Amour moderne/11

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L’Éclaireur (p. 119-137).

CHAPITRE ONZIÈME

COUP DE FOUDRE


À force d’économies, Pierrette avait réussi à rétablir son budget. Elle ne devait plus rien à personne, aussi avait-elle repris autant que possible sa vie mondaine, elle était surprise cependant de ne plus savoir y mettre l’entrain d’autrefois.

Un dimanche, le Père X… l’appela au téléphone : elle avait eu la chance de tirer le numéro gagnant de sa parure de diamants. Elle fut toute surprise, elle l’avait presque oubliée, cette parure.

— Venez la chercher, mon enfant, elle est doublement à vous : le bon Dieu ne voulait pas vous en priver.

— Mais qu’en ferai-je maintenant, mon Père ?

— Plus tard, attendez. Dieu vous fournira peut-être l’occasion de vous en servir. Ses desseins sont impénétrables.

— Vous avez triché, mon Père, ajouta Pierrette d’une voix taquine. Vous ne vouliez pas que je me départisse de ces diamants me croyant toujours un peu coquette, d’ailleurs comme toutes les jeunes filles.

— Non, mon enfant, vous pouvez consulter vos compagnes. Nous avons choisi pour faire le tirage un soir où vous n’étiez pas là, afin de vous ménager. Nous n’ignorions pas que de voir une autre s’éloigner avec ce diadème, porté une seule fois, pouvait vous être une souffrance. Demandez à Jacqueline, elle vous dira qu’elle a plongé la main dans la grande boîte de carton que vous connaissez, celle où avaient été disposés les billets, et que le vôtre, acheté les premiers jours, s’est trouvé le premier sous ses doigts.

— C’est très bien, mon Père, je ne disais cela que pour badiner. Gardez-le pour vos œuvres.

— Non, par exemple ! Je vous ai dit de venir le chercher, obéissez.

— C’est bien, j’irai et je vous remercie.

Un soir, en entrant de son travail, Pierrette sonne au monastère et demande le Père X…

Et ce bijou dont elle avait cru se débarrasser à tout jamais, redevint sa propriété.

Elle le mit avec les autres bijoux de valeur et dit à sa mère :

— Si jamais vous êtes sollicitée au profit d’une œuvre de charité, et que vous n’ayez pas d’argent, n’hésitez pas, donnez-le.


* * * *


L’été est beau mais il fait bien chaud. Pierrette, malgré son énergie, trouve la vie plus difficile qu’elle ne l’était les années précédentes quand elle n’avait qu’à se promener sur la grève. Tous les jours le même soleil chaud qui amollit l’asphalte, sèche les rues aussitôt arrosées, ce vent qui soulève un nuage de poussière et de microbes, un orage qui éclate à la sortie du bureau, tous ces inconvénients journaliers auxquels elle n’était pas habituée lui pèsent un peu.

Pourtant un rien suffit à lui faire plaisir. Ce matin, en entrant, elle a trouvé une lettre de son cousin, il lui annonce sa visite prochaine. Elle en est heureuse, ce sera une agréable diversion, mais elle songe en même temps qu’elle ne pourra pas s’occuper de lui comme autrefois. Ah ! cet autrefois qui revient sans cesse en parallèle avec le présent, comme elle voudrait l’abolir. Elle se promet tout de même de profiter de sa venue pour s’amuser. Elle espère que sa présence fera fuir cette sensation d’ennui qu’elle éprouve depuis quelques semaines, et qui se fait plus intense au milieu des amusements que durant ses longues heures de travail.

Pierrette vêtue d’une robe bleue à pois blancs, un large chapeau sous lequel sa figure disparaît aussi bien que ses cheveux, se dirige vers la basse-ville. Elle ne sait pas, et ne vous croirait pas si vous le lui disiez, que dix pas derrière elle, ralentissant l’allure, quand il prévoit qu’une vitrine peut attirer l’attention de la jeune fille, et lui livrer en même temps son identité, Charlie la suit afin de se procurer des renseignements qu’il n’a pas voulu demander à des étrangers. Il saura enfin où elle travaille. Il ignore encore où elle demeure, mais il se jure de le découvrir avant longtemps.

