Amis/12
À DEUX
I
Desreynes s’exaltait dans ce triomphe imprévu ; il avait repris son insouciance et son humour : chaque soir l’endormait heureux. Il trouva sublime un proverbe espagnol : « Songer à demain, c’est ne pas croire en Dieu. » Tout lui paraissait logique ou du moins explicable depuis ces révélations qui venaient de lui dévoiler l’intime caractère de Jeanne.
Mais elle en jugeait autrement et l’expansion d’un jour n’était plus revenue. Elle ne comprenait pas comment une telle lâcheté avait pu l’aveulir ; elle rougissait devant elle-même de s’être oubliée à ce point, elle qui faisait sa gloire d’ignorer les faiblesses de femme. Elle disait avec dégoût : « S’oublier ! » Comme si la confiance, l’abandon de toutes les vanités dans une minute d’émotion, n’étaient pas la joie suprême permise à nos misères ! Une grande honte la tenait, et en même temps une grande rancune contre elle et surtout contre lui. Elle estimait avoir commis une faute ridicule, et, comme il arrive toujours, elle en gardait contre elle moins de colère que contre l’homme qui l’avait vue : elle croyait s’être avilie devant lui, et ne lui pardonnait pas.
Elle avait, en lui parlant, de brusques hostilités, de sèches intonations de dépit, des regards durs. Georges ne s’en blessait point ; même, il s’en réjouissait. « Les choses suivent leur cours : c’est bien. » Venant d’une nature plus douce, cette irritation l’eût inquiété ; ici, elle le rassurait. Il ne doutait pas que Jeanne ne dût revenir à lui, un matin de lassitude nouvelle, devant quelque beau paysage ; puisqu’elle avait enfin goûté la paix des larmes, elle voudrait encore en éprouver le charme consolant, et puisqu’elle avait ouvert devant lui le secret qu’elle cachait à tous, elle redemanderait la pitié qui presque nous fait un bonheur de nos tortures elles-mêmes.
La pitié, ce que Jeanne ne voulait pas ! Elle avait été un objet de compassion, elle ! Et pour cet homme ! Son excès de honte lui donnait un excès d’orgueil.
Georges, sans pénétrer exactement les subtilités vaniteuses de cette âme, en comprenait à demi la souffrance : sa sympathie se développait doucement. Il entourait de soins l’épouse de son ami, se faisait frère, se faisait sœur. Il voyait la guérison prochaine ; il songeait à la vie de Pierre, il attendait. Mais comme les jours passaient sans rien amener, il s’intrigua, devint plus assidu, plus caressant encore.
Jeanne était obsédée de le voir prévenir ses moindres fantaisies ; ce qui l’eût séduite en d’autres temps la révoltait comme une insulte, à cause de la raison qu’elle devinait à ces bontés. La galanterie l’eût charmée, l’affection la froissait. Et plus l’ancienne animosité de Georges s’en allait mourante, plus la sienne grandissait. À ses pieds, il l’avait vue, humiliée et pleurant ! Elle l’aurait battu, pour sa tendresse. Certes, elle aimait mieux la lutte des premiers jours.
Elle se souvenait bien, pourtant, d’avoir été presque heureuse, ce matin-là. Du bonheur à ce prix, non, non, elle n’en voulait plus !
Georges, soit qu’il eût enfin un soupçon de la vérité, soit qu’il fût las de ses efforts inutiles, se remit à plus de réserve. Jeanne en fut soulagée ; mais la vie, maintenant, lui apparaissait, avec cet hôte, aussi banale qu’auparavant. Pour se distraire, elle inventa de donner un dernier bal, et l’amour de cette idée nouvelle dispersa aussitôt sa pensée et occupa toute sa tête.
Desreynes s’en allait parfois en compagnie de son ami, qu’il suivait aux ateliers, et c’était alors une délicieuse matinée. Georges appelait cette fête le jeudi de sortie : c’était congé ! Auprès de Jeanne, il avait le devoir et la tâche.
La dame se calmait.
Peu à peu, sa colère d’oiseau s’était transformée en un ardent besoin de revanche, qui devenait de plus en plus pressant. Cette pensée remontait en elle comme un liège qu’on plonge et qui surnage toujours, et l’obsession ne laissait pas de lui être infiniment sympathique. Elle s’habitua si bien à cette idée, que la réalisation lui en apparut bientôt comme un devoir. Sa raison de tacticienne se réveilla dans ce désir qui la hantait. Elle s’en voulut d’avoir négligé si longtemps son rôle de conquérante, et, à dater de cet instant, regarda Georges sans courroux : elle l’étudiait du coin de l’œil, dans la convoitise vaguement désintéressée d’un chien de chasse qui guette le gibier mais ne le mangerait pas. Voulait-elle un amant ? Non, rien qu’un triomphe ! Il ne la séduisait plus, d’ailleurs, depuis qu’il l’avait moralement possédée. Elle se demanda si l’on garderait autant de honte devant l’homme à qui on a livré son corps : elle répondait non.
— Il faudra bien qu’il y vienne ! Je veux.
Une semaine était perdue, cependant.
Mais elle eut une joie subite, lorsqu’on réfléchissant davantage elle s’aperçut que son pouvoir avait grandi par sa faiblesse d’une heure : que son abandon de nature avait mieux préparé la victime que toutes les sciences de la coquetterie ; et qu’elle tenait cet homme en sa main, perdu désormais dans une confiance aveugle. N’importe ! elle ne pardonnait pas encore tout à fait.
Un peu d’humiliation la chagrinait aussi d’avoir acquis un résultat de hasard, et dans lequel sa volonté n’avait tenu qu’un rôle pitoyable : elle eût préféré ne rien devoir qu’à ses complots. Mais puisque la place était reprise, tant mieux enfin !
— Ah ! nous sommes bien fortes, puis que nous n’avons, pour vaincre, qu’à nous montrer telles que nous sommes !
Elle croyait à la supériorité de son sexe, et pourtant n’estimait pas les autres femmes. Elle les trouvait sottes, et se reconnaissait du génie : lequel ? Du génie, simplement. En défendant le sexe, c’est elle seule qu’elle défendait. À peine admirait-elle dans l’histoire quelques rares personnalités féminines : Cléopâtre, Thaïs, Catherine ; elle n’aimait que les implacables et n’hésitait guère à se sentir la filleule des grandes reines. Elle s’enthousiasmait de vieilles conspirations ourdies par de savantes mains aux ongles roses, et rien ne la révoltait comme d’entendre dire que les femmes sont des êtres irréfléchis et spontanés, guidés bien moins par leur raison que par l’imprévu de leurs bons ou mauvais sentiments. Ses lectures favorises l’entretenaient dans cette foi ; les livres l’avaient abecquée de fausse sagesse, et, avec sa petite ténacité de tourterelle têtue, sa mignonne logique, sa volonté froide, elle s’acheminait vers une croissante sécheresse d’âme, momifiant son cœur : tel lui apparaissait l’idéal de la femme royalisée ; telle elle prétendait être, et à force d’y croire, elle l’était presque devenue.
Desreynes ne savait pas que le mal fût si grave ; il avait connu des femmes plus banales et il jugeait celle-ci semblable à toutes les siennes.
Aussi n’eut-il point d’étonnement quand Jeanne reprit avec lui cette douceur affectueuse qu’il espérait ; il s’expliqua son retour par une évolution normale de sa féminie : ne l’avait-il pas admirablement prévu ? Il se félicita d’avoir laissé la belle amie plus seule avec elle-même, et se loua d’une discrétion grâce à laquelle disparaissaient par degrés les derniers restes de fausse honte.
Jeanne fut exquise, en effet.
Elle eut soin de ne plus rappeler sa confidence désolée, dans la crainte de n’être pas assez forte pour dissimuler pleinement l’impression toujours un peu rageuse qu’elle en gardait ; Georges eut aussi le tact de n’y faire aucune allusion, si sympathique qu’elle fût : il attendait qu’à cela aussi elle revint d’elle-même. Romance étrange, où le chevalier avait une attitude féminine, et la dame un rôle viril.
Elle le vit clairement et en fut très fière.
Cette constatation lui rendit un peu d’indulgence et quelque pardon pour le témoin de sa courte faiblesse ; son jeu de séduction en devint aussitôt plus facile.
Elle se montrait affable, vive, changeante, pleine de soins délicats, et, ne voulant pas être femme, faisait la femme. Georges s’y méprit. Et qu’elle était féline et captivante ainsi !
Chaque jour, ils recommençaient leurs promenades à travers le hasard ; Jeanne admirait des paysages, pour être poétique, et sans trop d’effort, car elle éprouvait devant le beau une impression confuse, plus proche de la sensation que du sentiment, mais réelle.
Elle se jetait dans de subites gaietés, rencontrait des mots piquants, s’alanguissait en de sereines émotions, et reprenait son rire, tout à coup.
— Vous êtes bien femme, lui dit Georges, un jour.
Ce mot faillit amener un désastre. Jeanne dissimula son humeur, mal ; mais elle se consola bientôt et finit même par s’amuser de cette phrase, qui ne prouvait, en somme, que la perfection de sa comédie.
Elle était en ceci dupe de sa vanité ; car elle mettait dans son personnage moins d’étude qu’elle ne pensait : sa jeunesse et sa futilité éclataient malgré tout et crevaient ce masque de futilité même qu’elle avait voulu prendre.
Triste vie ! Elle y trouvait un charme incessant.
Parfois, lorsque Georges se levait tard, elle venait frapper à sa fenêtre, et le raillait.
Il prit des habitudes plus matineuses ; souvent il fut debout avant qu’elle descendît. Il sellait un cheval et suivait Pierre, ou tous deux s’en allaient à pied. Alors, outre la joie intime de ces courses, il prenait plaisir à se savoir désiré, à la savoir vexée un peu, et s’amusait de coquetterie ainsi qu’avec une maîtresse. Contraint par sa nature, il avait entrepris cette conversion comme une conquête d’amour et catéchisait en abbé Louis XV.
Jeanne, dans le dépit que lui donnaient ces fugues, redoublait d’aisance et d’amabilité.
À propos de tout elle questionnait et se faisait instruire. Elle avait lu qu’il est doux d’enseigner, et voulait donner cette douceur à la vanité de son ami, sachant bien que rien n’est plus reconnaissant que notre vanité. Aussi voulait-elle, en prenant la science et les idées du maître, l’attacher à elle comme l’auteur s’attache à son œuvre.
Georges savait parfois ; Jeanne écoutait souvent. Elle devinait plutôt qu’elle ne comprenait les choses supérieures, avec cet art qu’ont les femmes de s’insinuer dans les yeux d’un homme qui leur parle et en qui elles croient, de voir en ses regards afin de voir par eux, et de pénétrer, non pas la vérité elle-même, mais l’opinion qu’en a leur interlocuteur ; elles savent saisir votre pensée si vite qu’elles ont eu le temps de la dire avant vous : génie d’assimilation, de substitution même, qui est la plus réelle intelligence de l’autre sexe.
Ils s’occupèrent longuement des préparatifs de ce grand bal. Ils discutaient l’ornementation des jardins et des salles, traçaient des plans, prenaient des notes, et s’égayaient à imaginer d’irréalisables décors.
Quand ils marchaient dans la campagne, Jeanne s’appuyait à son bras, et inclinait son torse vers la gauche pour qu’il la sentît de bien près. Au bout des silences, elle levait son visage joli, et le regardait avec un sourire lent qui se déroulait, tout rouge, sur la blancheur humide de l’émail ; ses belles dents luisaient.
— Nous sommes bons amis, maintenant, n’est-ce pas ? disait-elle.
Elle avançait sa main jusqu’à celle du jeune homme, et jouait des doigts dans ses doigts.
— Combien avez-vous laissé de maîtresses à Paris ?
Elle voulait attiser son imagination par des souvenirs d’amour, mais Desreynes demeurait, sur ce point, d’une réserve britannique.
— Voilà quatre semaines bientôt qu’elles vous attendent : ne vous manquent-elles pas ?
— Insinuez-vous qu’il soit temps que je parte ?
— Oh, cher !
Sa parole se faisait tendre alors comme un baiser, et son bras pesait plus lourdement.
Lorsque Pierre était là, elle se mettait entre eux : elle les appelait : « Mes enfants. » Elle avait des joies folles et s’accrochait à leurs manches pour sauter des mètres de cailloux ou de sable. Ces promenades à trois l’amusaient, car sa perversité y trouvait un piment nouveau, mais elle préférait leur solitude à deux, qui la laissait plus libre.
Ils se mirent ensemble à préparer les cartes d’invitation : au passage de chaque nom, Jeanne faisait du personnage une peinture rapide et qui toujours était moqueuse, souvent cruelle.
— Le baron Nigault de Valtors, mon amoureux, homme de cheval et de devises : sait par cœur la généalogie et le blason des Arsemar, pour me flatter. Je l’appelle baron Nigault, son vrai nom. ce qui le met en rage.
— Il vous aime ?
— Le demandez-vous ? Il le dit.
— Et vous l’aimez ?
— Il est trop nul !
La vertu était médiocre ; Georges hocha la tête.
— Vous savez bien que je n’aime que vous, fit Jeanne.
Elle rougit malgré elle, à cette phrase, et remua vivement ses papiers. Toujours baissée, elle ajouta : « Et vous ? » Desreynes, assez gêné, répondit :
— Mais comment donc ? Je vous adore. Est-ce que je n’aime pas toutes les femmes ?
— M. le substitut Perrenet… Rien de commun avec le peintre.
Elle fit une pause.
— Mon compatriote : parle de ses affaires, admire ses réquisitoires et ses favoris, fait des phrases myriapodes qui mettent leur mille pieds dans les plats, cherche un beau mariage et le trouvera : un imbécile, avenir sûr.
— J’en connais mille.
— Madame la sous-préfète, la Parisienne de l’arrondissement, ma rivale blonde : homme et sans maîtresse, c’est elle que je prendrais.
— Est-elle donc à prendre ?
— Naïf ! Nous sommes toutes…
— Parbleu ! On voit bien que vous n’avez jamais essayé.
— Si nous essayions, messieurs, nous réussirions mieux que vous ; les femmes savent seules que nulle n’est inviolable : il ne faut que choisir la phrase et la minute : vous vous y entendez fort mal.
— Qui vous l’a dit ?
— Nous devinons, nous autres. Voulez-vous que je vous dise le secret de don Juan ? Il est femme…
— Vous êtes dure pour lui.
— M. Pancelat, receveur des domaines, un druide : pontife, augure, nullité, vit retiré dans une grande barbe ; un front superbe : sa large tête hydrocéphalique est une loupe où se grossit la bêtise des autres. On raconte qu’il avait mis au fond de son chapeau : « Ex libris, Pancelat. » Très recherché d’ailleurs.
Ils poursuivirent : la journée se passa dans ce travail.
Le surlendemain amena la visite du baron de Valtors, qui apportait ses remerciements et l’assurance de sa gratitude pour l’honneur, etc.
Ragot, les jambes torses, les yeux gros, la moustache rouge et retroussée ; ses quarante ans l’arrondissaient. Il salua Desreynes avec empressement, et lui tendit la main ; il parla de la capitale, du sport et des théâtres ; il citait des noms dans un sourire et faisait l’entendu, puis contemplait Mme d’Arsemar avec une langueur qui lui voilait les yeux.
Georges s’en amusa infiniment et l’aida à être sot. Il pensait remplir ainsi un devoir d’ange gardien, protecteur du foyer, mais il s’y donna trop de plaisir. Jeanne se pâmait. Le succès excita le Parisien, qui fut brillant d’esprit. Le petit baron rivalisait et trouvait d’inénarrables platitudes. Il discuta peinture : Delaroche avait de la couleur et dessinait peu ; mais, en revanche, quelle extraordinaire perfection dans la ligne de Raphaël, et quel dommage qu’il eût une palette si terne ! Il préférait David : il lui compara M. Moulin, professeur au lycée, un incomparable talent : « Il a des embus si délicats !… On voit la toile à travers la couleur, monsieur ! » Georges approuvait. Le gentilhomme cita des vers de l’abbé Delille, en regardant la comtesse. Il terminait ses admirations par un : « Il n’y a pas à dire ! » Il demanda à Desreynes s’il était, en calembour, de l’école intentionniste. Il parla de ses travaux et de ses études ; il venait de découvrir une singulière coïncidence : un voyageur français, au xviiie siècle, introduisit à Bourbon la culture des arbres à épices : il se nommait Poivre !
Le baron voyait là un exemple de la prédestination de certains hommes. Puis il conta des anecdotes et fit des mots. Le rire qu’il excitait le grisa à son tour : il passa une délicieuse journée. Une inquiétude le tracassait pourtant, et Georges lui parut un rival dangereux. Un instant qu’il put être seul auprès de Jeanne, il l’appela : « Cruelle ! » et lui saisit la main. Elle se dégagea sans colère, vivement. Georges avait vu, mais la figure de la jeune femme, pourpre d’un rire étouffé, le rassura ; il voulut néanmoins se venger de l’audace, et replaça le baron sur ses textes favoris d’éloquence. Le causeur devint sublime. Enfin, il déclara, en manière de compliment, que rien n’était tel, pour une nature comme la sienne, qu’une semblable après-midi, entre un homme d’esprit et une jolie femme. Puis il se retira, content de lui, sûr de sa double conquête, et salua du haut de son cheval.
Jeanne était pleine de joie ; elle possédait le Parisien rêvé autrefois dans l’hôte inconnu : elle aurait voulu que Georges restât toujours ainsi. Quelles heures ! Elles lui semblaient d’autant plus charmantes que tout n’avait qu’un fond de malice et de mépris. Elle ne regretta pas d’avoir été aperçue quand le baron lui pressait la main : ce n’était là qu’un thème de plus à tant d’hilarités, et telle sottise ne saurait compromettre une femme aux yeux d’un galant homme. Elle imagina pourtant d’en paraître inquiétée, et s’excusa, se défendit, afin d’être crue un peu coupable, et d’éveiller, s’il était possible, quelque vague jalousie.
Le soir venait. Le couple gravit l’un des coteaux voisins ; et, dans la sérénité du couchant, Jeanne, déjà conquise par sa jeune gaîté, acheva presque d’oublier la rancune. À force de prévenances et d’affectueuses mimiques, elle touchait le point de se leurrer elle-même, et déjà croyait porter à Georges une véritable sympathie, troublée pour une semaine par un malentendu. En une heure son hostilité s’effaça comme en plusieurs jours de patience, et avant que le soleil fût tombé dans la courbe de l’horizon, elle se reprocha d’avoir conservé trop longtemps une colère qui la diminuait dans sa propre estime, comme un nouveau témoignage de faiblesse.
