? Je ne vois aucun mal à toutes vos libertés. Usez-en ! Que serons-nous dans trente ans ? Poussière ! Et que restera-t-il alors de votre vertu, ou de la nôtre ?
— Eh ! madame, vous voici à votre tour en des théories peu orthodoxes.
— J’ai l’esprit plus large que vous ne pensez. Je pardonne beaucoup aux pécheurs. Quel crime y a-t-il, si vous rencontrez une inconnue dont la taille vous séduit, à glisser un billet doux entre ses doigts ?
Elle regarda Georges en plein visage, avec un défi ironique.
— Ce n’est pas vous, n’est-ce pas, qui me contredirez ? car vous êtes coutumier, dit-on, de ces assauts…
Desreynes baissa la tête vers sa tasse, qu’il porta lentement à ses lèvres.
Jeanne, triomphante, éclata de rire :
— Moi, pauvre femme, pour une lettre d’amour que j’écrivis, j’ai cru que le ciel allait crouler… Pourquoi nous fais-tu cette grimace ? L’histoire est vénielle, et je ne te l’ai pas cachée avant notre mariage… Figurez-vous (j’étais alors au couvent) que je me pris d’une belle passion pour l’abbé qui nous sermonnait. Ce n’est pas que j’aime les sermons ! Mais l’aumônier était le seul… homme qui entrât dans le cloître. Compterai-je le jardinier, qui défrisait ses soixante ans ? L’abbé avait le nez en trompette, trois cheveux au front ; juste autant que Cadet-Roussel, et des yeux rouges, comme un lapin blanc. Mais je m’étais donné la tâche de l’aimer ; à l’office, je le contemplais avec extase, autant d’extase que j’en pouvais, et je me demandais, le soir en me couchant : « Est-ce que je l’aime ? — Non, pas assez encore. » et je me poussais, je me poussais, si bien que ma flamme se déclara un jour dans une épître que le monstre porta à notre supérieure.
— À quel âge aviez-vous donc le cœur si tendre, madame ?
— Treize ans ! Je ne veux plus que vous m’appeliez madame, vous ! D’ailleurs, on m’a mise à la porte du couvent.
— Quelle injustice !
— Eh bien, ma petite Jeanne, je pense que tu te confesses !
— Ne sommes-nous pas en famille ? Ne m’as-tu pas dit que M. Georges était la moitié de toi-même, et pourvu que je ne me trompe pas de moitié, de quoi te plains-tu ?
Elle se leva, égayée de son inconvenance, et, s’approchant de Georges qui se levait :
— Dites-moi franchement. Vous ne me trouvez pas trop provinciale ?
Georges s’inclina :
— Au contraire, madame.
Elle le menaça du doigt.
— Cela, c’est une pierre dans mon clos ! Je ne vous on veux pas.
Son mari était venu vers elle.
— Tu es une grande enfant, dit-il ; et lui prenant la tête dans ses mains, il se pencha pour la baiser au front, mais elle le repoussa :
— Oh, tu m’ennuies. Tiens, tu me fais rougir encore… C’est vrai : je n’aime pas les sentimentalités, comme ça, en plein jour…
Elle s’appuya au bras de Georges.
— Défendez-moi !
Il pensa : « Je vous écraserais volontiers, madame. »
Tous trois errèrent ensemble jusqu’à la tombée du soir.
La journée avait paru longue à Desreynes et son ami l’avait senti. Il en était chagrin. Georges n’osait plus douter que son inconnue des Beaux-Arts ne fût réellement celle qui marchait là, à leurs côtés. À plusieurs reprises, Jeanne avait prononcé, avec une malice contente, quelques mots d’allusions équivoques, que son mari n’entendait pas. Cette complicité mortifiait Desreynes.
— Ah, si du moins c’était sur moi qu’une telle créature fût tombée ! J’étais armé pour la défense, moi ! Mais celui-ci !
— Savez-vous qu’il est fort mal, monsieur Georges, de refuser son portrait aux amis ?… Supposez…
— J’ai la tête bien lasse, madame, pour supposer quelque chose qui ait le sens commun.
— Nous nous passerons de ce sens-là ; je n’aime pas ce qui est commun.
— Dis-nous donc ta supposition, Jeanne ?
— Je ne m’en souviens plus. C’était une histoire de rencontre… Aimez-vous le talent de Claude Perrenet ? J’ai vu son œuvre, au dernier voyage que je fis en compagnie de mon père et de ma tante… Ils sont venus nous rendre visite, et m’ont emmenée à Paris… Donc… moi, je trouve …
Elle se promenait dans des théories d’art et pesait ses mots avec une attention d’écolier.
— J’ai étudié cela dans de gros livres pour vous paraître savante. Suis-je assez gentille ? Demain, je vous appellerai Georges tout court ! Nous nous connaîtrons, n’est-ce pas, depuis assez longtemps !
Elle le harcelait. Plusieurs fois, Pierre remarqua chez son ami une impatience trop mal dissimulée.
— Tu es soucieux, petit Georges, et tu me fais de la peine. Aurais-tu quelque sujet d’ennui ?
— Mais non, mon cher, un peu de lassitude, voilà tout.
— C’est égal, tu changes ; autrefois, tes idées ne restaient pas en place : tu avais un cent de carpes dans la tête. Je t’aime autant comme cela, pour ma part. Dis, est-ce qu’on deviendrait vieux déjà ? Car je ne te fais pas l’injure de supposer que notre compagnie t’obsède…
Il sentait bien pourtant que sa pauvre Jeanne avait déplu et qu’on la jugeait mal : bien à tort, pensait-il, mais il excusait Georges de cette prévention, tant la mignonne s’était montrée légère ! Elle était comme grise de plaisir ! Et Pierre s’enchantait à songer que tous deux seraient bons amis, enfin, quand Georges la connaîtrait mieux : cela viendrait bientôt. Merizette a voulu briller un peu ; lui, en ami trop dévoué, s’est ému de voir un ménage où l’on se ressemble si peu. Arsemar comprenait tout cela ; même, il leur savait gré à tous deux, à elle, de son effort pour plaire, à lui, de son ombrageuse affection, et quand ils allaient devant lui, il lui semblait voir deux enfants taquins et de bon cœur, que le jeu a brouillés pour la moitié d’un jour.
— Demain, il n’y paraîtra plus !
V
J’ai besoin d’anxiété…
Desreynes s’endormit mal, quand vint le soir : les mains jointes sous la nuque, et presque dressé sur son lit, il regardait la lune et l’ombre des feuilles jouer ensemble sur les rideaux de sa fenêtre.