Il l’examine : toujours la même démarche fière et bien balancée, toujours ce port de tête si altier ; la ruine ne l’a pas abattue. Il la regarde pénétrer dans l’immeuble et reste à faire les cent pas à la basse-ville. À quelle heure peut-elle bien aller dîner ? il suppose midi. Vers cette heure, il revient flâner aux alentours de l’établissement dans lequel Pierrette est entrée ce matin ; il consulte sa montre : midi et quart, midi vingt, midi trente-cinq. Des hommes, des femmes, des jeunes gens le dépassent pressés, les uns se précipitent vers l’escalier et gagnent la partie haute de la ville, les autres se dirigent droit devant eux, ils vont vers Saint-Roch, d’autres enfin s’engouffrent dans des trams débordants, ils iront donc jusqu’à Saint-Sauveur ou Saint-Malo, plus loin aussi peut-être, à Limoilou. Puis le flot humain cesse de le frôler, la rue redevient déserte, seul le klaxon d’un camion ou d’une automobile jette un appel strident avant de s’engager au tournant d’une rue. Alors, se dit-il, je l’ai manquée, je suis venu trop tard, elle a dû s’enfuir à midi tapant ou même un peu avant, elle m’a échappé. Je me reprendrai une autre fois. Si je savais pour quelle maison elle travaille, comme le premier venu je m’informerais à quelle heure la fermeture. Mais les données que je détiens ne me suffisent pas. Comment savoir ? Dans cet édifice il y a de nombreux bureaux. Il s’entête. Je reviendrai ce soir à cinq heures. Aujourd’hui je n’ai rien autre à faire. Je veux savoir et je saurai.

Pas une minute il ne songe qu’il peut paraître ridicule. Cinq heures moins un quart, et déjà Charlie est à son poste d’observation. Pierrette sort ; son patron lui offre de prendre place dans sa voiture qui stationne à quelques pas. Elle passe tout près de lui, elle frôle de sa manche légère la rude étoffe de son habit, mais elle lui tourne le dos, et dans sa précipitation afin de ne pas faire attendre, elle n’a pas remarqué un homme immobile sur le trottoir. Lui a senti un grand désir, un désir fou de l’arrêter au passage, de lui souffler : Pierrette ; mais il y a de si nombreux mal appris dans cette partie de la ville qui ennuient les jeunes filles, qu’il se retient ; elle ne reconnaîtrait pas sa voix, elle continuerait son chemin sans se retourner. Charlie se dit : je la filerai en taxi. Mais pour héler une voiture, il faut au moins en voir une. Enfin une machine à vide. Le jeune homme n’a pas encore perdu de vue la limousine qui emporte Pierrette. Il commande au chauffeur : suivez cette Packard No 12388. Le chauffeur a-t-il mal compris l’indication ? a-t-il perdu la piste à une minute où le trafic était plus dense ! Toujours est-il que Charlie s’aperçoit tout à coup que la Packard 12388 n’est plus en vue. Il maugrée entre ses dents, commande au conducteur de stopper, paie et descend. Comme cela lui ferait du bien, de passer sur le dos de cet imbécile qui n’a pas su faire son travail, le mécontentement qui gronde dans son âme, à l’ordinaire si paisible. Pas une minute il a pensé se faire conduire à l’hôtel, tellement il se sent en colère.

Il retourne à pieds, en pestant contre cette journée qui ne lui a valu que des désagréments, il a fait le planton, il s’est promené en taxi. Sa manière d’y monter et d’en descendre ne peuvent que porter au ridicule, tout cela réuni ne peut le faire changer d’idée, il veut à tout prix revoir Pierrette et, avant, savoir au juste ce qu’elle est devenue.

À la réception de la lettre de son cousin, il n’est pas tout de suite parti. Il a réfléchi, puis toujours une voix lui disait que Pierrette était pauvre, que c’était bien elle qui avait loué sa maison, qu’elle n’était plus heureuse et qu’elle avait besoin de lui. Puis un jour sa décision a pris corps, il ira à Québec, il verra si tous ses pressentiments sont des réalités. Il se met en correspondance avec ses chefs. Il lui faut un congé illimité. Combien de temps faudra-t-il pour reconquérir sa Pierrette ? Cette fois il ne fuira pas avant le succès complet. Toutes ses affaires réglées, un soir d’été, il débarque à la Gare Union, à la même heure, du même train auquel Pierrette est venue à sa rencontre. Aujourd’hui il est seul, personne ne l’attend, afin d’être plus libre de ses mouvements il n’a même pas prévenu son cousin de son arrivée.

Le lendemain, un nouveau plan occupe son esprit ; il rencontrera l’une des amies de Pierrette qu’il sait jalouse et bavarde, sans avoir besoin de la questionner il saura tout ce qu’il désire et bien davantage encore. Un coup de téléphone, il l’amène au Canadien. En effet, il ne s’est pas trompé. Heureuse de se pavaner avec l’ancien fiancé de Pierrette, sa langue va. Il écoute depuis une demi-heure et il en sait plus qu’il ne lui en faut pour réussir son plan. Maintenant il s’agit de s’en débarrasser. Il ne peut se décider à la planter là sur le trottoir au sortir du théâtre, il devra donc attendre à demain pour revoir Pierrette.

