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Amour moderne/04

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L’Éclaireur (p. 29-40).

CHAPITRE QUATRIÈME

LE RETOUR


Septembre. Pierrette et sa mère ont réintégré leur résidence à la ville. Ce n’est pas que le temps soit maussade, mais Charlie reviendra sous peu, ce sont les derniers préparatifs.

En apparence, Pierrette est joyeuse d’une façon inaccoutumée ; toute la journée elle a chanté : c’est ce soir l’arrivée de Charlie. Elle a mis une robe rose, un velours noir étroit garnit l’encolure. Un petit turban de fine paille noire enserre sa tête, des souliers de satin noir aux talons hauts cambrent le pied. Cinq heures et demie, l’auto démarre. Pierrette exulte. Six heures moins dix et le train entre en gare. Charlie revient seul, son ami est resté là-bas. Pierrette attend impatiente près de la chaine qui défend le passage. Charlie descend aussitôt le train immobilisé. Pierrette l’a aperçu, il avance rapidement. Elle se sent désappointée et glacée. En un instant, Charlie est là, il lui tend la main, il se penche pour l’embrasser, Pierrette raidie le repousse des deux mains :

— Pas ici, non, attends…

Toute sa physionomie est contractée sous l’impulsion d’un sentiment intérieur et profond. Charlie surpris suit docilement Pierrette qui ne trouve pas une parole à lui adresser. Elle s’élance au volant, nerveuse, elle imprime à la machine des soubre-sauts terribles.

À cette heure, à la basse-ville, la circulation est encombrée. Pierrette ne semble voir les automobiles qu’au moment où elles sont prêtes à heurter la sienne. Charlie demande :

— Veux-tu que je conduise ce soir ? tu parais fatiguée.

— Moi, fatiguée, quelle idée par exemple !

Et l’auto continue à sautiller sous les coups nerveux de la main qui la dirige.

À l’intersection d’une rue, un homme quelque peu aviné conduit à une allure rapide, Pierrette, en voyant l’évidence du danger au lieu d’appliquer les freins, presse inconsciemment l’accélérateur.

Charlie, en s’apercevant de la méprise de la jeune fille, veut lui-même mettre le pied sur le levier sauveur : mais trop tard, le choc se produit avec une secousse terrible. La machine venant en sens inverse a frappé par le côté la voiture conduite par la jeune fille. Le monde commence à se rassembler. Par le coupe-vent, on voit apparaître une tête ensanglantée. C’est celle de Pierrette. Quelques personnes font preuve d’un sang-froid admirable. On parvient jusqu’aux occupants qui, au premier coup d’œil, semblent faire partie de leur véhicule. Charlie ne souffre que d’une blessure à l’épaule, et finit par avoir raison de tous les obstacles. Le conducteur de l’autre machine n’a aucun mal. Alors Charlie se porte au secours de Pierrette. Il ne veut pas que d’autres mains la touchent, en manquant de précaution, on pourrait lui faire mal. Il ne parvient à la dégager que pour la voir tomber inerte dans ses bras. À la première commotion elle a perdu connaissance. Le petit chapeau de paille noir est resté en lambeaux adhérant aux débris de la glace. La petite tête brune et nue, les cheveux emmêlés, le sang qui coule le long de son visage que le fard maintient vermeil, le tour de la bouche, le front, le cou sont d’une pâleur qui rend encore plus frappante, plus extraordinaire la couleur rosée des joues. Chargé de son précieux fardeau, Charlie se dirige vers la première pharmacie venue. On commence à donner à la blessée les soins d’urgence, en attendant la venue du médecin. On lui fait respirer de l’éther, elle entr’ouvre les yeux pour les détourner aussitôt de Charlie, comme s’il lui eût fait horreur. Elle regarde autour d’elle, des hommes vêtus de blouses blanches, des flocons alignés dans des montres, elle ne peut rien s’expliquer, la lumière ne se fait pas encore dans son esprit, elle ne se rappelle pas l’accident. Presqu’aussitôt elle referme les yeux sans les avoir reportés vers son fiancé qui guette anxieusement ce regard.