L’anxiété était revenue dans l’insomnie. Qu’allait-il faire ? Il fallait cependant mettre un terme à ces équivoques où elle se complaisait, à ce jeu insolent des demi-mots et des demi-souvenirs. Comme il se serait réjoui, en d’autres jours, d’une semblable aventure ! Mais il prenait presque en haine toute la dépravation de ses plaisirs anciens, et, pour tant d’ironie qu’il dépensât contre sa faiblesse, il restait inquiet. Sa confiance en lui-même, il ne la retrouvait plus ; et cette petite créature, cet esprit superficiel et sans assises, cette gamine dont il aurait ri, l’intimidait comme une force. Faut-il donc ne s’émouvoir de rien, être délivré de son âme, pour conserver sa maîtrise dans la lutte ? Dompter cette femme ! Il frémissait d’impuissance, lui qui ne comptait plus celles qu’il avait domptées. Certes, il est aisé de dire à celle qui se défend : « Renoncez à vos devoirs ; » mais comment persuader à celle qui rit que son rire va devenir un crime, et qu’il faut se défendre ? Cependant, tout ceci n’est-il pas folie ? Une femme ne peut-elle en même temps s’égayer de coquetterie et conserver sa foi ? La communion du vice l’avait donc à ce point corrompu, lui, qu’il ne sût voir que le mal en tout, et le pire dans tout le mal !
Mais non ! La race des filles, il la connaissait trop, et la reconnaissait ici. De l’esprit et pas de raison, toutes les vanités et nul sens de morale, le culte enfantin de ce qui varie, trouble, chancelle, de l’imprévu, de l’impossible, de l’inavouable même… Il l’avait vue libre, il l’avait vue chez elle : celle-ci était bien vraiment la grisette et le sphinx, éternelle damnation de l’homme !
Elle ! La femme de Pierre ! Comment avait-il pu l’aimer ? Ah ! Le hasard, qui les jeta tous deux dans une valse, un soir de bal ! Le hasard, qui vingt mois plus tard la posa sur son propre chemin, à la porte d’un musée ! Rien ne dépend donc de nous-mêmes, et toute notre force, et toute notre vertu ne sont-elles donc que les serves du hasard ?
— Je la déteste.
Un oiseau chantait dans quelque arbre voisin.
— Je ne crois pas qu’elle ait d’amant ; elle garderait plus de réserve.
Mais une idée subite le terrifia.
— Peut-être ?… Quelle perversité égale celle des femmes, quand la perversité les prend ? Cette joie qu’elle a montrée au jour de ma venue ! Moi ?… Dans ton lit, Pierre, auprès de toi, elle y rêverait !
Ce chant d’oiseau faisait paraître toute la nuit plus silencieuse encore.
— Bah, je suis fou !
Il se leva, et, sans oser entr’ouvrir la fenêtre, écarta son rideau.
La même brume qu’il avait contemplée le matin, rose et blonde, montant du pied des arbres, s’y ramassait en flocons, bleue, froide. Il se souvenait de la Béatrice qu’il avait évoquée, et du bonheur si calme dont il avait cru voir le Merizet tout plein.
— Quelle pitié !
Il baigna longtemps sa pensée dans les sérénités de la nuit ; il croyait sentir sur sa chair la fraîche caresse des brouillards qui s’assoupissaient dans les branches, et ses yeux, fatigués d’ombre, se reposaient sur la pâleur des pelouses.
— Quel dommage, on serait si bien, ici !
Et, comme il se reprochait l’égoïsme d’un tel regret, il se demanda s’il n’était pas vraiment le plus misérable des deux, puisqu’il avait seul le malheur de savoir. Sa sophistique essayait de formuler un paradoxe : « Être trompé, est-ce une souffrance ? La torture est de le savoir ou de le croire sans raison. »
À la fin, ses paupières s’appesantirent ; la lune avait tourné dans le ciel, et l’ombre, devant lui, enveloppait les vapeurs et les arbres. On eût dit que la vie, qui tantôt vibrait dans les demi-teintes, s’était retirée de là, par degrés. Desreynes, la peau glacée, les yeux mi-clos, s’en alla vers sa couche où l’étendit un grand sommeil.
Il se réveilla dans les fleurs : sa chambre, sous la clarté joyeuse du jour, était comme un bouquet d’aurore ; des cris d’oiseaux entraient avec la lumière. Il ouvrit doucement les yeux, et rêva.
Au matin, nos idées se déploient, nettes et vives, comme un éventail que l’on ouvre. Le matin, c’est la force nouvelle : Antée a touché le sein de sa mère. Voici la confiance et la promesse de vivre, voici la douceur et le pardon. Georges comprit que son amitié s’exagérait le danger, et que, seules, sa vanité et sa perversion avaient pu supposer en Jeanne l’infamant désir d’une intrigue dont il serait le héros. Il eut honte d’un tel soupçon, et l’optimisme du réveil aux champs lui montra cette femme comme une enfant légère que son insouciance même et que son affectation d’indépendance assuraient contre le péril.
Tout au plus conclut-il que Pierre aurait pu mieux choisir, n’était l’amour.
Il se leva.
La petite comtesse était seule, vêtue d’un peignoir rouge sombre, et ses cheveux noirs, nattés et tombant sur le dos, se nouaient d’un ruban d’or. Georges la trouva si gracieuse, qu’il acheva presque de la croire honnête.
— Les Parisiens sont d’une inavouable paresse, dit-elle en lui tendant la main. Voilà plus d’une heure que Pierre est parti pour les ateliers, et que je languis à vous attendre.
Desreynes se félicita de cette solitude ; il était résolu à prendre auprès de Jeanne une situation franche, précise, honnête, afin de supprimer dans l’avenir toute allusion narquoise à leur rencontre.
— Notre ami rentrera-t-il bientôt ?
— Avez-vous déjà peur de ma compagnie ? Vous demandez cela comme une fillette réclamerait sa mère pour se défendre… Tremblez donc : mon mari ne reviendra que dans deux heures.
Elle ajouta ironiquement :
— Nous aurons tout loisir de causer.
Jeanne l’emmena à table et le servit.
— Maintenant, promenez-moi, monsieur !
Ils s’en allèrent à travers le parc ; elle le conduisait dans les sentiers encore moites de rosée, et s’appuyait sur lui en relevant le bord de sa jupe. La terre était couverte de violettes.
Desreynes cherchait le premier mot de son exorde de vertu : la tâche lui sembla plus délicate encore qu’il ne l’imaginait, et Jeanne, devinant, n’avait garde de rompre un silence dont elle s’amusait tant. Dans la joie de cette complicité nouvelle, elle souriait à lèvres closes. Elle se baissa pour cueillir une violette ; puis, se posant toute droite devant lui, elle lui mit cette fleur à la boutonnière, lentement.
Quand ce fut fait, il s’inclina pour lui baiser la main.
— Ce sera, dit-il, la fleur de pardon et d’oubli, n’est-ce pas ?
— Qu’ai-je donc à vous pardonner ?
— Vous avez trop d’esprit, madame, pour qu’il me plaise de ruser avec vous. Aussi bien que moi-même, vous avez su la cause de mon trouble, quand je vous revis sur le perron. Je ne veux m’excuser ni de mon audace, ni de mon erreur. Vous êtes la seule femme au monde que je n’avais pas le droit de trouver jolie. Croyez bien que je porte la peine de ma témérité ; mais je vous prie d’être assez généreuse pour m’épargner désormais la juste ironie de vos reproches.
