Amour moderne/12

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L’Éclaireur (p. 138-143).

CHAPITRE DOUZIÈME

L’AMOUR


Il fait un beau jour d’été, le soleil inonde le salon où Pierrette assise, tricote. Charlie doit venir et la jeune fille ne peut réussir à maîtriser sa nervosité. De temps à autre, elle se lève et regarde à la fenêtre. Si cette conversation était finie, mais non, elle va bientôt commencer, pense-t-elle. Elle désirait une complète solitude et se l’est procurée. Pour plusieurs raisons, elle ne voulait pas que sa mère fût présente. Pourquoi la mêler à ce moment de sa vie, décisif entre tous ? pourquoi la faire inutilement souffrir ? Que cette attente prenne fin au plus vite sans cela elle perdra tous ses moyens de discuter et de raisonner.

Le timbre résonne et Yvonne introduit Charlie. Autant elle était nerveuse durant l’attente, autant elle est sûre d’elle-même maintenant.

Elle offre un siège et va s’installer à l’autre extrémité de la chambre. Ses mouvements sont aussi paisibles, aussi simples qu’ils étaient autrefois quand Charlie fréquentait chez elle régulièrement. Elle ne lui adresse pas la parole et attend qu’il fasse lui-même son entrée en matière. Elle croit savoir ce qu’il désire lui répéter, mais en aiguillant elle-même la conversation, ne risque-t-elle pas d’emmêler les fils encore davantage ?

Avec sa timidité naturelle accrue par le tournant décisif de la situation Charlie se sent complètement aphone. Comment amorcer la conversation ? Comment ne pas être gêné devant cette jeune fille qui semble le regarder comme un juge d’instruction ? Qu’est-il venu faire dans cette maison ? Il se sent ridicule, et chaque minute de ce silence qui se continue, l’enfonce plus avant dans son sentiment d’impuissance déjà si aigu. Il s’insurge intérieurement contre sa faiblesse qui lui a fait accepter toutes les conditions de Pierrette. Il a perdu tous ses moyens. Il se tiendrait à son siège s’il ne faisait attention, afin d’arrêter ce mouvement de dégringolade dont il se sent l’impression.

Enfin il élève la voix, et il lui semble que les tentures, les meubles, sont aussi stupéfiés que lui-même de l’entendre.

— Pierrette, dit-il suppliant, pourquoi me mettre ainsi à la torture ? Tu sais bien quel est le motif qui m’a ramené vers toi. Je te voudrais heureuse, Pierrette, dis, est-ce encore possible ? dis que je n’ai pas attendu trop longtemps ?

La jeune fille reste silencieuse, son visage ne laisse rien voir des sentiments qui la bouleversent, elle est seulement très pâle.

Charlie répète :

— Dis que je n’ai pas attendu trop tard.

Le silence devient lourd après cette prière.

Pierrette tord ses mains :

— Charlie, tu me fais souffrir horriblement, si tu savais combien il m’est dur de te faire de la peine, de te repousser. Mais c’est impossible ! impossible !

Ses mains se ferment l’une sur l’autre, et elle continue d’une voix hachée :

— Je t’aime plus et mieux que je ne t’ai jamais aimé, je t’aime trop pour accepter. M’avais-tu donc cru un cœur de roche, incapable d’apprécier cet amour si grand, si noble, si désintéressé que tu m’offres ? Mais ne comprends-tu pas que la grandeur même de cet amour m’accable. Oh Charlie !

Sa voix meurt dans un sanglot.

Charlie ne peut comprendre cette incohérence. Ce que les femmes sont complexes ! Elles ne peuvent donc jamais énoncer une idée clairement comme eux, les hommes, savent le faire ?

Pourtant, Pierrette n’a jamais été plus conséquente avec elle-même. Avant de donner cette réponse, elle a réfléchi, elle a consulté, et sa détermination ne fait nul doute. Il ne faut pas qu’elle se laisse attendrir.

Charlie s’est avancé dans la direction de la jeune fille : comme ce sanglot lui fait mal à entendre, il tend la main pour saisir la sienne.

Elle se dérobe et lui fait signe de regagner son siège.

— Tu ne peux comprendre, Charlie, combien grande est ta revanche. J’ai du chagrin, mais du chagrin ; et de nouveau un sanglot soulève sa poitrine. Charlie, tu ne comprends pas, tu ne veux pas comprendre. Autrefois, tu dois le sentir maintenant, je ne t’aimais pas, nos relations étaient faites de camaraderie. Le jour ou l’amour vrai s’est éveillé dans mon cœur, c’est pour un être vil et méprisable qu’il s’est allumé. Par ses procédés, qu’il me répugne de te narrer, il a tué en moi cet amour que j’avais voué dans mon imagination toute neuve à un être idéal qu’il n’était pas. Aujourd’hui que j’ai souffert, que j’ai appris à juger la noblesse et le désintéressement de ton amour, je t’aime, je t’aime plus que je ne saurais te le dire, et c’est parce que je t’aime et t’estime que je te répète :

— Oublie-moi, sois heureux.

— Mais Pierrette, je ne saurais être heureux sans toi. Que deviendras-tu ? Tu es obligée de travailler pour gagner ta vie. Pour que je sois heureux, il faut que tu le sois tout d’abord.