Le médecin arrive. Il ausculte, tâte le pouls, réussit à lui faire reprendre connaissance durant quelques secondes ; il l’interroge afin de savoir si elle ressent du mal. Trop fortement ébranlée par la secousse, la douleur n’est pas localisée, elle ne saurait dire. Le médecin s’enquiert :

— Quelqu’un connaît-il cette jeune fille ? Faut-il la faire transporter à l’hôpital ?

À ce mot d’hôpital Charlie sort de sa torpeur, et se rapprochant vivement :

— Ah ! non, pas cela ! pas à l’hôpital !

— Est-ce votre sœur, Monsieur, interroge le praticien ?

— Non, docteur.

— Alors de quel droit décidez-vous qu’il ne faut pas la conduire à l’hôpital ?

— Tout d’abord, parce qu’elle est ma fiancée, et ensuite parce que je suis certain que sa mère ne pourrait se décider à voir partir sa fille unique pour l’hôpital.

— C’est bon, c’est bon, dit le médecin. Je dois pourtant vous prévenir qu’elle ne pourrait supporter un autre genre de locomotion : c’est l’ambulance.

— Bien, articule Charlie.

Le médecin prend encore quelques informations. Il veut s’enquérir de l’adresse afin d’envoyer sa note mais Charlie l’a prévenu.

Il met la main à la poche de son habit et sortant un rouleau de billets de banque :

— Combien vous est-il dû, docteur ?

Le médecin s’éloigne vers d’autres malades qui réclament ses soins.

La première pensée de Charlie est pour Madame des Orties, il l’appelle au téléphone. Il ne veut pas lui dire comme cela à brûle-pourpoint qu’ils ont eu un accident. Il se borne à demander de tenir un lit prêt pour l’arrivée de Pierrette qui s’est sentie mal tout à coup.

Mme des Orties ne pose aucune question inutile. Mentalement, elle se fait cette réflexion : la chaleur, peut-être, l’émotion trop vive. Enfin, bien que ces accidents ne lui soient pas coutumiers. Pierrette peut s’être sentie fatiguée. Tous ces raisonnements ne suffisent pas à la tranquilliser, et les minutes qui la séparent de l’arrivée de sa fille et de son fiancé lui paraissent des siècles.

Pendant ce temps Charlie appelle l’ambulance. Puis tandis que le lourd véhicule s’avance lentement, Charlie contemple la petite tête qui va douloureusement de droite et de gauche au moindre cahotement de la route. Pas une minute les yeux ne s’ouvrent. Charlie, les traits tirés plus par la souffrance morale qui l’étreint en pensant à cette catastrophe de son retour, qu’à l’idée des soupçons qu’il découvrira peut-être dans l’attitude, les silences, les regards de Madame des Orties, souffre atrocement. La douleur physique qu’il devrait ressentir de son épaule meurtrie, il ne la sent pas, il n’y songe pas. Toutes les forces de son âme, toute sa puissance de souffrir est aimantée vers Pierrette.

Le médecin a voulu lui faire un pansement, d’un ton bref il a répondu :

— Je saurai quand il sera temps de m’occuper de cette éraflure.

Plus la montée s’avance, plus Charlie si vaillant devant un danger, se sent désemparé. Si cet accident allait avoir des suites fâcheuses.

La lourde voiture s’immobilise. Le chauffeur ouvre la portière où se trouve le jeune homme assis au côté de la blessée. Charlie comprend tout à coup que le moment décisif est arrivé. Comme toujours devant le danger, il sait se commander. Il se lève, prend son bout du brancard que l’étranger soutient à l’autre extrémité ; puis il se ravise, non il ne faut pas entrer de cette façon. D’une voix dure il commande :

— Allez sonner.