— Vous parlez comme une leçon : l’auriez-vous apprise ?
— Ne riez pas : j’ai bien souffert de tout ceci.
— En peu de temps… Êtes-vous donc si sentimental ? Les hommes sont singuliers. D’abord, cher ami, vous ai-je reproché quelque chose ?
— Vous avez même été cruelle, madame. Combien de fois, en une seule journée, m’avez-vous obsédé du souvenir de ma faute ? Je vous demande humblement pardon de mon insulte, et…
— Faute ? Insulte ? En vérité, je ne vous comprends pas : me pouvais-je croire insultée par votre hommage, puisque je l’accueillais ? Vous m’avez plu comme je vous ai plu, voilà tout ; c’était une… prédestination… d’amitié…
« Vous voyez bien, reprit-elle, que c’est au mieux ; la vie est si banale, mon cher, qu’il faut savoir se réjouir de ce qui lui donne un peu d’étrangeté. Vous avez souffert ? Si j’y croyais, je dirais que c’est grand dommage, mais que je m’amuse infiniment. Quel mal y a-t-il dans cette histoire ? Voici la glace bien rompue. Je ne suis pas une mijaurée qui revendique des respects. Nous connaissant mieux, nous serons ensemble meilleurs camarades, et nous gagnerons bien des jours, puisque nous avons sauté d’un coup le fossé des cérémonies.
Jeanne fut contente de sa tirade.
— Vous voilà rassuré, continua-t-elle. Vraiment, voulez-vous que je vous dise ? Vous aviez moins l’air d’un coupable qui implore son pardon, que d’un timide qui cherche à reculer. Vous vous êtes dit : « J’ai tant de grâce et d’esprit, que cette petite provinciale va s’éprendre de mes charmes, et me faire la cour. » Et comme vous êtes l’ami de monsieur mon époux, vous m’avez conduite un matin dans les bois, pour me supplier de ne pas vous séduire.
Jeanne, sans quitter le bras de Desreynes, s’était arrêtée et croisait ses deux mains. Ployée en deux et serrée contre lui, elle riait et le regardait d’en bas : elle s’abandonnait si fort dans sa gaîté, que le jeune homme sentait à travers sa manche la belle chaleur et le mouvement des seins secoués par le rire.
— Mon fier don Juan, vous voilà tout penaud d’être deviné !
Georges, en effet, ne savait que dire ; il voyait très distinctement le ridicule de son rôle, et s’en réjouissait presque, tant il était soulagé d’avoir fait quelque chose, si peu que cela fût. Il était de ceux qui se paient volontiers de phrases, à défaut d’actes accomplis.
Merizette ne cessait de rire.
— Est-il permis d’être aussi fat ! Soyez donc humilié, mon cher, devant votre ancienne conquête : car votre lettre est à peu près le seul souvenir que j’avais su garder de vous.
— Brûlez-la donc, madame.
— Quelle peur !
— Vous me raillez, c’est bien ; raillez encore, j’accepte tout : mais, par pitié, qu’il ne reste plus trace de cette sorte ! Songez à Pierre, et combien il vous aime, et quel chagrin il aurait. La pire souffrance qui me pourrait arriver serait de le voir souffrir pour moi. Épargnez-nous tous : effacez cela.
Comme elle allait répliquer, il l’interrompit.
— Ne répondez rien, je ne discute rien, je ne fais que vous prier. Ne croyez pas qu’il me soit venu la pensée insolente dont vous m’accusiez tout à l’heure ! Ne pensez pas qu’il me soit resté pour vous de mésestime, et que j’aie vu dans l’accueil de ma lettre autre chose qu’un peu d’enfantillage et de curiosité. Mon Dieu, je comprends tout. Cela vous a tentée, n’est-ce pas, de savoir ce que pourrait vous dire un inconnu qui passait et que vous ne reverriez plus. Je faisais mon métier d’homme, et vous avez fait votre métier de moqueuse. Vous voyez bien que je comprends. C’est une plaisanterie, et bien d’autres fois je fus la dupe de semblables bévues. Nous sommes joués souvent, nous autres. On n’y prend plus garde, à la fin. Croyez-vous que j’espérais votre réponse ? Je vous ai distraite un instant ? Rions-en pour la dernière fois, et n’en parlons plus.
— Rions ! Mais, il y a quelques minutes, vous disiez avoir tant souffert ! Voilà qui me rassure.
— C’est pour lui que j’ai tremblé ! Songez donc, enfant que vous êtes, comment il regarderait ce qui pour vous et moi n’était qu’un jeu d’esprit.
— D’esprit ?…
— Songez qu’il a mis en vous toute sa confiance et toute sa vie : que seule…
— Vous vous répétez.
Elle mâchait, insouciante, une violette.
— Me jugez-vous assez niaise pour conter cette escapade à mon mari ? J’ai, moi aussi, beaucoup d’affection pour lui, et je serais aussi triste que vous de l’avoir désolé. Accordez-moi donc un peu des bons sentiments qu’il vous plaît de garder pour vous-même !
— Je vous les crois tous, madame, et c’est pour cela que vous ne voudrez plus remuer ce passé. Nous serons bons amis.
— Frère et sœur !
— Et je vous garderai, avec tout mon dévouement, la reconnaissance…
— Dans laquelle j’ai l’honneur d’être, madame, etc… Signé…
— Signé : Jeanne et Georges. C’est promis ?
— Comment donc, juré !
Pour la seconde fois, il lui baisa la main.
— Eh, là-bas ! Ne vous gênez pas, cria gaîment la voix de Pierre. Faut-il que je m’en retourne ?
— Retourne-toi, ça suffira.
Il arriva, et, se plaçant entre eux, il leur posa ses bras sur les épaules, puis il mit un baiser sur le front de sa femme.
— Et de quoi causiez-vous ainsi ?
— Cela ne te regarde pas, dit-elle, nous parlions de toi.
VI
Voilà, ô mon fils, les raisons
à peu près qui (dans la lune)
sont cause du respect que les
pères portent à leurs enfants.
Tous trois se levaient de table, quand une calèche déboucha dans l’avenue du parc et s’arrêta sous l’auvent du perron. Un domestique annonça Mme la baronne de Valtors.
— Quel ennui, s’écria Jeanne, me voilà prisonnière jusqu’au soir ! Si je ne la recevais pas ?
— Y songes-tu ? La mère de ton amoureux !
Une dame âgée, amplement vêtue de soie, et noyée dans un châle de dentelle noire, parut.
— Oh ! l’aimable surprise, chère baronne, et que je suis heureuse de vous voir !
Après les saluts d’usage, Arsemar et son ami se retirèrent. Jeanne les regardait partir avec une fureur comique. Pierre en riait ; Georges était heureux de demeurer seul avec lui, enfin.
— Quel est cet amoureux dont tu parlais ?