Le soir était superbe : le fleuve se déroulait en ruban de moire bleue sur des peluches aux tons chauds, encadrées dans la gaze des brumes ; une paix infinie embellissait le monde. Au pied de la colline, le Merizet, dans le fouillis des frondaisons, faisait un nid rose et doré. Les passereaux se couchaient en piaillant ; et d’en haut, on voyait les feuilles trembler, comme vivantes.
Georges sentit qu’il aimait cette patrie ; il connaissait maintenant les arbres et les sentes, les rochers et les coteaux, toutes les voix et tous les cris. Ce coin de terre, où tant d’émotions l’avaient secoué pour finir peu à peu dans une adoucissante espérance, ce bois où une femme avait pleuré, cette fraîche maison où l’attachait un devoir de vertu, toutes ces choses lui semblaient une intime partie de son existence et de son cœur.
Jeanne, qui tenait son bras, lui parut vraiment belle, et pour la première fois, dans ce calme, en redescendant vers la plaine, une sorte de naissante union se fit entre ces deux âmes, trop semblables pour l’amour, trop dissemblables pour l’estime.
La nuit roula et s’élargit sur les quatre horizons ; alors la lune, presque pleine, brilla, blonde d’abord, puis toute blanche.
Et quand Desreynes fut seul dans sa chambre, les mains jointes sous la nuque et presque dressé sur son lit, il se ressouvint d’avoir vu déjà l’ombre des feuilles tourner sur les rideaux de sa fenêtre, dans une nuit semblable, mais combien triste, celle-là !
Il pensa comprendre que son imagination l’avait tout d’abord entraîné à un pessimisme excusable, mais quelque peu ridicule ; et, revenant à l’heure présente, il sourit. Quel changement, en effet ! La sympathie après la haine, la confiance après les frayeurs ! Il avait tourné comme faisait la lune.
— Femme que je suis !
Sur cette insolence, il s’endormit très heureux.
Ils n’estaient ny amis l’un
de l’autre, ny amis à eulx-
mêmes.
Mme d’Arsemar avait la voix fort belle, et la musique était à peu près sa seule passion sincère. Au piano, devant ces pages tachées de points noirs et coupées de lignes, elle reprenait vraiment son âme féminine, et savourait l’unique jouissance, encore profonde, qui demeurât possible à cette désorientée : souvent elle s’enfermait chez elle pour jouer ses mélodies favorises ; elle oubliait et s’abandonnait ; c’était comme une régénération : elle en sortait naturelle et meilleure : pour peu de temps.
En cet art seul aussi elle avait avec Pierre une vibration commune : Rubinstein, Beethoven, Berlioz, Wagner étaient leurs auteurs préférés ; Chopin par-dessus tous. Ils passaient, le soir, de longues heures à chanter. Desreynes tournait les pages : il avait de longtemps appris ce rôle nécessaire à ses bonnes fortunes, et personne ne savait mieux que lui cambrer les reins au rebord d’un piano, poser le coude sur la tablette, et sourire d’approbation. Au fond, il n’avait de la musique qu’une demi-compréhension, ne le cachait point, et se permettait même un peu de dédain pour la mélomanie affectée de notre siècle. Il disait, en se levant de table :
— N’allons-nous pas verser quelque bon flot de mélodie ?
Merizette le battait, indignée de l’irréligion.
— Notre époque a inventé ce culte : c’est un plaisir de névropathes.
Il insistait :
— Que la musique soit le premier des arts sensitifs, je le veux bien, mais c’est le dernier des arts intellectuels. La double preuve, c’est qu’il est le mieux compris des femmes.
Et Jeanne le battait encore, pour défendre son sexe. Elle le poursuivait à travers le salon, et leurs courses bousculaient les sièges.
— Voilà comment j’aime le bruit, criait Georges, celui-là ne veut rien prouver. Fi de vos compositeurs qui font rouler le char du rêve sur le pavé des bonnes intentions !…
Jeanne effleurait les touches du bout des doigts, et Pierre, assis à côté d’elle, posait la main sur son épaule.
La musique le plongeait dans des rêveries proches de l’extase ; Georges restait debout, et certaines phrases l’enveloppaient de charme.
— Je ne peux pas entendre jusqu’au bout ! La musique n’est pour moi qu’un tremplin sur le songe, la sœur du vin ! J’écoute, et je crois écouter : je me réveille très loin ; la musique me rendrait poète ou philosophe ; musicien, jamais !
Le pire malheur de Pierre serait la surdité.
— Plutôt sourd qu’aveugle, répliquait Georges. Une cloche se fêle, un poulet piaule, des pincettes tombent : quelle volupté cela donne-t-il ? La joie des yeux est incessante, pour qui sait voir. C’est par une injustice, que l’art musical accapare ce superbe mot d’harmonie : la vraie, la grande, la constante harmonie, c’est celle de la lumière ; elle seule assouplit et unit tout.
— Taisez-vous donc et tournez les pages, fit Merizette.
Ces soirées musicales se prolongeaient fort tard.
Jeanne avait des élans de passion, de grands cris, des langueurs, des ivresses, et dans l’émotion du chant, une rougeur teignait ses belles joues ; ses yeux brillaient d’un éclat noir. Souvent elle les levait sur Georges, qui, fixe, la regardait ; elle lui souriait alors, et baissait ses paupières avec lenteur. Desreynes en fut parfois remué : Jeanne le devinait.
— Quel est votre idéal de la femme ?
— Faible et douce ; qu’elle saute et chante comme un oiseau.
Elle vit un compliment dans cette phrase : tel était pourtant le contraire de sa nature ; mais l’admiration de soi-même se contente aisément de tout.
La comtesse parlait à fréquentes reprises de sa toilette de bal, mais n’en voulait pas détailler le secret : une surprise ! Elle avait inventé cela, et le baron en resterait fou.
Le jour de la grande fête approchait.
Une après-midi, comme Georges errait dans la bibliothèque à chercher quelque livre, Jeanne entra.
— Voilà mes amis, dit-elle, quand vous n’êtes pas chez nous.
Elle montrait les rayons où les volumes s’alignaient par milliers.
— Pierre a hérité cela de son oncle, un vieux célibataire, très grave et très léger… Il y a là des choses…
— Des romans ?
— Je les évite : ce sont des envahisseurs ; les lire, c’est remplacer sa propre vie par celle des autres, et je me parais encore trop jeune pour cela… bien que je m’ennuie à mes heures. J’aime mieux l’histoire, les sciences, ce qui fait réfléchir sur soi-même… Je suis une drôle de femme, n’est-ce pas ? D’ailleurs…
Elle s’arrêta, puis, d’un geste décidé, prenant Georges par la main, l’emmena.
— Venez voir !
La salle était vaste et sévère ; dans un coin, se dressait un meuble antique, en chêne sculpté.
Jeanne s’appuya sur le bras du jeune homme, et se pencha vers son oreille.
— L’oncle était un damné libertin ; là, c’est l’enfer ! Georges recula, jouant la terreur ; puis, il se rapprocha du meuble avec prudence et feignit de vouloir en forcer la serrure.
— C’est solide ! Mais si vous me juriez le secret…
— Vous savez ?
— Je sais où est la clef.
— Vous ne l’avez jamais prise ?
— Peut-être…
— Vous êtes une curieuse, et les nobles dames ne doivent…
— Les nobles dames ! Tout pour vous, n’est-ce pas ? Et vous vous étonnez qu’on se révolte un peu ?
Son attitude contrastait avec ses paroles, car elle baissait le front. Les femmes ont-elles jamais un air plus chaste qu’à l’heure où elles renoncent la chasteté ? Ses grands cils faisaient une ombre sur le bord de ses joues qui venaient de rosir, et ses paupières paraissaient plus blanches. Elle ressemblait à une vierge qu’on trouble, et plus troublante par cela même, elle attendait.
— Mais enfin, qu’avez-vous là dedans ?
— Oh, je n’ai pas compris toujours…
— Des gravures aussi ?
— Il y en a dont on croit qu’elles vous révolteraient. On nous laisse bien ignorantes, nous autres, même quand nous sommes mariées…
Certaines femmes vertueuses ont, pour parler de la volupté, des termes répugnés et presque répugnants, qui prouvent que le mariage ne leur a révélé que les dégoûts : Jeanne n’était point de celles-là, bien que sa curiosité anxieuse en fût encore à lui promettre la fin d’un rêve commencé…
Elle s’exprimait languissamment.
Georges cherchait la cause d’une si étrange confidence. En d’autres temps, il l’eût prise pour une invitation à tout oser : il la conçut un instant, cette idée d’une provocation galante, mais il la repoussa, honteux de l’avoir eue.
— Vous ne direz rien à Pierre, n’est-ce pas ?
— Si vous me promettez de ne plus…
— Promettre, non !
— Je ferai cacher la clef si bien…
— J’en ai l’empreinte !
— J’emporterai les…
— J’ai tout lu !
Elle éclata de rire.
— Soyez gentil. Voudriez-vous trahir ma confiance ? Je m’ennuie quand je suis seule. Laissez-moi mes livres.
— Pourquoi choisir ceux-là ?
Elle pencha la tête et dit : « Cela dépend des jours. »
Elle le caressait de la main, avec des mines d’enfant.
— Je suis une fille d’Ève, je voudrais savoir. Ai-je donc si mal agi ? D’autres le feraient et n’en causeraient pas.
Elle ajoutait encore :
— Je me suis déjà tant confessée à vous, ami ! Vous savez des misères que tout le monde ignore. Et puis, le plus grand charme des secrets, c’est de les dire.
Au fond, Jeanne redoutait peu la trahison de Georges, mais elle feignait d’y croire. Elle n’ignorait pas combien le jeune homme hésiterait à instruire Arsemar d’une telle curiosité, et au lieu de crainte, elle ne trouvait là que le plaisir d’un hypothétique péril, et la joie d’avoir introduit dans leur liaison un sujet nouveau de complicité. Elle avait, d’ailleurs, parlé sans préméditation, dans l’entraînement d’une invention subite, par bravade, mais elle se loua de cette forfanterie comme d’une combinaison machiavélique. Elle ne réfléchit pas qu’une semblable révélation pouvait secouer Desreynes dans sa quiétude, et arrêter une conquête qu’elle jugeait si bien commencée.
Georges garda de cet aveu une contrainte douloureuse ; il sentait un obscur danger ; mais il redoutait de revenir aux soucis déjà anciens, à la méfiance des premiers jours, et de renoncer au calme dans lequel il s’abandonnait. Il éprouva la lassitude d’un homme qui, à la nuit tombante, s’aperçoit qu’il s’est trompé de route et se désole de rebrousser sur tous ses pas. Il avait fait avec amour cette route progressive dans la paix, et l’idée de la quitter le rendait lâche. La confidence de Jeanne l’occupa jusqu’au soir, et jusqu’au soir il fit effort pour l’oublier. Expérimenté par ses premières terreurs si vaines et si folles, il jugea que le mal, en somme, n’était pas grand, et que cette femme avait pu sans crime céder à une tentation bien explicable, et qu’il fallait tenir compte de toutes les excuses, pour se faire une raison…
Il demanda à Pierre la clef du meuble en chêne, et, afin d’en visiter le contenu, s’enferma dans la bibliothèque.
Une centaine de livres étaient là, de toutes sortes.
Il rencontra les bouffonneries de Scarron à côté des poèmes galants de la régence ; de fines épigrammes à côté des lourdes gravelures de la Révolution ; Baudelaire coudoyait les marquis de Sade et d’Argens, et la Fontaine s’appuyait à Musset ; Mirabeau entre Glatigny et Monnier ; Balzac entre Diderot et l’Arétin ; Restif de la Bretonne auprès du Meursius ; l’infini culte de Priape, ancien, moderne, de tous les temps, le Musée secret de Naples et tout le Parnasse satirique, puis un débordement de modernités bruxelloises.
Les cartons contenaient des reproductions de Boucher, Watteau, Coypel, Rubens, Kaulbach, Le Poittevin, Courbet, vingt autres, et de fantastiques albums japonais, et une collection des merveilleuses eaux-fortes de Rops.
Desreynes, en tournant les feuilles, se rappela qu’une femme les avait tenues et s’était attardée dans leur contemplation : ce souvenir le troubla pendant quelques minutes, et le ravit : mais soudain il en rougit comme s’il eût avoué tout haut quelque infamie.
Alors, il entendit dans le couloir un pas léger qui approchait, et le bouton de la porte tourna : en vain ; il tourna une seconde fois, avec plus de force.
— Cachottier, dit la voix.
Puis, les pas légers s’éloignèrent dans le corridor, et se perdirent.
Georges conserva la clef du meuble, et Jeanne l’en railla.
Il s’excusait : « Ne croyez pas que j’agisse de la sorte pour le malin plaisir de vous taquiner ; certaines choses ne sont pas faites pour les femmes ; ce qui est sans danger pour nous devient périlleux pour des imaginations trop sensibles. »
Puis, il moralisa : à quoi bon connaître le mal ? La sensualité n’est que la consolation de ceux qui n’ont pas d’amour, et le vide qu’elle laisse est plus terrible que celui qu’elle a voulu combler.
Merizette écoutait avec une bienveillance docile, un peu narquoise ; elle lui demandait s’il avait toujours pensé ainsi.
Ces conversations la chatouillaient par leur côté scabreux ; elle s’enchantait aussi de cette aventure, parce que Georges y avait donné un encourageant témoignage de sa faiblesse. Il n’avait rien dit, rien fait ; il pactisait donc avec sa conscience, et se tenait pour satisfait par une demi-mesure de prudence. Jeanne, avec son flair féminin, plus qu’avec sa logique, avait déjà deviné en lui une nature passive malgré l’orgueil, et soumise aux influences autant que révoltée aux ordres ; ce dernier événement la confirma dans son appréciation et acheva en même temps d’effacer toute trace de vieille rancune.
Elle estima d’ailleurs qu’il y avait dans la conduite de Georges une preuve de sympathie pour elle, et se persuada qu’il aurait agi avec moins d’indulgence, aux premiers temps de son séjour. Elle sentait bien qu’il la voyait plus aimable et plus jolie, inconsciemment obsédé par la séduction d’un compagnonnage de chaque heure, enveloppé d’un charme inéluctable, pénétré. Elle le sentait.
Les femmes, qui ne règnent que par l’amour, se réjouissent de tout ce qui leur apporte une preuve de cette puissance éphémère, et n’aiment rien tant que de bouleverser par elle l’ordre régulier des choses : aussi sauront-elles gré à un sot qui, par amour, gagnerait de l’esprit, et à un homme de mérite qui paraîtrait sot.
Georges s’amollissait au milieu de ses propres sermons ; et Jeanne, pour l’affadir davantage, le ramenait à ses prêches, sachant qu’il n’était pas de ceux qui s’exaltent dans la constance d’une pensée ; elle le voyait descendre et lutter de raison pour composer ce que le sentiment seul aurait dû lui dicter.
Elle le nommait dévotement : « Mon père. » Elle lui demanda en riant si la mémoire de ses maîtresses ne le poursuivait pas, et comment il pouvait s’assouplir à ses récentes vertus d’anachorète.
— N’allez pas au moins faire la cour à ma femme de chambre : elle est mignonne.
Georges revint à la bibliothèque et s’y enferma ; Merizette l’en plaisantait : aisément, car elle ressentit une sorte de sincère répugnance pour cette curiosité presque honteuse, mais sans imaginer qu’elle dût se mépriser du même coup.
Et, jour par jour, Georges sembla devenir triste.
Il éprouvait une langueur indéfinie, qu’il attribua à la dernière révélation de Jeanne, et se reprocha d’attacher tant d’importance à cet enfantillage. Les journées lui paraissaient sans terme. Un besoin de changement l’appelait-il déjà ? Il examinait les arbres d’un air ennuyé ; lorsque Jeanne était à son bras, il l’oubliait ou la regardait trop. Pourquoi donc ? Il tomba dans de longs silences, qui n’étaient remplis d’aucune pensée intérieure ; il répondait par des monosyllabes étonnés. En vain, la jeune femme développait mille grâces ; il semblait ne lui donner qu’avec effort un sourire complaisant et distrait. Ces prostrations le prenaient même parfois en compagnie de Pierre. Il crut qu’une décadence intellectuelle commençait pour lui.
— Ah, je suis bien fini !
Il se déclara que cette vie nouvelle lui avait un instant rendu quelque santé, mais qu’il ne se trompait guère, lorsqu’en quittant Paris il disait « trop tard » à la guérison.
— Qu’est-ce que tu as donc, mon pauvre Georges ? demandait Arsemar.
— Rien.
Jeanne prit compassion de cet état ; elle voulut occuper leur hôte et le distraire de lui-même. Oui, compassion, vraiment : c’était une revanche.
Elle se mit, avec Desreynes, à préparer les salles pour le soir de la fête. Elle le chargeait, le pressait, le forçait à courir : la maison tout entière roula dans un chaos ; Jeanne découvrit des nids de poussière, et s’irrita contre ses gens ; les domestiques affairés passaient en grande hâte ; les salons, grandis par leur nudité, peuplés de sièges en droit ordre, se faisaient plus sonores, et dans l’embrasure des fenêtres une flore verdoyante montait.
La serre fut parée.
Jeanne s’en réserva la décoration ; Georges suivait la jeune femme, un peu amusé par tant de trouble ; même, quelques gaîtés le secouèrent dans sa torpeur.
Merizette voltigeait autour de lui, dans son peignoir clair.
Elle affectionnait ce costume presque antique, simple et beau dans ses longues lignes qui s’assouplissent aux rondeurs du corps, si chaste et si troublant tout ensemble, où la femme se perd et se modèle tour à tour, qui la rend invisible parfois, et parfois la révèle plus que nue en la dessinant de caresses.
Jeanne, souple, vive, la taille fière et sans corset, les cheveux un peu dépeignés, sautait sur la pointe de ses fins souliers, avec des légèretés de pinson, et ses manches assez larges s’envolaient comme des ailes.