Il soulève de ses bras robustes le léger fardeau et s’avance résolument. Madame des Orties qui ouvre la porte elle-même ne lui dit pas une parole, elle le précède à travers la maison. Charlie arrive au seuil de la chambre jaune, il se sent faible, faible tout à coup comme s’il était redevenu un petit garçon, et qu’il essaierait ses forces sur un poids disproportionné à son âge. Cette chambre que la jeune fille vient de laisser, il n’y a pas une heure, comme elle est vivante, plus vivante que la personne inerte qu’il dépose sur le lit. On croirait qu’elle va parler. Les fleurs le saluent et lui souhaitent la bienvenue. Le travail de broderie, abandonné à la dernière minute et déposé sur la chaise, en partant, rappelle le mouvement.

Tandis que Charlie prévient le médecin de la famille, Madame des Orties a tamponné d’eau froide le visage de son enfant ; elle a enlevé les restes du sang, surtout elle a démaquillé ce visage. Sur les oreillers blancs, la petite figure se détache dorée, les lèvres plus pâles que les joues.

La lumière, tamisée par un abat-jour de soie, fait un effet de veilleuse dans la chambre. Un grand homme sec et droit se penche au-dessus du lit. Consciencieusement, il s’acquitte de son devoir. Il pose une foule de questions auxquelles la jeune fille peut difficilement répondre. Il donne à Madame des Orties quelques prescriptions à remplir, et promet de revenir le lendemain matin.

— Madame, s’il n’y a pas de complications ce ne sera pas long. Quelques jours de repos complet et il n’y aura plus trace de cet accident. Si elle délirait, appelez-moi aussitôt.

Charlie s’est laissé tomber sur un siège de la salle à manger et attend avec impatience le départ du médecin, il a tant hâte de savoir à quoi s’en tenir.

Madame des Orties vient enfin le rejoindre. Habituée de taire ses sentiments intimes devant les étrangers, elle souhaite tout d’abord la bienvenue au jeune homme.

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, si je ne l’ai pas fait plus tôt, vous comprenez combien j’étais peu moi-même. Quelle surprise !

Puis elle s’enquiert de son voyage, prend des nouvelles de ses parents, et l’invite à partager son repas.

— Le souper sera un peu moins gai qu’il ne devait l’être, toutefois vous vous sentirez moins seul qu’au restaurant, de plus vous pourrez juger par vous-même de l’état de Pierrette.

Ces questions qui brûlent les lèvres du jeune homme depuis si longtemps, qui tourbillonnent dans sa tête, il trouve enfin l’occasion de commencer à les énoncer :

— Que vous a dit le médecin, Madame ?

— Qu’un repos de quelques jours aura raison de ce choc.

À son tour elle voudrait bien se renseigner, car depuis le moment où son enfant a été déposée inerte sur son lit, un pansement à la tête, elle a compris qu’il s’agissait d’un accident. Elle n’ose forcer la parole à ce jeune homme qui reste là devant elle, impénétrable. Au contraire, c’est lui qui continue son enquête :

— Madame des Orties, dites-moi, Pierrette s’est-elle fatiguée outre mesure, ces jours derniers ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Quand elle est venue à ma rencontre au débarcadère elle était affreusement nerveuse. Elle a refusé de se laisser embrasser : elle m’a repoussé sous la pression d’un sentiment qu’elle ne semblait pas s’expliquer elle-même. Ensuite, vous savez avec quelle sûreté de main, elle conduit ordinairement, elle nous faisait caracoler d’une manière terrifiante. Je lui ai proposé de la remplacer au volant. Elle s’y est refusée. Si j’avais pu prévoir ce fatal accident, j’aurais insisté. Une machine venant d’une rue transversale a frappé la nôtre de côté, au moment où nous longions la rue Saint-Paul, Madame, nous devons encore remercier le bon Dieu. Votre enfant pouvait être tuée sur le coup, et j’aurais en même temps perdu ma fiancée.