— Rien : un imbécile, le fils de la baronne ; un rustaud gentilhomme qui se sangle dans sa noblesse comme une mortadelle dans son papier d’argent ; il fait à Jeanne des yeux de poisson au frai, et lui récite des mirlitons. C’est un voisin.
Pierre lui-même sentit une joie de cette solitude ; il l’avait vaguement désirée, car il ne retrouvait pas son Georges tout entier dans l’hôte qui leur était venu. Il avait soif d’un peu de passé, et malgré son amour pour Jeanne et sa confiance en elle, il éprouvait une pudeur à se souvenir devant elle.
Ils se tenaient par le bras, et leurs épaules se touchaient ; maintenant encore ils parlaient peu, mais qu’importent les mots ? Ils se sentaient immensément ensemble. Quand l’un contemplait un arbre ou un rocher, l’autre le voyait en même temps et tous deux en même temps avaient la même pensée. Ils savouraient cette joie complexe des retours ardemment désirés : il semble, tant la communion est complète, qu’on ne se soit jamais quitté, et pourtant on se délecte en quelque chose d’infiniment suave qu’on avait perdu et qui revient.
Un coin de paysage leur rappela l’émotion d’une promenade, au temps du lycée et des jeudis.
— Tu as gardé nos vieux papiers. Si nous montions les voir, puis que nous voilà seuls ?
— J’y songeais, dit Pierre.
Ils s’enfermèrent dans le cabinet de travail, heureux comme des enfants qui conspirent, et tout rajeunis à l’idée de revoir leur jeunesse : ils s’empressaient et couraient sur la pointe des pieds, s’amusant à de grands pas inutiles, sautant une chaise et s’arrêtant pour s’esclaffer, comme si le « pion » venait de sortir.
Arsemar prit dans son secrétaire un dossier jadis blanc, presque en lambeaux et soigneusement caché dans un papier de soie.
« Philosophie. Octobre 1872, août 73. »
Et plus bas :
« Cette année a été la plus belle et la plus heureuse de ma vie, et bien que je l’aie passée entre les quatre murs d’une cour… etc… Janvier 74. »
À l’intérieur, des enveloppes jaunes où se lisait un nom, étaient pleines de ces billets carrés qu’on se passe au long des études ; une liasse portait le mot : diversa. Ils remuaient ces ruines avec amour. Il y avait là des bulletins de sortie, des cartes de premier, un bout de ruban bleu laissé par Georges au confident de sa première bien-aimée, une lettre indignée du proviseur aux parents de Desreynes, des vers, un calendrier couvert, en marge, de mots inintelligibles.
Ils feuilletaient, très affairés, assis tout près, comme sur un banc, et le coude au coude.
« Monsieur, j’ai le regret de vous informer que votre fils… »
— Oh ! je connais ! Le proviseur voulait me mettre dehors : « Monsieur Desreynes, la coupe est pleine, le vase déborde, la dernière goutte vient de tomber. » La phrase ne manquait jamais, quand j’entrais dans le cabinet vert. Figure-toi que je l’ai rencontré, le brave homme ! Il est en retraite. Je lui dis : « Vous voyez, monsieur le proviseur, que je n’ai pas si mal tourné… » Il m’a répondu paternellement : « Eh bien ! tant mieux, ça m’étonne, ça m’étonne… » Il est très malade, maintenant.
Sur une enveloppe : « Georges ».
— Ce sont nos billets, oh ! fais voir !
Une chaleur riante emplissait la chambre et les pénétrait. L’âme a des moments de plénitude où il semble que l’air et les choses répondent à nos joies.
Ils se penchaient sur les feuilles volantes.
« Mon cher Georges, j’avais l’intention de passer avec toi la journée de dimanche, puisque te voilà collé ; mais je viens de recevoir une lettre de mon tuteur qui m’enjoint de sortir chez un monsieur. Je le regrette doublement… J’espérais au moins te rapporter un petit cadeau, quoi ? un rien, le moindre objet matériel pour te montrer que j’avais pensé à toi. — Hélas ! j’ouvre mon porte-monnaie : aussi vide que la machine pneumatique de Bercemin… J’ignore comment tu prendras ce billet : dans une circonstance analogue, j’ai agi à peu près de la sorte, et celui auquel je m’adressais a été si fort blessé, que je fus presque obligé de lui faire des excuses. Cependant je pense que je ne dois rien cacher à mon ami… Mon cœur sera avec toi, puisses-tu ne pas trop t’ennuyer. C’est le plus sincère de mes vœux. »
Un autre : « Très bien, Georgeot, ton portrait de Chardon, l’éloge est assez long, et il me semble que ces seuls mots : Il est mon ami, suffisent largement à son apologie. »
— Non, pas les miens, dit Georges : c’est sec.
Il lut pourtant.
« Ton billet m’a étonné. Je te vois trop en rose ? Écoute, Arsemar, je te le dis du plus profond de mon cœur, tu es le garçon le plus estimable que j’aie jamais rencontré. Et je te prise non pas tant pour ton intelligence si fière que pour ton noble cœur, tes sentiments d’honneur et de loyauté. Tu es raisonnable. C’est beau, sans en avoir l’air ! Qui donc est parfait ? Mais cette idée seule de ne pas sortir dimanche, parce que Bertin ne sort pas ? Tu trouves cela naturel, aimable garçon, et même, dans ta modestie, tu dis : « Le temps sera mauvais. » Cependant Bertin n’a-t-il pas déclaré qu’il t’aimait moins que ce grand sot de Lenotaire. Ô mon bon Pierre, je te jure que cet acte m’a transporté d’admiration pour toi ! »
— Nous en avons perdu, quel dommage !