Georges se plaisait à la voir, et s’y attardait : il admira la plastique régularité de ses formes, et, pour la première fois peut-être, puisa dans cette contemplation une captivante jouissance d’artiste. Rien de plus, pensait-il, et pourtant il faillit se reprocher cette attention physique : l’épouse de Pierre ne devait-elle pas demeurer dans une brume de sanctuaire, dans une demi-abstraction religieuse ? Par un contraste de sa propre nature et de sa vie, il l’avait rêvée impondérable, faite d’éther ou de fumée, comme la conception d’un dieu ; il l’aurait voulue au-dessus de l’attaque et du soupçon.
Il s’étonna presque de lui reconnaître tout d’un coup, et d’une façon si précise, une grâce si séduisante de femme. Jeanne se multipliait autour de lui ; elle était partout, courait, revenait sur ses pas ; il la voyait au sommet d’une échelle, puis à terre ; en passant, elle lui fouettait les jambes, de sa jupe ; il se retournait, et l’apercevait juchée sur quelque haut gradin, et comme suspendue dans les branches. Cette vitalité le rajeunissait. Il s’offrait, à regarder Jeanne, le plaisir des vieillards qui contemplent les enfants ; avec un charme de plus.
— Mais venez donc m’aider, paresseux ! Je ne suis pas solide !
Debout sur une chaise en bois dont les pieds mal équilibrés s’enfonçaient dans le sable, la châtelaine, les bras levés, accrochait une lanterne chinoise dans les rameaux d’un oranger. Desreynes s’approcha et contint le dossier du siège. Les pans de la robe effleuraient son visage ; une tiède odeur d’iris nageait dans les plis de l’étoffe, et contre son épaule, Georges sentait un contact de chair. Merizette, du bout de la main gauche, s’appuyait sur la tête du jeune homme : elle se haussait ; chaque mouvement les déséquilibrait tous deux et les froissait l’un contre l’autre. La besogne était longue, paraît-il ; Georges regardait le sol.
— C’est loin, soutenez-moi !
Il tendit le bras pour l’aider, mais la chaise fit bascule : Jeanne poussa un cri, tomba à la renverse, pliée en deux ; vivement, il la saisit : elle était sur son épaule, les reins cambrés contre son cou ; mais avant qu’il pût la déposer à terre, elle s’était déjà redressée, d’un bond, arrachait de sa hanche, avec un geste de colère, la main qui l’avait prise, dardait une menace dans les yeux de Desreynes, et, rouge, s’enfuyait.
Tous les hommes se haïssent
naturellement.
Georges resta stupéfait ; les ongles de la jeune femme avaient déchiré sa main ; il était sur de n’avoir rien fait qui la dût révolter, et ne s’expliquait pas qu’une simple maladresse l’indignât aussi fort.
Il pensa l’avoir serrée trop étroitement, et attribua à la pudeur cette colère soudaine et cette fuite.
Jusqu’au soir, Jeanne l’évita ; mais après la veillée elle s’approcha de lui :
— Pardon, dit-elle à voix basse.
Il comprenait mal ; pourtant, il demeura satisfait de reconnaître en elle une chasteté si scrupuleuse, et dont il ne la croyait point capable. Mais, ce mot de pardon ? — Elle a senti combien sa crainte était déplacée, offensante même, et s’en excuse.
Au lendemain, Jeanne rougit en le voyant, et reprit son allure ordinaire.
C’était le jour du bal ; les deux amis laissèrent la petite comtesse aux soucis de toilette, et sortirent.
— Tu ne sais pas, dit Pierre… mais tu me promettras le secret ? Je prépare sournoisement notre retour à Paris ; je laisse à Berthaud la direction des affaires : c’est un garçon sérieux et entendu… Elle va être si heureuse ! Ne lui raconte rien ; je suis égoïste, moi, et je veux me réserver la joie de porter les bonnes nouvelles.
Les premiers lilas fleurissaient ; Pierre et Georges marchèrent longtemps.
Ils s’arrêtèrent au bord des brandes, parmi l’avalanche des roches qui se poussent vers le fleuve, sinueux et fou dans cet endroit. Tous deux aimaient ce coin sauvage, noir, peuplé de ronces et de genêts, et qu’assourdit la rauque brusquerie des eaux.
— Voilà que je préfère à notre bal, mon Georges.
Étendus sur un pan de mousses, ils se perdaient en de vagues causeries sans suite, regardant tour à tour le ciel bleu et la rivière blanche. Subitement, Pierre se dressa, sauta sur Georges, le saisit aux épaules, l’enleva de terre et plaqua sur le sol un violent coup de talon : à la place où Desreynes s’était couché, une vipère, les reins écrasés, les dents accrochées à la guêtre de Pierre, se tordait. Arsemar prit la bête par la queue et lui brisa la tête sur un roc.
— Elle glissait sous ta nuque !
— C’est donc ça qui me chatouillait ?
Un dernier frisson vibrait dans ce corps mince et luisant, que Georges toucha d’un doigt répugné.
— Si nous rentrions, fit Pierre : on a peut-être besoin de nous, là-bas ?
Desreynes prit la main de son ami et la serra.
— Que tu es enfant, Georgeot ! Est-ce que tu n’en aurais pas fait autant ?
Il ajouta encore ému :
— Ce n’est pas bien dangereux, mais j’ai eu petit pour toi… Allons, en route !
Ils arrivèrent.
— Vous avez failli danser sur mon cadavre, belle dame !
Georges raconta l’aventure : Jeanne écoutait avec un frémissement de peur et de dégoût.
— T’es-tu lavé les mains, au moins ?
Elle sauta au cou de son mari, puis de Georges, et les baisa tous deux.
Le dîner fut court et rieur. L’incident avait réveillé Desreynes, qui se montra tout heureux de vivre.
Il avait inconsciemment cette joie que l’existence rend à ceux qu’elle lassait, dès qu’ils ont manqué de la perdre. On se sépara. Merizette se faisait belle, et les deux amis, en habit noir, se retrouvèrent ensemble.
Trois invités étaient venus déjà, et se promenaient dans les jardins, en attendant.
— Qu’ils attendent !
— Qu’ils se promènent !
Droits et corrects dans leur costume de bal, Georges et Pierre s’admiraient l’un l’autre.
— Comme il y a longtemps qu’on n’a marché ainsi, bras dessus, bras dessous, tous les deux, avec le claque et les gants blancs ! Nous allions chez les autres, on vient chez nous, maintenant !
— C’est drôle ! Les mêmes souvenirs nous montrent que nous vieillissons, et à la fois nous rajeunissent…
Des serviteurs allumaient les flambeaux : dans le parc, des taches de clartés multicolores s’épanouissaient entre les frondaisons plus vertes : de-ci, de-là, il en naissait ; plus loin de nouvelles naissaient encore. Lentement, ce fut comme un cercle de feux épars qui cernaient le château. Au large, dans cette demi-lueur, on entendait des appels. Deux torchères brûlaient sur le perron. Il y avait des étoiles plein le ciel, et des parfums plein l’atmosphère. Dans la maison, autour des salles, les feuilles des arbres exotiques brillaient d’un éclat de métal, semblables à des plantes fausses. Une tente grise et rose menait du salon à la serre, où un jet d’eau chantait dans l’air attiédi.
— Me voilà !
Jeanne parut, debout sur le seuil.
Elle était entièrement vêtue de noir : une cuirasse de satin, basse et sans épaulettes, ronde comme un corset, l’emprisonnait des hanches jusqu’aux seins, et tout le haut du torse restait nu ; sur les épaules toutes blanches s’arrondissait une imperceptible chaînette d’argent mat, ornée au centre d’un diamant ; la jupe, sans traîne, était drapée de dentelles. Les pieds, qu’on entrevoyait sous la maille des soies, s’habillaient à peine d’un fin soulier, et les gants noirs, aux manchettes de dentelle, montaient jusqu’à la naissance des bras. Elle avait aux oreilles deux clous de diamant, qui scintillaient au-dessous des cheveux sombres et plaqués ; et marmoréenne ainsi, d’un bloc posé sur son socle d’ébène, elle ressemblait à un buste vivant de Paros.
Les deux hommes furent éblouis : elle était superbe et désirable, décente aussi, malgré l’audace de ses épaules dévêtues.
Elle souriait et se tourna.
À sa nuque ondulaient des frisons légers ; sur son dos, souple et charnu, le corsage s’évasait. Elle resta sans bouger, le visage de profil, se détachant en clarté sur la pénombre d’une fenêtre. Oui, vraiment belle, elle l’était !
Georges, fasciné, s’approcha. Elle inclina la tête. Ses vêtements paraissaient dressés autour d’elle ; il semblait qu’en la saisissant au col, comme on empoigne un glaive, on l’eût dégainée toute nue !
Pierre un peu jaloux des hommes qui la verraient ainsi, voulait parler, quand un domestique cria des noms : avec force révérences, les trois promeneurs du parc arrivèrent en file indienne, inquiets sur le parquet glissant : ils s’assirent, les genoux tendus, en cachant leurs pieds sous les fauteuils.
— Mais très bien, je vous remercie, disaient-ils. Et l’on parla de la saison.
Puis, des roulements de voitures, des grelots, des coups de fouet, des cris ; des pas couraient devant le perron, des roues grinçaient sur le sable. En un quart d’heure le salon s’emplit. D’Arsemar présentait les hommes à son ami ; Jeanne s’empressait à toutes les dames, qui s’avançaient rigidement, avec des gestes préparés pour être naturels. L’arc-en-ciel des robes se déploya sur les fauteuils au bruit des soies froissées.
Les invitées regardaient la comtesse de côté, avec un œil arrondi ; quelques cavaliers chuchotaient un juron admiratif, vers l’oreille d’un intime.
La noblesse arriva plus tard ; les noms sonnaient ; à chacun d’eux, on voyait toutes les têtes de femmes converger d’ensemble sur la porte, avec l’exactitude d’une manœuvre militaire ; on causait à voix basse. Georges, debout près du piano, était magnifique. Les mères contemplaient comme les filles.
— C’est un Parisien.
— Il est très riche.
— Il est très bien.
— C’est un artiste.
— Oh !
Mais l’hôtesse rappelait tous les yeux.
— Peut-on ?
— Un mari peut-il ?
— Oh !
De petits sifflements satiriques susurraient sur les bouches. Une froideur régnait encore. Mais l’atmosphère s’échauffa ; la sous-préfète parut ; les dialogues s’animaient.
Sous les fenêtres du salon, des accords se modulèrent et tout un orchestre chanta : les dames immobiles avaient de tendres airs pensifs ; les demoiselles arrangeaient d’un coup de main les plis de leurs jupes ; les messieurs, raides contre les chambranles, s’étudiaient à écouter. Un petit mouvement de tête signalait parfois les plus apparents connaisseurs ; il entraînait aussitôt beaucoup d’autres mouvements de têtes. L’orchestre s’enleva, dans une brusque colère de cuivres, et tout le monde se redressa en souriant de plaisir.
— Quelle jolie installation !
Les dialogues reprirent discrètement ; mais la comtesse ayant parlé tout haut, chacun parla.
Jeanne traversa le salon, seule, sous l’éclat des lustres ; à sa droite et à sa gauche les faces tournaient comme dans un sillage. Maintenant, l’orchestre soutenait les conversations, et quand il se tut, on fut gêné pour parler encore.
Les hommes s’approchèrent des fauteuils comme des automates de salutations.
— Madame !
— Monsieur !
Le baron de Valtors se multipliait auprès des plus jeunes ; bon nombre en étaient flattées.
— Ne chanterez-vous pas quelque chose ?
— Vous nous direz des vers ! Le baron dit si bien, madame !
— Je sais, madame !
— Oh, monsieur de Valtors, je disais tout à l’heure à madame… et vous me comprendrez, vous qui êtes poète : n’est-ce pas qu’avec une pendule et des fleurs une chambre n’est jamais déserte ?
M. Moulin exposait à Georges ses théories sur la peinture.
— … À moins que le bitume n’ait pas dit son dernier mot…
Toutes les phrases faisaient tous les sourires.
— Vous n’avez pas amené votre demoiselle ?
— Elle est si jeune !
— Et si jolie !
Un père qui appelait sa fille cria : « Jeanne ! » Pierre se retourna brusquement.
— C’est plus fort que moi, dit-il à Georges : il me semble que nulle femme ne peut porter son nom…
Desreynes fut présenté à la sous-préfète, Parisienne blonde, qui riait. Il s’amusa de son humour.
La fille du percepteur vocalisa une romance d’amour ; l’orchestre lança un galop qui fit frémir les robes claires.
Le baron avait préparé quelque chose, et sut avec tant de grâce se trahir, qu’il fallut le prier de prendre la parole. Mais il se récusait, indigne ; de nobles personnes insistèrent ; il allait céder, puisqu’on l’y obligeait, quand la musique d’un quadrille précipita les danseurs au travers de la salle ; les jeunes filles se levaient en posant leur éventail, et le baron s’assit au bord d’une douairière.
Desreynes avait engagé la sous-préfète, et la comtesse fut leur « vis-à-vis ». Puis ce furent des polkas et des valses ; les robes s’envolaient dans des tourbillons de lumière. Jeanne, en rencontrant Georges, lui souriait : ses lèvres étaient fort rouges sur ses dents blanches.
La première heure s’écoula ; Pierre ne dansait point ; Desreynes, au milieu de ces visages inconnus, se sentait dans sa propre maison et recevait les gens comme ses hôtes, Merizette l’en remercia.
— Vous ne m’invitez pas, ami ?
Il avait peur un peu ; et lorsque, dans une valse, il l’eut entre ses bras, il crut concevoir qu’il faisait là quelque chose de mal. Elle se serrait contre lui. L’étoile de diamant étincelait sur son épaule : sa chair avait des tons chauds et des courbes douces qu’il voyait se perdre et se rejoindre ; de son corps montait l’odeur d’aucune autre femme ; ses yeux ardaient, et quand elle les élevait vers lui, il se sentait trop proche d’elle. Le rythme se précipita. Jeanne, pressée plus fort contre son cavalier, l’entraîna dans une cadence exaltée. Elle avait fermé les yeux. Accrochée à lui, elle le forçait à tourner ; ils pivotaient vertigineusement, les genoux aux genoux. Il sentait à travers son plastron la chaleur et le battement d’une poitrine de femme ; il étreignit sa danseuse et tourna plus vite ; mais soudain : « Assez ! » dit-il. Ils s’arrêtèrent.
Les couples s’étaient lassés depuis longtemps, et, rangés autour du salon vide, contemplaient froidement, comme des bancs d’inquisiteurs.
Georges, d’un coup d’œil circulaire, vit ces figures impassibles. Il dressa le front, dans une hautaine impertinence, et tendit à la comtesse un bras qu’elle prit en riant.
La foule, muette, échangeait des coups d’œil ; les plus politiques inventaient une banalité pour en sourire.
Il reconduisit Jeanne à son fauteuil : il avait un remords et se promit de ne plus valser avec elle.
— Peut-on ?
— Oh !
Il invita des jeunes filles ; toutes avaient ordre de le refuser.
Des couples se dirigeaient vers la serre, où un buffet était dressé.
— Avez vous soif, mademoiselle ?
— Quelle délicieuse installation !
— Il est à quoi, le sirop ?
— La production est un des éléments primordiaux du bien-être social, monsieur.
Desreynes se rapprocha de la sous-préfète et s’offrit en chevalier servant ; ils avaient, dans leurs souvenirs, rencontré des noms d’amis communs ; elle possédait un esprit vif et enjoué.
— Vous êtes un remarquable valseur, mon cher compatriote.
De très près, il murmura une réponse, et elle se voila derrière son éventail.
— Pourquoi donc, alors ?
— Pour que vous me les accordiez toutes.
— Y pensez-vous ? Que dirait la comtesse ? Et son mari ? Je tiens à mes yeux !
— On dirait que je vous aime.
— Déjà ? Et pour la vie ?
— Je le jure sur votre honneur.
— Je suis bien tranquille ! Les hommes disent « toujours », les femmes « jamais », et cela signifie une fois ou deux.
Dans une salle, des gravités jouaient au whist.
Georges quittait peu la Parisienne. Le substitut Perrenet les aborda ; il arrondit quelques phrases avec autorité.
— Mon frère l’a connu à l’École de droit, dit tout bas la sous-préfète. Un jour, à la suite d’une altercation, un camarade gifla M. Perrenet ; il recula avec dignité et dit : « Ah, point de menaces, n’est-ce pas ? »
Le jeune magistrat les suivit au buffet ; ils rencontrèrent la comtesse au bras de Valtors.
— Vous faites des conquêtes. Georges ?
D’Arsemar survint.
— Eh bien, monsieur le comte, avez-vous quelque bonne nouvelle de votre protégé ?
— Quel protégé, monsieur le substitut ?
— Barraton ! L’oubliez-vous ? Avouez que vous m’en avez voulu ; je ne vous en veux pas.
— Je vous garde toujours rancune et je ne vous pardonnerai que si je réussis.
— Réussissez, je vous le souhaite, ayant réussi moi-même, et votre victoire ne donnera que plus de prix à la mienne.
— Qu’est-ce donc ? demanda Georges.
— Un rien, reprit le substitut. Figurez-vous, monsieur, qu’un certain Barraton fut soupçonné d’un vol commis dans les ateliers de monsieur le comte ; les preuves n’étaient rien moins que concluantes ; mais comme j’avais eu, récemment, le malheur de laisser acquitter, coup sur coup, deux prévenus (ce que n’aime pas M. l’avocat général), je fis tous mes efforts pour gagner cette cause. Comprenez ; mon avancement se jouait. J’eus quelque mal, en vérité, et quelque mérite à obtenir la condamnation. Monsieur le comte assistait aux débats, et lorsqu’il me vit, au parquet, félicité par mes collègues du succès de mon réquisitoire, lorsqu’il m’entendit avouer mes incertitudes sur la culpabilité et ma satisfaction sur l’issue finale, il me fit l’honneur d’entrer dans une grande colère… oh ! ne niez pas…
— Je ne le nie point, monsieur, et même…
— Que voulez-vous ? C’est le métier ! Chacun le sien. Ne sommes-nous pas l’avocat de la société ? C’est affaire entre nous et l’avocat du prévenu. Gagne qui peut ! L’un joue sa clientèle et l’autre son avancement, chacun son avenir.
Sur la vie des hommes, n’est-ce pas ?
— Quelquefois seulement… Je disais donc que monsieur le comte entra dans une grande colère et qu’il prit aussitôt un mal énorme pour mener cette affaire en appel. Voulez-vous mon avis ? Je crois que le Barraton sera acquitté devant la cour. Mais qu’est-ce que cela prouve ?
