Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/01

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Tome 1. Chapitre I.

AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.



CHAPITRE I.

Couvent des Célestins, duché d’Urbin, en Italie.
Eugenio, moine célestin.


Eugenio, gentilhomme italien de la famille des Caprera, se trouvant un soir dans une réunion des personnes les plus distinguées de la ville d’Urbin, patrie du peintre Raphaël, y remarqua une jeune fille nommée Virginia, de la famille de Spazonni et d’une beauté ravissante, laquelle fit une telle impression sur le cœur de notre gentilhomme que son image resta profondément gravée dans son esprit.

Cette émotion qu’avaient produite sur lui les charmes d’une jolie figure, d’une taille svelte, d’un accent de voix douce et tendre, s’accrut chaque jour, et le sensible Eugenio rêvait sans cesse à Virginia. Il ne put s’empêcher de faire la déclaration de son amour vif et sincère à monsieur et à madame de Spazonni ; mais avant de faire cet aveu, il lui fallut réfléchir plusieurs jours à la manière dont il s’y prendrait. Quelquefois il lui semblait qu’il devait plutôt s’adresser à Virginia, car qu’aurait été pour lui le consentement du père et de la mère de la jeune fille, si celle-ci n’avait pas partagé sa flamme ? Pendant ce temps d’irrésolution, il eut occasion de se trouver dans une nouvelle société où était aussi la famille de Spazonni ; Eugenio trouva de nouvelles grâces dans la personne de celle qu’il adorait. Les yeux des deux jeunes gens se rencontrèrent, et Eugenio lut dans ceux de Virginia qu’elle n’était pas indifférente à ses tendres regards. Cela l’enhardit ; et il se décida à se rendre le lendemain chez M. de Spazonni pour lui demander la main de sa fille en lui avouant qu’il en était éperdûment amoureux, et qu’elle était nécessaire à la tranquillité, au bonheur de sa vie. De la veille au lendemain c’était un bien long espace de temps pour un cœur aussi vivement enflammé que celui d’Eugenio ; aussi toute la nuit son esprit fut préoccupé de ce qu’il devait faire le lendemain, et son sommeil fut constamment troublé par l’image de son amante, par l’espérance de l’obtenir, et souvent par la crainte ou d’éprouver un refus ou de n’avoir qu’une promesse pour une époque qui se ferait encore longtemps désirer. Enfin l’astre du jour rend ses rayons à notre globe terrestre. Eugenio se lève et va se promener pour dissiper l’anxiété qui le dévore, en attendant dix heures, temps qu’il croit convenable pour parler à M. et à Mme de Spazonni. Cette heure désirée arrive enfin, et Eugenio se rend chez les parents de son amante. Aussitôt qu’on annonça M. Eugenio de Caprera, M. et Mme de Spazonni s’empressèrent d’aller dans leur salon. Bientôt Virginia arriva aussi, ce qui augmenta encore l’embarras du jeune homme. Après les salutations prescrites par l’usage, la conversation fut entamée et roula sur divers sujets différents ; enfin Eugenio, saisissant un moment de silence, déclara aussi le motif de sa visite à M. et à Mme de Spazonni. Dès le jour que j’eus l’avantage de voir pour la première fois Mlle Virginia, sa beauté subjugua mon cœur ; depuis l’image de ses charmes n’a fait que grandir, et est devenue une puissance qui me force à venir vous demander, comme une planche de salut, votre approbation à accepter l’offre de ma main, que je ne viens lui faire qu’après une longue réflexion et qu’après avoir éprouvé que Virginia est devenue nécessaire à ma vie.

Tout le monde se tut un instant ; Virginia rougit d’abord et pâlit ensuite, comme si elle allait tomber en syncope. Après ce premier moment d’émotion, M. de Spazonni s’adressa ainsi à Eugenio :

L’offre de votre main, monsieur, que vous faites à ma fille aujourd’hui est très-honorable pour ma famille et n’est pas moins avantageux ; je connais depuis longtemps le crédit et les richesses immenses dont jouit votre maison. Vos qualités personnelles ne laissent rien à désirer ; ainsi point d’autre opposition que je puisse ni que je veuille apporter à l’accomplissement de votre bonheur, puisque, dites-vous, Virginia est indispensable à votre existence, si ce n’est que des raisons d’intérêt qui regardent ma famille m’engagent à attendre quelque temps pour marier ma fille ; cependant, j’espère que les motifs de ce retard cesseront sous peu ; et alors, monsieur, rien ne s’opposera plus à ce que vous demandez.

Les deux jeunes gens étaient complètement interdits ; ils attendaient avec joie et crainte la fin du discours du père ; mais après qu’il eut cessé de parler, leurs cœurs s’épanouirent, leur espérance commença à poindre, leurs yeux se rencontrèrent et se dévoilèrent leur amour.