Cinq heures moins dix, Pierrette commence à mettre en ordre les papiers épars sur son bureau, elle entend le grincement de la porte poussée du dehors, elle l’entend se refermer, elle lève la tête. Quelle n’est pas sa stupéfaction de voir en face d’elle Charlie. Elle cherche son crayon, bouleverse tout, et ne trouve rien, elle voudrait surtout faire cesser les battements si précipités de son cœur. Elle ne peut faire attendre un client de la sorte, fût-il son ex-fiancé ? Elle se lève et s’avance, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de poser une question, Charlie a parlé le premier, il demande :

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais obligée de travailler ?

Le mot a été spontané, il le regrette déjà ; comment le prendra-t-elle avec cette tête qu’il lui voyait l’autre matin ?

Dans son émoi, il a oublié toutes les belles phrases qu’il avait préparées et son cœur seul a dicté ces quelques paroles.

Pierrette très pâle regarde Charlie. Ses lèvres tremblent, elle ne peut arriver à articuler une syllabe. Elle se croyait plus maîtresse d’elle-même. Mais aussi cette surprise après une journée de travail et de réclusion par cette chaleur. D’une voix très basse, elle prononce :

— C’était bien inutile.

— Qu’en sais-tu Pierrette ?

Puis changeant de ton :

— As-tu affaire à M. Z ? questionne-t-elle !

Inconsciemment elle avait repris le tutoiement de jadis, Charlie ne lui en avait-il pas donné l’exemple ?

— C’est inutile de simuler, Pierrette, tu le sais bien.

— As-tu affaire à M. Z ? questionne-t-elle.

Pierrette répéta :

— C’est bien inutile.

Charlie la regardait, il avait espéré une toute autre réception. Il se ressaisit :

— Pierrette, tu pars à cinq heures, prépare-toi, je te reconduis chez ta mère.

La jeune fille hésite.

Peut-elle accepter cette politesse de Charlie ? Pourquoi pas ? Il lui semble si peu ressemblant au jeune homme qu’elle avait attendu, un jour, au débarcadère du chemin de fer.

Elle s’agite, classe, place dans les filières ; ses longs doigts sont aussi habiles à ce travail qu’ils l’étaient autrefois à manier des fleurs. Enfin elle est prête.

Charlie ouvre la portière et s’efface :

— Monte et conduis, Pierrette, tu sais toujours.

Elle hésite une minute et s’élance. Elle enlève ses gants blancs et les tend à Charlie :

— J’ai appris à les faire durer, dit-elle, et elle rit d’un petit rire nerveux.

Il la regarde à la dérobée, elle ne parle pas, ne s’occupe qu’à conduire avec prudence et sûreté, il voudrait bien percer ce front et savoir les idées qui se logent en dessous, mais elle a une figure figée, tendue dans un effort suprême d’indifférence.

Elle a pris la côte de la Montagne, la rue Buade, la rue de la Fabrique, la rue Saint-Jean, puis descend dans la partie basse du faubourg Saint-Jean-Baptiste. Elle stoppe la machine, descend, et lui lance, la voix âpre :

— Tu as voulu savoir où nous logeons ; nous en avons baissé, cela te fait-il plaisir ? Je puis te dire que, pour moi, ce m’est indifférent.

— Allons, Pierrette, reprend Charlie, pourquoi être méchante, tu sais bien que je n’ai pas voulu, par simple curiosité, savoir où tu demeurais ; j’ai tant désiré te revoir, j’ai tant souffert de te savoir obligée de travailler ! Oh Pierrette ! je t’en prie, comprends et ne m’accuse pas injustement. Tu as été sans le vouloir très dure envers moi, je ne te l’ai pas reproché, et ne te le reproche pas, mais pour une fois, sois juste à mon égard.

La jeune fille était engagée sur le marche-pied, le jeune homme debout sur le trottoir appuyait sa main à la portière de la voiture. Ils se trouvaient tous deux face à face. Pierrette pouvait lire sur le visage ouvert de Charlie la sincérité des paroles qu’il prononçait. Jamais, pourtant, elle ne l’avait connu éloquent comme ce soir.

— Tu as raison, mon ami, j’ai été injuste et méchante envers toi, ne regrette rien, j’ai été bien punie.

Sa voix avait pris, comme jadis quand elle lui parlait, des intonations douces, elle ajouta :

— Je ne puis m’attarder davantage, mère est maintenant habituée à mes sorties et à mes rentrées régulières, elle se mettrait l’esprit à la torture. Un jour ou l’autre tu pourras venir la saluer ; elle reçoit l’après-midi et sera contente de te revoir.