« Tu m’as fait de la peine, Georges, en plaisantant Garrot sur ses croyances religieuses. Je l’envie. Hélas ! Voilà plus d’un an que les miennes sont mortes, et rien encore ne les a remplacées. Combien je la regrette, la poignante extase qui m’agenouillait autrefois devant la table sainte et me faisait battre le cœur d’un effroi délicieux ! Tu ne sais pas et tu rirais de savoir quel ardent chrétien je fus au sortir de l’enfance, avec quelle passion je me courbais devant les chemins de la croix, et quelles nuits graves je passais à examiner ma triste conscience, et quelles larmes je versais, dans ces nuits, sur la foule de mes péchés ! Je ne croyais pas que Dieu pût me les pardonner, et il me semblait qu’un miracle allait devant tous me chasser de l’autel si j’osais y monter. Je m’avançais pourtant, dans une immense contrition, et mes genoux tremblaient. Puis, quand le pain sacré avait touché mes lèvres, je me sentais si pardonné, si heureux, si bon ! J’aurais embrassé la terre… Ah ! malheur aux hommes qui détruisent cette foi dans les âmes naïves ! Qu’importe l’existence de Dieu ou la véracité d’un culte, si nous croyons ? — Je ne crois plus. Ma raison, peu à peu, a tué les choses divines : sans que je sache, sans que je voie, l’indifférence et la raison m’ont volé au bon pasteur qui m’accueillait. Lorsque, l’an passé, à Pâques, malgré vos ironies, j’ai voulu retenir le passé qui fuyait et rassembler ma religion agonisante, j’ai senti que l’époque était consommée. Ce fut et ce sera ma dernière communion… »
« Mon cher Desreynes, je te remercie de ta confession, mais je ne puis m’empêcher de la commenter… L’amitié que je voulais, c’était un amour. Je cherchais un ami qui fût incapable de modérer les bonds de son cœur, je voulais un autre moi-même, je voulais ce qui n’est pas ! Si tu ne m’as réellement aimé lorsqu’après notre brouille tu me serras la main, alors, mon cher Georges, puisque tu me permets de t’appeler par ce nom pardonne-moi, ne me condamne pas, je dis ma pensée : ai-je vraiment l’ami que je rêvais ? Mets la main sur ton cœur, sonde ta conscience, regarde-moi en face, et je te mets au défi de répondre : Oui, je suis cet ami… Tu me diras que tu m’aimes ; je le sens bien, et je t’en remercie sincèrement ; mais tu m’aimes parce que j’ai des idées trop noires, tu as pitié de moi, et tu voudrais faire plus, mais quelque chose de vague et d’indéfinissable t’arrête, et tu ne peux pas… Je sais bien qu’il se fait de lentes affections de durée ; mais l’amitié, la vraie, l’amour, si tu veux, doit éclater et crever le cœur. À celle-là, on ne se pousse pas, elle dompte et emporte !… Ô solitude ! Pauvre feuille détachée de ta tige, où vas-tu ?… »
— Quel fanatique tu faisais, mon Pierre ! Croirais-tu que, malgré mon émotion et ta sincérité, le lyrisme de la feuille détachée m’a fait rire ?
— Un de tes billets explique assez cela. Lis.
« Soit, j’aime l’esprit, mais je crois à la possibilité de son alliance avec le cœur, parce que je sens les deux en moi. Oui, cet esprit affecté que tu méprises de si haut, qui parfois nous coûte un peu d’effort et parfois nous mérite un sourire approbateur, je te l’avoue, cet esprit, je le recherche, je l’ambitionne… »
« … Tu le vois, Pierre, chacun a ses chagrins et ses rancœurs. Tu te plains, pauvre ami, d’ignorer l’amour : mieux vaut le désir que le regret. Le désir, c’est l’avenir ; le regret, c’est le passé ; l’avenir, c’est l’espoir, c’est la vie, le passé n’est qu’une mort. Le désir cherche ; le regret ne cherche souvent plus, car il a déjà trouvé, et déjà perdu ! Attends et espère : mieux vaut n’avoir jamais aimé que de s’être déjà trompé. »
— Ça ne vaut rien, dit Georges : c’est de la littérature. N’importe ! Ne te révoltes-tu pas, comme moi, devant la poncivité bourgeoise des pères de famille qui méprisent la raison des adolescents, et sourient niaisement de tout ce que les enfants peuvent songer ou vivre ? Étions-nous alors plus sots qu’aujourd’hui ?
— Notre tête ne valait guère moins et notre cœur valait bien plus.
— Je te trouve indulgent, mon cher. On ne prend avec les années que la conviction de son importance ; jeune, on avait moins de vanité et pas moins de mérite ; le monde compte plus de cancres que le lycée, et le niveau d’une Chambre parlementaire, d’un salon, d’un bureau de journal ou de ministère est relativement inférieur à celui d’une étude de rhétorique : on vote des lois au lieu de les apprendre, on joue de l’or au lieu de billes, on récite des discours au lieu de les écrire, on est payé de son travail au lieu de payer pour lui…
— On formule des paradoxes…
— N’avions-nous pas déjà notre sagesse et nos formules ?
Georges tournait les pages d’un cahier bleu, célèbre autrefois, qu’Arsemar avait noirci de ses aphorismes philosophiques.
Il lisait au hasard, fièrement, d’une voix sonore.
« Quand je dis que Dieu me regarde et me juge, c’est que je me regarde, et que je me juge. »
« La vertu, qui est une force de la pensée, n’a pas de puissance contre l’amour, qui est une force de la nature. »
« Quand deux hommes discutent, exprimant des idées diamétralement contraires, est-il bien sûr que l’un soit plus près que l’autre de la vérité ? »
« Tout se prouve : rien n’est prouvé. »
« Une vérité qu’on affirme est tout près de devenir fausse ; une vérité qu’on généralise n’est déjà plus une vérité. »
« L’idéal n’est qu’un souvenir développé par l’imagination et interprété par le désir. »
« Il y a eu une folie plus haute que la raison, et qui est celle du génie exaspéré par son impuissance au retour des courses qu’il essaye vers les confins de la pensée. »
« La puissance est dans ceci : voir grand et se sentir petit. »
« Lors que nous avons logiquement poussé une idée jusque dans ses derniers retranchements et que nous nous croyons sur le point d’en pénétrer l’énigme, nous nous trouvons tout à coup en face d’une formule banale que nous avons entendue et redite cent fois, inconsciemment. Toute la sagesse du penseur se résume à comprendre parfois le pourquoi des banalités qu’il dit. »
« Je ne sais lequel des deux est le pire, ou des vices qui ne nuisent à personne ; ou des vertus qui font souffrir les autres. »
« Les sots sont chez eux partout, la sottise est une patrie. Le génie est un exil. »
« Il serait incivil de ne point remercier un homme qui rend une chose prêtée ; et pourtant, c’est une insulte. »
« Je classe les devoirs en trois ordres : envers les aimés d’abord ; envers la nature ensuite ; envers la société enfin. C’est une échelle descendante de devoirs dont l’un peut exclure ceux qui suivent. »
« Ce que nous appelons pompeusement vertu n’est qu’un vice relatif : on pourrait dire que c’est le mal s’efforçant vers le bien. »
« On peut se moins méfier d’un homme qui a la confiance des enfants et des bêtes. »
« Pour les autres, pour soi, pour tous, un peu de bonté vaut mieux que beaucoup de génie : si tu dois entrer dans ma vie, ne me parle pas de ton œuvre ; j’aime mieux la beauté d’une sotte ou la bonté d’un chien. »
« L’égoïsme ne consiste pas à jouir, mais à poursuivre et retenir les moyens de jouissance. La famille est un égoïsme au second degré. La patrie, c’est l’égoïsme élargi. »
« Si tu as à lutter contre un autre, ne songe qu’à ta force ; contre toi-même, ne songe qu’à ta faiblesse. »
Georges, en lisant, tournait parfois les yeux vers son ami, avec un regard vainqueur et un subit mouvement de tête qui demandaient l’admiration. Il lançait des « et celle-là, qu’en dis-tu ? » comme s’il en eût été l’auteur. Pierre écoutait, pensif ; l’idée ne lui venait pas de s’émerveiller devant ces notes de son adolescence ; il méditait le paradoxe de Desreynes sur l’intellect du monde et des lycées.