Charlie était très pâle, sur l’habit foncé une tache commençait à paraître. Le sang avait fini par trouver son chemin à travers l’étoffe assez forte.

Madame des Orties, se levant, s’avance vers le jeune homme.

— Mais vous êtes blessé, mon ami, il faut aller voir le médecin, un pansement s’impose.

— Inutile, j’ai chez moi tout ce qu’il me faut, dans le bois, nous sommes habitués à savoir nous passer de la médecine.

— S’il en est ainsi, regardez dans la pharmacie, vous pourrez probablement procéder immédiatement.

Quelques instants plus tard, Madame des Orties et Charlie sont assis en tête à tête près de la table de la salle à manger. Ils ne se sentent ni l’un ni l’autre disposés à toucher aux mets disposés avec goût par les mains expertes de la bonne. Leur conversation est coupée de longs silences. Puis, tantôt l’un, tantôt l’autre, ils se dirigent sur la pointe des pieds vers la chambre de Pierrette, afin de s’assurer qu’elle repose toujours, qu’elle n’a besoin de rien.

Vers dix heures Charlie prend congé. Madame des Orties le rassure en lui promettant de l’appeler tout de suite s’il y a quelque chose d’anormal. Restée seule, munie d’un livre, elle s’installe au chevet de sa fille.

Charlie a commencé par une longue marche. De retour à l’hôtel, il ne se sent pas sommeil, et se promène de long en large dans sa chambre. Il est très tard, nul bruit ne s’élève des pièces voisines et au milieu de cette solitude, la conduite de Pierrette lui semble encore plus singulière. Dans ses lettres, les dernières surtout, elle se faisait de plus en plus tendre. N’avait-elle pas demandé que ce retour fût avancé ? Puis, maintenant qu’il est arrivé, qu’il est là tout près d’elle, ne demandant qu’à l’aimer et à la rendre heureuse, elle ne veut plus le voir. Lui aurait-elle été infidèle ? Impossible, dans ce cas, elle n’aurait pas demandé d’écourter son voyage. De plus, il la connaît si bien, pense-t-il, elle n’aurait pas su le cacher dans ses lettres. Il se perd en conjectures.

Pendant que Charlie se creuse la cervelle pour trouver une explication plausible à la conduite de Pierrette, Madame des Orties, les yeux rivés sur un volume dont elle ne voit même pas les caractères, se demande un peu par quel hasard Pierrette pouvait bien se trouver si nerveuse, tout à coup. Quand elle était partie de la maison, elle était gaie et bien en train, sans la moindre nervosité. L’avait-elle jamais vue autrement que très calme ?

Sur l’oreiller blanc, la petite tête vient de remuer. Les yeux s’entr’ouvrent. Il fait un clair soleil. Pierrette porte son regard vers la croisée et essaie de se lever, elle est incapable du moindre mouvement. Elle ne se rappelle rien. Elle articule :

— Maman !

Elle porte la main à sa tête qui est de plomb. Elle sent un morceau de linge sous ses doigts. Sa mère s’avance près du lit : voyant son enfant les yeux ouverts, elle se penche, et demande en baisant le front moite :

— Te sens-tu mieux, mignonne ?

— Ai-je été malade ? interroge Pierrette, les yeux dilatés.

— Mais non, chérie, tu ne te rappelles plus l’accident d’hier ? Mais ce n’est rien, quelques heures de repos, et tu seras bien portante comme auparavant.

Pierrette passe la main sur son front. Les moindres détails lui reviennent à la mémoire. Charlie descendant du train. Un Charlie qu’elle ne connaissait pas. À quoi cela tenait-il ? depuis des jours, elle l’avait espéré, mais différent, un Charlie avec les traits et les manières de M. de Morais. Elle comprend maintenant, elle n’aime plus Charlie, peut-être ne l’a-t-elle jamais aimé ? Que faire… Que faire…

Et sa mère se penche davantage jusqu’à effleurer son visage et lui dit :

— Charlie va venir.