Eugenio remercia M. de Spazonni et le supplia de faire cesser très-promptement les obstacles qui s’opposaient actuellement à son bonheur inexprimable.

Mme de Spazonni, qui n’avait rien dit jusqu’alors, lui assura qu’elle ferait tout son possible pour veiller à ce que son mari hâtât leur union.

La conversation fut un instant interrompue ; après quoi Eugenio, qui se sentait un peu embarrassé, voulut se retirer, quoiqu’avec bien du regret.

Quelques mois se passèrent, pendant lesquels Eugenio allait de temps en temps présenter ses respects au père et à la mère de Virginia, qu’il regardait déjà comme sa future épouse. Cependant le roi de Naples eut des affaires secrètes à traiter à la cour de Vienne ; il avait besoin d’un chargé d’affaires extraordinaire, adroit et insinuant ; il jeta les yeux sur Eugenio de Caprera, qui lui parut très-propre à remplir sa mission. Un courrier fut envoyé à Urbino pour remettre une dépêche à Eugenio de Caprera, par laquelle celui-ci était invité à se rendre sur-le-champ à la cour de Naples. Eugenio alla le lendemain prendre congé de la famille du marquis de Spazonni, et en quittant Virginia ses regards firent connaître à la jeune fille combien il était fâché d’être obligé de s’éloigner d’Urbino, combien il était pénible pour lui de quitter l’air que son amante respirait ; après de tendres adieux, il se retira et partit le même jour pour Naples.

Le marquis de Spazonni, qui avait un fils et une autre fille, prit la résolution de ne pas marier Virginia et de la consacrer au service de Dieu dans un cloître, afin de ne pas diminuer les biens qu’il voulait laisser à l’héritier de son nom. Il s’entendit avec la marquise et ils arrêtèrent ensemble qu’ils mettraient l’infortunée amante d’Eugenio au couvent de San Cypriano, où elle ferait son noviciat et ses vœux. La marquise prévint sa fille de la subite résolution qu’elle et son père avaient prise et l’engagea à se soumettre volontairement. La malheureuse Virginia s’y résigna et le jour fut fixé pour le départ.

Ce jour fatal arriva : il était sombre et pluvieux ; une teinte grisâtre répandue sur la campagne rendait les objets aussi tristes que le cœur de la tendre et sensible Virginia. La marquise et sa fille montèrent dans une voiture, qui partit prompte comme l’éclair pour la partie occidentale du duché d’Urbin, où était située l’abbaye de San Cypriano. Laissons aux lecteurs le soin de s’imaginer les horreurs où était plongée l’âme aimante de l’intéressante Virginia, qui allait être enfermée pour toujours et dérober ainsi à Eugenio les charmes qui eussent fait son bonheur.

Plusieurs heures après leur départ d’Urbino, la voiture arriva à destination. Le cocher s’arrêta devant une grille qui découvrit aux regards de Virginia toute la façade de l’abbaye de San Cypriano. Il sonna ; la grille s’ouvrit, et après avoir franchi la cour spacieuse et plantée d’arbres qui précédait l’entrée du monastère, la marquise et Virginia descendirent vis-à-vis la porte de clôture.

Deux tourières s’empressèrent de les conduire dans le superbe parloir de l’abbesse, qui bientôt parut elle-même et fit le plus tendre accueil à la marquise ainsi qu’à Virginia. Elle les invita à entrer dans l’intérieur du monastère. Virginia éprouva un saisissement involontaire lorsqu’elle entendit le bruit des verrous, des barres de fer qui retenaient cette porte de clôture, et lorsque cette porte se referma sur elle. C’est pour jamais, pensa-t-elle, pour jamais ! Les cloîtres qu’elle traversait, ces voûtes sombres, sous lesquelles le bruit de ses pas retentissait, l’apparition de plusieurs religieuses qui se trouvaient sur sa route, et qui, semblables à des oiseaux de mauvais augure, disparaissaient aussitôt, tous ces objets nouveaux, imposants, produisaient sur son âme une impression profonde.

De retour dans l’appartement de l’abbesse, où l’on avait servi une riche collation, Virginia supplia la marquise, sa mère, d’obtenir pour elle une grâce qui pouvait la faire jouir de la seule consolation dont son âme était alors susceptible.

« Je désire, lui dit-elle, que madame l’abbesse me donne l’habit de novice sans m’assujettir au temps d’épreuve fixé par l’usage ; tout ce qui peut éloigner l’instant de mon sacrifice me paraît insupportable ; il me semble que je ne jouirai du calme après lequel mon cœur soupire que lorsque, tout entière aux devoirs sacrés de l’état que je vais embrasser, je pourrai m’y livrer sans réserve. »

Virginia parlait avec feu ; l’abbesse s’étant approchée, entendit ce qu’elle venait de dire et promit de lui donner le voile dans huit jours.