— Tu devrais écrire, Pierre : tu ferais quelque chose.
— Bah ! Le travail et l’art n’ont de mérite que jusqu’à concurrence de l’oubli qu’ils procurent : je n’ai pas besoin de cela, moi !
Ce « moi », il le détacha avec une emphase qui ne lui était pas commune. Arsemar n’avait qu’un orgueil, celui de son bonheur. Il ajouta :
— Vois-tu, écrire, c’est vouloir être un homme. Je ne veux être qu’un heureux.
Il retira le cahier bleu des mains de son ami, et le referma. Il préférait les lettres émues de ces jours déjà lointains, le souvenir de leurs chaudes aspirations de tendresse, et devant les terreurs que lui avait inspirées l’avenir, il jouissait délicieusement de la vie maintenant conquise. Il avait un sourire de douce compassion, à chacune des phrases anciennes si éplorées de solitude, et songeait à Jeanne : Jeanne, la petite épouse tant aimée, qui était là, à quelques pas de lui, dans sa maison, et Pierre contemplait les murs.
Puis ils se remettaient à lire.
Un instant, il entendit des voix qui montaient du jardin, et crut en reconnaître une ; il courut à la fenêtre.
La jeune femme gravissait un sentier, à côté de la baronne, et le profil de sa jolie tête se dessinait en clair sur le fond des verdures.
Son mari la regarda disparaître, et revint lentement vers la table ; il s’assit.
— Pauvre mignonne, elle doit bien s’ennuyer !
Georges éparpillait les feuilles, et lisait toujours, à demi-voix.
Pierre, rêveur, presque distrait, regardait le cadre de la fenêtre, où s’élançait la cime des arbres.
— Veux-tu que nous redescendions ? Elle s’ennuie.
Alors, ils rassemblèrent tous ces papiers, un à un, avec des soins de femme, avec des mains religieuses, et chaque toucher avait l’air tendre d’un adieu ; ils leur souriaient, à ces pages, et les auraient baisées, sans une pudeur qui nous contient parfois, en présence même de nos amis les plus intimes.
Quand les précieuses enveloppes furent couchées dans leur papier de soie, Pierre les soupesa dans sa main gauche, devant le visage de Georges ; puis il les replaça dans le tiroir de chêne, et les deux frères descendirent, d’un même pas, en se tenant par le doigt, à la manière des enfants.
Ils parcoururent les jardins et le parc ; Pierre marchait en avant, d’une allure un peu pressée.
Enfin ils retrouvèrent les dames, assises sur un banc de bois, et Jeanne se démenait encore dans la lourde conversation de la baronne, comme une mouche agonise, les pattes dans la crème, et bat des ailes.
VII
D’où vient que vous vous servez
parmi vous de cette parabole, et
que vous l’avez tournée en pro-
verbe : « Les parents ont mangé
du raisin vert et les dents des en-
fants en sont agacées. »
Le lendemain et les jours suivants, chaque matin, pendant les absences régulières de son ami, Georges retrouvait la jeune femme, et tous deux se promenaient au hasard, s’en allant à travers le parc, ou descendant au fleuve, ou gravissant quelque colline peu boisée, du haut de laquelle ils regardaient le rayonnement des paysages. Jeanne avait tenu sa promesse et ne parlait jamais de leur première rencontre. Elle montrait à Georges une sympathie déjà cordiale, toujours gaie, souvent malicieuse, et à les voir passer ensemble, on eût dit une couple d’amis anciens et qui ne songeaient qu’à rire.
Prenait-elle sans arrière-pensée le plaisir de n’être plus seule ? S’efforçait-elle d’effacer en eux la mémoire de ce passé d’une heure, ou rêvait-elle de le faire revivre encore ? Voulait-elle rassurer les scrupules de leur hôte, et les endormir dans une dangereuse sécurité ? Peut-être : elle n’en savait rien elle-même, mais pour cela seulement, peut-être, elle avait forcé ses souvenirs à un silence qui lui pesait, et qu’elle aurait, sans ce calcul, secoué comme une servitude. Souvent, en effet, au milieu de quelque causerie indifférente ou grave, elle commençait un sourire aussitôt contenu, et, relevant la tête comme pour parler, se taisait.
Georges, dont l’esprit féminin avait avec le sien des contacts et des ressemblances, devinait parfois le sens de ces mimiques, et la pensée qu’elle avait eue. Il se démontrait par là que Jeanne n’avait rien oublié, mais comment pouvait-il espérer qu’elle oubliât, si tôt du moins ? Il se sentait provisoirement satisfait par cette soumission à leur pacte, et bien qu’il se tînt sur une réserve armée, il se félicitait d’avoir triomphé et mené les choses au point marqué d’avance. La victoire, pour incomplète qu’elle fût, lui paraissait plus facile qu’il n’avait espéré, et sa vanité même le conduisait à en grandir les conséquences possibles. Il voyait là une preuve de la faiblesse de Jeanne, plutôt que de sa vertu ; mais, content de l’avoir subjuguée dès sa première résistance, il augurait des résistances à venir, et involontairement lui savait quelque gré de s’être laissé vaincre.
Elle remarqua en peu de temps l’avantage que lui donnait cette attitude, et prit soin de s’y perfectionner.
Puis, elle voulait plaire ; elle avait, dans son essence femelle, l’instinct de séduire, si commun aux femmes dont la vertu même veut demeurer intacte, cette fonction de coquetterie que la nature laisse dans les plus chastes, comme un rappel de ses droits à l’amour.
Elle voulait plaire. Elle arriva peu à peu à réprimer jusqu’à son besoin de sourire, quand un rapprochement de mots ou d’idées lui rappelait leur intrigue passée ou leur complicité présente. Ainsi, au lieu d’en tromper un seul, elle en trompait deux : cette pensée la mettait en joie.
Non pas qu’elle eût le dessein, ou même le désir d’amener Georges à ses pieds : mais n’était-ce pas, pour le moment du moins, un plaisir suffisant, que de tenir deux hommes à la fois, et de les leurrer, l’un par son amour, l’autre par son indifférence, tous les deux par sa vertu !
Une semaine s’écoula ainsi.
Georges, pas encore, n’était dupe d’une telle déférence à sa prière, mais, jour par jour, son humeur s’en allait. Il reconnaissait Jeanne meilleure qu’il n’avait pensé, et, de plus en plus, mêlait à son hostilité cette reconnaissance d’orgueil que le vainqueur garde au vaincu pour sa défaite. Lui-même, d’ailleurs, feignait un oubli absolu et exagérait son amicale bienveillance.
Jeanne, en constatant ce progrès d’estime, joua son rôle avec plus d’amour.
— Vous vous adorez étrangement, disait-elle. Votre amitié prend des airs mystiques ! Vous êtes les prêtres d’une religion morte, mes pauvres gémeaux !
— Je ne demande pas mieux que de l’admettre, pour la honte de l’humanité ; mais croyez bien que j’aurais été par moi-même incapable d’un tel sentiment si Pierre n’eût tout rapporté.