Elle s’enfuit, et Charlie reste figé sur place, comme s’il eût espéré qu’un hasard quelconque l’obligerait à sortir de nouveau. Et pourquoi ? il avait eu l’occasion de lui exposer tous ses griefs, de formuler toutes les demandes, il n’avait pas su profiter de sa présence. Loin de là, il lui avait dit une foule de choses qui pouvaient l’éloigner de lui quand il s’était tant promis de la reconquérir. Il se faisait des reproches, il avait toujours été ainsi. À quoi bon se désoler ? Il ne changerait pas du jour au lendemain. Dans toutes les circonstances graves, sa timidité en face de cette enfant lui avait fait commettre des bévues, les jours et aux moments où il avait le plus désiré n’en pas commettre.

Un après-midi il vint rendre visite à Madame des Orties. Pierrette n’avait pas prévenu sa mère du retour de Charlie et de leur rencontre ; celui-ci en pénétrant dans le salon lut la surprise sur la figure de son hôtesse et comprit aussitôt le silence de Pierrette. Il en fut mortifié et jugea convenable de ne pas mentionner leur récente entrevue. Madame des Orties ne put s’empêcher de lui dire :

— Je trouve étrange que vous n’ayez pas eu l’intention de revoir ma jeune fille la première, mais j’y songe, vous ignorez probablement qu’elle travaille, vous aviez espéré la rencontrer à la maison cet après-midi.

Charlie eut la franchise de répondre :

— Si, j’ai revu Pierrette, il y a près d’une semaine. C’est elle qui m’a proposé de vous faire une visite.

Madame des Orties allait lui expliquer ou lui demander quelque chose, et elle n’en eut pas le temps, s’excusant auprès du jeune homme. Elle s’avance, la main tendue, pour souhaiter la bienvenue à une nouvelle arrivante. Puis le cercle s’agrandit, et la conversation ne porta plus que sur des questions mondaines, de sorte qu’une bonne causerie intime devint impossible.

Charlie prend congé trouvant sa position passablement ridicule, assis comme il l’était entre deux vieilles dames, bien que l’une d’elles fût la mère de Pierrette.

À peine était-il sorti que la visiteuse s’ingénia par d’habiles questions à pousser Madame des Orties à des confidences. Tant de potins couraient déjà dans le cercle de leurs connaissances. Elle tombait mal, jamais cette femme, absolument bien, n’avait mêlé le public à sa vie ; et pour cause, du reste, elle ne savait rien de ce qui s’était passé entre sa fille et le jeune homme. Avaient-ils recommencé leur roman au point où ils l’avaient laissé quelques mois auparavant ? Mystère. La curieuse en fut pour ses frais.

Cela n’empêcha pas les racontars les plus divers de courir la ville le lendemain ; on se soufflait à l’oreille, entre deux gorgées de thé chaud : Pierrette et son premier fiancé sont à nouveau d’accord, ou bien la petite des Orties en a rabattu, elle s’efforce de reprendre dans ses filets celui qu’elle a jadis dédaigné.

Charlie avait imaginé qu’il serait agréable à Pierrette de rentrer à la maison, le soir, en auto. Il vint à sa rencontre deux jours de suite sans qu’elle ne soufflât mot ; le troisième soir, elle lui signifia de cesser ses assiduités. Qu’en penserait-on au bureau ? Et dans le monde ?

En sautant lestement de voiture, elle lui fit cette remarque :

— Si tu savais tout ce qui se dit sur mon compte, tu comprendrais que je te supplie de ne plus revenir.

Il insista pour connaître les commérages, mais elle répondit :

— Écoute jaser, et tu sauras.

Il aurait voulu lui dire de laisser les langues s’aiguiser et de s’occuper de lui qu’elle faisait souffrir, mais il n’en trouva pas le courage, il s’éloigna désespéré. Il était resté silencieux, ces derniers soirs, croyant que peu à peu elle s’habituerait à nouveau à sa présence, à son amour. Si comme lui, elle eut été tout occupée de son amour aurait-elle entendu les mots malveillants, certes non. Elle ne voudrait donc jamais comprendre qu’il l’aimait réellement et profondément.

C’est samedi l’après-midi, il y a une partie de tennis : Pierrette est libre, ses sandales attachées à sa raquette, sa robe de soie de l’année précédente, un bandeau blanc retenant ses cheveux, elle se dirige de son pas décidé dans la direction du court.

Elle arrive, chausse les sandales. Quelques minutes plus tard le jeu commence.

Dans l’entraînement de la lutte pour la victoire finale, Pierrette n’a pas remarqué un nouvel arrivé. Comme elle laissait tomber sa raquette et se disposait à se retirer, elle entend une voix connue :

— Pierrette, joues-tu la prochaine partie avec moi ?