— Cela prouve, monsieur, que la justice est la mort de l’équité, comme l’équité est la condamnation de la justice, et que l’une ne peut vivre, sinon en l’absence de l’autre.
— Ah, permettez…
On faisait cercle.
— Je crois comme mon ami, poursuivit Desreynes, que la justice est un mal, un mal utile ; je m’en sers, mais je ne le respecte pas.
— Distinguons ! Je ne suis pas assis. Le parquet…
— Asseyez-vous sur le parquet.
— Très joli, monsieur de Valtors !
— Ce baron, il est tout or et azur !
— Les hommes n’ont pas de droits naturels sur les hommes.
— Excusez ! La société, dont la base repose sur des conventions acceptées et tendant au bien-être commun, peut créer des lois.
— Mais non des droits, s’écria Pierre. Juger, punir, que ce soit une nécessité, j’y consens avec tristesse ; mais ce n’est pas un droit, en morale pure. Cela est légal, mais non point légitime.
Plusieurs s’ennuyaient : on entendait les mesures d’un quadrille.
— Ces gens de la capitale ont des idées bien subversives et nuisibles au bon ordre.
— Pourquoi viennent-ils chez nous ? Les derniers venus font les cimetières bossus.
— Je crois que le comte se prépare une candidature aux élections prochaines.
— Il n’aura pas ma voix.
— Ni la mienne : c’est un charmant homme, au fond.
— L’ami est bien déplaisant.
— Demandez à la comtesse.
— La sous-préfète ne pense pas ainsi.
— Chacun aime les têtes qui lui plaisent.
— Voyez comme Mme d’Arsemar les regarde !
— On la dirait jalouse.
— Quelle toilette ! Si ma femme…
Jeanne accosta Desreynes :
— Prenez garde de négliger votre Juliette, ô Roméo.
Elle fit deux pas, et, revenant :
— Je vous préviens qu’elle est déjà mariée sous le régime de la communauté.
Elle reprit le bras du baron. Il déclama :
— Comme vous me quittez pour lui, ô perfide ! Vous ne voulez donc pas m’aimer ?
— Ne le demandez plus, je me le demanderai peut-être.
— Je voudrais baiser vos épaules.
— Vous leur faites trop d’honneur.
— Cruelle !
— Nous avons manqué le lancier.
Jeanne éprouvait un dépit de toujours rencontrer Desreynes au bras de la même rivale.
— Soyez gentil avec elle, souffla Merizette ; elle vient d’avoir des chagrins et se console de l’amant avec l’amoureux.
Le baron, dans un intermède, récita quelques vers d’une poésie sentimentale : il secouait sa calvitie.
— Heureux jeune homme, soupira Georges ; moi, j’ai tant aimé que j’en ai perdu l’habitude.
— Pauvre vieillard ! soupira la sous-préfète. N’êtes-vous plus assez faible pour aimer ?
— Ni assez fort pour être aimé.
— Vous n’en semblez qu’à peine triste.
— Il faut être philosophe : j’ai tant d’orgueil que, lorsqu’une chose me manque, je m’en félicite. D’ailleurs, tout veut un terme : vos pareilles m’auraient rendu stupide, ou du moins aussi bête, si vous approuvez la comparaison, qu’une femme intelligente.
Les dames du beau monde se plaisent volontiers et se prennent parfois aux insolences qui sont doucement prononcées, tout au contraire des courtisanes, qui réclament d’abord la déférence et ne se grisent que de respect, à défaut d’or.
La Parisienne ne répondit que : « Vraiment ? »
— Bien vrai ! Je me suis fait bête pour elles, car il faut rire comme elles, parler comme elles, penser comme elles, et tant est grand leur petit égoïsme vaniteux, qu’elles ne sont séduites que par leur propre image, et ce qu’elles aiment en nous, c’est encore elles.
— Vous avez une façon de faire votre cour !
— Un mari en serait rassuré.
— Oh, le nôtre est bien couché, et bien bordé.
Le premier magistrat de l’arrondissement s’était en effet retiré de bonne heure ; la présidente ramènerait madame.
M. Perrenet s’approcha.
— Vous avez beaucoup voyagé en Orient, monsieur ?
Desreynes parla de l’amour et des femmes.
— En sorte, formula le substitut, que l’Occident procède par sélection, et l’Orient par généralisation ; nous cherchons en amour une personnalisé ; ils n’ont souci que de l’animalité.
— Exactement, monsieur.
Les sièges voisins écoutaient : une dame avait écarté sa fille ; des hommes se tenaient presque droits.
— Comment donc alors, demanda le receveur des domaines, expliquez-vous la jalousie bien connue de ces peuples ?
— Ce n’est, monsieur, qu’un exclusivisme de propriétaire, et non une jalousie d’amant ; quelque chose comme une horreur des hypothèques.
— Le proverbe dit pourtant…
— À tout proverbe, on en trouve un autre qui le dément…
— La sagesse des nations…
— La sottise humaine signe volontiers Sagesse des Nations : c’est tout égal, d’ailleurs.
Les regards avaient une froideur de complot. Un banquier s’écarta et dit :
— Ces gens de Paris sont d’une impertinence ! Ils croient tout savoir.
— C’est un peintre. M. Moulin l’a fait causer, et dit qu’il n’a pas de talent…
— Oh, lui-même… Mais, enfin, il s’y connaît. Comment se nomme celui-là ?
— Délaine.
— J’ai vu de ses œuvres, il fait bien. M. Moulin en parle avec jalousie : Genus irritabile ! Car, entre nous, M. Moulin…
— Dame, il ne faut pas se le dissimuler, n’est pas Raphaël qui veut.
— Bien entendu. On naît avec cela.
Les groupes circulaient plus librement ; quelque chose comme de la gaieté se dégageait.
— Ma chère, il a fait une déclaration à la sous-préfète ! La première fois qu’il la voit ! Faut-il qu’une femme…
— En voilà une qui pose pour la grande dame et qui a plus de fermes que de châteaux !
Georges dansait éperdument. Jeanne trouva inconvenante une telle assiduité ; la Parisienne était ravie. Elle disait :
— Voyez donc, mon chevalier, les doux yeux que le baron fait à votre comtesse !
— Ce gentilhomme m’émerveille par la sincérité de sa bêtise, et je ne le comprends pas ! Il est bien sot, mais pas assez pour l’ignorer, car il l’est tellement qu’il faudrait l’être bien plus encore pour ne pas s’en apercevoir.
— Vous êtes jaloux !
Les heures passaient.
Tout à coup, sur un air de galop, de petites tables toutes dressées envahirent le salon, et le souper s’organisa : des familles à peu près sympathiques s’attablaient ensemble. Desreynes se plaça près de sa nouvelle amie. Il se penchait parfois vers son épaule, murmurant une malice ou une galanterie ; la jeune dame minaudait ; il demanda l’autorisation de lui rendre visite.
— Certes, j’y compte bien !
Jeanne les examinait de loin. Elle répondit sèchement à une parole de Desreynes. Il ne s’en étonna point, et attribua cette bouderie à une vanité de jolie femme. Lui-même estimait, d’ailleurs, qu’elle eût pu montrer plus de réserve au baron de Valtors. Il le lui fit remarquer, « pour le monde ». Elle se redressa, piquée d’abord ; mais une seconde pensée la rendit souriante.
— Bien, dit-elle simplement.
Le cotillon déroula ses folies ; le champagne avait égayé toutes les têtes.
La comtesse, à chaque figure, ne choisissait plus que Desreynes : à lui seul le miroir et le coussin ; pour lui seul le flambeau s’abaissait ; à lui ses fleurs et ses rubans : toujours lui ; toutes ses valses furent à lui. On jasait.
— Soyez prudent, lui dit la sous-préfète en balançant son éventail de nacre et de malines : vous dansez trop après souper, beaucoup de généraux sont morts comme cela.
Georges sentait l’imprudence d’un tel jeu, et bien que l’opinion de tous ces gens l’intéressât comme une mouche qui vole, il était importuné par l’honneur de son ami. Il en parla discrètement à Merizette.
— Encore ! Quand les hommes invitaient, vous m’avez délaissée : je me rattrape.
Autour du salon, on se réjouissait du scandale plus encore que du plaisir même, et l’excellence du souper avait rendu des forces contre les maîtres du logis. Que de choses à dire demain ! La comtesse était peu aimée, et d’Arsemar, nouvel Aristide dans l’ostracisme de canton, avait amassé, par la grandeur même de son caractère, d’humbles et glapissantes rancunes. Rien à reprocher à un tel homme, et venu de loin ! Il aurait donc enfin son lot ! Et tout en riant dans sa fête, on se pâmait à la promesse de l’en punir.
On épuisa les suprêmes fantaisies du cotillon ; Valtors usait son génie à se rappeler du nouveau.
Dans le parc, les lanternes s’éteignaient ; une pâleur bleue monta dans le ciel et baigna les vitres blanchies de buée. Le bruit des carrosses roulait sous les fenêtres ; par degrés, le salon se vida.
Au fond des voitures bien closes, dans l’odeur des soies et des fourrures, des dialogues commençaient, tous pareils.
— Quelle charmante soirée !…
— C’est une justice à lui rendre.
Mais chacun hésitait à parler le premier de ce qui les tenait tous au cœur.
— Quelle toilette, cette comtesse !
— Et quelle valse ! Sainte Vierge !
— Chut ! Votre demoiselle entend.
— Ne croyez-vous pas que ce M. Georges ?…
— La sous-préfète aurait donc servi de paravent ?
— Elle ne l’a pas volé !
Les calèches s’attardaient à la porte du parc.
— Ne croyez vous pas, mon cher fils, que ce M. Des Reynes ?…
— Non, ma mère, répondit de Valtors, j’ai de trop bonnes raisons pour en douter.
Le bord du ciel était d’un vert tendre ; les arbres de la route dessinaient de confuses silhouettes. Les attelages se rejoignaient et se dépassaient : les loueurs fouettaient leurs chevaux pour la gloire de l’écurie.
— Alors, vous croyez aussi que ce monsieur ?…
— Dame ! On ne sait pas…
— Euh, euh ! disait le monde.
Dans le salon désert, d’Arsemar, la comtesse et Desreynes entendaient au loin le bourdonnement confus des roues.
La femme, enfant malade et douze fois impure…
Jeanne ne voulut point dormir, et sa fantaisie régla l’existence de tous : il fut décidé qu’on allait réveiller l’aurore. En peu d’instants, la toilette des bals fut remplacée par le costume des champs, et l’on partit. Ils suivirent la route.
Le matin se levait, rose et bienveillant ; le sol, sous leurs pieds las, s’amollissait comme un tapis ; les fougères du fossé pleuraient autour des pâquerettes entr’ouvertes ; au bord des haies d’épines, parmi les branches avancées, les toiles d’araignée ployaient sous une broderie d’argent dont la brume avait emperlé leurs fils. Le soleil, encore au-dessous de l’horizon, lançait de petites flèches d’or. Les feuilles semblaient d’une pâleur grise, et la terre, en cercle, s’étendait, bénie de rosée : on eût dit qu’elle achevait de sommeiller sous un voile de tulle et de blondes. Puis, les rauques aboiements des chiens roulèrent autour des collines ; une cloche d’église tinta mélodieusement. Ils savouraient, silencieux, la paix du jour naissant. Jeanne, entre les deux amis, accrochée à leurs bras, souriait comme l’aurore. Le soleil qui émergeait éclata dans les feuilles mouillées. Ils traversèrent d’étroites prairies : des génisses se levaient dans l’herbe.
Ils descendirent au fleuve, et la jeune femme y voulut baigner ses jambes nues ; assise sur un rocher, elle relevait sa robe jusqu’au bord du genou, et agitait, en riant, ses pieds crispés, qui blêmissaient sous la transparence de l’eau. Elle se pliait en deux, pour voir les flots courir et se renfler autour de ses chevilles : elle aurait voulu se plonger là tout entière, rêvant des Nymphes jadis et des Ondines naguères. Son jupon secouait une dentelle blanche au bord de sa chair brune. D’Arsemar s’agenouilla près d’elle pour essuyer ses pieds qui ruisselaient sur la roche.
Ils gravirent un coteau, puis revinrent au parc.
Chez eux, à la lisière des jardins et du bois, ils s’arrêtèrent devant un pavillon couvert de vigne vierge et de glycines : la maisonnette était à demi pleine de foins en meules ; on la décorait pompeusement, en été, du titre de Hammam, et Merizette « y prenait ses douches ». Là, Jeanne se ressouvint du fleuve, des ondines, des naïades : un nouveau caprice la séduisit. Elle fit jouer les appareils, se consulta pendant quelques secondes, l’index entre les sourcils, et, d’autorité, congédia les deux hommes, disant qu’il fallait que sa femme de chambre lui apportât un peignoir, aussitôt.
Pierre et Georges rentrèrent dans la maison : les sièges, dispersés au hasard, remués et laissés là au travers des pièces poudreuses, avaient un air d’effarement désolé ; les plafonds semblaient plus hauts ; le pas des domestiques sonnait plus fort sur le parquet ; des meubles de toutes sortes roulaient, poussés, et se heurtaient. D’Arsemar considérait ce désordre ; il aurait aimé leur retraite aussi calme qu’un temple.
— Il me semble qu’on déménage mon bonheur !
Jeanne revint, joyeuse et délassée, toute fraîche et tenant dans ses mains jointes une botte de lilas qu’elle leur secoua devant les yeux. Puis elle débarrassa prestement le centre du salon, prit Georges par le bras et le conduisit au piano.
— Vous savez bien une valse, jouez-la.
Elle enleva son mari.
Tu ne m’as pas fait danser, monsieur le comte : à ton tour !
Puis, câline, comme il résistait :
— Pour me réchauffer, dit-elle, tu veux donc ma mort, si tu refuses ?
— Mon cher tyran !
11 la baisa au front et obéit. Desreynes jouait mal et Pierre ne valsait guère mieux.
— Changeons ! s’écria-t-elle.
Alors, Georges la reçut de nouveau dans ses bras, plus enfiévrante encore qu’elle n’était hier ; car, à cette heure, au lieu de la seule vision de ses épaules. il avait, en quelque sorte, le contact de toute sa chair, sous le chaud peignoir de laine qui s’assouplissait dans chacun de leurs pas ; comme la veille, elle se pressait sur lui, mais il la sentait presque nue et plus souple, plus frémissante aussi, et mettant dans son étreinte les mollesses d’un enlacement d’amour. Et, de même qu’au milieu du bal il avait fermé les deux yeux pour ne la point voir, il les ouvrit tout grands, dans cette solitude, pour se bien assurer qu’elle restait vêtue, et regardait voler les larges plis de la robe brune qui tournoyait en fouettant l’air.
— Plus vite !
Mais Georges s’excusa sur la fatigue, et Jeanne lui fit une moue, de pitié moins que de reproche. Il rougit, comme d’un crime, d’avoir, en la reconduisant, le regret involontaire de ne pas la garder davantage ; son remords l’obséda tout le jour, mêlé et confondu au souvenir de cette danse, souvenir si pressant qu’il ressemblait à un désir. Merizette, sur tout prétexte, s’approchait de lui, et le touchait de ses doigts fins, ou le frôlait du vent de ses étoffes. Il crut à un hasard, le soir, quand elle lui serra la main plus fort qu’à l’ordinaire : il attribua à leur sympathie née enfin le plaisir qu’il en éprouvait.
Aussi, une lassitude de toujours rechercher les causes et de toujours rêver au mal possible avait à la longue épuisé sa prudence : les sophismes coutumiers de notre raison nous laissent enfin sans défense contre les cajoleries menteuses, les roueries aimables qui sont comme les sophismes du cœur. Une subite révélation le stupéfia, quand il s’imagina comprendre qu’il portait désormais sur elle moins de soupçon que sur lui-même, et qu’en perdant une par une toutes ses terreurs premières, il en avait insensiblement acquis une autre plus honteuse ; après elle, lui ; après méfiance, défiance. Il demeurait bien sûr, pourtant, de ne jamais faillir dans un sol rôle : mais n’était-ce pas une suffisante misère que d’en avoir pu même concevoir ou craindre la pensée, et n’y avait-il pas une suffisante ignominie dans cette simple assurance qu’il ne faillirait pas ?
Depuis quand donc était-il ainsi descendu ? Depuis quel jour, ou depuis quelle heure ? Il ne trouvait pas, et chaque incident le ramenait plus haut dans sa mémoire : cette matinée, le bal, la serre, les livres, quand donc ? Il se blâma de n’avoir pas songé, de la journée entière, à la Parisienne qu’il avait vue la veille.
— Tout est bien calme ici, maintenant : si je partais ?
Il voulut attendre un jour, pour mieux réfléchir.
Le lendemain, Jeanne l’emmena dans le parc, et s’assit sur un banc, tout près de lui. Elle parlait, avec lenteur, de choses graves ou douces, et parfois elle lui prenait la main. Une véritable gêne alors paralysait tous les mouvements de Georges et toute sa raison : était-ce l’indécise frayeur d’une faute déjà commencée ? Il comprit le sens d’un mot qui jusqu’ici n’avait éveillé que son ironie, mot inquiet et religieux, d’une menace sans colère : le péché !
Jeanne fixait sur son ami, dans de longs silences, ses prunelles claires et alliciantes. Il s’éloignait imperceptiblement, et parvenait à dégager sa main, absorbant toutes ses habiletés dans l’attention de donner à ces retraites une naïve apparence de naturel. Mais Jeanne le rejoignait bientôt, et n’était trompée d’aucune feinte. Elle s’amusait infiniment à deviner le trouble qu’elle imposait et qu’on lui voulait cacher ; tout cela, elle l’avait résolu, prescrit, annoncé ; elle sentait proche le terme promis à sa gageure : quelques jours à peine, quelques jours encore, et cette résistance d’un homme achèverait de crouler devant son caprice de femme, effritée, anéantie sous l’écrasante puissance de ses doigts. Dissoudre ! Un besoin de force tourmentait sa faiblesse. Dissoudre, et rien de plus. Il existe de ces créatures en fonctions pour l’œuvre du néant, et qui, avec une délicieuse inconscience, travaillent d’honneur à la destruction de ce qui les approche.