De nouveau il laisse son siège et se rapproche de Pierrette, mais il ne tente pas de la toucher. Elle paraît farouche, tant elle fait effort afin de ne pas laisser deviner l’âpreté de la lutté intérieure qu’elle doit subir.

— Dis-moi, au moins, Pierrette, que tu ne me repousses pas à cause des racontars. Je le sais, dans le monde, les mauvaises langues se plaisent à dire que tu mets tout en œuvre pour reconquérir celui que tu as délaissé. Tu sais bien que c’est faux. Tu sais bien que je ne puis le croire une minute.

Comme Pierrette se taisait, il continua :

— Ah c’est pour cela que tu me repousses ! C’est de crainte de voir les gens critiquer ta manière de faire, c’est parce que tu n’aurais pas extérieurement le beau rôle. Mais tu le sais bien, nous laisserons la ville, nous irons loin, très loin, aussi loin que tu voudras, afin qu’aucun de ces bruits ne viennent frapper ton oreille, et gâcher le bonheur que je veux te donner. Nous chercherons un lieu pour cacher notre vie où personne ne saura rien de nos relations antérieures : il ne viendra à la connaissance de personne non plus que tu m’as accepté en mariage un jour où ta dot était minime.

— Ah ! je le sais Charlie, je ne doute pas une minute de ton bon cœur, loin de moi l’idée de te faire injure. Tu cacherais à tous ce secret que moi je ne saurais jamais oublier. Jamais tu ne me ferais le moindre reproche ni de ma pauvreté, ni de ma conduite passée, tu mettrais même tout en œuvre pour me faire oublier mes torts envers toi. Raison de plus de t’admirer, de te dire que je sais t’apprécier. Mais tout cela ne change rien à ma décision.

Puis sur un ton différent :

— Si je suis femme c’est pour savoir ce que c’est que d’aimer. Dans ma naïveté j’ai pu croire le contraire, combien j’ai souffert pour en faire la triste et bienheureuse expérience, nul ne le saura jamais. Puis il n’y a pas que moi qui sois en jeu. Vous-même, comment pourriez-vous aimer une femme qui au lieu de vous donner son cœur à jamais, l’a donné un instant à un autre ? Comment pourriez-vous chasser de votre esprit les soupçons qui, en justice, pourraient l’effleurer ? Comment pourrai-je être heureuse quand un regard de vous, un simple mot, me paraîtraient des allusions à mon malheureux passé que je suis impuissante à abolir ? Notre vie ne serait qu’un long malentendu ! Oh Charlie, je vous en prie, éloignez-vous. Tout, tout nous sépare.

Elle s’était dressée en prononçant ces dernières paroles.

Charlie voyant qu’il était inutile d’insister, sortit du salon, et Pierrette s’avança elle-même pour le reconduire.

— Adieu, dit-elle d’une voix mouillée, tandis que lui-même, oppressé, défaillant, descendait les degrés sans se retourner et que déjà sa Pierrette adorée avait la main sur le bouton de la porte pour la refermer.

Pierrette rentra au salon et effondrée sur une causeuse, donna libre cours à ses larmes, elles déchargèrent son cœur du poids trop lourd qui l’oppressait. Comme il lui aurait paru bon tout à l’heure, quand Charlie était là, d’appuyer sa tête sur son épaule amie, d’y rester blottie, bercée par son grand amour viril. Comme elle avait dû lutter pour ne pas succomber. Ces larmes ne furent qu’une défaillance passagère, quand sa mère entra ; à part une grande lassitude, il ne restait à Pierrette aucune trace extérieure de son émotion.

La vie reprit pour elles deux son cours régulier.


* * * *


Madame des Orties vient de faire visite à sa fille, elle l’a vue derrière la grille d’un couvent cloîtré.

Guidée par des avis éclairés et par ses réflexions personnelles. Pierrette en est venue à comprendre que l’amour humain ne pourrait jamais la satisfaire.

Elle n’avait pas su répondre à l’amour de Charlie ; un moment elle avait cru trouver un être capable de satisfaire toutes les aspirations de son cœur, et elle avait découvert à sa honte qu’elle avait fait fausse route, parce que chez lui l’intérêt tenait plus de place que l’amour.

Quand Charlie était revenu déjà elle avait compris la futilité de l’amour humain avec ses navrantes désillusions. Elle s’était tournée de toutes les forces de son âme vers la source même de l’Amour.

Dans le cloître, elle a trouvé avec la compagnie de l’Amour divin, Celui qui ne trompe jamais, la paix et la joie.

Souvent elle s’informe à sa mère de leurs protégés, elle a tant prié pour eux. Plusieurs années après sa profession, elle osa questionner :

— Qu’est devenu Charlie.

Pour lui aussi elle avait bien prié dans sa retraite.

— Il est entré à la Trappe d’Oka, lui avait-il été répondu.

Dieu s’était servi de l’épreuve pour faire jaillir la lumière en eux. Ils avaient trouvé au milieu du recueillement et de la prière un bonheur tel, que le monde n’en peut avoir le moindre soupçon.

Car il n’y a pas d’amour moderne : ce sentiment quand il est sincère est immuable et immortel.


F I N