Elle relève la tête, et sans une minute d’hésitation, refuse cette invite :

— Charlie, je te remercie, mais c’est impossible, je rentre.

Tout en parlant elle a remis ses souliers de ville et se dispose à laisser le court après un amical au revoir à ses compagnes et à ses compagnons.

— Au moins, implore Charlie, permets-moi de t’accompagner.

Il s’est approché tout près afin que sa supplique ne soit pas entendue de tous.

Pierrette fait un signe de tête affirmatif.

Il règle son pas sur le sien, et la conduit jusqu’à l’auto stationnée un peu plus loin.

— Aimerais-tu faire une promenade avant d’entrer ?

— Non, merci Charlie.

Il pensait qu’elle prendrait place au volant, il le lui offrit même, mais elle s’y refusa obstinément.

Les deux mains croisées sur sa robe blanche, elle regardait par la portière évitant de se tourner du côté de son compagnon : elle semblait craindre de l’entendre rompre le silence.

Le jeune homme voulut profiter de cette rencontre quelque peu fortuite, bien qu’il ne fût allé au court qu’avec l’espérance de l’y rencontrer, et de l’inviter de l’accompagner au théâtre une fois, la semaine suivante.

À peine eut-il formulé son invitation qu’elle accepta :

— Oui. Charlie, je veux bien, mais elle y mit une restriction : Si par hasard mon cousin était à la ville, je me dédirais probablement de cet engagement.

Comme autrefois Charlie souscrivit à tous les caprices de Pierrette. Secrètement elle aurait préféré l’entendre lui répondre brusquement. Lui eût-il fait observer combien elle était exigeante, elle aurait été en droit de son côté de lui faire des remarques.

Aussitôt seul, Charlie se demande s’il ne vaudrait pas mieux ne jamais la revoir. À quoi aboutiraient ces rencontres ? Il n’avait pas attaqué la question qui lui brûlait les lèvres et lui rongeait le cœur, et il jugeait que Pierrette n’était pas encore mûre pour envisager et discuter la situation de sang-froid : elle avait trop dans les oreilles le tintement des « qu’en dira-t-on ».

La semaine suivante, quand arriva le jour de la soirée promise, Pierrette cherche en vain un prétexte pour se dérober. Au souper, elle annonce à sa mère qu’elle va au théâtre avec Charlie. Entre elles pas un mot n’avait encore été échangé au sujet du jeune homme, depuis son retour. La maman attendait que son enfant commençât, et celle-ci tardait volontairement à toucher un sujet de conversation aussi épineux.

— Pierrette, ne crois-tu pas que Charlie va renouveler sa demande en mariage ?

— Il serait bien assez gauche pour le faire.

— Mon enfant, ce serait pour toi une bien belle chose, et pour moi un sujet de tranquillité, ton avenir assuré.

Pierrette ne répondit pas, elle cherchait dans la garde-robe une toilette qui lui convînt : elle ne changeait pas tous les jours maintenant. Elle sortit la robe ivoire qu’elle portait le jour du départ de son fiancé, et la replaça nerveusement ; saisit la robe rose de son retour, et de nouveau la remit à sa place.

Elle ne voulait rien qui lui rappelât les jours de leur ancienne camaraderie. Elle sentait trop combien différentes maintenant seraient leurs relations.

Elle se décida pour sa toilette noire bien qu’elle l’eût portée une fois ou l’autre pour sortir en compagnie de Guy de Morais. Elle était simple, attirait peu le regard, et lui seyait à ravir.

Ce soir, l’émotion avait fait perdre à son teint toute animation, et n’eût été l’éclat de ses yeux, elle eût paru plus âgée qu’elle ne l’était en réalité.

Charlie la trouva toute autre qu’à l’ordinaire. Avait-elle un air assez sérieux ? Quelle idée grave pouvait lui donner cette physionomie ? Il aurait tant désiré la retrouver heureuse de son retour et qu’elle le laissât paraître.

Il n’osa la questionner. En aurait-il eu le courage devant ce visage fermé ? Une seule chose n’était pas changée : sa démarche, son allure fière et indépendante.

Quand la représentation fut un peu avancée, il se pencha vers elle et d’une voix basse et voilée, il demanda s’il pouvait lui parler sérieusement, lui poser des questions si graves : quelles étaient le motif de son retour à Québec ?

— Tu as bien compris, Pierrette, que je désire te parler depuis la minute où j’ai su que tu étais libre.

Les mains de la jeune fille qu’elle tenait sur ses genoux se crispèrent, son visage devint plus pâle et elle articula :

— Charlie, je prévois le sujet de cet entretien. L’endroit est bien mal choisi. Nous ne pourrions ni l’un ni l’autre parler librement. Savons-nous qui peut entendre et colporter nos paroles ? Viens chez moi, disons samedi en quinze.