Elle guette avec anxiété l’effet que produira l’annonce de cette nouvelle.

Les traits de la jeune fille se décomposent, ses yeux se fixent.

— Non, non, je ne veux pas le voir, s’exclame-t-elle.

Madame des Orties stupéfaite, demande :

— Que s’est-il donc passé de si terrible.

— Rien, rien, maman.

Et Pierrette se prend à sangloter.

La mère ne s’alarme pas. Elle augure bien de ces pleurs. Les larmes séchées, les nerfs seront détendus, et la complète guérison ne saurait tarder.

Épuisée, Pierrette succombe de nouveau au sommeil, malgré toute la joie et la vie qui entrent par la fenêtre ; mais elle divague. Oh ! que ces mots sans suite, ces phrases baroques résonnent lugubrement dans le cœur de la pauvre mère. Elle s’empresse d’appeler le médecin. Il est déjà parti pour ses visites et ne peut tarder à venir.

Dix heures et quart, dix heures et demie. Comme les minutes tintent douloureusement dans la petite chambre, où seule, une mère est le témoin impuissant de la souffrance de son enfant !

Le timbre résonne. La pauvre maman se précipite. C’est Charlie. Un Charlie, les traits tirés, qui n’a pas dormi.

— Comment va-t-elle ? questionne-t-il.

— Jusqu’à ce matin, elle a reposé assez calme. Depuis une heure elle divague, j’ai mandé le médecin. Il est parti faire ses visites, et j’attends. Votre présence me sera un réconfort. Elle le précède dans le boudoir qu’une portière sépare de la chambre de Pierrette. La conversation tombe par phrases hachées. La jeune fille leur coupe la parole chaque fois qu’elle recommence un de ses discours sans suite.

Tout à coup, ils tendent l’oreille, elle crie :

— Charlie ! Charlie ! Va-t’en ! Va-t’en ! je ne t’aime plus.

La phrase, commencée d’une voix forte, s’achève dans un râle.

Charlie, dissimulé derrière la portière, regarde pétrifié.

Elle jette un coup d’œil circulaire autour de la chambre.

— Il a compris, il est parti, continua-t-elle d’une voix plus faible.

La tête s’agite sur l’oreiller. Les lèvres articulent des mots si bas, si bas, que Charlie ne peut comprendre. Un instant elle reste calme, puis elle recommence à parler.

Enfin, au grand soulagement de Madame des Orties et de Charlie, le docteur est introduit. Il fronce les sourcils. Cette fièvre ! Ce délire ! Se tournant vers la mère dont le visage altéré l’interroge anxieusement :

— Ce ne sera rien. Vous lui ferez prendre ces grains de quinine. Je reviendrai ce soir.

À son tour Charlie se retire.

Je prendrai des nouvelles cet après-midi.

Il voudrait bien interroger Madame des Orties, savoir ce que peuvent signifier ces paroles prononcées quelques minutes auparavant par sa fiancée.

Il hasarde une question :

— Pierrette a-t-elle suffisamment repris connaissance pour vous parler ?

Madame des Orties qui devine le sens caché de cette enquête, et qui ne peut croire à l’irrémédiable, répond aussitôt :

— Elle a reposé toute la nuit. Ce matin, en s’éveillant, elle ne se souvenait de rien, elle m’a demandé : « Ai-je été malade ? » Alors, je lui ai rappelé l’accident, aussitôt elle s’est mise à prononcer des paroles décousues et incohérentes. C’est probablement l’effet de la grande peur dont elle a été ébranlée.