— Vous êtes modeste.
— Devant lui seul…
Au fond, et bien qu’elle se sentît en présence d’une union de cœur qu’elle n’aurait pas soupçonnée, et dont elle n’avait rencontré aucun exemple, elle croyait ce mondain trop épris de la femme pour qu’il n’y eût pas quelque affectation dans son austérité. Elle en ferait beau jeu, si elle voulait ! Et la pensée qu’elle pourrait vouloir s’habitua dans son esprit. Confusément d’abord, puis, avec une perversité plus précise, elle songea qu’il serait amusant de suivre jusqu’où persisterait tant de vertu. Quelle distraction que la lutte, et surtout celle-là ! Des tactiques, des plans qu’on fait et qu’on défait, jouer avec une âme comme un chat roule un peloton de laine, jouer, pour voir ! Et quand un soir, dans sa chambre, l’idée fixe de tenter cela devint brusquement une chose résolue, elle rit et tapa des mains.
Son mari se retourna.
— Qu’y a-t-il donc, Merizette ?
— Rien, chéri ! Je suis contente.
Elle lui sauta au cou et le baisa.
Il la retint.
— Reste là… Que je vous aime, quand vous voulez bien être heureuse ! Pardonne, mais la joie que tu montres m’est plus douce encore que celle dont tu me combles… Reste là. Donne tes yeux. Vos yeux sont beaux. Il me semble, lorsque tu les lèves sur mon front, que ton regard me lave comme un nouveau baptême…
— Tu m’aimes ?
— Je t’adore…
— Eh bien, bonsoir !
Mais, le lendemain, la jeune femme se réveilla nerveuse.
Il avait plu ; des gouttes tombaient encore des toits et claquaient par intervalles sur le rebord des fenêtres. De gros nuages gris traînaient confusément par le ciel, et le soleil, sans pouvoir les disperser, les harcelait et les trouait de rayons.
Pendant que Jeanne se vêtait, l’orage éclata de nouveau, et, durant quelques minutes, de longues flèches de pluie s’abattirent, criblant les vitres, couchant les gazons, giflant les feuilles. Puis tout cessa, et le soleil brillait dans le ciel bleu, sur lequel s’enfuyaient de légers flocons blancs.
Jeanne quitta sa chambre : elle était triste. Le souvenir des projets arrêtés la veille lui revint à l’esprit, mais elle s’en détourna avec lassitude. Un domestique l’indigna, pour avoir entrechoqué deux tasses ; une mèche de cheveux, en lui effleurant la tempe, la faisait horriblement souffrir. Elle se trouva trop malheureuse. Elle était bien jolie, pourtant, ce matin-là, avec son visage doucement pâli, où tour à tour passaient de courtes colères et de grandes langueurs. Georges constata que ses cils étaient fort beaux, longs et luisants.
Elle voulut aller dans le parc, malgré la terre détrempée : ses petits talons se collaient dans la boue. Une bonne odeur humide montait des herbes et descendait des branches. Parfois, Jeanne tremblait d’un petit frisson : cependant, le soleil s’échauffait.
La pluie, au printemps, sent l’amour : on le hume dans l’air : il émane du sol et des mousses ; le flanc de la terre semble recevoir avec ivresse l’eau du ciel qui le féconde ; le bois a les senteurs d’une alcôve à la fois sensuelle et religieuse ; les petites flaques, dans l’ombre, s’entr’ouvrent comme des yeux noyés de volupté ; et tout ce monde des plantes jase, bouge, se baise, et la vie sourd dans ces caresses. Georges songea qu’il ferait bon être là, avec celle qui vaudrait un rêve…
Comme Jeanne était lente à marcher ! Son compagnon la regardait avec plus d’abandon qu’à l’ordinaire ; il lui plaisait de la retrouver vraiment femme, et plus faible. Il avait pris un châle pour la couvrir. Elle s’assit sur un banc, sans force, et ramena sa jupe pour faire une place auprès d’elle. Sur ses cheveux, une goutte tomba des hautes aiguilles d’un sapin : elle eut un nouveau frisson : il lui posa le châle sur les épaules.
— Merci, dit-elle.
Sa parole était lasse. Elle soupira.
— C’est bien vilain, ici, l’hiver, quand il pleut, quand il fait froid. Nous causons, ou bien je lis ; je lis beaucoup. Je fais de la musique aussi.
Elle contemplait des bouquets d’arbres où de jeunes feuilles, bien lavées et d’un vert tendre, luisaient sous le reflet bleu du ciel.
— Oui, l’hiver est long. Avez-vous remarqué quelle influence la nature a sur nous ? Quand elle se chagrine, on est chagrin. Il y a une phrase que Pierre répète souvent et qui n’est pas de lui ; il dit qu’un paysage est un état de conscience. Qu’est-ce que cela signifie ?
Puis, ils se taisaient.
— Comme tu m’aurais plu, pensa Georges, si tu étais toujours comme te voici !
Jeanne avait tiré sur sa poitrine les deux pans de son châle ; elle se tournait parfois vers le jeune homme, avec un sourire de convalescente.
— N’est-ce pas que vous ne m’avez point aimée tout d’abord, en venant ? Ne niez rien, je l’ai vu, et Pierre me l’a presque dit.
Elle avait à demi baissé les paupières, et pendant quelques minutes, elle resta comme muette : muette et non silencieuse, car il y avait en elle une sorte de lutte inconsciente entre un besoin maladif de se confier et une pudeur d’ouvrir son âme ; sa pensée ébauchait des phrases courtes et sans suite qu’elle ne proférait pas.
À la fin, pourtant, elle dit :
— C’est que je n’ai pas toujours été heureuse, voyez-vous. J’ai vécu bien seule. Personne ne m’a jamais aimée.
— Cependant…
— Oui, Pierre ! Mais nous nous ressemblons si peu ! Et puis, il m’aime trop, lui ; cela gêne. Mais, avant, si vous saviez…
— Votre famille, votre mère…
— Ah, ma mère !
Elle eut un mauvais rire, strident et rancunier.
— Elle est morte, et je n’en peux rien dire, mais elle avait bien d’autres soucis que celui de sa fille.
Georges se tut, car il ignorait, et la crainte de remuer quelque douleur arrêta sur ses lèvres la formule de sympathie qu’il cherchait et trouvait à peine.
Jeanne était de moins en moins maîtresse d’elle-même.
— Mon père avait sa charge, il maniait l’or, et ne connaissait que la banque. Notre maison n’était pas d’ailleurs la seule où il eût un feu pour se chauffer et un lit pour dormir. Vous vous étonnez de me voir si instruite ? Tout le monde savait cette histoire, et les amis ont bien pris soin de me l’apprendre.
Ses mots claquaient, maintenant ; Georges n’osait la détourner de sa mémoire, ni l’y entretenir.
— Ma mère, disiez-vous ? Elle le savait comme les autres, mais on la consolait.
