Amour moderne/03

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L’Éclaireur (p. 24-28).

CHAPITRE TROISIÈME

L’ATTENTE


Le soleil de juillet fait les rues désertes. L’asphalte brûle les pieds, les voitures soulèvent un nuage de poussière.

Pierrette, de ses petits talons, frappe le trottoir d’un mouvement cadencé et rapide. Elle vient à la ville presque chaque jour, bien que sa mère soit fixée à la campagne pour toute la vacance. Elle prépare son trousseau. Elle sort d’un magasin, entre dans un autre, confronte des étoffes, fait la moue, sort et repart dans sa course précipitée. Cinq heures et demie, Pierrette est au volant et regagne Everell. Sa mère a loué une jolie villa précédée d’un parterre ; les fleurs sont en pleine floraison, les phlox embaument, la brise traîne avec elle de chauds parfums capiteux. Pierrette, étendue dans le hamac entre deux arbres, dont les feuilles chuchotent câlinement, trouve la vie bien belle ; qu’il fait bon vivre, quand on a vingt ans et que le ciel dispense chaque jour, un plus grand bonheur ! La vague caresse les joncs de la berge, ce bruit monotone lui semble doux. Les bras repliés derrière la tête, elle sourit aux étoiles qui commencent à percer le velum bleu au-dessus des arbres. Elle rêve les yeux ouverts. Demain, un certain nombre de ses amies viendront, elles prendront le thé à cinq heures : et elle se propose bien, puisqu’on est à la campagne, de les retenir à souper. Elle règle à l’avance l’emploi de la soirée. Le silence gagne peu à peu le parterre, et même le chemin. Pierrette ne songe pas à rentrer. Elle sent en elle un tel bonheur, une joie sans nom et qui l’emplit toute. Un léger souffle de vent passe dans ses cheveux, et lui est une caresse. Un oiseau, dans les arbres qui s’étagent aux gradins de la côte, et font un arrière-plan tout sombre au milieu de cette pâle clarté lunaire, fait entendre un plaintif chant d’amour. La brise s’élève d’une gamme, et toutes les feuilles bruissent en même temps comme un accord assourdi. Pierrette sent son cœur qui chante à l’unisson de toute cette beauté de la nuit.

De la maison, Madame des Orties appelle :

— Pierrette, il se fait tard, entre ma mignonne, tu prendras froid.

La jeune fille obéit à regret, embrasse sa mère au passage, et monte à sa chambre.

La fenêtre est ouverte, elle s’accoude à l’appui, et écoute ainsi longtemps le chant de la nature endormie. Bruits imperceptibles, soupirs des feuilles, cri d’amour ou d’angoisse d’un oiseau invisible.

Pierrette court par la maison. Elle met ici des fleurs, là, un amas de verdure qui forme dans le coin de la salle à manger un véritable bosquet.

En passant par le corridor, Pierrette aperçoit une lettre sur la table ; elle se penche et se rend compte qu’elle lui est adressée. Un sourire ému court sur ses lèvres, elle s’enfuit, s’asseoit face au fleuve. C’est une lettre de Guy de Morais, elle veut la lire loin des regards indiscrets. Il sait si bien dire les choses les plus simples qu’elles prennent, sous sa plume, une valeur précieuse. Avec un art consommé, il sait rappeler les meilleures heures de son séjour à Québec ; toujours ce sont celles qu’il a passées en compagnie de Pierrette.

Avec une discrétion voulue, il s’oblige à ne parler que de la jeune fille, de ce qu’elle a dit en telle circonstance. Il s’oublie lui-même, et ne parle jamais de Charlie. Pierrette ne remarque pas toutes ces nuances, mais jouit de trouver énoncés subtilement des sentiments qui trouvent un écho dans son cœur. Il lui semble avoir depuis longtemps songé la même chose sans avoir su découvrir les mots propres à rendre sa pensée. Elle replie la lettre, et le fleuve lui paraît plus beau, c’est avec regret quelle s’arrache à sa contemplation, et retourne à ses préparatifs. Le thé se prendra sous la véranda. Elle met ici, une jardinière, baisse jusqu’à demi les toiles bleues et blanches qui protégeront du soleil, et conserveront une agréable fraîcheur.

Les premières jeunes filles arrivent. Pierrette reçoit, la main tendue : son accueil est le même pour toutes, son sourire gracieux. Marguerite travaille pour gagner sa vie, et n’aime pas se le faire rappeler, elle oublie de s’informer si elle a obtenu facilement son congé. Elle sait que Lily souffre encore de la défection de son fiancé, et se fait pour elle plus câline, sans toutefois commettre la maladresse de lui rappeler sa peine. Elle évite meme de parler de son prochain mariage, afin de ménager son amie. Le thé blond coule dans les tasses de porcelaine si fine qu’elles en sont transparentes. Les gais propos s’échangent par-dessus l’énorme bol de roses qui décore le centre de la table. Les rires s’égrènent et montent jusqu’à la couverture de bois qui les renvoie affaiblis.