— Pourquoi pas samedi de cette semaine ? implora Charlie. Pourquoi me faire attendre une quinzaine ? Mon épreuve n’a-t-elle pas été assez longue ?

— Parce que j’aurai de la visite et ne serai pas libre.

— Comme tu voudras, concéda-t-il.

Puis le silence retomba entre eux.

Pierrette réfléchissait et le travail de son esprit transparaissait sur sa figure mobile. Charlie souffrait de son côté parce qu’il comprenait que le peu d’empressement de la jeune fille ne devait pas être de bon augure. Puis une autre idée vint traverser son imagination comme une flèche empoisonnée. Cette visite ! son cousin ne serait-il pas accompagné cette fois encore de Guy de Morais ? Il sentit la jalousie lui mordre le cœur. Pourquoi ne pas la fuir ? Pourquoi ne pas mettre entre eux de nouveau des lieues et des lieues ? Non, il se sent lié comme par un aimant invincible.

Une fois, il essaye de saisir la main de la jeune fille et de la garder dans la sienne, mais elle la retire aussitôt d’un mouvement brusque.

Pierrette lui sourit d’un sourire très tendre et très ému en lui souhaitant au revoir, elle voulait se faire pardonner la peine qu’elle lui causait, et malgré lui cette seule et faible marque d’affection insinua l’espérance dans son cœur. Il l’aimait beaucoup plus qu’avant la rupture. La rupture : il écoutait le sens de ce mot, et se disait que le malentendu qui les avait séparés, il en avait été seul cause. Depuis son arrivée à la ville, il a entendu bien des racontars sur le compte de Pierrette : ses relations avec Guy de Morais, ses fiançailles certaines et qu’il croit simplement possibles, tant d’indices pourtant auraient dû l’y faire croire, mais elle, n’était-elle pas restée la même ? Il se répétait qu’il avait lui-même coupé les ponts. Comment Pierrette, avec sa nature fière, aurait-elle écrit à Charlie quand sa dernière lettre était restée sans réponse ? Comment aurait-elle pu se disculper auprès de son fiancé s’il avait bien voulu, sur des apparences, croire à son infidélité ! À la réflexion, il se donnait tous les torts, preuve certaine qu’il l’aimait encore, et de plus en plus. Seul l’amour sait ainsi être aveugle, et couvrir d’un voile lumineux les turpitudes de l’être aimé.

Avant ces jours d’épreuve jamais Pierrette n’avait réfléchi sérieusement. Elle agissait au gré de ses désirs, penchant toujours du côté susceptible de lui apporter le plus de satisfaction, mais depuis que le sérieux était entré dans sa vie, depuis que la souffrance avait commencé de creuser un sillon dans son âme toute neuve, un travail s’était opéré en elle. Elle avait pris l’habitude de rechercher le mobile de ses actions, elle avait surtout essayé de prévoir les conséquences possibles que celles-ci pouvaient entraîner. Elle avait une nature foncièrement généreuse, et cette générosité, sa mère s’était appliquée à la développer. Même aux jours de son insouciance, elle avait été habituée à donner largement à ceux qui étaient moins fortunés qu’elle ; très jeune, elle avait appris à ne jamais faire de la peine à qui que ce soit. Par tempérament, elle n’avait pas peur des obstacles, elle l’avait prouvé lors de la catastrophe. Les difficultés avaient fait jaillir en elle une personne capable de lutter, trouvant même dans l’effort une énergie qu’elle n’aurait jamais su déployer dans le calme et le bien-être.

Entrée chez elle, elle avait repris le cours de son raisonnement. Charlie présent, elle s’était efforcée de ne pas penser à ce qu’il lui dirait bientôt, qu’il lui aurait dit tout de suite si elle l’eût laissé parler.

Le côté très fier de sa nature se révoltait à la seule pensée d’accepter de Charlie ce qu’elle avait refusé quand leurs conditions de fortune à tous deux étaient égales : maintenant ne serait-ce pas recevoir une aumône, une aumône déguisée, mais une aumône quand même ? Puis elle se sentait très émue à sonder la profondeur et la valeur de l’amour qu’il lui avait voué. Cet amour était assez noble, assez désintéressé, pour s’élever au-dessus des mesquineries d’argent, assez généreux pour fermer l’oreille aux racontars. Racontars, potins, car en effet, qui se gênerait pour dire que la fière et orgueilleuse Pierrette des Orties était tout heureuse de donner sa petite main vide au jeune homme dédaigné quand cette main était garnie.

