Amour vainqueur/012

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 13-17).

Titre II


AU FOYER

Ceux-là, seuls qui sont privés de la joie, du bonheur que procure le foyer, peuvent apprécier toute l’importance d’un « Home » ; les émotions qu’ils ressentent au contact d’être chéris, après une absence prolongée ne se définissent pas.

Ninie, à ses dix ans, était tendre et affectueuse ; douée d’une intelligence brillante, elle savait répondre souvent par une seule boutade, aux questions de ceux qui cherchaient à la taquiner, — cette idée, d’aller loin comme son père, lui était souvent revenue à l’esprit ; mais la pensée de laisser sa famille, modérait ses désirs ; elle avait tant de fois, vu revenir son père, à la maison, des chantiers, où il passait de longs mois ; elle l’avait tant de fois, vu pleurer de joie à son retour, de se retrouver à son foyer, au milieu de sa femme et de ses enfants ; elle l’avait tant de fois, vu quitter son toit si cher, en pleurant de chagrin qu’elle hésitait sur ce dessein d’aller au couvent !

Souvent, le matin, elle passait de longues heures dans le jardin : elle interrogeait les fleurs qu’elle aimait éperdûment ; la question de l’avenir lui revenait sans cesse à l’esprit, — cependant elle était joyeuse ; ses compagnes l’aimaient ; dans son cœur grandissaient toujours les désirs d’une vie sortant de l’ordinaire, — son caractère attirait l’attention de sa maîtresse et même du Révérend Père Maurier, missionnaire Oblat dont le souvenir est gravé dans la mémoire de toute la population et dont les enfants de la paroisse, se plaisaient à baiser le crucifix qu’il portait à son cou, pour recevoir de lui, bons conseils, bonnes caresses et bénédictions.

Aussi, disaient-ils souvent, « cette enfant-là fera quelque chose ».

Ninie, sous l’apparence d’une jeune fille, aux manières rudes, avait bon cœur, et avait un amour, une affection des plus grandes pour son père, — ses absences si prolongées, ses bontés pour elle, l’obligeaient en quelque sorte à aimer son père davantage.

Le père l’aimait beaucoup, aussi, sa petite Ninie ; il aimait tous ses enfants ; mais cette petite fille lui témoignant plus d’affection que les autres, il se plaisait à satisfaire aux besoins de la sensibilité de son cœur ; à chaque soir, au foyer, il la pressait dans ses bras, pour l’endormir et lui chantait cette vieille chanson connue au Témiscamingue, : Mon Âne.


Quand P’tit Jean revient du bois,
Quand P’tit Jean revient du bois,
Trouva la peau de son âne
Que le loup avait traînée.
Peau, peau, pauvre peau
Tu n’attrapperas plus de coups de fouets,
Carillonnette.
Ni de coups de fouets,
Ni de coups de bâtons.
Carillonnons !


Les deux mains occupées à mettre en ordre, la barbe de son papa, elle tirait tantôt sur la moustache, tantôt sur le pinceau qu’il portait au menton, pour lui arracher ou un sourire ou une caresse.

Toutes les chansons qu’il lui avait fredonnées, alors qu’au foyer, il l’endormait dans ses bras, tous les baisers qu’il lui avait donnés, tous les rêves d’espoir, de faire réussir sa petite fille et d’aller vivre avec elle, quand il serait bien vieux, quand tous les autres êtres de sa famille n’auraient pas le loisir de s’occuper des chagrins de sa vieillesse, et toutes sortes d’histoires que son papa se plaisait ainsi à raconter pour égayer l’esprit de cette jeune fille, lui revenaient à la mémoire, et lui faisaient désirer le retour du chantier, de celui qui lui avait prodigué tant d’affection et d’intérêts.

Quoique jeune, quoique joyeuse, quoique parfois elle prenait des airs d’une enfant insoucieuse, elle devenait souvent pensive, et soupirait après le retour de son père, — l’ennui de celui qui lui avait manifesté tant d’appui, de protection et d’amour, la rendait souvent maussade et boudeuse.

Quand papa reviendra-t-il, maman ? demandait-elle, un jour à sa mère, qui voyant les larmes aux yeux de cette jeune enfant, ne peut contenir ses larmes, elle-même, et fut obligée de réprimer les sanglots qui étreignaient sa gorge ; le 18 du présent mois, mercredi en huit, reprit la mère, ton père sera ici — je l’attends.

Nous lui ferons une belle fête, n’est-ce pas, ma Ninie ? Oh ! Oui ! maman, je lui ferai une belle fête, une belle caresse, et je lui tirerai son pinceau, et papa me bercera en me chantant :


« Quand P’tit Jean revient du bois. »


Que de nuits sur celles qui devaient être l’attente de son papa, elle passa dans les insomnies ! à chaque jour, la jeune fille qui avait l’habitude de jouer avec ses camarades, était vue, à certains moments, triste et rêveuse, elle désirait le retour de son papa.

Le 18, jour fixé par la maman, arriva enfin ; c’était à la maison paternelle, un jour de grande fête, comme cela peut l’être à Guigues, en pareille circonstance ; toute la famille s’était donné la main, pour mettre la maison propre, et dresser une bonne table.

C’était le retour au foyer du père qui avait passé des jours et des nuits, exposé à la rigueur des saisons, et avait souffert de durs travaux pour revenir, avec, en poche, des écus pour faire vivre sa famille, pour satisfaire son désir de se créer une position enviable, et de pouvoir affirmer sa vie de pionnier, au


Couvent du St Nom de Marie Hochelaga — Montréal.
Couvent du St Nom de Marie Hochelaga — Montréal.
Couvent du St Nom de Marie Hochelaga — Montréal.

Témiscamingue, malgré les injustices et les épreuves qui l’attendaient

et qu’il a subies courageusement.

Ce jour-là est à jamais ineffaçable de la mémoire de cette jeune fille !

Tout le monde se pressait autour de lui ; les uns l’examinaient pour voir s’il avait maigri ; les autres pour constater qu’il avait vieilli ; les enfants pour s’assurer qu’il s’intéressait encore à eux, et pour lui apprendre de vive voix, tout le nouveau, tout ce qui s’était passé depuis son départ, et Ninie pour prouver à son papa qu’elle l’aimait beaucoup, et pour savoir, lui demander timidement s’il lui chanterait encore « Mon Âne » en la berçant, ou une autre chanson qui lui était chère :


au début de la vie


Au début de la vie
Lorsque j’aurai vingt ans,
À mon âme ravie,
À mon cœur palpitant,
Qu’il est doux ce sourire
Qu’un ange a fait vibrer,
Car tout semble me dire :
Enfant, il faut aimer.
Les oiseaux chantaient
Pour moi, douces choses
Les blés frémissaient,
Les grands bois parlaient,
Pour moi, soupiraient
Les lis et les roses.
C’est beau le printemps
Quand on a vingt ans.