Le lendemain, la marquise repartit pour Urbino. Virginia la vit partir sans émotion ; son cœur, serré par une douleur profonde, n’était plus susceptible d’attendrissement. Elle lui parla de son père et lui recommanda sa fidèle Laurence.

Huit jours après, elle reçut, comme elle le désirait, les habits de novice, et trois mois s’étaient à peine écoulés depuis cette époque, lorsqu’un soir la maîtresse des novices, parcourant la gazette à l’heure de la récréation, lut à haute voix le passage suivant :

« Le jeune comte Eugenio, le même qui a été chargé d’une mission secrète pour le gouvernement du Roi, épouse, dit-on, sa cousine Rosalia Vizzani. Les dispositions sont prises ; on n’attend plus que le futur. Le pape doit donner la bénédiction aux époux, et on assure que cette cérémonie aura lieu le 15 de ce mois. »

Des cris étouffés se firent entendre alors ; la maîtresse des novices leva les yeux, et vit plusieurs jeunes religieuses qui s’empressaient de secourir Virginia évanouie. Près d’une heure s’écoula, durant laquelle on la crut entièrement privée de vie. On la transporta dans sa cellule, où elle resta indisposée pendant plusieurs jours. Aussitôt qu’elle eut la force de se soutenir, elle alla chez l’abbesse lui demander le voile noir. L’abbesse, qui l’aimait, lui fit plusieurs observations, mais elle persista et elle prononça ses vœux quelques jours après. Le jour même de ses vœux, après l’office, comme elle traversait un des cloîtres, le vieux Francisco, jardinier du couvent, lui ayant fait quelques signes mystérieux auxquels elle ne put rien comprendre, jeta à ses pieds une lettre, puis s’enfuit tout-à-coup. Virginia reconnut l’écriture d’Eugenio, ramassa le papier avec précipitation, et elle lut :

« Si vous ne voulez pas que j’expire de douleur et de désespoir auprès de ces murs odieux qui vous cachent à mes regards, accordez-moi un quart-d’heure d’entretien. L’honnête vieillard qui vous remettra ce billet m’a promis de m’introduire ce soir, à onze heures, dans le bois de cyprès qui termine votre jardin ; il vous donnera une clef pour venir m’y rejoindre. Virginia, prenez bien garde à la décision que vous allez prendre : vous connaissez mon amour ; si vous me refusez, demain je ne serai plus. »

La surprise, le dépit, animèrent le teint de Virginia de la plus vive rougeur. Elle écrivit à la hâte ces mots sur les tablettes qu’Eugenio lui avait données autrefois :

« Je n’ai rien à entendre de l’époux de Rosalia ; je le prie de s’éloigner de ces lieux et de se souvenir au moins que l’oubli de ses anciens serments ne doit point entraîner celui du respect qu’inspirent les liens sacrés qui ont fixé pour jamais le sort de Virginia. »

Francisco prit les tablettes et alla les remettre secrètement au jeune comte Eugenio. Pendant ce temps-là, l’infortunée Virginia se livrait à mille horribles réflexions sur l’ingratitude prétendue et la hardiesse de son amant. Le soir étant arrivé, Francisco remit à Virginia les tablettes qu’elle lui avait données le matin et sur lesquelles Eugenio avait écrit :

« Moi, l’époux de Rosalia ! juste ciel ! quel, odieux mystère me faites-vous entrevoir ? Ô Virginia, trop crédule et infortunée Virginia, qu’avez-vous fait ? Ingrate, devais-tu croire jamais… Au nom du ciel, faites que je vous voie… je souffre des tourments inexprimables. Virginia, par pitié, par humanité, ne me laissez pas mourir de douleur… »

Oui, je le verrai ! s’écria Virginia après cette lecture. Où est-il ? où est mon Eugenio ?… Dieux ! dieux ! ajouta-t-elle en se frappant la poitrine, vous l’avez permis ; l’iniquité triomphe…

Madame, dit Francisco d’une voix basse et timide, prenez garde d’être entendue, prenez garde de vous compromettre ainsi que moi. Voici une double clef du jardin ; j’aurai soin ce soir de ne pas mettre les verrous, afin que vous puissiez l’ouvrir sans bruit. À onze heures précises, trouvez vous dans le bois de cyprès. Francisco disparut après avoir remis cette clef à Virginia.