Les chaloupes s’éloignent du rivage. Les joncs et les algues les ont une minute embarrassées au départ, mais, presqu’aussitôt elles se sont libérées, et fendent maintenant la vague d’un mouvement cadencé. Des cheveux légers flottent au vent. Des robes bleues et roses tranchent sur le gris uniforme de l’eau.

Jusqu’à l’heure du souper elles se laissent griser par l’air quelque peu rafraîchi.

Pierrette les a toutes entraînées dans sa chambre. Elle leur fait voir les pièces de son trousseau, les nombreux cadeaux qui déjà sont arrivés. Les unes admirent sans arrière pensée, chez d’autres pointe une petite moue d’envie ou de désapprobation. Pierrette ne s’inquiète ni des unes ni des autres. Quand elle s’achète un objet, elle ne consulte que son goût, sans s’occuper de savoir s’il plaira à tout le monde. Si elle reçoit un présent, elle est toujours enchantée. Son heureux caractère est pour une bonne moitié dans son bonheur.

Un peu plus tard, elle les amène au jardin, et les préférences se font jour. Elles marchent deux à deux, au gré de leurs inclinations. Pierrette se trouve en compagnie de Lily : celle-ci semble plus morne qu’à son arrivée, elle se demande ce qu’elle pourrait bien inventer pour ramener des idées plus gaies dans l’esprit de son amie. Elle la sait musicienne.

— N’aimeriez-vous pas mieux faire de la musique ? s’enquiert-elle.

Sur la réponse affirmative de Lily, elle se dirige vers le salon, et l’amène à sa suite.

Lily frotte l’une contre l’autre ses longues mains fines. Ses doigts nerveux semblent prêts à courir sur le clavier, elle les retient encore. Ses yeux se lèvent à plusieurs reprises vers le tableau de la Sainte-Cécile appendue au-dessus de l’instrument. Puis la chambre est remplie d’harmonie. Lily joue Fra Diavolo de Sydney Smith. Son visage s’est détendu. Quand vient la partie de la prière, toute l’expression de sa figure est une supplication comme les accords doux et passionnés qui naissent sous ses doigts. Pierrette, les mains jointes sur ses genoux, écoute. Une idée vient comme un papillon noir, elle la chasse, mais elle revient insistante. Pourquoi Harold a-t-il abandonné Lily, qui a tant d’âme ? Si Charlie allait en faire autant. Que deviendrait-elle ? Elle sent un frisson courir sur ses bras nus, elle change de position, Lily se retourne et demande :

— Je vous ennuie ?

— Non, chérie, c’est une idée stupide qui m’est venue, je remuais pour la chasser, je vous en prie, continuez Lily.

Au bruit des accords, une à une, les jeunes filles se sont glissées sans bruit dans le salon, et Lily a bientôt un auditoire digne de son talent.

À onze heures moins vingt, la bande joyeuse est à la station et monte dans le char ; Pierrette, venue les reconduire, prodigue les au revoir et les amitiés.

Assise sur la grève, un buvard sur les genoux, Pierrette écrit à Charlie. Elle lui raconte la soirée et la journée de la veille. Elle termine en se plaignant : « Pourquoi es-tu si loin ? » Pour la première fois, elle récrimine contre cette séparation : c’est qu’une crainte irraisonnée s’est emparée d’elle.

Une lettre tarde-t-elle d’une journée, elle croit tout de suite à une rupture possible. Un long grimoire, bien affectueux, lui rend la paix pour quelques jours. Elle ne se reconnaît plus, elle si indifférente, si confiante, mais la vie réserve tant de surprises !

Août a fleuri toutes les pousses vertes. Pierrette n’a que le temps de dépaqueter et d’admirer les cadeaux nombreux qui arrivent à son adresse. Elle vit dans un rêve fleuri et gai. Puis elle prend sa plume, énumère à Charlie tout ce qu’elle reçoit, ce qu’elle en fera ; puis un doute lui vient à la réception d’une lettre dans laquelle il ne s’enthousiasme pas comme elle.

Depuis quelques semaines elle se sent tellement nerveuse, elle ne se comprend plus. Elle désire et redoute l’arrivée de Charlie. Un mot de lui romprait-il leur engagement avant même qu’il ne revienne ? elle se demande si vraiment elle n’en ressentirait pas seulement un froissement d’amour-propre. Pourtant, à cette idée un long frisson la secoue. Elle sent en elle comme le pressentiment d’un malheur. Elle se donne du mouvement afin d’éviter de penser.

Pour s’étourdir, elle court de chez la modiste au magasin, de chez le tailleur à chez elle. Puis, c’est un « shower » d’ustensiles de cuisine donné en son honneur chez l’une de ses amies, puis un shower de porcelaine. Un groupe joyeux entoure et admire les jolis petits objets si délicats. Pierrette veut s’éloigner pour faire place à une nouvelle arrivante ; une tasse tombe, les éclats volent jusque sur ses souliers de chevreau blanc. Nerveusement, elle remue le pied pour les faire choir sur le plancher. Lily, peu éloignée, est devenue toute pâle. Pierrette s’en est aperçue, mais n’en veut rien laisser paraître. C’est que le présage est mauvais. Le fiancé de Lily a cassé une potiche de prix qu’il lui avait offerte. Huit jours plus tard, c’était la rupture irrémédiable.