— Voyons…
— Je vous révolte à parler ainsi ? J’en ai bien assez pleuré pour que j’aie enfin le droit de le dire !
Un sanglot lui vint à la gorge ; elle se renversa sur le dossier du banc.
— Cela me soulage, d’en causer un peu. Vous êtes un ami, vous ! Pierre, je ne peux pas…
Elle porta vivement une main à ses yeux, qu’elle essuya du doigt, en se détournant.
— Oh, oui, j’ai bien souffert, entre eux deux, qui me voyaient d’un œil si froid ! Les enfants sentent cela. On m’a fourrée dans un couvent. Ils étaient plus libres, ainsi !
Les sanglots l’étouffaient : elle ne cachait plus ses larmes.
— Ni sœur, ni frère, je n’avais rien, personne ! Aux jours de sortie, je m’ennuyais dans un angle de salon. Les dames me donnaient un baiser poli.
Elle raconta qu’une grande, au couvent, l’avait appelée mademoiselle la présidente, et les autres riaient ; un lundi, on affecta de répéter autour d’elle les détails d’un drame dont elle n’avait pas entendu parler la veille : un magistrat trouvé pendu, dans sa chambre, par chagrin d’amour, disait-on à voix basse.
— On m’appela désormais madame la colonelle. Je ne comprenais rien, alors ! Elles non plus, sans doute, car elles auraient eu moins de pitié encore. Je n’ai commencé à deviner qu’à la mort de ma mère. Un de nos amis tomba à genoux dans sa chambre, au pied du lit. Mon père était tout pâle, et je lui ai pardonné bien des choses, à ce moment-là. J’avais douze ans. L’homme pleurait et je le secouais par les épaules, de toutes mes forces ; je lui criais : « Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! » Et les commérages que ce fut, au sujet de cette terrible scène !
Jeanne regardait la terre ; elle ajouta froidement :
— Dans toutes les larmes que j’ai versées alors, il n’y en eut que bien peu pour ma mère.
Georges avait mis une main sur les siennes ; lui aussi, en ce moment, pardonnait bien des choses, et devant ce chagrin du mal, il se reprenait à croire au bien de l’avenir. Il n’imaginait pas que Jeanne voulût le tromper ; elle était sincère, en effet ; et bien que ses paupières ne fussent plus qu’à peine humides, parfois de grands hoquets secouaient sa poitrine et râlaient dans sa gorge.
D’une voix dolente, humble presque, elle rappela son renvoi du couvent, vers la fin de la treizième année, et sa vie nouvelle entre un père affairé et une tante impitoyable qui la tyrannisait, sous prétexte de « refréner les mauvais penchants ». Sa mère morte était tellement honnie, que la petite en arriva à l’absoudre de tout, et la vertu était prônée d’une si terrible façon qu’elle apparut comme un fantôme à la fois grotesque et cruel, capable de tuer ou d’abêtir toute vie, si l’on n’avait pas la force de s’en défendre. La jeune fille se consola dans les livres, en cachette.
Ce fut une telle jeunesse ; puis, le mariage : Pierre avait commencé à l’aimer à cause de la vie misérable qu’il lui devinait, et son premier attachement était né d’une causerie intime un peu semblable à celle-ci ; la famille était trop heureuse de se délivrer d’une fille, mais on avait exigé que le prétendu reprît son titre de noblesse et son blason !
Elle fit l’éloge des qualités de Pierre ; elle les voyait toutes, mais quelque chose la glaçait, peut-être tant d’amour.
Jeanne s’exprimait lentement, et les phrases irréfléchies venaient sans étude à sa bouche. Elle ne songea même pas un instant à s’étonner devant un si complet abandon d’elle-même. Quoi donc l’avait séduite ainsi et poussée à tant de confessions ? Elle ne cherchait pas à le savoir. Elle tenait une des mains de Georges, et, calmée, souriait.
Les dernières gouttes de pluie achevaient de tomber des arbres, et des oiseaux sautaient par-dessus les sentiers.
Desreynes, conquis pleinement, compatissait ; mais sa tristesse était heureuse ; il lui sembla qu’il assistait à la crise où une existence venait de se transformer tout entière ; l’entraînement des révoltes s’arrêtait là. Trop longtemps cette âme avait réagi contre la persécution d’une vertu acariâtre. Il la voyait, cette tante, il la comprenait, cette enfant. On avait par degrés desséché cette adolescence, et les tortures d’une inquisition l’avaient plus dépravée que la contagion d’un exemple. Et voilà qu’elle était passée, la rage sourde, intérieure, profonde qui jusqu’ici avait fait de la pauvre femme un être glacial et inquiet : passée, puisque les larmes avaient coulé ! Georges s’en félicita presque comme de son œuvre. Son imagination s’échauffant, il vit Pierre sauvé, Jeanne sauvée, et pour jamais.
Avec effusion il la remercia de sa confiance, la caressa de mots émus, l’interrogea encore, afin qu’elle eût tout dit en une fois, puisqu’elle parlait maintenant sans souffrance ni effort.
— N’avez-vous pas froid ? Vous frissonniez, tantôt.
Ils marchèrent.
— Pierre va rentrer : il ne faut pas qu’il voie que j’ai pleuré.
Ils s’en allèrent au bassin d’une source, où Jeanne voulait laver ses yeux rougis ; elle se pencha vers l’eau et tendit les deux bras ; mais elle s’arrêta dans son geste et se redressa, toute rose : elle avait peur de plonger ses mains dans la fraîcheur de l’eau.
— Aidez-moi, dit-elle.
Des acacias formaient toiture.
Merizette offrit son mouchoir, dont Georges baigna le coin, et, debout devant elle, il lui mouilla les yeux. Cambrée, le buste en avant, Jeanne levait le visage. Elle avait fermé les paupières, et, par instants, remuait les cils où tremblait une goutte ; un long fleuve serpenta jusqu’à ses narines, et, chatouillée, elle les fronçait furieusement en secouant la tête, comme une jeune chatte dont on agace les oreilles. Tous deux riaient. Georges se baissait et se relevait tour à tour.
— Vous êtes gentil, dit-elle.
Puis, s’essuyant :
— Est-ce que cela se voit encore ?
Elle voulut se promener jusqu’au retour de Pierre. Ils suivaient des sentiers, les quittaient pour d’autres, passaient, repassaient : leur double silhouette se perdait entre les bosquets et les taillis, pour reparaître plus loin. Ils traversèrent les pelouses. Plus de tristesse ; ils s’interrogeaient et répondaient gaîment.
— Racontez-moi donc l’histoire de cette reine des Indes dont vous fîtes la conquête et dont le mari jaloux…
— Je veux bien, fit Georges… D’abord, et comme en tout récit de voyages, le roi, que j’avais guéri d’une migraine, me fit premier ministre. La reine se nommait…
Le couple s’enfonça sous les arbres, dans les chemins tortueux, et le rire de Jeanne voletait à travers les branches, pareil à une chanson de fauvette.