Amours, Délices et Orgues/Poète départemental

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POÈTE DÉPARTEMENTAL

— Alors, entendu pour midi, jeudi ?

— Entendu !

Cette fin d’entretien se déroulait dimanche dernier aux courses de Trouville, entre mon ami Henri de Fondencomble et celui qui a l’honneur d’écrire ces lignes.

Après mille avatars divers, ou, plus simplement, après mille avatars, car le propre d’un avatar est précisément d’être divers, après mille avatars, dis-je, mon ami Henri de Fondencomble est, à c’te heure, rédacteur en chef d’un journal estival, l’Indépendant de Cricquebeuf, organe des intérêts de Cricquebeuf, Pennedepie et Vasouy.

Comment Fondencomble, que rien ne semblait désigner à la noble profession de publiciste, arriva-t-il d’emblée à d’aussi hautes fonctions dans la presse départementale, je ne m’en souviens plus, bien qu’il me l’ait raconté par le menu. La chose, d’ailleurs, importe peu.

Je n’eus garde de manquer la gracieuse invitation à déjeuner de mon vieux camarade et, jeudi dernier, vers 11 heures et demie, mon fidèle yacht, l’Écumoire, faisait son entrée triomphale dans le port de Cricquebeuf.

Les bureaux de l’Indépendant sont situés sur le quai Maurice-Bertrand, juste en face le débarcadère des paquebots de Melbourne.

La pipe aux dents, les yeux luisants de bon accueil, mon ami Henri de Fondencomble m’attendait sur le seuil de l’imprimerie du journal.

Une petite bonne, jolie comme un cœur, nous servit du porto, et peu après nous avisa que ces messieurs étaient servis.

Ces messieurs se mirent à table.

— Célestine, dit Henri, si on vient me demander, tu diras que je n’y suis pas.

— Bien, monsieur.

— Comment ! fis-je un peu scandalisé, tu tutoies ta bonne ?

— Je tutoie toutes celles de mes bonnes qui sont jolies et âgées de dix-huit ans à peine.

— Chaque peuple a ses usages.

— Bien sûr… Encore un peu de turbot ?

— Volontiers.

Célestine entra :

— Monsieur, il y a un type en bas qui demande à vous parler.

— Je t’ai dit que je n’y suis pour personne.

— Oui, mais celui-là est un type si rigolo ! Ça doit être un poète.

— Un nourrisson des Muses ! qu’il pénètre !

Une sorte de grand dadais, jaune et long, chevelu, avec, sur la figure, des boutons, fut introduit par Célestine.

— Monsieur de Fondencomble ? s’informa-t-il.

— C’est moi, répondis-je, mû par mon vieil et indéracinable esprit de mystification.

— Je viens solliciter l’honneur de collaborer à l’Indépendant de Cricquebeuf.

— Vous êtes journaliste ?

— Oh non, monsieur ! se redressa-t-il. Poète !

— Et vous désirez que j’insère quelques-unes de vos poésies dans la partie littéraire de mon organe ?

— Précisément, monsieur. Nous débuterons, si vous le voulez bien, par un poème dont je suis assez content.

— Quel, ce poème ?

— Ce sont des vers que j’ai écrits sur le vieux toit en chaume de la maison où je suis né.

— Une drôle d’idée, vraiment ! Et pas banale pour un sou !

— N’est-ce pas, monsieur ?

— Où êtes-vous né ?

— Pas très loin d’ici, dans un petit pays qui s’appelle Lieu-Godet.

— Parfaitement… Eh bien, un de ces jours, je pousserai en bicyclette jusqu’à Lieu-Godet et je prendrai connaissance de votre poème… Vous avez une échelle, chez vous ?

— Une échelle ? Pourquoi faire, une échelle ?

— Dame, pour grimper sur le vieux toit en chaume de la maison où vous êtes né, et sur lequel vous avez eu la fichue idée d’écrire ces vers.

— Mais, monsieur…

— Car, enfin, c’est une fichue idée ! Vous ne pourrez donc pas faire comme tout le monde et écrire vos vers sur du papier ?