Les deux amants attendaient dans un ennui, dans une crainte difficile à décrire, mais facile à imaginer. Onze heures étant enfin sonnées, Eugenio et Virginia se trouvèrent réunis, par les soins de Francisco, dans un endroit le plus écarté du jardin de l’abbaye.

Des exclamations entrecoupées, des pleurs, des sanglots, remplirent d’abord les premiers moments de cette réunion à la fois si douce et si déchirante. Leur entretien devint ensuite plus suivi ; Virginia raconta à son amant comment elle avait été mise au couvent et comment elle avait prononcé ses vœux.

Eugenio raconta à son tour à Virginia qu’il avait été envoyé à Vienne par Sa Majesté, qu’il lui avait écrit plusieurs fois et qu’il avait été étonné qu’elle ne lui eût jamais répondu ; qu’à son retour il s’était empressé d’aller chez le marquis de Spazonni, son père, où il n’avait trouvé personne ; qu’enfin Laurana, domestique de la maison très-attachée à Virginia, lui avait appris, les larmes aux yeux, que son amante était au couvent de San Cypriano ; qu’il s’y était rendu aussitôt ; que pour lui parler il avait cherché à décider le vieux Francisco à lui procurer le moyen de la voir, ce qu’il avait fait ; enfin Eugenio, parlant des parents de Virginia, s’écria : Qu’ils tremblent, s’ils osent résister aux démarches que je vais faire pour réclamer contre les vœux par lesquels ils ont cru t’enchaîner ; j’armerai contre eux toute la sévérité du pape ; et le crédit du cardinal Caprera, mon oncle, me répond d’atteindre le but de mes désirs. Mais, ma Virginia, ajouta Eugenio en tombant à genoux, ma douce Virginia, chère épouse de mon cœur, exauce l’ardente prière de ton amant, de ton ami, consens à fuir avec moi cet odieux monastère, permets que je te conduise à Rome dans le palais de mon oncle ; là nous pourrons braver la ruse infernale de ceux qui chercheront peut-être encore à te ravir à mon amour, si tu restais ici jusqu’à la fin de la procédure que je suis résolu d’entamer.

Virginia, effrayée d’une semblable démarche, s’opposa avec force au désir d’Eugenio, et fit usage de tout l’empire qu’elle avait sur lui pour l’engager à la laisser à San Cypriano jusqu’à ce qu’elle eût obtenu du pape d’être relevée de ses vœux ; mais la violence de la douleur d’Eugenio, son désespoir, ses larmes, ses prières ardentes de ne pas le livrer à une inquiétude qui le ferait mourir, ébranlèrent bientôt toute sa fermeté, et elle finit, enfin par lui permettre de disposer de son sort comme il voudrait.

À peine Eugenio eut-il arraché le consentement de Virginia qu’il crut avoir atteint le terme de ses malheurs. L’éclair n’est pas plus rapide que la transition qui se fit dans son âme de l’excès du désespoir à la joie la plus pure. Il serrait les mains de Virginia, les couvrait de baisers, l’appelait mille fois son amante, sa femme, son unique bien, lui peignait avec feu le bonheur dont ils allaient enfin jouir, riait, pleurait, tombait à ses genoux et se livrait à tous les élans d’une âme longtemps comprimée par la tristesse qui jouit tout-à-coup du premier rayon d’un bonheur sans nuage.

Lorsqu’il fut un peu plus maître de lui-même, il traça à Virginia le plan qu’il avait imaginé. Il devait se trouver le lendemain, à pareille heure, au pied du rocher avec des chevaux et un habit de voyage pour Virginia. Francisco aurait soin, dit-il, de laisser la petite porte entr’ouverte, et Eugenio devait l’emmener avec lui jusqu’à Rome.

Virginia, faible, abattue, pouvait à peine partager la joie de son amant ; les vives émotions qu’elle avait éprouvées dans la journée venaient de redoubler la fièvre dont son sang était agité ; et lorsqu’elle se sépara d’Eugenio et qu’elle lui entendit répéter : à demain, à demain, ma Virginia, elle lui serra la main et ne put retenir ses larmes.

De retour dans la cabane de Francisco, il remit à l’honnête vieillard la somme d’argent convenue, et lui fit promettre de l’introduire le lendemain dans le jardin.

Ce lendemain, attendu avec une vive impatience par Eugenio, fut consacré entièrement aux préparatifs nécessaires à la fuite méditée. Il se rendit lui-même à Urbino, arrêta une chaise de poste, loua un domestique, à qui il donna ordre de l’attendre dans une auberge près de la grande route ; puis, après avoir acheté un autre cheval de selle pour Virginia, il attendit la nuit pour le conduire avec le sien au bas du rocher de San Cypriano.