Qu’il la désirât seulement, et ce serait assez, et son triomphe se trouverait complet, si l’on rêvait seulement de la voir triompher ! Se livrer, à quoi bon ? Céder une maîtrise sur soi-même, abdiquer son indépendance, se soumettre ? Elle voyait dans l’adultère quelque chose de bas, qui répugnait plus à son orgueil qu’à sa vertu, et tous les termes qui désignent l’infidélité d’une femme, excepté cependant le mot même d’infidélité, lui paraissaient blessants comme un lexique d’injures. Elle comprenait le séducteur, mais consentir à être séduite ! Sa pudeur se révoltait contre l’infériorité du rôle fait à la femme, et ses scrupules auraient tourné peut-être en autant de raisons de faillir, si, dans un renversement des lois sociales, il se fût agi de prendre et non pas d’être prise.
D’ailleurs, combien il serait plus charmant d’inciter un désir qu’on n’assouvirait pas, de créer de toutes pièces un rêve qu’on briserait, de commencer pour interrompre, et de laisser une âme, esseulée, entre les doubles ruines de sa vertu première et de son espérance nouvelle. Deux victoires au lieu d’une ! Elle supputait ainsi, moins par réelle cruauté que par inconséquence ; et trop superficielle pour l’amour de la douleur, elle parvenait étroitement à des résultats analogues par un simple amour de l’intrigue.
Elle croyait en effet trop peu à la grandeur des passions véritables, pour concevoir pleinement les souffrances d’une tendresse déçue. L’imagination chez elle remplaçait la sensualité ; elle jugeait Desreynes conformé de semblable sorte, et en cela ne se trompait que de rien. Aussi poursuivait-elle son but avec une parfaite sérénité de cœur, joyeuse du jeu, et satisfaite du succès.
Elle s’admirait sincèrement d’avoir pris un homme dans la rancune pour l’amener dans le désir, car elle se croyait désirée : dans la retenue de Georges, elle voyait la délicatesse d’un ami qui veut rester fidèle, mais par-dessus tout l’émotion d’un amoureux qui se cache à lui-même son propre amour. Comme elle se faisait humble ! Comme elle devenait sororale, afin de conserver le droit des câlineries innocentes, qu’elle donnait en sœur pour qu’on les perçût en amant !
Georges s’y dérobait de son mieux, et plus d’une fois il eut la pensée d’y mettre un terme par une phrase, si difficile à faire ! La crainte du ridicule l’arrêta. Ses anciens soupçons étaient-ils déjà trop loin de lui pour qu’il pût y revenir encore ? Ou le charme de la femme l’avait-il pénétré à ce point qu’il n’eût plus sa libre analyse ? Tout à la fois, sans doute : car la femme abêtit notre raison entière, et ceux qui la méprisent le plus restent ses premières dupes et ses premiers esclaves. À celui-ci, celle-là ne paraissait qu’imprudente en ses enfantillages ; dans une naïveté stupide, qui nous est propre et qu’ignore l’autre sexe, il craignait, par une parole maladroite, de donner à Jeanne l’idée du mal, dont elle se trouvait pleine et tout obsédée.
Il s’écartait, en se forçant à rire, et Merizette lui agaçait le visage avec une grappe de lilas.
— Georges, vous allez me rendre un service.
Elle se leva et lui enjoignit de rentrer à la maison, pour envoyer au pavillon sa femme de chambre et un peignoir.
— Je l’attends là-haut. Vous viendrez me prendre après la douche et nous irons courir.
Desreynes s’éloigna, heureux d’être libre, et la tête un peu lourde.
Il rencontra la fille sur le seuil du perron, et tout en parlant, il lui avait posé la main sur une épaule. Louise était une blanche Flamande, blonde et ronde, de vingt ans. Les soubrettes n’étaient point le faible de ce mondain, mais celle-là lui parut si fraîche, aujourd’hui, que, distraitement, il avança deux doigts jusqu’au rebord du col, en frisant sur la nuque la boucle des premiers cheveux. La servante se prêtait en souriant, baissée un peu, et Georges s’était penché aussi ; il regardait cette belle chair transparente, tiède comme un marbre au soleil, et duvetée. Il dit une galanterie paysanne, qui secoua la riche poitrine sous un rire mal étouffé ; la fille se courba pour fuir, mais tous deux pénétrèrent dans le couloir, firent quelques pas ainsi. Il la tenait toujours à la nuque, qu’il baisa, et la Flamande partit d’un large éclat de gaîté. Georges se retournait, quand il vit la comtesse, immobile, pâle, les bras croisés, raide et haute sous le grand cadre lumineux de la porte.
Il hésita sur une route à suivre, et continua droit devant lui.
Alors, Jeanne s’écarta et, d’une voix sèche, elle dit :
— Passez !
11 passa, et descendit les degrés du perron ; il éprouvait quelque honte de la mésaventure : la vie est semée de ces fautes mesquines et méprisables, qu’on veut bien raconter alors qu’elles sont anciennes, mais dans l’accomplissement desquelles notre petitesse rougit piteusement d’être surprise, comme si le cynisme de l’aveu pouvait seul effacer le ridicule de la faiblesse. Puis, n’est-ce pas l’infimité même de la faute qui nous rend impardonnables aux yeux du monde ? Desreynes se fût loué d’une duchesse et se blâmait d’une suivante. Il mâchait sa moustache et fronçait le sourcil. Il aperçut au loin Merizette qui montait vers le pavillon, d’un pas rapide.
Elle entra, et fixe, dans l’ombre de la salle aux volets clos, s’arrêta. Elle tremblait.
Elle ne douta pas d’une intimité absolue. Elle balbutiait.
— Ainsi donc, elle avait fait le jeu de cette fille, d’une fille venue on ne sait d’où, vague souillon d’office ! Ses tendresses et ses bontés ne servaient que de prélude aux galanteries de l’antichambre, et tout l’échafaudage de ses combinaisons croulait dans les mains rouges de cette campagnarde ! C’est pour une gueuse qu’elle travaillait et qu’il la dédaignait, qu’il s’était gaussé d’elle aussi longtemps ! À chaque pensée nouvelle, son indignation s’exaspérait. Oh, se venger, écraser un tel sot, hypocrite et vil à ce point ! Leur dupe ! Cette idée surtout la fouettait comme une lanière. Elle s’injuriait d’avoir été bafouée par ce couple de goujats, et contre lui, contre elle, contre tous, sifflait entre ses lèvres minces des mots haineux dont les grossièretés soulageaient sa fureur. Certes, elle se vengerait ! Elle songea à présenter à Pierre le billet d’amour écrit autrefois par Desreynes et à se plaindre d’une tentative de séduction. Non, la ruse serait trop lourde, et Georges n’aurait pas assez à en souffrir ! Mieux, à ses pieds ! Il faudrait qu’il y vint, là, pleurant de détresse et de passion, traître à tout. Il y viendra ! Et comme elle le souffleterait, alors ! Ah, dût-on, pour ce triomphe, étouffer dix mille pudeurs ! « S’être moqué de moi ! » Et Jeanne pleura de rage sous ses poings fermés, en mordant le coin de ses doigts.
Elle se jeta à terre ; roulée parmi les foins coupés, elle enfonçait ses coudes dans le creux des meules, et de grosses larmes serpentaient le long de ses bras. Soudain, elle entendit des pas sur le sable de l’allée ; elle se dressa d’un bond.
— Attendez !
Alors elle s’essuya le visage et commença lentement à se dévêtir, puis tout d’un coup :
— Suis-je folle ? Elle se rhabilla. — Entrez ! cria-t-elle à Louise.
Georges était loin de soupçonner un tel orage ; l’optimiste de certains hommes n’est souvent fait que d’une paresse d’esprit. Sceptique bien plus que pessimiste, celui-ci s’accommodait aisément des plates nullités de la vie, et toutes ses humeurs se dissipaient sans peine dans un sourire d’insouciance. Quand il eut dépensé quelques minutes à pester contre sa sottise, il ne vit plus dans l’escapade qu’un vaudeville assez banal à terminer par un bon mot. Même n’y avait-il point là un réel bénéfice, puisqu’on y pourrait voir une preuve un peu blessante de son indifférence ? Il alluma un cigare.
Mais bientôt il croisa la servante, qui revenait du parc, tout en pleurs. Il l’interrogea ; elle sanglotait à chaque parole. Madame l’avait traitée comme une misérable, comme la dernière des dernières.
— Elle a failli me battre ; elle jure que je finirai dans de mauvais endroits ; je suis une honnête demoiselle, et personne n’a jamais rien dit de pareil ; ah ! si mon père avait entendu ; quel guignon de servir chez les autres ! elle me chasse comme un roquet ; c’est à cause de vous…
Elle suffoquait en d’énormes soupirs d’enfant. Georges écoutait, un peu ému, deux fois peiné, et par ce chagrin dont il était coupable, et par une intolérance trop passionnée pour n’avoir pas d’autre raison que les simples susceptibilités de morale. Il consola la Flamande avec des phrases bienveillantes, et promit de réparer le malheur. Mais il prenait moins garde à elle qu’à ses propres affaires.
À ce moment, la comtesse longea la lisière du bois ; Georges demeura près de la servante, et, révolté à l’idée d’une police, il affecta de retenir la pauvre fille. Jeanne les regardait : à son indignation, elle sentit se mêler une douleur presque découragée, devant un si calme mépris de sa présence ; elle vit Desreynes se pencher vers la bonne qui pleurait, lui tendre la main, comme un ami, et s’éloigner, tranquille, tournant le dos au bois où il devait la rejoindre, elle ! Il partait ! Jeanne l’appela. L’aimait-elle donc, cet homme, pour qu’elle jetât son nom comme un cri de détresse, avec la gorge aride, et dans l’effroi qu’il ne voulût pas revenir ? Elle attendait : elle le vit se retourner, hésiter, et prendre le sentier qui conduisait vers elle. Un mauvais soupir de bonheur souleva sa poitrine. « Ah ! je te dompterai ! » Sa pleine force lui revint : amour ou haine, espoir tendre ou désir cruel ? Tout ensemble peut-être, mais qu’importait, pourvu qu’elle soumît cette tête. Elle pénétra dans le bois et s’assit sur le banc où trente jours plus tôt elle avait une fois pleuré…
Georges arriva, et resta debout : il était décidé à une réserve glaciale. Jeanne, devant cette attitude, eut une crispation de tous ses nerfs ; il lui sembla n’avoir jamais ressenti tant de haine contre un seul homme : elle se vit résolue à tout.
Desreynes parla le premier : elle l’interrompit.
— Asseyez-vous !
Il exprima son regret, non point de ce qu’il avait pu faire, mais de ce qu’il avait occasionné ; il déclara nettement que tant de sévérité devenait inconvenant, et tant de courroux déplacé ; qu’il avait, pour sa part, présenté à cette fille les excuses qu’elle méritait de lui.
Jeanne l’écoutait rageusement ; l’insolence de ce visage impassible, la simplicité de ces phrases, cette hauteur fustigeaient sa colère impuissante ; elle n’osait regarder Georges, dans la crainte de ne pas rester maîtresse d’elle-même : elle aurait voulu lui sauter à la gorge, le gifler, le mordre : il continuait. Tout à coup, elle se leva, bondissante, les yeux flambants, folle, et se précipita sur lui.
— Ah, tenez ! cria-t-elle.
Face contre face, et comme un serpent dressé, elle dardait sur lui le rayon vibrant de ses prunelles, et ses narines palpitaient ; mais soudain, elle le saisit, en lui plaquant sa tête sur le buste. Elle le serrait dans ses deux bras, de toute sa force décuplée par la fureur, le secouant avec des spasmes, enfonçant dents et ongles dans le drap de l’habit. Desreynes tentait vainement de se dégager. À la fin, les bras se détendirent, d’abondantes larmes coulèrent. Elle répétait :
— Vous ne comprenez donc pas !
Desreynes crut trop bien comprendre. Il fut atterré.
Jeanne râlait, épuisée, toujours en pleurs et les mains liées autour du cou de Georges. Elle ne pouvait plus ; elle ne raisonnait plus. Elle se sentit vaincue ; elle aurait souhaité d’être morte.
Le jeune homme se leva, et, rassemblant tout le calme de sa pensée, sans rien dire, il tendit le bras à la comtesse, qui était maintenant debout. Jeanne obéit à son geste et marchait silencieusement. Elle regardait la terre, mais ses longs cils étaient brouillés de larmes. Elle s’arrêta pour essuyer ses joues. Le couple sortit du bois et traversa les pelouses, droit et morne.
Les domestiques guettaient le retour, cachés derrière les vitres.
— Ça a chauffé !
— Comme si on voulait le lui prendre, son Georges !
— La rosse ! Tout de même, monsieur l’est en plein !
— Eh. eh ! disait l’office.
Le Seigneur a créé sur la terre
un nouveau prodige : une femme
environnera un homme.
Jeanne s’enferma dans sa chambre et n’en voulut pas sortir de la journée entière.
Desreynes n’hésita pas, ne trembla plus : le devoir était trop clairement imposé. Il écrivit sans retard plusieurs lettres destinées à provoquer sur-le-champ son retour à Paris. La chose urgente, c’était de fuir. Rien ne lui restait du trouble parfois ressenti dans sa chair, auprès de cette femme. Mais comment donc en était-elle arrivée à l’amour ? L’amour ! Il prononça le mot. Il se maudissait d’être venu dans cette maison. Une profonde tristesse le désolait au souvenir de Pierre, de son ami tant vénéré, si bon, si digne de tous les bonheurs. Partir, était-ce donc assez, et pour que l’époux reconquît l’épouse chérie, ne fallait-il pas quelque tâche de plus, quelque sacrifice réparateur ? Effacer à jamais son nom dans la mémoire de cette songeuse enfiévrée, et si le mal l’exigeait ainsi, ne plus être pour elle qu’un objet de haine ou de mépris ? Il cherchait. À Jeanne, il ne gardait nulle rancune, mais il blasphémait contre la destinée impitoyable et ridicule. Oui, de cette fantaisie, faire une haine, dût l’amante en souffrir un peu ! Il trouverait. Partir, avant tout ! N’est-il donc besoin, pour plaire aux femmes, que de les dédaigner ? Quelle pitié que ces petits êtres soient toujours mêlés à la vie, et combien le monde marcherait mieux, sans cette race !
Le lendemain, il accompagna d’Arsemar ; chemin faisant, il déclara avec prudence qu’il serait peut-être obligé avant peu de quitter le Merizet ; il appréhendait certains événements qui le mettraient hors d’état de prolonger davantage un séjour où il avait trouvé des heures si heureuses…
Pierre ne demanda rien, mais cette nouvelle le surprit d’autant plus douloureusement qu’il était inquiet déjà d’un malaise survenu à sa femme.
— J’espère que ce ne sera rien, mais est-ce que tu me quitterais, si elle tombait malade ?
Georges n’osa répondre : Pierre en fut chagriné.
— Enfin, tu sais que tu es libre, mon bon ami.
Ils s’étonnèrent de voir, à deux cents mètres des ateliers, un apprenti qui semblait surveiller la route et qui s’enfuit vers les bâtisses. Quand ils arrivèrent, les ouvriers, de toutes parts, se précipitaient sur le seuil, essuyant leurs larges mains et boutonnant leurs habits des dimanches. Berthaud et les chefs d’équipes s’avançaient les premiers ; le plus âgé des hommes tenait un énorme bouquet noué d’un ruban de satin crème, au chiffre brodé d’or : P. A. Mai 1883. Il rappela les bontés de monsieur le comte, les misères qu’il avait soulagées, et le plaisir toujours nouveau qu’ils avaient chaque année… Quand il eut fini de parler, les autres crièrent ensemble.
D’Arsemar, gêné au milieu d’un tel apparat, les remerciait. Plusieurs vinrent ensuite, et chacun rappelait quelque service rendu : Desreynes s’émerveilla de voir que la générosité pût engendrer autre chose que des rancunes. Il plaisanta son ami sur ce rôle de bon ingénieur, si goûté au théâtre et dans les revues, et qui avait fait la gloire sentimentale des littératures modernes ; c’était sa façon d’être ému, que de railler ses émotions. D’Arsemar serra la main de tous ; il exprima son regret d’une absence. Barraton, qu’il croyait innocent, et que sans doute on reverrait bientôt. Il laissa quelques louis à Berthaud, pour les distribuer après son départ, et ordonna de fermer les ateliers.
Pierre et Georges reprirent la grand’route.
— Donc, te voilà demi-dieu des foules, monsieur le comte : Saint-Vincent-de-Paul pour adultes, cours de bienfaisance à domicile, père et pair élu des libéraux à force de libéralités ! D’ailleurs, ils t’adorent, ces gens.
— Jusqu’à ce qu’ils me pendent.
— Hein ?
— Que ton scepticisme est donc jeune, mon pauvre Georges, et faut-il que les croyants te donnent la leçon de ne pas croire ! Ce n’est point moi qu’ils aiment, c’est eux seuls : je suis l’ami de leurs besoins. « Il nous doit bien ça, il est assez riche ! » À l’occasion qui donc ornerait la première potence ? Le cher patron !
— Mais alors, pourquoi ?…
— Voilà bien votre enfantillage et vos logiques superficielles ! Parce que l’humanité sort d’un moule qu’elle n’a point choisi, faut-il renoncer à la plaindre et à la secourir quand c’est possible ? Laisseras-tu mourir ton chien sous prétexte qu’il a des crocs ? Le printemps réchauffe bien les vipères !
— Le printemps, mais toi ?
— D’abord, ce sont des couleuvres ! N’importe. La sagesse est de ne point ignorer, le devoir, d’agir comme si l’on ignorait. En face de ce qui souffre, « sache ne pas savoir », c’est une devise comme une autre…
— Tu me reprocheras encore mes doutes et mon mépris ! Viens-y donc maintenant !
— Oui, parce que tu te souviens à l’heure d’oublier. Au fond, mon scepticisme est plus profond que le tien, et serait plus triste si je ne vous avais pas. Mais j’ai foi en elle, et en nous deux. N’est-ce pas assez pour garder l’indulgence à tout le reste de la terre ?… Marchons un peu plus vite.
Au Merizet, ils trouvèrent Jeanne abattue et très pâle.
Elle reçut Desreynes avec indifférence ; sincère, ce matin-là, car l’épuisement de ses forces ne lui laissait de sa colère et de sa honte qu’une mémoire presque importune. Elle sourit, quand Georges l’interrogea courtoisement sur son état.
— Cela passe, fit-elle : je suis une femmelette.