Charlie voulut bien se contenter de ces vagues explications ; pourtant, son esprit n’en est pas tranquillisé. Il soupçonne à tout cela une cause. Que peut-elle être ? Mystère. L’avenir se chargera, probablement, de l’éclaicir. Puis ces paroles ne sont peut-être qu’une hallucination de la fièvre. À quoi sert de tenir Madame des Orties si longtemps dans le corridor, il ne pourra rien tirer autre de ses lèvres fines qui ont depuis longtemps l’habitude de n’articuler que les paroles qu’elle juge convenable de laisser entendre. Il se décide bien qu’à regret à s’éloigner.

Quinze jours se sont écoulés et Pierrette est toujours dans le même état. Sa mère est de plus en plus inquiète.

Dans l’après-midi, Charlie est venu ; la jeune fille ne l’a pas reconnu. Les jours de congés accordés à l’occasion de son hypothétique mariage s’enfuient rapidement. Il a parlé de retourner à ses explorations. Madame des Orties, à qui il demande conseil, ne sait que répondre. Son départ serait, elle le croit bien, la meilleure solution, mais elle n’ose insister dans ce sens. De toute façon, leur union sera retardée. D’un autre côté le médecin n’ose pas nier qu’il y ait danger de mort. Quelques jours se passent, et l’état de la malade reste le même. Charlie est appelé par ses chefs à prendre une décision. Il appelle le médecin avec l’intention d’avoir avec lui une longue conversation et de lui faire subir un véritable interrogatoire. Il se heurte au secret professionnel, le médecin est laconique. Il y a quelque chose qu’il ne peut s’expliquer dans le cas de Mlle des Orties, le seul choc de l’accident n’est pas suffisant à expliquer cette fièvre persistante ; pourtant, il s’efforce de rassurer le jeune homme :

— Repartez en voyage d’arpentage, quand vous reviendrez votre fiancée sera parfaitement remise, et nous pourrons songer à la noce.

Le temps est plus frais. Les arbres ont commencé de changer leur toilette verte pour une parure multicolore. Charlie, l’esprit rempli de pensées tristes, s’avance entre les deux rangées d’arbres de la Grande-Allée. Il vient faire ses adieux à Madame des Orties, et contempler une dernière fois le pâle visage de sa petite fiancée.

Le salon est désert. Il retrouve la mère dans la chambre de sa fille. La chambre jaune si vivante l’autre soir, a pris avec les jours, un aspect lugubre. Sur la table, tout près du lit, des fioles, dans l’air une senteur de pharmacie. Sur les oreillers blancs, une figure pâle, souffrante, entourée de cheveux noirs dont les mèches se collent aux tempes moites. Quand les yeux s’ouvrent, ils ne semblent rien voir. Ils sont brillants de fièvre et trop grands dans la figure exsangue. Charlie contemple cette vision si peu semblable à ses rêves. Pierrette si pleine de vie, d’une santé si robuste ! Il ne se rappelle pas, depuis des années qu’il la connaît, l’avoir jamais entendue se plaindre d’être fatiguée. Madame des Orties et Charlie sont assis dans un coin reculé afin de ne pas fatiguer la malade par le bruit de leurs paroles ; ils parlent bas comme dans une église. Pierrette ouvre les yeux, tend le doigt dans la direction de Charlie :

— Il est là. Qui lui a dit de venir ? Va-t’en ! Va-t’en !

Instinctivement, ils se sont levés et Charlie est resté dans son coin, se demandant ce qu’il doit faire, fuir ou rester. Tandis que Madame des Orties s’est approchée de sa fille.

— Il n’y a personne, ma petite chérie, calme-toi.

La malade referme les yeux, et paraît reposer.

Sur la pointe des pieds Charlie s’est approché, il pose sur le front de sa fiancée un long baiser et s’éloigne sans se retourner.

À la porte, il prévient Madame des Orties qu’il doit partir incessamment.

— Vous me donnerez des nouvelles, supplie-t-il.

La pauvre mère touchée de cette nouvelle marque d’attachement malgré tout ce qui s’est passé, promet.