Eugenio n’était plus qu’à un mille de l’abbaye lorsqu’il entendit sonner onze heures ; il pressa la marche des chevaux, et arriva enfin à quelques pas de la petite porte basse. La nuit était d’une obscurité effrayante ; le ciel chargé de nuages, dérobait aux regards jusqu’à la faible lueur des étoiles, et un calme profond régnait dans la nature. Eugenio se glissa légèrement sous les arbres qui ombrageaient les murs du monastère, et s’approcha de la porte. D’une main tremblante par l’excès de son émotion, il essaya de la pousser, et fut surpris de trouver une résistance à laquelle il ne s’attendait pas. Il redoubla d’efforts, et s’aperçut enfin, avec une douleur inexprimable, que la porte était fermée.

Mille idées sinistres se présentent en foule à son esprit ; il fait mille tentatives pour pénétrer dans le jardin de l’abbaye ; mais tout est inutile. Il se livre alors au plus cruel désespoir. La nuit entière se passe, déjà l’aurore va paraître, et Eugenio ne peut s’arracher des lieux qu’il avait cru ne devoir quitter qu’avec son amante. Enfin il se retire en suivant des sentiers qui le conduisent il ne sait où. Ses rêveries ayant duré toute la journée, il alla dans quelqu’auberge voisine pour prendre un peu de nourriture nécessaire à sa subsistance, et la nuit suivante il se rendit de nouveau aux murs de l’abbaye. Qu’on juge de ses peines, de ses chagrins, lorsqu’il trouva encore la porte fermée et qu’il ne put parler au vieux Francisco. Il passa la nuit sous ces murs et s’assoupit sur le gazon. À la pointe du jour, le bruit des cloches le réveilla ; leur sonnerie lente, le silence qui succédait tout-à-coup, puis un tintement funèbre se prolongeant plusieurs minutes, le glacèrent d’horreur. « Ciel ! s’écria-t-il, c’est ainsi qu’on sonne pour les morts ! » Puis, penchant la tête et poussant un profond soupir, il ajouta : « Celle qui vient de terminer sa carrière n’est-elle pas heureuse maintenant ? Ne jouit-elle pas de la récompense que doit lui mériter une vie passée dans la pénitence, les privations, peut-être, hélas ! dans des peines dont elle a seule connu toute l’amertume ? » Il marcha quelques minutes plongé dans de semblables réflexions ; puis tout-à-coup une idée le fit tressaillir. Il connaissait l’usage qui permet aux hommes d’entrer dans les monastères de religieuses pour suivre le convoi de celle d’entre elles qui vient de mourir. L’espoir de voir Virginia, de lui parler, le fit voler à l’église. Il vit un sacristain occupé à draper de noir la nef et le maître-autel.

Eugenio, frappé d’une terreur dont il ne pouvait se défendre, s’approcha d’un air timide du sacristain, et lui demanda à voix basse si le convoi devait se faire dans la matinée.

« Monsieur, répliqua cet homme, j’ignore le moment précis ; je crois cependant que c’est pour ce matin, car ce fut hier, à pareille heure, que la sœur Virginia Spazonni rendit le dernier soupir. »

Eugenio poussa un cri, fit quelques pas en chancelant comme pour sortir de l’église ; tout-à-coup ses genoux fléchirent, ses yeux s’obscurcirent, et il tomba sans connaissance. Il resta dans cet état pendant plusieurs minutes, après quoi, étant revenu à lui, il se traîna à pas lents hors de l’église et alla sur un petit coteau qui séparait l’abbaye de San Cypriano du monastère des Célestins. Arrivé là, il se coucha sur le gazon et se livra tout entier à sa douleur et à son désespoir. Il veut se détruire, déjà il a tiré son épée pour se percer, lorsqu’il sent son bras arrêté. C’est un religieux célestin, appelé Genaro, qui veut l’empêcher de se tuer, et qui, après un long colloque, le détermine à entrer dans le couvent des Célestins, où il trouvera des secours contre les langueurs de son corps et de son âme. Eugenio se laissa gagner, et sa douleur ayant abîmé son être il lui fallut plusieurs jours pour se remettre. Devenu un peu plus calme, il est dégoûté d’un monde qui lui est devenu insupportable, et formant la résolution de se consacrer uniquement à la méditation et à la retraite, il prit l’habit de religieux dans le monastère des Célestins, où il était. En prononçant ses vœux, il voulut porter le nom de Carlo, qui était celui d’un oncle, cardinal, qui lui était fort attaché. Il passa près de dix ans dans cet état, durant lesquels il refusa constamment toutes les offres du cardinal Caprera, son oncle, qui désirait le voir revêtu des premières dignités de l’Église. Cependant, notre moine Carlo se fit une grande réputation de sainteté et de mérite à cause de son austérité et de ses talents. Il fut appelé par l’abbesse de San Cypriano pour diriger une religieuse, qu’on appelait la brebis égarée.