Elle se montrait affable ; il eut pitié. Cette tiédeur à peine amicale le rassurait aussi. Elle voulut essayer quelques pas dans les allées du parc ; elle prit le bras du comte, et Desreynes marchait seul. Elle ne lui parlait qu’à de rares intervalles, avec une bienveillance polie. D’Arsemar n’avait osé tout d’abord annoncer le départ prochain de leur ami. Mais, le soir, comme Jeanne se trouvait mieux, il parla. Elle releva le front, encore lasse dans sa brusquerie, et dit simplement :
— Ce n’est pas vrai.
— Je vous en demande pardon, madame.
— Savez-vous mieux que moi, reprit-elle avec un persiflage hautain, ce qui doit se passer dans ma maison ?
Pierre ne pouvait voir en cette parole qu’une boutade de fièvre.
— Serait-ce vrai ? pensa-t-elle. Bah ! Qu’il s’en aille, et que m’importe ? Il m’agace.
Mais elle fut dès lors nerveuse, intolérante ; elle interrompait chaque dialogue et protestait d’une faible et courte rage contre les assertions les plus banales. Elle se retira de bonne heure et ne put dormir. La peau chaude, les tempes battantes, elle entendait, l’autre après l’autre, sonner les heures de la nuit. Sa songerie maladive zigzaguait dans mille incohérences, sautillant et se posant comme un oiseau sur le bord des rêves épars, et s’affolant de plus en plus dans l’appel impuissant du sommeil. Elle frappait ses coussins avec une rage d’enfant. De l’air, de la paix ! Que c’est donc ennuyeux de vivre ! Le souvenir de Georges la poursuivait à travers ses agitations et l’obsédait avec une persistance tyrannique dont elle se révoltait plus que de sa souffrance. Cet homme ne la laisserait-il pas en repos ? Elle le fit responsable de ce qu’elle endurait, et le voua vingt fois à toutes les Euménides. Donc, il partait ! L’avait-il assez torturée ? Il ajouterait un nom, ce fat, à la liste de ses dérisoires conquêtes, et rirait d’une femme encore ! D’elle, vraiment ! Il l’avait bernée comme une autre ! Elle ne l’aimait pas, du moins, mais il aurait le droit de le croire et d’en rire ! Quelle ridicule comédie elle avait jouée hier ! Il faudrait brûler le banc maudit ! Mais, ne pouvoir dormir ! Vaincue par ce coureur de filles ! Et c’est fini… Sans recours… Il part…
Elle s’assoupit enfin, et encore rêva des revanches. Pour son honneur ! Chacun le comprend comme il peut.
Au contraire de la plupart des femmes, qui presque toutes se sont bercées quelque jour d’un adultère qui ne s’appellerait pas ainsi, d’une passion défendue mais qui ne se consommerait pas, d’une chimère qui changerait leur vie sans les rendre infidèles, d’un bonheur coupable qui pourrait être sans reproche, celle-ci eût désiré l’amour à cause du mal, et la trahison pour elle-même ; le baiser ne serait plus un but, mais un moyen : comme d’autres trompent pour leur amour, elle eût pris un amour pour tromper ; mais si délicieusement et avec tant d’inconscience, malgré tous les calculs qu’elle s’acharnait à faire !
Elle dormait.
Georges fut debout le premier : il voulait suivre Pierre et ne plus se trouver seul en compagnie de Jeanne.
— Je t’accompagne, dit-il, quand son ami parut.
— Merizette est mieux, ce matin ; comme je rentrerai tard, elle te prie de rester avec elle.
— Mais j’aurais bien aimé…
— Moi aussi… aujourd’hui surtout… je ne sais pourquoi … mais pouvons-nous, égoïstes, refuser ce plaisir à ma pauvre malade ? Au revoir !
D’Arsemar s’éloigna en ouvrant son courrier : Desreynes, immobile, le regardait.
— Georges ! Georges ! s’écria Pierre qui agitait une lettre. Dernière heure ! Barraton est au rôle de la cour ; jugement demain. Dis-le à Elle.
Desreynes attendit. Que voulait-elle encore ? Au moins, il courrait loin avant deux jours, demain peut-être. Il régla sa conduite et ses attitudes.
Jeanne ne descendit que trois heures plus tard. Ses yeux étaient bistrés, son teint pâle.
— Vous m’avez réveillée avant les coqs, cher monsieur : quelle hâte de prendre l’air ! Rassurez-vous, je me suis rendormie…
— Pierre m’a donné de vos nouvelles.
— Faites-moi grâce ; je suis fort bien.
— Et m’a dit que vous me faisiez l’honneur de désirer ma compagnie.
— Je vous en vois ravi. Déjeunons.
À table, ils se firent l’un à l’autre les politesses convenues, puis elle sortit d’un pas calme et descendit les marches du perron. Georges la suivait. Elle se retourna.
— Prenez-en mieux votre parti, cher, et restez mon chevalier galant, comme si j’étais une sous-préfète ou une servante.
Desreynes ne répondit pas. Ils allaient côte à côte. Le silence dura longtemps.
— Ne daignerez-vous plus, parce que je suis souffrante, m’offrir l’appui de votre bras ?
Ils marchèrent encore sans rien dire.
— N’ai-je pas appris, cher monsieur, que vous aviez dessein de nous quitter ?
— En effet, madame ; j’y suis contraint…
— Épargnez-nous, par pitié, les mensonges…
Georges se tut et le silence reprit.
Jeanne respirait largement, et la santé du matin la vivifiait, âme et corps. Ses gestes seuls demeuraient languissants ; mais dans son cœur, comme dans ses yeux et sa voix, la double force de sa jeunesse et de sa volonté remontait ainsi qu’une marée.
La réserve de Desreynes l’impatienta d’une intolérable façon.
— Cueillez-moi quelques fleurs, je vous prie.
Les derniers muguets étoilaient les gazons. Il se baissa, cueillit les fleurs, et les présenta en saluant. Elle flaira le bouquet et le jeta, Georges gardait une respectueuse impassibilité.
Jeanne fut lassée la première de ces vaines impertinences, et sa colère féminine s’exaspérait normalement au spectacle de la sérénité qu’on lui opposait. Le calme au milieu des insultes n’est-il pas la suprême insulte ? Tant de mépris suppliciait la jeune femme et affolait sa pensée : elle était de ceux que la résistance de la matière inerte blesse et courrouce plus que la pire hostilité, et elle ressentait en présence de Georges cette sourde mais fougueuse rancune qu’elle avait tant de fois éprouvée devant l’ironie d’une pierre ou d’un chiffon ; sa raison agonisait sous un trucidant besoin de punir. Elle ne calcula plus, et tournoyant au hasard dans le vestige de ses passions, elle lançait ses phrases comme des pierres dans un gouffre.
— C’est tout ce que vous avez à me dire, mon cher ? Votre société est d’un charme assez mince !
Desreynes restait muet. Il voyait sans dépit croître cette animosité.
— Quand partez-vous ?
— Demain, sans doute.
— Ou dans un mois ?
— Je regrette de ne pouvoir profiter davantage d’une hospitalité…
— Vous en profiterez !
Il s’inclina.
— Trêve d’hypocrisie ! Nous nous connaissons, n’est-ce pas ? et nous pouvons nous regarder en face. Je suis maîtresse ici, j’espère ! Il me plaît que vous ne partiez pas, et me déplaît d’en dire les raisons. Donc, vous resterez là.
Ces verbes d’autorité soulageaient sa faiblesse.
— J’ose croire que vous vous trompez, madame.
— M’insulterez-vous aussi ? Vous vous imaginez donc qu’on vient chez une femme, qu’on la guette, qu’on la vilipende, qu’on la prend comme jouet, comme victime, deux mois durant, qu’on fait de sa maison, Dieu sait quoi, sous ses yeux, qu’on remplace son ennui par… par tout, et qu’il suffit de refermer ses masses pour que la farce soit finie… À mon tour, maintenant !
— J’avoue…
— Qu’avouera-t-il ? M’avez-vous assez tourmentée, méprisée ? Maintenant encore ! Mais voici la revanche, mon cher !
Des souvenirs âpres lui revenaient en foule : toutes ses anciennes rancunes se réveillaient l’une l’autre sous la chaleur de sa parole, semblables à des serpents qui se détordent. Elle faisait en elle des découvertes de souffrance et de haine : sa propre voix lui révélait des misères nouvelles ; son cœur suivait sa phrase ; chaque mot était comme un mineur qui davantage creuse un puits.
— Vous m’avez fait pleurer, vous m’avez fait rougir ; je vous ai détesté, je vous déteste. Mais vous rêvez que je vous aime, et votre antique fatuité me compte déjà dans ses derniers triomphes ; ah, je saurai vous détromper.
— Je n’en doute point, madame, et je voudrais seulement demander dans quel but…
— Mon but, mon but, s’écria Jeanne, menaçante, quel est mon but ?
Elle chercha une réponse sans la trouver, car elle ignorait elle-même. Elle se vit stupide en tout ce qu’elle avait dit, et sa colère s’accrut ; mais elle fit un effort pour en contenir les excès.
— Le but, c’est mon bon plaisir ; et le moyen, c’est mon secret.
— Conservez-le, madame.
— Et si je veux vous le dire, m’en empêcherez-vous ? Vous resterez parce que je le veux, et que j’ai dans les mains le pouvoir de vous tenir !
Georges se garda de poser une question.
— Lequel, monsieur ? Courte mémoire, que la vôtre ! Avez-vous oublié certaine lettre, certaine lettre d’amour donnée à une passante, un matin où vous étiez trop pressé pour dater vos épîtres ?
Le besoin de triomphe aveuglait à tel point le sens moral de cette femme, qu’elle ne vit rien, dans la confuse insinuation d’une vilenie, sinon la preuve étalée de sa force. L’homme eut peur, Jeanne le sentit, et, sûre de l’avantage, elle persifla.
— Supposez que j’aie reçu aujourd’hui même cette galanterie sans date… Renierez-vous votre écriture ou direz-vous qu’elle était pour une autre ? Le portrait est trop ressemblant. Vous plairait-il, d’ailleurs, de vous entendre ? Je récite : « Pardonnez à une audace que ma folie excuse ; vous êtes trop belle, avec vos yeux d’acier et votre couronne d’ébène, et puisque je ne peux vous le dire, que je l’écrive, au moins ! J’aime mieux risquer votre courroux ou vos dédains, et si vous avez compris de mes yeux le désir ardent de baiser vos mains fines, dites où pourrait vous revoir seule celui qui va rêver de vous avoir trop vue… » Le pathos est joli. Mais qu’en dirait votre hôte, si je m’en plaignais à lui ? Je m’amuserais fort de vous voir.
— Eh quoi, madame, vous pourriez…
Elle répondit froidement :
— Bouclez une valise et vous en jugerez.
Georges trembla : il revit tout le passé, et, tout à nu, il vit cette âme égoïste et sèche : ce que Jeanne avait dit, elle le ferait, et par cela seul qu’elle l’avait dit.
Il contemplait ce monstre gracieux et frêle, rayonnant de joie dans sa victoire.
Il se révoltait, à la fin ! Mais sa révolte mourut dans un balbutiement.
Elle minaudait :
— Tentez l’épreuve.
— Soit ! J’irai trouver Pierre, et je raconterai…
— Allons donc, mon cher ! Vous êtes assez lâche pour le désirer, mais vous êtes trop lâche pour l’oser… Je vous connais par cœur. Vous iriez dire à votre ami : « Ta femme accepte dans la rue la déclaration des coureurs d’aventures ! » Car c’est ce que vous pensez, mon beau viveur ! Mais il fallait parler au premier jour ! Essayez donc maintenant ! N’avez-vous pas mangé deux mois à notre table, et sans rien dire ? Ce qui pourrait, ne semble-t-il pas, éveiller quelque légitime soupçon sur la durée de cette intrigue… Monsieur me fera-t-il l’honneur de penser comme moi ?
— Mais que voulez-vous donc ?
— Rien ; me désennuyer… Vous commencez seulement à m’égayer un peu.
— Tenez, ceci est une dérision ou une telle infamie !
Elle éclata de rire.
Il dit simplement : « Je vous supplie… »
Mais il ne put rien ajouter. Ils se reprirent à marcher en silence, et si longtemps que Jeanne elle-même en fut embarrassée. Dans les minutes d’une situation si fausse, elle reconquit peu à peu son tact féminin, et, comme elle se sentait maintenant la plus forte, elle perdait sa colère. Elle aurait bien voulu qu’il parlât ; elle aurait voulu n’avoir rien dit. « J’ai l’air de l’aimer ! » Elle éprouvait l’humiliation d’une femme qui vient de s’offrir, et qu’on hésite à prendre.
Il murmura : « Vous plaisantiez… »
Pour qu’il parlât encore :
— Que dites-vous ? fit-elle,
Desreynes n’osa rien répéter et le silence les remmena à travers les allées.
— J’ai passé toutes les bornes, pensait Jeanne.
Elle avait bien honte.
— Non ! s’écria Georges, c’est impossible ! Et il parlait avec une extrême volubilité : Vous avez voulu vous moquer de moi, c’est fait, je m’humilie, vous me pardonnerez d’avoir pu un instant vous soupçonner d’une lâcheté aussi basse. À quoi servirait-elle ? Existe-t-il une femme qui en serait capable ? J’aurais dû le savoir plus tôt, mais vous raillez trop bien. Je sais que vous avez souffert, mais vous êtes bonne, au fond. Faire le malheur de ceux qui vous chérissent ! Que veut-on ? Vous voir heureuse. Pardonnez-moi. Je ferai ce qu’il vous plaira. Je resterai, si cela vous amuse, je vous le promets, je vous le jure, mais ne dites rien, ne dites rien !
Il était sincère et se jugeait fou d’avoir prêté crédit aux menaces de Merizette : son désir lui faisait une réalité de son rêve, et, du fond du cœur, il implorait pitié. Il avait pris la main de Jeanne.
— Enfin ! songeait-elle. Elle le laissait faire, soulagée et triomphante.
Il acheva de croire à une gageure d’ironie. Comme lui, elle comprenait qu’elle n’aurait pas eu l’odieux courage d’exécuter cette promesse étrange.
Il répétait :
— N’est-ce pas que vous êtes bonne ? Qu’il faut brûler la lettre ?
Déjà Merizette lui souriait avec une complaisance presque tendre ; une rougeur teintait ses joues.
Elle dit : « Venez », et le conduisit dans la maison, jusqu’au seuil de sa propre chambre. Il hésitait à la suivre plus loin.
— Entrez avec moi.
Sa voix était chaste comme une prière, caressante comme une promesse de sœur. Georges obéit, mais s’arrêta encore, tenant du bras levé la lourde tenture de peluche. Jamais il n’était venu là. Une pudeur le gênait, devant l’intimité de cette pièce close à tous, sévère et pleine d’amour, tiède, où mouraient de subtils parfums sous les grands plis des draperies… De ces choses inconnues, se dégageait pour lui la crainte révérente qui émane du lit des vierges, et qui trouble le cœur d’un respect éloigné, suprême religion du souvenir pour l’innocence et la vertu.
— Avancez donc !
La portière laissa tomber derrière lui ses lignes majestueuses, infranchissable mur. Georges se sentit trop loin du monde et demeura au milieu de la pièce.
Il voyait Jeanne courbée vers un secrétaire, fouillant un tiroir. Quand elle une à lui, elle agitait une carte de papier japonais. Elle la lui tendit.
— Les chambres de malade ont du feu : brûlez ceci vous-même.
Il s’élança et saisit le poignet de la jeune femme,
— Merci, murmura-t-il.
Tous deux s’approchèrent ensemble de la cheminée où brillaient dans le gris les derniers tisons d’une bûche. Alors il s’agenouillèrent : Georges, sans toucher cette lettre, conduisit au-dessus de l’âtre la main qu’il avait prise et qui s’ouvrit. Le billet tomba sur les cendres, et lentement, il se dora et se tordit ; une petite fumée montait au-dessus. Le couple regardait, immobile et toujours à genoux ; bientôt cette chose ne fut plus qu’une plaque noire et racornie : un souffle l’eût éparpillée en poussière.
Merizette, avec le bon sourire qu’elle trouvait parfois, inclina la tête vers l’épaule de Georges, en appuyant sur lui le rebord de son bras.
— Dites encore que je ne suis pas gentille.
Ils se levèrent, l’un contre l’autre encore.
— Et maintenant, mauvais, m’aimerez-vous un peu ?
— Bien mieux, dit-il.
— Alors… embrassez-moi.
Les bras en arrière, il se pencha pour poser ses lèvres sur les cheveux de Merizette. Mais elle se dressa sur le bout de ses petits pieds, et, haussant les mains jusqu’à la tête de son ami, elle le tira vers elle et sa bouche reçut le baiser.
Georges se recula ; ils se trouvèrent face à face. Interdits, dans une confusion faite de honte et de délices, ils restèrent là. Jeanne, en ce moment, d’un coup, vit comme Georges toute la grandeur du crime avec lequel jouait son inconscience ; dans le même instant elle sentit l’amour et la faute, et sa première terreur ne s’éveilla que de son premier désir. Tous deux frémissaient, éblouis par cette caresse, qu’il n’avait pas attendue, et qu’elle attendait sans la deviner telle. Ils tremblaient d’ivresse moins encore que de crainte… Personne ! Nul bruit ! Toute la terre faisait autour de cette chambre une solitude d’ignorance et d’oubli. Jeanne, appelée par elle et malgré elle, allait franchir le seul pas qui les séparait : elle le sentit.
— Sortez, mon ami, sortez, soupira-t-elle avec une langueur suppliante.
— Vous voyez bien qu’il faut que je parte !
Il s’éloigna sans retourner la tête, et Jeanne, chancelante, s’affaissa parmi les coussins d’un divan. Son cou fléchissait ; et dans le grand silence qui l’épeurait, elle rêva sans rêver à rien.
Avec tout le bien qu’on doit faire
On s’absout des péchés commis.
L’heure du repas avait sonné depuis longtemps, et Pierre n’était pas revenu : Merizette ordonna de servir.
Les deux jeunes gens s’assirent aux extrémités de la table.