Pour la première fois depuis des mois, les larmes coulèrent de ses yeux, elle voulut chanter pour les faire tarir, mais elles roulèrent plus abondantes, et la jeune fille après une longue veille douloureuse finit par s’endormir. Comme elle avait longtemps pensé à Charlie, elle rêva de leur entretien, elle l’entendit renouveler ses espérances matrimoniales, mais au matin, elle fut surprise de retrouver dans ses rêves les traits de Guy de Morais.

Son cousin arrive ce soir. Pierrette est à la gare et l’attend comme la dernière fois. Elle porte une robe blanche, un chapeau de paille de même teinte, et l’accueille avec la même expression de joie jeune. Cette fois, elle est venue en tram. Son cousin hêle un taxi et ils partent. Pierrette se sent confuse, et ne peut s’empêcher de prévenir Benoît :

— Il y a bien des choses de changées. Tu vois, je ne conduis plus un auto, et nous ne saurions t’offrir l’hospitalité, l’exiguïté de notre logis ne le permet pas.

Le jeune homme sourit et prenant la main de sa cousine :

— Par tes lettres, il me semblait Pierrette, que tu supportais mieux ce changement de fortune.

— Pour moi, c’est vrai, cela m’est parfaitement indifférent, mais je pense à maman, et à la mortification qu’elle ressentira de ton séjour dans une chambre d’hôtel.

— Ne t’inquiète pas, cousine, je commence à bien connaître Québec. Je n’irai pas à l’hôtel, je louerai simplement une chambre et nous prendrons nos repas ensemble. Tu verras que ta mère aura l’impression de me recevoir chez elle comme autrefois.

— Surtout évite toute allusion au passé. J’ai pris l’habitude de vivre entièrement du présent afin d’abolir les jours anciens, et d’entraîner ma mère à se faire une âme neuve en rapport avec notre vie présente.

La parfaite bonne grâce du jeune homme réussit à illusionner Madame des Orties. Il s’extasiait sur la belle disposition de leur nouveau logis. N’était-ce pas vraiment un miracle qu’elles fussent arrivées à conserver la plus grande partie de leurs meubles, à garder à Madame des Orties l’illusion du luxe de jadis, par la proximité de sa chambre avec le salon, par la disposition quasi analogue de son appartement ?

Un peu surpris de voir le grand air de cette épave du passé, il voulut questionner la bonne. Mais Yvonne n’aimait pas plus les étrangers que les visites, maintenant qu’elles signifiaient des dépenses pour sa jeune maîtresse, laquelle s’ingéniait à ne pas paraître déchoir.

— Mademoiselle paie tout ce qu’elle achète, Mademoiselle n’a pas de dettes.

La brave Yvonne ne voulut rien ajouter.

Pierrette dut subir une nouvelle épreuve de la part de son cousin ; il y mit tout son bon cœur, mais il ignorait combien cette proposition pouvait être désagréable à la jeune fille qu’il avait connue si peu réfléchie, si fantasque même.

Il fait un demi jour tendre comme en prodigue la fin des belles journées d’eté, les appliques électriques du salon n’ont pas encore été allumées. Pierrette est assise au piano et laisse ses doigts errer sur les touches, au gré de l’imagination. Elle a joué et chanté pour son cousin des morceaux agréables, gais, amusants : maintenant, elle joue en sourdine des accords d’une souveraine tristesse.

Le jeune homme en est ému jusqu’au fond de l’âme : il se dit : « Ce détachement de tout n’est que superficiel ; Pierrette est profondément malheureuse. » Se levant, il se rapproche de sa cousine et saisissant les doigts qui errent sur le clavier, il les emprisonne dans ses mains.

— Tu sais, j’avais un message pour toi et n’osais te le transmettre. Cette demi obscurité me donne du courage ; écoute-moi bien : Guy de Morais ne t’a pas oubliée quoique tu puisses en penser.

Il sentit la petite main qui se débattait pour reprendre sa liberté. Elle est émue, se dit-il, et veut me cacher ses sentiments. Il desserra l’étreinte, il en avait assez, et poursuivit :

— Si tu veux refaire ta vie, il en est encore temps, dis oui.

Elle restait froide et muette, il s’aperçut qu’elle s’était ressaisie. Tout de même, il continua :

— Guy de Morais est prêt à revenir, puisque tu acceptes si bien la perspective de gagner ta vie. Vous vivrez quand même aux États-Unis ; il travaillera, tu gagneras ta part et vous pourrez vous faire la vie luxueuse à laquelle vous êtes tous deux habitués. Je n’ai qu’un mot à lui envoyer, et il viendra me rejoindre.

Pierrette tressaillit.

