Amours, Délices et Orgues/Un patriote

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Amours, Délices et OrguesPaul Ollendorff. (p. 123-128).

UN PATRIOTE

Dans un restaurant de Menton et à une table voisine de celle que j’occupais, vint s’asseoir un vieux, grand, sec et décoré monsieur.

Le premier coup d’œil me suffit pour reconnaître dans ce nouveau venu un chef de bataillon en retraite.

Pourquoi un chef de bataillon plutôt qu’un capitaine ou qu’un colonel ?

C’est un don, comme cela, que je possède, de deviner, à la simple inspection d’un bonhomme, le grade qu’il détenait dans l’armée française.

Tout petit, tout petit, j’étais déjà doué de cette étrange propriété. Le plus malin ne m’aurait pas fait prendre un ancien gros major pour un ex-lieutenant-colonel.

Même, un barnum proposa à ma famille de m’exhiber comme curiosité dans les foires : mes dignes parents ne consentirent point à ce honteux trafic.

Jetons un voile sur tout cet enfui et revenons à notre vieux commandant.

Assujettissant de la main gauche son binocle sur son nez, de la droite il compulsait la carte avec autant de soin que si elle eût été d’état-major.

Il commanda des mets dont le détail importe peu à l’intérêt général de ce récit, et dévora le tout de cet appétit que procure la conscience tranquille doublée d’un bon estomac, une promenade au grand air brochant sur le tout.

— Comme dessert ? s’informa le garçon ; fromage ? fruits ?

— Vous avez du roquefort présentable ?

— Je vais le montrer à monsieur.

— C’est cela.

Le roquefort plut au commandant.

— À la bonne heure ! Voilà ce que j’appelle du bon roquefort.

Et il s’en tailla, si j’ose m’exprimer ainsi, une large rasade.

— Garçon ! Dites-moi, je vous prie, dans quel département se trouve Roquefort ?

— Ma foi, monsieur, je vous avouerai…

— Vous ne savez pas dans quel département se trouve Roquefort ?

— Non, monsieur.

— Alors, c’est là toute la leçon que vous avez retirée de nos désastres de 1870-1871 !… Car c’est le maître d’école allemand qui nous a battus et pas les généraux ?… Nous avons été écrasés parce que nous ne savions pas la géographie ! Entendez-vous, malheureux ?

— J’entends bien, monsieur.

— Vingt sept ans après ces catastrophes, il se trouve encore des Français qui ne savent pas dans quel département se trouve Roquefort !… Et cela, à deux pas de la frontière, dans un pays d’où, sans jumelles, on peut apercevoir les plumes de coq des bersagliers de la triplice !… Ah ! pauvre France ! Pauvre France !

Le garçon n’en menait pas large.

— Donnez-moi mon addition ! grommela le vieux patriote en finissant le roquefort.

La facture se montait à cinq francs trente-cinq.

Le commandant déposa sur la table la stricte somme de cinq francs trente-cinq.

La main sur le bouton de la porte, il se retourna et foudroya le garçon :

— Quand vous saurez la géographie, je vous donnerai un pourboire, mon ami !… Pas avant !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, je rencontrai mon vieil officier dans un café de Nice, en train de mettre de l’eau-de-vie dans son café.

Il demanda au garçon dans quel département se trouvait Cognac.

Le garçon, un bachelier tombé dans la purée, lui répondit :

— Charente, parbleu !

Le commandant n’insista point. Il but son mazagran, le paya sans ajouter un sou de pourboire et s’en alla.

J’en conclus que toute cette géographie patriotique n’était qu’une frime destinée à masquer une sordide avarice.