Ils n’osaient relever les yeux ni prendre la parole : s’entretenir de cette minute, ils ne pouvaient, et n’auraient pu cependant causer que d’elle seule ; en elle seule ils vivaient : avec plus d’effroi que jamais, car leur raison était plus libre. Ils ne lisaient pas dans leurs regards la secrète pensée, puisque les fronts restaient penchés, mais ils la sentaient comme un fluide traîner et courir dans la salle : elle les circonvenait, les baignait, et plus ils faisaient d’efforts pour échapper à cette commune obsession, plus elle les hantait ensemble. Malgré la contrainte presque douloureuse qu’ils éprouvaient dans cet isolement, ils s’en réjouissaient pourtant ainsi que d’une moindre souffrance, à l’idée que l’absent pourrait être là, entre eux, spectateur semblable à un juge, et victime plus terrible qu’un bourreau.
Mais ce soir ? Et demain !
Georges savait bien que tout finirait là, et Jeanne aurait rougi, à cette heure, de concevoir que tout pût n’être pas fini. Ses projets, ses plans, ses vengeances, combien cela était loin d’elle ! Son âme s’était subitement rajeunie, comme d’une virginité. En touchant le mal, elle s’était prise à aimer le bien. L’adultère l’épouvantait par tant de suavité et tant de grandeur. Son désœuvrement avait conçu un roman plus banal dans sa dépravation, fait d’intrigues sans passion, et de fautes sans remords, moins de paradis et moins d’enfer. Elle n’avait cherché que le charme du danger, et trouvait l’angoisse du crime. En elle frémissait déjà un besoin d’épanchement et de caresses repentantes ; en elle une affection, plus profonde qu’elle n’aurait cru, se développait pour l’homme qui lui avait donné son nom et son amour, qui avait entouré de tendresses sa pauvre existence orpheline, et qui, sur l’épouse et l’ami, avait rassemblé tout l’immense attachement de sa nature dévouée jusqu’à la religion, mystique, vibrante, oublieuse pour eux seuls des mille cultes de la terre !
Et tous deux songeaient ces choses en même temps, et le savaient.
À ce moment, ils se virent en face.
— N’est-ce pas, dit Georges, qu’il faut que je parte, et que vous le voulez bien ?
— Oui, mon ami.
Ils se quitteraient sans douleur. S’aimaient-ils ? Non, mais ils avaient, à travers la lutte, la haine, l’indifférence, cheminé vers l’amour, et déjà ils étaient dans la trahison, puisque tous deux conjuraient dans l’épouvante de trahir.
Ce mutuel consentement les rassura pendant plusieurs minutes ; et, satisfaits chacun de lui-même et de l’autre, ils s’adressèrent quelques banalités. Mais le colloque s’alanguit, et leurs imaginations se torsionnaient à nouveau en deux rêves silencieux.
Elle, le passé la poignait moins que l’avenir : les angoisses du présent ne suffisaient pas à cette femme. Après le péril, son cerveau voulait et voyait des périls. Un involontaire baiser reçu dans le hasard d’une rencontre, ou donné sans désir d’amour, qu’était-ce, auprès du souvenir altéré qu’on en allait garder pendant toute la vie, côte à côte, dans une indéfinie tentation, dans l’inassouvissement du bonheur sans cesse offert et sans cesse possible ? Car elle se l’avouait, et concluait que Georges dût l’avouer aussi : un appétit maintenant les tenait dans leur chair et leurs lèvres conserveraient jusqu’à la mort la senteur des lèvres touchées. Mais le baiser qui damnait leur mémoire, qu’ils exécraient, qu’ils maudissaient, elle ne songea pas qu’il aurait pu n’être jamais échangé et sa contrition, acceptant la crainte et le remords, oublia le regret.
Georges ignorait la peur qu’on supposait en lui : il était plein de honte et de chagrin.
Pierre entra : ils se levèrent.
— Vous avez bien fait de ne pas m’attendre, et je vous remercie.
Chacun s’avança vers lui, avec une torture au cœur. Il leur serra les mains, et comme il portait sa bouche vers la tempe de Merizette, sa femme le prit au cou et lui donna un long baiser. Pour Georges et Jeanne, c’était l’amende du pardon, le ferme propos de courage, et l’humble offrande d’une caresse qui devait en eux effacer l’autre.
— Te voilà donc mieux, ma chérie ? Avons-nous été sages ? Contez-moi ce qu’on a fait.
Jeanne renvoya les domestiques, et voulut avec Georges demeurer seule à servir son mari. Tous deux s’empressaient à ses moindres désirs, et par degrés le calme leur revenait. Depuis leur convention muette, sincères et résolus comme après un serment, ils affermissaient, avec la confiance mutuelle en leur force, la certitude d’accomplir le devoir jusqu’au bout.
Puis, par une progression émue, cette paix devint aimante, délicieuse. Ils s’unissaient plus étroitement dans la tendresse plus grande qu’ils vouaient à l’ami commun, et qui, réchauffée par le sentiment de la faute, s’exaltait pour s’absoudre et s’idéalisait. Leur double pensée se confondait tellement dans cette pensée unique, qu’ils n’avaient pour ainsi dire qu’une seule âme ; et cette communion croissante, la première, en les rassurant sur le vœu de leurs cœurs, les rapprochait l’un de l’autre davantage, et de minute en minute, l’un à l’autre, les attachait. Ils s’abandonnaient sans contrainte à l’apaisement de cette affection sereine et dont Pierre demeurait le seul but. L’avenir effrayait moins Jeanne ; il ne l’effrayait déjà plus.
Plus assez, même, jugeait-elle…
D’Arsemar recevait leurs soins avec une gaîté qui lui servait de masque à son bonheur. Jamais ils ne l’avaient tant aimé, elle surtout : il le sentait ; et sans en rechercher exactement la cause, il croyait deviner que l’intervention de son ami n’était pas étrangère à ce bienfait.
— Vous êtes des anges ! Quel dommage que tu t’en ailles, Georges ! D’abord, tu ne peux nous quitter demain.
Il expliqua que l’affaire de Barraton l’obligerait sans doute à les abandonner jusqu’au soir.
La nouvelle ne laissa point de les inquiéter ; puis, brusquement, tout changea en Merizette : elle perçut un plaisir douteux, et sa jeune vertu s’accommoda presque joyeusement de cette journée suprême accordée à l’amusement de lutter dans ses armes neuves. Elle n’avait plus qu’une infime crainte de faillir, mais du moins elle jouirait une dernière fois de cette crainte ; ils vivraient quelques heures dans le chaud frôlement des tentations.
— Pourvu que je sois tentée !
Elle avait peur de n’être plus, le jour suivant, séduite par la douceur et la possibilité de la chute.
Ce qui, avant tout la charmait dans l’intrigue, c’était la lutte : dans le devoir, la lutte aussi. Être la puissance qui dirige ! Elle regretta confusément d’avoir un adversaire aussi décidé qu’elle-même à ne rien entreprendre ; sa constance eût recueilli plus d’agrément et de mérite, en présence d’un audacieux sans scrupules, et cet homme-là, certes, l’eût trouvée impitoyable, belle d’indignation. Telle, pourtant, cette journée serait attrayante. Voilà qui est vivre ! Elle se complaisait dans l’espérance de ses craintes, et vint à souhaiter, par moments, que le soleil fût déjà couché, et déjà levé. « Demain, à cette heure, nous serons seuls. » Elle rencontrait de la sorte une saveur de perversité dans la satisfaction même de bien faire.
Parfois, elle donnait à Georges un sourire amical, qu’il lui rendait, et qui était pour eux une formule de promesse où se renouvelait leur pacte.
Jeanne, loyalement, était contente et fière d’elle. Même ignorées, les bonnes actions nous laissent devant nous un plaisir d’amour-propre qui nous pousse à les recommencer, moins par réelle vertu que pour nous donner encore le plaisir vaniteux de notre éloge intime.
Merizette eut pour son mari de câlines prévenances, et ces cajoleries lui devinrent si agréables qu’elle en oublia bientôt la cause déterminante ; elle se livrait à ce jeu de tendresse conjugale avec l’entraînement d’une fantaisie inconnue jusque-là et qu’on vient d’inventer ; presque entière elle s’y livrait, et sans arrière-pensée, comme si tout d’un coup elle avait reçu la révélation d’amour ; à elle aussi, il semblait bon de faire du bonheur, et ce rôle d’ange attentif l’affriolait par l’imprévu de ses sensations. Elle redoublait alors de grâce aimable et se délectait avec un parfait égoïsme dans ce beau dévouement qu’elle pensait avoir.
Chacun s’y méprit, d’ailleurs, et la journée fut bénie par eux tous.
À contempler le couple qui marchait à ses côtés, échangeant des gentillesses d’amoureux, Georges sentait l’émotion d’une délivrance subite ; là, il voyait triomphalement la fin de toutes ses terreurs ! Merizette ne s’était jamais montrée ainsi, et voilà qu’elle était muée ; il fallait donc que cette nature légère se trouvât en face du crime, pour en comprendre et en redouter la bassesse ? Elle n’était, au fond, que futile, coquette, curieuse, éprise du hasard et du danger ; elle savait, maintenant, et tout serait tranquille : elle mettrait dans l’amour reconquis l’exubérance nerveuse qui travaillait la solitude de son cœur. Jusqu’ici, avait-elle aimé Pierre ? Elle l’adorerait désormais, et cette fièvre inquiète qui semblait devoir empoisonner leur vie, ne tendrait qu’à la rendre plus étroite et plus chaude. Georges songeait de la sorte, et une joie profonde enlevait son cœur dans sa poitrine ; devant ce bonheur, devant son œuvre enfin, son œuvre, hélas ! il avait envie de pleurer. Il se chagrinait moins de ce baiser coupable : l’avenir garanti effaçait le passé ; un peu plus, il croirait à leur innocence et se féliciterait du mal qui amenait un bien si désirable.
Il fixa son départ au surlendemain, et s’endormit dans le calme puissant d’un homme qui vient de parachever sa tâche.
Mais, dès le réveil, son baiser lui revint en mémoire, et effleura ses lèvres. Il en eut aussitôt une pudeur qui, pendant un temps, troubla sa conscience : quelle tristesse, d’atteindre ainsi le but qu’il avait poursuivi ! La trahison vivait en eux, et pour que Jeanne, après cette caresse, sentit l’effroi de l’adultère, ne fallait-il pas qu’un désir d’adultère l’eût entraînée vers lui ! Quelle situation aurait-il désormais en face de cette femme, sa complice ! Toute leur existence, sous les yeux de Pierre, ne serait qu’une longue hypocrisie : toujours mentir, puisqu’ils auraient toujours un secret à cacher !
— J’aurais dû m’en aller plus tôt ! Que faisais-je donc dans cette maison ? Pourquoi y être resté si longtemps ? Je suis faible, mou, bête ! Je m’amuse avec des mots. Des velléités et pas de volonté ! J’ai des prétentions, et voilà tout… comme elle… Je ne vaux pas mieux qu’elle, et je vaux moins, puisque je suis le bénêt dont elle joue…
Il fut mal à l’aise, en revoyant son ami. Arsemar le prit par le bras. Merizette était complètement rétablie : elle descendrait bientôt ; et Pierre, en se retournant vers la fenêtre de leur chambre, entraîna Georges à travers les pelouses.
La jeune femme, aussi, songeait à ce baiser : le souvenir lui en parut plus délicieux que la réalité. Sa grande ferveur d’amour légitime était un peu tombée. Cet amour-là, d’ailleurs, lui avait-il jamais donné le frisson dont elle rêvait, le suprême frisson après lequel aspirait toute la curiosité de son être, ce divin « au delà » qu’elle appelait dans les caresses, comme si quelque chose d’insaisissable encore se fût toujours reculé devant elle ?
Elle avait passé dans le remords quelques heures charmantes, mais déjà elle se lassait de son remords.
« C’est bien, mais après ? » Elle voyait se dérouler à l’infini la suite monotone des jours, et se fatiguait de son ennui futur. Demain, et puis demain ; hier, jamais plus ; sans fin, des lendemains pareils ; sans trêve, la solitude de cette maison et la continuité d’une affection qui n’aurait ni secousses, ni dangers, ni ressort ; un monde et des causeries insipides, des tendresses qui le deviendraient… Paris ! Quand donc ? Vivre, vivre ! Le premier devoir, c’est de vivre. Elle reconnut avec étonnement que les deux mois les plus agréables de sa jeunesse venaient de s’écouler depuis l’arrivée de Desreynes : elle ne leur pouvait comparer que les premières semaines de son mariage, et cette course en Italie qu’elle avait faite avec le comte, alors qu’elle travaillait de toute son imagination à voir un amant dans l’époux, et un enlèvement dans le voyage des noces ; mais le plaisir factice de cette sorte, banale en somme, puisque permise, avait pour son esprit moins de charme que les manœuvres compliquées de cette petite guerre, un peu galante, un peu haineuse, qui se terminait aujourd’hui. Jeanne redescendait le cours de leur histoire : un par un, elle en revit tous les instants depuis la rencontre au palais des Beaux-Arts, jusqu’au baiser reçu dans cette chambre, là ! Et Georges allait partir…
Ce baiser ! Elle ne l’aurait plus ! Puis, tendant ses lèvres, elle les entr’ouvrit comme pour y recevoir encore la bouche qui les avait une fois approchées ; elle s’adonnait passionnément à un mensonge d’adultère ; elle le savourait avec un amour d’autant plus vif que l’accomplissement lui en paraissait impossible à jamais, et cette idée seule exaltait son désir ; comme un fauve qui a usé ses griffes contre les barreaux de la cage, elle s’abîmait dans l’apparente résignation de l’impuissance, pour jouir en soi-même du bonheur défendu, mais évoqué dans un rêve qui ressemblait à de l’extase. Ses paupières étaient baissées ; ses dents luisaient sous un sourire alangui ; ses deux seins se soulevaient longuement, avec une lenteur lourde. Elle resta quelques instants ainsi, et d’un bond se leva.
Elle vint à la fenêtre et aperçut au loin les deux hommes : elle demeura derrière le rideau soulevé… Georges ! Avant quelques jours, il aurait noyé toute souvenance, dans le torrent de la vie parisienne : les théâtres et les fêtes, les ateliers et les bals, le monde bruyant de l’art, l’intimité des noms connus, tout cela aurait vite supprimé de sa mémoire la provinciale enterrée dans ses collines ! Mais elle éprouvait moins de regret pour cet oubli prévu, que d’envie pour une existence à laquelle elle n’aurait point de part et qu’elle eût choisie entre toutes ; son ambition était plus jalouse que sa voluptuosité. Elle eût avec enthousiasme changé son personnage contre celui de Georges, et fût, à sa place, partie avec gaîté ; ce désir était même si puissant, qu’il resta logique jusqu’au bout, et Jeanne, malgré son orgueil, n’imagina pas de reprocher à Desreynes l’indifférence qu’il lui garderait dans un mois.
Ah, le suivre, être la maîtresse de sa maison et l’amie de ses amis, après épuration d’ailleurs ! Voilà l’époux qu’il aurait fallu à ses vœux : elle aurait tenu un salon célèbre, reçu les esprits en vogue et donné de resplendissants raoûts. Elle arrangeait une maison : son hôtel semblait une cour, elle semblait une reine.
« L’aurais-je trompé ? Je le crois. » Elle reconnut avec un peu d’étonnement qu’elle eût été pour Desreynes une épouse moins scrupuleuse que pour le comte : elle eût trahi plus aisément son élu que celui qu’elle trahissait déjà en sa faveur. Elle sourit à cette pensée.
— C’est vrai, pourtant, que je préférerais être la femme de Georges et l’amante de Pierre ! C’eût été plus difficile, d’abord… Comme la vie est drôle, à force d’être si mal faite !
Les deux amis reparurent à la lisière du parc. Jeanne contemplait le Parisien : il était vraiment d’une élégance exquise. Georges devenait pour elle la vision palpable de toutes ses ambitions mondaines, de toutes ses passions citadines : il incarnait Paris ; de la splendeur de Paris, il était revêtu. Elle le dévorait du regard tandis qu’il cheminait au bras de Pierre ; elle croyait voir passer le rêve de sa vie, le rêve de sa vie manquée, qui passait. L’un était l’idéal, et l’autre la réalité. Libre, là ; enchaînée, ici ! Une brusque colère l’emporta contre d’Arsemar, et elle frappa du pied. « Ah ! que je voudrais m’en aller ! » Le parc, les coteaux, le printemps, sa chambre lui étaient odieux ; elle fixa sur les arbres verts un œil de rancune et de défi. Alors, s’éloignant de cette fenêtre, elle s’habilla avec une sorte de rage.
Je ne tardai à l’exécuter qu’au-
tant de temps qu’il en fallait aux
contradictions pour l’irriter et la
rendre triomphante.
Quand elle parut devant eux, Georges éprouva une inquiétude que la pensée de son prochain départ ne suffit pas à dissiper ; et comme s’il eût senti que déjà elle avait changé d’âme, il l’examinait de loin, avec une prudence suspicieuse ; il revoyait en elle l’adversaire des anciens jours ; il s’étonna d’une impression dont il était si loin, hier, et que ne justifiait aucun nouvel indice.
— Saurai-je un jour penser comme la veille ?
Ils voulurent descendre une dernière fois vers le fleuve : ils parlaient peu, chacun ayant en lui une méditation muette ; tous trois étaient assez intimes pour se permettre et permettre aux autres cette solitude contemplative dans laquelle on se renferme parfois aux côtés d’un ami, plus délicieuse qu’une solitude réelle, puisqu’elle en joint le charme au charme d’être ensemble : la solitude sans l’isolement.
Arsemar songeait au départ de Desreynes, et sa méditation était un regret.
Merizette synthétisait quelques jugements psychologiques et s’octroyait des louanges : « Pierre est un rêveur qui suit son idée et ne voit pas la vie ; Georges, un promeneur qui voit la vie et ne suit pas son idée ; la seule tête de la maison, c’est moi. »
Quant à Desreynes, il échafaudait une série d’aphorismes sur les fluctuations de son individu : « La rectitude dans l’idée, n’est-ce point, en vérité, ce qui constitue l’homme ? Mais combien la possèdent, et ne serait-on pas un grand homme par cela seul qu’on est digne d’être un homme ? L’humanité se résume en quelques têtes : le reste s’appelle végétation… De quoi parlé-je ? Je suis une matière qui s’agite, et je n’ai point de moi, puisque j’ai chaque matin un autre moi !
— Mériterais-je, conclut-il à voix haute, de porter tous les jours le même nom ?
Jeanne le regarda avec ébahissement, et éclata de rire.
Ils étaient sur une roche taillée à pic : la rivière sonnait à leurs pieds.