Il fut introduit, par ordre de l’abbesse, dans un long corridor très-obscur, conduisant dans un profond souterrain. Arrivé près d’un lit, il y vit, à la lueur d’une lampe, une religieuse couchée et extrêmement malade.

— Madame, dit Eugenio d’une voix à peine distincte par l’excès de son émotion, vous avez désiré voir un ministre du Seigneur ; je suis assez heureux pour qu’on m’ait choisi afin de remplir près de vous les devoirs sacrés de notre profession ; me voici prêt à vous entendre, non comme votre juge, mais comme un ami sensible à vos peines et qui désire vivement les alléger.

— Où suis-je ?… dit l’infortunée religieuse ; quelle voix a frappé mon oreille ?… Cette douce et chère illusion me poursuivra-t-elle toujours ?… Non, ce n’est pas lui… ce ne peut être lui !…

— Virginia !!! s’écria Eugenio avec l’accent de la terreur.

— Grand Dieu ! dit Virginia, vous avez exaucé mon ardente prière ; je le vois encore une fois, et c’est lui qui va recevoir mon dernier soupir.

— Virginia ! Virginia ! répétait toujours Eugenio d’un air égaré. Mais elle ne parle plus… elle ne répond plus… elle est morte !… s’écria-t-il en soulevant dans ses bras son amante infortunée, qui, pâle, froide, immobile, cédait à tous les mouvements.

Il la porta près de la lampe, écarta les cheveux qui couvraient ce visage adoré, où, malgré les ravages de la douleur et du temps, on voyait encore cette douceur, ce charme inexprimable, dont le souvenir était si bien gravé dans son cœur. Il la contempla pendant quelques minutes avec un désespoir calme ; puis, cédant à toute l’impétuosité de sa passion, il serra fortement sur son cœur le fardeau de son amour dont il s’était saisi. « Virginia ! ô ma Virginia, c’est moi ! » s’écria-t-il de nouveau en posant un baiser sur les lèvres glacées de sa malheureuse amie, comme s’il eût voulu ainsi ranimer le souffle de la vie qui s’exhalait de son sein.

Virginia ouvrit les yeux, fit un léger effort pour enlacer ses bras autour d’Eugenio, fixa sur lui un regard tendre et douloureux, articula quelques sons étouffés, pencha la tête et poussa un profond soupir. Il fut le dernier que l’infortuné Eugenio devait entendre de son amante.

Eugenio s’évanouit en tenant entre ses bras le cadavre de son amante ; il resta ainsi longtemps ; il recouvra enfin connaissance, et répandant un torrent de larmes, le cœur navré de douleur, il quitta les malheureux restes de celle qu’il avait adorée. Il s’en retourna rejoindre la religieuse qui l’avait conduit dans le souterrain près de son amante, et qui, sur la demande qu’il lui fit, comment Virginia avait été mise dans le cachot, lui raconta les faits suivants :

« Condamnée par la supérieure et les anciennes qui forment son conseil à donner mes soins à Virginia, parce que j’avais découvert d’une manière involontaire et innocente qu’on l’avait enfermée dans ce souterrain, c’est Virginia elle même qui m’a révélé que vous aviez eu une entrevue avec elle dans le jardin de l’abbaye le soir même de la prononciation de ses vœux. Elle m’a dit qu’en entrant dans l’intérieur du monastère elle crut entendre un léger bruit derrière elle, que la frayeur suspendit sa marche ; elle prêta l’oreille avec attention, mais tout étant redevenu calme et silencieux, elle parvint jusqu’à sa cellule sans avoir rien rencontré sur sa route qui pût lui faire craindre d’avoir été aperçue par quelqu’un.

« Une fièvre brûlante l’empêcha de fermer les yeux le reste de la nuit ; des inquiétudes vagues, de tristes pressentiments, firent d’abord couler ses larmes ; mais la certitude d’avoir trouvé Eugenio toujours le même pour elle, l’espérance de le revoir, de s’unir peut-être à lui, si le pape consentait à la relever de ses vœux, la plongèrent ensuite dans des réflexions si douces, si consolantes, qu’elle oublia ses malheurs passés pour ne songer qu’à l’avenir plein de charmes qui s’offrait à ses regards.

« Le jour parut, et elle s’occupait encore d’Eugenio, repassant dans sa mémoire tout ce qu’il lui avait dit, répétant ses moindres paroles et croyant toujours entendre cet ami si cher lui dire d’une voix émue : à demain, à demain, ma Virginia !

