Amours, Délices et Orgues/Unification

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Amours, Délices et OrguesPaul Ollendorff. (p. 69-74).

UNIFICATION

Si un être humain a le droit de se montrer fier d’une mission miraculeusement accomplie, c’est bien l’homme modeste qui a l’honneur de tenir cette plume.

Et combien délicate la charge à lui confiée, combien épinarde !

Il fallait pour la mener à bien un individu d’un savoir profond, d’un esprit fertile en ressources, d’un tact exquis, d’une grande noblesse d’allures.

Ce fut tout de suite à moi qu’on songea en haut lieu. Je me suis montré digne, répétons-le, de la confiance de ces grosses légumes.

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Ce préambule établi, passons au cœur du sujet :

Depuis longtemps, c’était comme une ombre au tableau franco-russe, cette pensée que les deux grandes nations, si parfaitement unies en toutes choses, jouissaient, chacune, d’un calendrier différent !

Un fort grand nombre de patriotes français ont souffert vendredi dernier à l’idée qu’ils devaient attendre treize jours encore pour souhaiter la bonne année à leurs frères moscovites.

L’alliance, se disaient-ils, ne pourrait-elle donc point s’étendre jusqu’au calendrier ?

Malheureusement, mille difficultés surgissaient, contre ce touchant projet.

— Surtout, cette satanée question d’amour-propre national.

Est-ce les Français qui abandonneraient leur almanach, ou bien si ce serait les Russes ?

Personne ne songeait à cette solution si simple de couper, comme on dit, la poire en deux et de faire, chacun de son côté, les quelques pas nécessaires pour se rencontrer.

Notre année débute, comme chacun sait, le 1er janvier.

Celle des Russes, comme beaucoup l’ignorent, le 13 du même mois.

Soit une différence de douze jours.

Partageons ces douze jours en deux : nous Français, retardons de six ; vous, Russes, avancez d’autant, et voilà le problème résolu !

Ce fut donc votre serviteur que M. Hanotaux choisit pour diriger les pourparlers internationaux.

En France, ce projet ne rencontrait qu’un adversaire, le Bureau des Longitudes, un adversaire têtu et de mauvaise foi.

Mais dès que les gens de cette administration apprirent que j’avais sur moi les fonds nécessaires pour monter dans leur propre quartier, à deux pas de chez eux, une concurrence redoutable, le Bureau des Latitudes, on les vit aussitôt pâlir et céder.

Le surlendemain, j’arrivais à Pétersbourg… Je pourrais me vanter en contant que j’eus à triompher de mille difficultés ; ce serait mentir impudemment.

Le tsar me reçut avec sa bonne grâce coutumière. Il écouta mes propos et avant que je n’eusse terminé :

— Entendu, cher monsieur, entendu ! La France et la Russie n’avaient déjà plus qu’un seul cœur à elles deux ; désormais, elles n’auront plus qu’un seul almanach.

Je m’inclinai.

Alors, le tsar interpellant un vieux homme chauve et botté qui écrivait quelque chose sur le coin d’une table :

— Général, fit Sa Majesté, descendez au bureau des ukases et préparez un décret fixant dorénavant, pour toutes les Russies, le 1er de l’an au 25 décembre.

Le vieillard chauve et botté salua et disparut.

— Fumez-vous ? conclut Nicolas II me tendant gracieusement un élégant étui en cuir de Russie rempli de cigarettes russes.

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Un message présidentiel sera affiché demain dans toutes les communes de France, portant la bonne nouvelle à l’enthousiasme des patriotes, et prescrivant de porter le jour de l’an à la date du 7 janvier.