— Oui, répondit Arsemar au bout d’un long instant : c’est toujours une eau nouvelle qui court dans le lit du fleuve.
— Ils sont fous, pensa Merizette.
— Mais nous lui donnons, reprit Pierre, le même nom qu’à celle qui coulait un siècle ou dix siècles plus tôt : il nous semble qu’elle soit toujours une, puisqu’elle garde le même aspect et la même saveur, qu’elle tourne sensiblement aux mêmes angles, bondit sur les mêmes obstacles et dévale la même pente, par la double force de nature et de coutume… Et comme on dit l’eau de cette rivière, on dit l’âme de cet homme ; mais nous ne restons pas plus nous que le fleuve qui passe.
— Seigneur, murmurait l’épouse, que mon mari est donc ennuyeux !
Georges lui paraissait d’autant plus spirituel et plus joli ; mais d’un esprit qu’elle constatait en dehors de ses paroles et d’une grâce qu’elle ne cherchait pas à analyser dans ses lignes ; elle l’admirait en quelque sorte pour ce qu’il aurait pu dire et montrer, et cela, volontairement un peu, avec un effort conscient pour l’admirer et s’en repaître davantage ; elle se concentrait à trouver plaisir dans chacun de ses gestes et chacune de ses phrases, afin de ne rien perdre des agréments du dernier jour. Elle le fixait d’un regard plus profond, comme pour voir en lui, et Georges, à quelques reprises, en fut gêné. Il essayait de deviner toute la pensée de Jeanne ; elle-même s’y attachait aussi.
— Est-ce que je l’aime ?… C’est sa vie, que j’aimerais… Pierre est pourtant plus beau… Comme nous allons nous assommer demain !
Des révoltes subites la secouaient contre ce départ : l’existence était bien injuste pour elle ! Mais de quel droit s’en plaindre, puisque sa faiblesse y souscrivait ? Donc, elle avait accepté qu’on la frustrât d’un peu de joie qui lui venait. Et pourquoi ? Pour d’autres ! Elle se jugeait dupée, volée, par son propre consentement, et s’injuriait de l’avoir donné.
Une seule chose la consolait un peu, et son visage prenait alors une sérénité enfantine : « Dans quelques heures, nous serons seuls. » Elle était impatiente de ce moment.
Il vint.
D’Arsemar avait proposé de déjeuner plus tôt, pour ne se point retarder, et la jeune femme avait accueilli sa demande avec empressement. Elle hâta le service et voulut conduire son mari jusqu’à la grille du parc. Ses mains tremblaient légèrement pendant qu’elle regardait sur la route s’éloigner la petite voiture du comte. Elle écoutait le roulement des roues, et ce bruit déjà lointain lui semblait caressant et terrible. Tout son être criait : Enfin ! Immobile à côté de Georges, et un peu pâle, elle patientait. Le dog-car disparut derrière un bouquet de noisetiers. Alors, elle frémit, elle eut peur d’elle-même et de l’homme qui était là. Dans la suite, elle constata que cette minute avait été la plus exquise et la plus douloureuse de sa vie. Il lui sembla que tout était consommé et qu’au départ de son mari était liée irrévocablement la nécessité de sa chute. Poursuivre l’absent, le rejoindre…
— Pierre ! cria-t-elle… Mais sa voix était si épuisée… Dernière alarme de la conscience !… Jeanne s’assit sur une borne.
Mais soudain elle s’offusqua d’une faiblesse qui n’était pas sans témoin, et, dans ce rappel de l’orgueil, tout son égoïsme lui revint, sec, impérieux et froid. Elle se leva ; puis, redressant son buste comme un lutteur qui paraît sur l’arène, elle prit le bras de Georges, et sourit : « Profitons de ces heures », disait-elle.
Ils rentrèrent dans le parc. La gêne qu’ils éprouvaient tous deux croissait à chaque pas ; ils ne retrouvaient plus la confiante intimité de la veille, ni le calme que leur avait donné la résolution du devoir. Georges s’efforçait d’y remonter, en se persuadant que rien n’était changé depuis un jour ; mais il ne réussissait qu’à souffrir davantage d’un tête-à-tête aussi fâcheux que délicat. Ce silence et cette contrainte les rendaient trop complices de leurs souvenirs ; il aurait voulu en être délivré, et cette préoccupation le travaillait, mais sans l’effrayer, tant le passé lui semblait loin. Il aborda plusieurs conversations, qui moururent d’impuissance dans un ennui banal.
Jeanne répondait à peine.
« N’était-ce donc que cela ? » Elle avait rêvé de ce moment, venu enfin, et n’y rencontrait qu’une accablante monotonie, et l’inepte entretien d’un quadrille : d’émotion, point ; d’inquiétude, pas davantage, et de plaisir, moins encore ; un regret seulement, celui de l’attente déçue. Les galanteries du baron de Valtors étaient moins niaises et plus réjouissantes. Elle éprouva un vif dépit, et fut humiliée comme d’une bassesse intellectuelle de ne pouvoir se créer à elle-même le raffinement de voluptés et d’angoisses qu’elle s’était plu à espérer.
Ils parcouraient bien des allées, et se ramenaient inconsciemment aux mêmes endroits, n’ayant même pas l’imagination de choisir un chemin.
— Quelle heure est-il ?
Ils étaient seuls depuis cinquante minutes, — elle le calcula exactement, — et leur colloque ne s’était pas un instant départi de la plus plate insignifiance.
— Cela durera-t-il jusqu’au soir ? Il faudrait cependant…
Que faudrait-il ? N’importe : elle voulait quelque chose et ignorait que vouloir.
Son impatience devint fébrile ; Jeanne se jugeait stupide et ne jugeait pas mieux son interlocuteur. Elle fut désagréable et presque acariâtre. Elle eût souhaité tout au moins d’être triste.
— C’est donc que je ne l’aime pas ?… Pourquoi l’aimerais-je ?… Je ne mérite pas la vie que j’ambitionne, puisque je n’en sais rien tirer.
Elle s’insultait, se détestait, et se méprisait elle-même ; mais jamais nous ne nous aimons si bien qu’à l’instant où nous nous blasphémons : suprême triomphe de l’égoïsme, puisqu’il réussit à nous faire mal penser et mal parler de nous.
Une heure encore s’écoula. Jeanne était exaspérée.
Une servante annonça la visite du baron de Valtors : Marizette sursauta. Du monde ! Il ne manquait plus que cela !
— Dites que je suis sortie !
— Pourquoi le renvoyez-vous ? supplia Georges : il nous aurait divertis.
— Vous vous morfondez donc bien en ma seule compagnie, mon cher ? Pour le dernier soir…
Valtors se retira, très vexé, sachant que la comtesse était au parc avec Desreynes.
Le contre-temps auquel elle venait d’échapper rendit la jeune femme plus sensible à la perte du jour suprême. La phrase de Georges l’incita aussi : puisque l’homme reculait, à elle d’avancer !
— Il faut… il faut…
Desreynes avait enfin reconquis une sorte de naturel, et se jouait avec insouciance et même avec esprit dans les mille riens que son redit aux femmes.
Jeanne l’écoutait mal, obsédée par la volonté fixe, lancinante, d’inventer une minute qui fût anormale, qui lui donnât une émotion, qui lui laissât un souvenir. Son imagination, tracassée par la fuite du temps, s’enfiévrait à la recherche d’une folie qu’elle ne trouvait pas. Elle sautait d’une idée à peine conçue à une idée que d’autres venaient chasser en foule. Elle s’agitait sur son banc, faisait claquer ses petits doigts et pressait ses ongles dans ses paumes. La tranquillité que Georges avait gagnée acheva, par contraste, de la jeter dans cette violence de sensations où s’engouffre, chez les êtres nerveux, le dernier reste de raison.
Jamais femme ne fut plus près de se donner ou de s’offrir : la conscience qu’elle n’avait point d’amour ne l’intéressait même plus ; elle se tourna vers Georges, et resta stupéfaite, en apercevant au détour du sentier une femme qui marchait vers eux.
— Bonjour ! cria la sous-préfète : ai-je forcé la consigne ? J’ai vu le comte, su de lui que je vous verrais au château, et me voici !
Fraîche et gaie, la Parisienne leur tendit les deux mains. Desreynes l’adora comme un messie ; Mme d’Arsemar, malgré sa politesse, la regardait d’un œil mauvais.
— Que je suis ravie de vous rencontrer chez vous ! Je vais donc passer une après-midi qui me dédommagera des autres.
Au fond, elle croyait troubler une entrevue galante, un adieu d’amour, et se réjouissait d’être maudite. Elle fut surprise de l’accueil empressé de Desreynes, et en garda reconnaissance.
« Le pauvre homme en a déjà assez, de sa Lyonnaise… La petite fait une autre tête. »
— Est-il vrai que vous partiez demain, monsieur ? Combien je vous envie de rentrer dans mon cher Paris ! Moi qui voulais vous prier d’assister à une dernière sauterie que nous offrons après-demain. Ce sera moins royal que chez vous, chère comtesse, mais si vous y venez, vous m’aurez donné le plus beau de votre fête.
Jeanne fut peu touchée du compliment. Elle était profondément agacée. On parla de quelques voisines : la conversation tourna bientôt à la plus soigneuse médisance. Merizette se déridait un peu.
— Les femmes sont admirables, dit Georges. Où dénichez-vous des vertus qui vous fassent tant louer votre sexe, après avoir blâmé tout ce que vous apprenez de lui ?
— En nous-mêmes, monsieur.
— Je m’en doutais… Votre logique est royale : louer la femme contre l’homme, pour la mettre au-dessus de l’espèce, et, ce point acquis, blâmer les femmes pour monter au dessus de toutes et de tous.
— Imbécile ! pensa Jeanne, qui sentait la vérité du jugement.
— Nous sommes bien malheureuses, comtesse ! Les hommes ne connaissent pas de milieu entre nous ennuyer et nous dénigrer ; ceux qui s’agenouillent nous font bâiller, et ceux qui nous plairaient nous font rougir de nous.
— Un célibataire assez mûr, dit la comtesse, ne se croit supérieur qu’à condition d’être désabusé des femmes.
— La mode veut cela, monsieur ?
— Et vous faites la mode, ô déesses !… D’ailleurs, voulez-vous un conseil ?… Si vous prenez un amant…
— Vous dites ?
— Si vous prenez un amant, choisissez un simple : les hommes trop habiles ne valent pas mieux que vous.
— Quelle Circé a donc empoisonné votre hôte, ma chère, pour le faire si méchant ? Il était plus aimable, l’autre soir.
La jolie dame, en souriant, rayait le sable du bout de son ombrelle ; l’impatience de la comtesse ne lui avait pas échappé, et la coquette s’amusait de taquiner cette jalousie avec le souvenir de ce qu’elle pensait être une infidélité.
La croyance qu’elle volait un amour l’eût rendue indulgente à toutes les galanteries de Georges. Car, le point d’honneur varie, ici-bas : une fille ne voudrait prendre les amants d’une amie, et cède avec joie aux amis d’un amant ; une dame se ferait scrupule d’agréer l’ami d’un amant, et se fait gloire de ravir l’amant d’une amie. Dût celle-ci en souffrir !
Et Jeanne souffrait ; non point dans sa tendresse : elle n’en avait pas ; mais dans sa vanité. Rarement une femme perd assez l’esprit pour n’être pas sensible aux pointes d’une autre femme ; celle-ci trouvait ridicules son rôle et son attitude, et détestait cette amie pour sa visite et ses lazzis. Georges l’indignait aussi par les attentions dont il entourait l’autre ; et, plus froidement que tantôt, ayant en plus un besoin de vengeance, elle arrêta sa résolution d’avoir avant demain, avant ce soir, un triomphe qui serait éclatant.
L’étrangère riait, causait, montrait ses dents, montrait sa cheville, faisait parade des complaisances de Desreynes et les entretenait de tout son pouvoir. Le jeune homme finit par la trouver trop séduisante, et, sevré d’amour, le laissa trop paraître. Il n’eut pas la sagesse de comprendre que dans l’état d’âme où se trouvait Merizette, tout ce qui ne s’adressait pas à elle devenait une provocation. La Parisienne le savait et se faisait de tous ces jeux un plaisir infini. « Les hommes les plus intelligents sont des sots qui ne voient rien. » Une véritable sympathie s’établissait pourtant entre elle et lui. Soudain, Jeanne crut percevoir que sa présence les encombrait, et qu’ils eussent désiré être seuls. Ce fut le dernier coup. Elle était blême… Jamais son amour-propre ne fut soumis à une si cruelle épreuve : pour la première fois, on la bafouait, on se liguait contre elle, devant elle : elle en eut la ferme conviction. Elle concentra son énergie dans une affectation de gracieuseté ; sous cette contrainte, sa colère s’envenimait encore. Trois heures ! Elle ne partira donc plus ! Jeanne, oubliant de se juger en même temps, était scandalisée par l’impudence de cette autre femme. Elle la regardait avec une répugnance vertueuse, un dégoût bien sincère : cependant, puisqu’on semblait désirer Georges, elle le désira… Mais elle le détestait… Quatre heures !
La sous-préfète annonça son départ.
— Déjà ? répondit la comtesse.
La Parisienne salua, avec un sourire ironique ; Jeanne voulut à son tour la railler d’un défi.
— Si vous m’en croyez, vous ne monterez en voiture qu’au tournant de la côte : la route est jusque-là mauvaise pour les chevaux, et monsieur Georges se fera une joie de vous conduire à la petite porte du parc.
— Mais, très volontiers, ma chère, et je vous remercie du conseil.
— Vous m’excuserez sans peine, reprit Mme d’Arsemar, si je ne puis vous accompagner.
Jeanne expliqua ses ordres au cocher de la sous-préfète. Les deux ennemies s’embrassèrent, la visiteuse prit le bras de Desreynes.
— Au revoir : je compte sur vous pour mon quadrille, mercredi, 20 mai.
— Sans faute… Ne vous perdez pas dans les bois… Georges, vous viendrez me chercher au pavillon, n’est-ce pas ?
La voiture s’éloigna. Jeanne rentra dans la maison, et prit son peignoir de bain. Elle tremblait de tout son corps.
— Oh, la honte, si j’échoue !
Elle s’arrêta, la main sur le pommeau de la rampe.
— Je ne peux pas vouloir cela : c’est fou !
Savoir que l’on va faire une sottise, et la préméditer : quel charme !
Elle aperçut au loin le couple qui entrait sous les arbres.
— Tant pis, tant pis ! Puisqu’il faut…
Elle crut entendre un éclat de rire à la lisière du bois.
— J’aurai mon tour, moi !
Georges avait mêlé ses doigts à ceux de sa compagne. À peine la jeune femme essaya-t-elle de se dégager, elle baissait les yeux.
— Allons, dit-elle, laissez-moi.
Il se pencha, puis, très bas :
— Vous êtes belle, et je vous aime.
Elle lui échappa, et s’enfuit. Il la rejoignit en courant. Elle riait. Il la saisit, et étouffa son rire dans un baiser qu’il colla sur ses dents. Elle renversait la tête.
— Marchons… Si l’on vous voyait… Marchons.
Elle se laissa retenir par la taille, et tous deux firent quelques pas encore. Puis un second baiser les arrêta.
— Vous me rendez fou ! Vous êtes trop belle !
Il la pressait, debout contre son torse ; elle rendit le baiser, et longtemps ils restèrent ainsi, Georges la désirait ardemment.
— Laissez-moi… Je vous en prie… On nous guette… Venez, oh, venez…
Georges savait Merizette capable de les espionner : il baisa les mains qui le repoussaient.
— Vous partez donc ? dit-elle.
Ils marchèrent : le chemin fut long. Elle s’éloignait un peu de lui, et obliquait à chaque pas vers la lisière du sentier ; elle tremblait légèrement, avec cet instinctif et vague effroi du mâle, qui fait encore frémir et reculer la femme au moment même où elle va se livrer. Pudeur ? Vertu ? Non pas : c’est la chair qui prend peur.
Mais quand ils sortirent du bois et parvinrent au pied du mur qui fermait le parc, lorsque tout danger fut passé pour la promeneuse, toute peur s’évanouit et le regret surgit seul : elle aurait voulu retourner en arrière, pour se moins défendre, cette fois.
Elle porta vers lui ses yeux clairs et humides, et lui tendit ses lèvres entr’ouvertes. Derrière la porte, ils entendaient le piaffement des chevaux. Il lui murmurait sur les dents :
« Je t’aime ! je t’aime ! » Il l’étreignait et l’enlevait presque de terre. Puis sa bouche courait sur les tempes, le cou, les yeux et les lèvres encore, qu’il humait dans les siennes.
Le danger, à nouveau, se dressait ; elle soupira : « Assez, » puis, s’écarta, et tout haut, elle dit : « Au revoir, cher monsieur. Vous viendrez mercredi. Je le veux. »
Elle arrangeait, en parlant, ses cheveux défrisés et les rubans de son chapeau.
Georges tourna la clef dans la serrure rouillée ; la sous-préfète sortit, et monta en voiture.
Desreynes, au marchepied, la salua profondément, mais, sous un prétexte, il s’avança : un rapide baiser unit leurs bouches. La calèche partit.
Georges la suivait des yeux : il vit la tête blonde qui se penchait à la portière : il eut contre lui une énorme rancune.
— J’aurais dû vouloir davantage ! Les femmes sont à qui ose les prendre.
Il referma la porte, et lentement, comme à regret, lui aussi, il redescendit les sentiers : il reconnaissait chaque place où une étreinte les avait enserrés ; il y stationnait ; son imagination s’allumait au souvenir du bonheur promis et perdu ; des visions lascives le hantaient. Il allait et venait, en contemplant à terre les mousses encore froissées. Il prit un autre chemin et arriva au pavillon où Jeanne devait l’attendre.
— Est-ce vous, Georges ?
Il rêvait avec l’autre : cet appel le troubla comme une surprise. Jeanne disait d’une voix faible :
— Venez m’aider… Vite…
Il vint, il entra ; il n’aperçut rien d’abord ; et soudain, il la vit, demi-nue sous son peignoir entr’ouvert : des gouttes d’eau glissaient encore sur sa peau brune. Il lui sembla qu’elle s’approchait de lui, incertaine, les bras tendus, les cils baissés…
La dernière pudeur des femmes n’est point de ne pas se montrer nues, mais de fermer les yeux, alors, pour ne pas voir les yeux qui les regardent.