— Ce mot, je te défends de le prononcer. Je ne veux pas le revoir. Je le méprise dans mon cœur, mais pourtant nous sommes si curieusement organisés que je pourrais de nouveau me laisser prendre à ses manières, à sa parfaite distinction apparente ; mais d’un mariage sans estime, je ne veux à aucun prix. Il a été trop vilain, jamais je ne pourrais l’aimer comme autrefois, que dis-je, je ne saurais l’estimer une minute. Il a physiquement tout ce qu’il faut pour plaire, mais son cœur, à la hauteur du bas de laine, m’a dégoûtée. La vie cache tant de bassesses.

Elle sanglota, ses deux bras coulant le long de sa jupe. Elle paraissait découragée, hors d’elle-même.

— Pierrette, voulut encore plaider le jeune homme : Réfléchis bien, ton avenir serait assuré, puis tu sais, beaucoup de mariages, sont des mariages de raison ; admettons que tu n’accepterais cette solution que comme un pis aller.

— Comme tu me connais peu. De plus nous discutons inutilement, je n’en suis pas à cette extrémité, j’ai rencontré sur mon chemin un amour plus noble, beaucoup plus désintéressé.

Son cousin la regardait stupéfait :

— Tu es donc sur le point de te marier.

— C’est à savoir, interjecta Pierrette, je veux simplement te mettre au courant. Tu me portes un tel intérêt. Le jeune homme que j’ai trahi pour ce goujat de Morais est prêt à me mettre en mesure de refaire ma vie. Je ne puis me décider à accepter bien que j’admire et sache apprécier la valeur de son désintéressement et la profondeur de son amour.

— Ne laisse pas échapper cette occasion unique.

Pierrette répéta plus bas : « Ne laisse pas échapper cette occasion unique. »

— Mais dans ce cas, ce serait moi que je mépriserais.

Ils entendaient des bruits de pas. Madame des Orties venait les rejoindre avant le souper. Pierrette se dirigea vers le commutateur électrique, fit jaillir un flot de lumière ; au premier moment, ils furent éblouis. Passant près de son cousin, elle dit d’une voix suppliante :

— Ne parle plus que de choses indifférentes.

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.

Entre ces trois personnes s’entretenant gaiement, racontant des épisodes amusants d’une vie si remplie, il eût été facile à un observateur averti de sentir passer des pensées tristes, des souvenirs angoissants, des craintes grosses de menace pour l’avenir. Ils se laissaient deviner par ces silences qui se faisaient d’eux-mêmes et que seul un effort de volonté arrivait à combler.

Pierrette déployait une verve factice qui trompait son émotivité nerveuse. Combien aurait-elle préféré un recueillement profond, une solitude complète qui lui eussent permis de classer et d’approfondir ses sentiments ! Au lieu de cela il y eut des visiteurs toute la soirée, et le lendemain une excursion à la campagne. Ne fallait-il pas faire honneur à un hôte aussi agréable ?

Benoît n’osa reprendre cette conversation avec sa cousine, il aurait bien désiré savoir quel serait le sort de Charlie ; mais Pierrette avait été si émue lors de leur entretien à ce sujet qu’il crut mieux s’abstenir de la bouleverser par simple curiosité.

Avant de la quitter pour retourner chez lui, le jeune homme voulut faire accepter à Pierrette un cadeau assez important en argent ; elle en fut humiliée et refusa d’accepter.

Voyant bien qu’en insistant, il mortifierait davantage la cousine à la fierté ombrageuse, il prit le parti de se rendre à la cuisine.

— Yvonne, dit-il, prenez cet argent que votre maîtresse ne veut pas toucher ; il aidera à couvrir les dépenses que ma venue a certainement occasionnées.

— Comment ferai-je ? répliqua la bonne perplexe.

Elle se défendait entre deux sentiments contraires ; son désir d’éviter à sa jeune maîtresse une nouvelle raison d’économiser, et l’embarras de lui faire accepter cet argent.

— Vous la tromperez sur les déboursés, Yvonne.

— Vous pensez que c’est si facile ; elle est renseignée sur le prix de tout, et elle n’ignore rien de ce qui entre ici. Quelle maîtresse de maison, elle sait faire !

En effet, quand le samedi suivant, Pierrette vint à la cuisine pour régler avec Yvonne la question des dépenses de la semaine, celle-ci lui dit qu’elle n’avait pas besoin de beaucoup, étant donné les provisions faites en l’honneur de son cousin.

— Yvonne, je comprends, tu as accepté de Benoît l’argent que je n’avais pas voulu toucher.

Ses lèvres marquaient le dégoût.

Yvonne maugréa le dos tourné, en fourrageant dans l’armoire :

— C’est bien beau le détachement, mais enfin on ne peut toujours pas vivre de l’air du temps.