« Ce jour, le plus long dont Virginia eût mesuré la durée, s’écoula enfin. Ne pouvant vaincre le trouble dont elle était agitée, elle se rendit dans le bois de cyprès longtemps avant l’heure où Eugenio devait se trouver derrière l’abbaye. Elle se promena avec délices dans les endroits qu’elle avait parcourus la veille avec lui, s’arrêta à toutes les places où il s’était arrêté, et se livra ensuite à une rêverie profonde, dont elle ne sortit qu’à la voix de Francisco.

« Madame, lui dit-il, onze heures vont sonner ; profitons de l’instant où le ciel est couvert de nuages pour gagner le dehors de l’abbaye ; et si le signor Eugenio n’y est pas encore arrivé, nous l’attendrons là plus en sûreté que dans ce bois.

« Virginia ne répondit qu’en suivant Francisco qui marchait devant elle. Déjà ils avaient franchi le bois de cyprès et n’avaient plus que quelques pas à faire pour atteindre la porte, lorsque plusieurs voix se firent entendre derrière eux. Francisco jeta un cri, prit la fuite, et laissa Virginia saisie de terreur, presqu’évanouie entre les bras de trois religieuses anciennes, qui venaient de l’arrêter par sa robe.

« — Où allez-vous ? lui dit l’une d’elles d’une voix terrible ; malheureuse, tremblez ! vos coupables projets nous sont connus et vous paierez cher le déshonneur dont vous cherchiez à couvrir notre maison, en voulant fuir avec un homme.

« Virginia, anéantie, ne fit aucune réponse, et se laissa conduire, ou, pour mieux dire, traîner dans l’intérieur de l’abbaye par deux anciennes religieuses, tandis que la troisième, ayant suivi en vain les traces de Francisco, referma la porte des rochers qui était restée ouverte, et vint rejoindre ses compagnes pour accabler Virginia des plus sanglants reproches.

« On la ramena dans sa cellule, où l’abbesse l’attendait. Écoutez votre arrêt, lui dit cette femme implacable ; demain vous ne serez plus comptée au nombre des vivants ; renfermée pour le reste de vos jours dans le souterrain du monastère, vous aurez le temps d’implorer la miséricorde divine pour le crime que vous avez commis.

« Virginia ne put en entendre davantage ; un froid mortel glissa dans ses veines, ses genoux fléchirent, et elle tomba sans connaissance aux pieds de l’abbesse.

« En revenant à elle-même, elle se trouva sur son lit ; l’abbesse et plusieurs religieuses l’environnaient ; leur physionomie sévère, leurs regards menaçants la firent frémir, et elle ferma les yeux.

« Avalez ce breuvage, lui dit l’abbesse à voix basse.

« Virginia souleva la tête, joignit les mains d’un air suppliant, puis repoussa le vase qu’on lui présentait.

« Obéissez, ajoutèrent les anciennes.

« Obéissez, répéta l’abbesse.

« La douce victime poussa un profond soupir, leva les yeux vers le ciel et lui adressa une prière fervente. Oui, j’obéirai, dit-elle ensuite en se tournant vers ses juges ; femmes cruelles, je vous pardonne la vengeance que vous allez exercer sur moi. Puisse le Très-Haut, que je viens d’implorer, ne point vous rendre responsable des murmures que m’arracheront peut-être les longues souffrances auxquelles vous me condamnez. Puisse-t-il être plus miséricordieux envers vous que vous ne l’êtes envers moi, pour une faute, hélas ! dont je sens que je ne puis me repentir.

« En achevant ces mots, elle prit le vase et but entièrement la liqueur qui y était contenue. Quelques minutes après, un engourdissement général appesantit ses membres, ses yeux se fermèrent, et elle tomba dans un sommeil dont elle ne sortit que dans le souterrain où on l’avait placée. En promenant alors autour d’elle ses regards avec effroi, en mesurant l’étendue de ce sombre cachot, éclairé par une lampe sépulcrale : voilà donc, s’écria-t-elle, ma dernière demeure ! c’est pour jamais, pour jamais que je suis ici ! Un accès de désespoir succéda à cette terrible réflexion ; elle poussa des cris perçants.

« C’est là qu’elle a vécu depuis ce temps ; c’est là que je suis allée tous les jours lui porter la nourriture dont elle avait besoin pour subsister, et que j’ai passé souvent bien des heures avec elle pour dissiper un peu ses ennuis, ses chagrins et sa douleur. »

On doit juger de la douloureuse agonie d’Eugenio pendant ce récit ; des exclamations, des cris de désespoir lui échappèrent plusieurs fois.

Il sortit du souterrain du couvent de San Cypriano, se rendit au monastère des Célestins où il demanda sur-le-champ au prieur la permission d’aller à Rome voir son oncle le cardinal de Caprera pour parler à Sa Sainteté le pape. Cela lui fut accordé. Sur-le-champ il monta en chaise de poste, où il resta sans descendre pendant trente heures, prenant à peine quelques légers aliments pour soutenir ses forces durant l’entrevue qu’il allait avoir avec le cardinal.

Il arriva enfin à Rome ; la chaise de poste entra dans la cour du palais de Caprera ; les nombreux valets qui l’entourèrent ne purent reconnaître le beau, l’élégant Eugenio, dans le religieux austère qui, la pâleur sur le front, les joues creuses, s’avança d’un pas chancelant jusqu’au péristyle du vestibule ; la robe blanche dont il était enveloppé, sa maigreur excessive, son air sombre et réfléchi, lui donnaient l’air d’un spectre.

— Dites à Son Éminence que je désire lui parler sans témoins, dit-il à un valet qui se trouva près de lui. Le valet s’inclina avec respect, et après l’avoir introduit dans le cabinet d’audience du cardinal sortit pour exécuter les ordres qu’il venait de recevoir.

Lorsque le cardinal parut, Eugenio fléchit un genou devant lui : — Je demande justice à Votre Éminence, dit-il d’une voix concentrée et en lui présentant un mémoire de tout ce qui s’était passé au sujet de Virginie. Le cardinal ne reconnut pas d’abord son neveu ; il avançait la main pour prendre les papiers, lorsque l’infortuné Eugenio, succombant à la foule des sensations douloureuses que fit naître en lui la présence de son oncle, poussa un cri, ferma les yeux, et parut entièrement privé de l’usage de ses sens.

— Grand dieu ! s’écria le cardinal éperdu, c’est lui… c’est mon neveu… mon cher Eugenio !…

— Oui, dit Eugenio, ranimé par les caresses de son oncle, oui, c’est moi, c’est votre neveu !… mais, justice ! justice !… Vengeance ! ajouta-t-il avec un accent terrible.

Le cardinal effrayé ne savait ce qui pouvait mettre Eugenio dans un état si violent ; il lui prit la main, le força à s’asseoir près de lui, et parvint avec beaucoup de peine à obtenir l’explication qu’il désirait.

À mesure qu’Eugenio parlait, la plus vive indignation se peignait sur la figure du cardinal.

— Quel tissu d’horreurs ! s’écria-t-il à la fin, ô mon Dieu ! est-il possible que ta religion sainte soit profanée ainsi ; que ceux qui devraient donner l’exemple des vertus et de la tolérance se constituent les bourreaux de leurs semblables. Oui, je punirai ce forfait, ajouta-t-il avec force ; je vais parler au pape, et puisse le châtiment infligé à l’abbesse de San Cypriano contenir désormais celles qui voudraient abuser ainsi du pouvoir qui leur est confié.

Eugenio baisa la main de son oncle avec transport et parut jouir d’un peu de calme dès l’instant qu’il eut la certitude que l’innocente Virginia serait vengée.

Le lendemain le cardinal lui remit un bref du pape qui ordonnait que la signora Menzonni, dégradée de son rang d’abbesse, serait conduite, escortée par des gardes, dans le plus triste couvent des États de l’Église, que là elle serait condamnée toute sa vie aux simples fonctions de sœur converse ainsi que les quatre religieuses anciennes complices de l’abbesse.

Eugenio, muni de ce bref, quitta Rome à l’instant même ; l’impatience de punir les bourreaux de Virginia fut la première sensation qu’il éprouva. Voulant écraser d’abord l’abbesse sous le poids de la terreur, il lui fit dire qu’il l’attendait pour lui signifier un ordre du pape. Cette indigne femme se rappelant Virginia frémit, et lorsqu’elle parut à la grille elle pouvait à peine se soutenir.

Eugenio, détournant d’elle ses regards avec horreur, lui présenta le bref : — Monstre ! lui dit-il d’une voix terrible, lisez votre condamnation et obéissez !

L’abbesse parcourut le papier, jeta un cri et resta immobile ; puis, se jetant à genoux, elle implora en sanglottant la compassion d’Eugenio.

— Point de grâce ! s’écria-t-il, obéissez ! Avez-vous eu la moindre émotion lorsque la touchante victime que vous avez immolée avec tant de barbarie implorait aussi avec tant de douleur votre pitié ? Point de grâce, répéta-t il, voyant qu’elle était toujours prosternée à ses genoux. Puis, sortant avec précipitation du parloir, il ordonna aux gardes qui l’attendaient dans la cour de saisir cette femme ainsi que ses complices, et de les conduire dans le monastère désigné par le pape.