Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/02

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Tome 1. Chapitre II.



CHAPITRE II.

Histoire de la sœur Monique,
racontée par elle même.

(Couvent de…)


Quand on est jeune, on n’a d’autre maître que son cœur ; ce n’est que lui qu’on écoute, ce n’est qu’à ses conseils qu’on se rend.

Toute jeune que j’étais, quand ma mère, après la mort de son quatrième mari, vint demeurer dans le couvent où je suis en qualité de pensionnaire, je ne laissai pas d’être effrayée de la résolution qu’elle avait prise ; sans pouvoir distinguer le motif de ma frayeur, je sentais qu’elle allait me rendre malheureuse. L’âge, en me donnant des lumières, m’éclaira sur mon aversion pour le cloître ; je sentis qu’il me manquait quelque chose, la vue d’un homme. Du simple regret d’en être privée, je passai bientôt à réfléchir sur ce qui pouvait me rendre cette privation si sensible. Qu’est-ce donc qu’un homme ? disais-je. Est-ce une espèce de créature différente de la nôtre ? Quelle est la cause des mouvements que sa vue excite dans mon cœur ? Est ce un visage plus aimable qu’un autre ? Non, le plus ou le moins de charmes que je leur trouve n’excite que plus ou moins d’émotion ; l’agitation de mon cœur est indépendante de ces charmes, puisque le père Jérôme même, tout désagréable qu’il est, m’émeut quand je suis près de lui. Ce n’est donc que la seule qualité d’homme qui produit ce trouble ; mais pourquoi la produit-elle ? J’en sentais la raison dans mon cœur, je ne la connaissais pas ; elle faisait ses efforts pour briser les liens où mon ignorance la réduisait. Efforts inutiles ! je n’acquérais de nouvelles connaissances que pour tomber dans de nouveaux embarras.

Quelquefois je m’enfermais dans ma chambre, je m’y livrais à mes réflexions ; elles me tenaient des compagnies où je me plaisais le plus. Qu’y voyais-je dans ces compagnies ? des femmes ; et quand j’étais seule, je ne pensais qu’aux hommes. Je sondais mon cœur, je lui demandais la raison de ce qu’il sentait ; je me déshabillais toute nue, je m’examinais avec un sentiment de volupté, je portais des regards enflammés sur toutes les parties de mon corps ; je brûlais, j’u…, je soupirais ; mon imagination échauffée me présentait un homme, j’étendais les bras pour l’embrasser, mon c.. était dévoré par une démangeaison, par un feu prodigieux, sans oser les apaiser, dans la crainte de me faire du mal. Quelquefois j’étais près d’y succomber ; mais effrayée de mon dessein, je m’arrêtais. Enfin je me livrai à la passion, je m’étourdis sur la douleur pour n’être sensible qu’au plaisir ; il fut si grand que je crus que j’allais expirer. Cela me fit comprendre ce que l’homme fait avec la femme. Parvenue à ce degré de lumière, je me sentis agitée du désir le plus violent d’avoir dans un homme l’original dont la copie m’avait fait tant de plaisir.

Instruite par mes propres sentiments de l’impression agréable que les femmes doivent faire naître dans le cœur des hommes, je joignis à mes charmes tous les petits agréments dont l’envie de plaire a inventé l’usage ; se pincer les lèvres avec grâce, sourire mystérieusement, jeter des regards curieux, modestes, amoureux, indifférents ; affecter de ranger, de déranger son fichu pour faire fixer les yeux sur sa gorge, en précipiter adroitement les mouvements, se baisser, se relever. Je possédais ces petits talents dans le dernier degré de la coquetterie ; je m’y exerçais continuellement ; mais ici c’était les posséder en pure perte. Mon cœur soupirait après la présence de quelqu’un qui connût le prix de mon savoir, et qui me fit connaître l’effet qu’il aurait produit sur lui.

Je ne devais pas attendre longtemps. Un jeune militaire, admis à visiter sa sœur, ayant eu l’occasion de parcourir le couvent, me vit, grâce à la négligence que j’avais eue de laisser ma porte entr’ouverte, étendue sur mon lit et dormant d’un profond sommeil.

Je ne sais ce qui se passa, mais lorsque je m’éveillai je me trouvais dans les bras du lieutenant, et n’avais plus rien à apprendre en fait de délices amoureuses.

T. 1.                                                                                                    P. 82.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 82.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 82.

Malheureusement, ce qui aurait dû faire mon bonheur fut interrompu par l’arrivée d’une vieille religieuse qui nous surprit dans cette position et qui en instruisit ses consœurs, lesquelles, après le départ de mon amant improvisé, résolurent, pour me punir, ou plutôt par jalousie, de me fustiger à la manière des enfants. Comme j’avais soigneusement fermé ma chambre, on força ma porte, on m’attaqua. Je mordis l’une, j’égratignai l’autre, je donnai des coups de pieds, je déchirai des guimpes, j’arrachai des bonnets ; enfin, je fis si bien que je lassai mes ennemis au point de renoncer à leur entreprise. Elles n’emporteront de leur action que la honte que six mères n’avaient pu venir à bout d’une jeune fille ; j’étais une lionne dans ce moment.

T. 1.                                                                                                    P. 83.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 83.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 83.

La rage et le soin de ma défense m’avaient jusqu’alors occupée tout entière. Je ne songeais qu’à donner le démenti aux vieilles ; mais je devins bientôt aussi faible que j’étais hardie et vigoureuse un moment auparavant. La colère fit place au désespoir. Moins flattée de me voir en sûreté que pénétrée de l’affront qu’on avait voulu me faire subir, j’avais le visage baigné de larmes. Comment reparaître dans le couvent ? disais-je. Je vais être le sujet de la moquerie ; peu me plaindront, toutes me fuiront. Ah ! me voilà couverte de honte ! Mais je veux aller trouver ma mère, poursuivis-je ; elle pourra me blâmer, mais peut-être me pardonnera-t-elle. Un garçon m’a…… eh bien, où est donc le grand crime ? Y ai-je consenti ? C’est ainsi que je raisonnais. Oui, continuai-je, je vais la trouver. Je me levai de dessus mon lit dans ce dessein. Je commençai d’abord à aller chez la supérieure, avec qui j’eus un long entretien, pendant lequel ma mère entra.

Qu’ai-je donc appris, madame ? dit-elle à la supérieure ; et sur-le-champ, m’adressant la parole, et vous, mademoiselle, pourquoi vous trouvez-vous ici ? Il fallait répondre ; j’étais déconcertée, je baissais les yeux ; on me pressa, je bégayai. La supérieure prit la parole pour moi : elle le fit avec esprit. Si elle ne me donna pas tout-à-fait tort dans la conduite qu’on avait tenue avec moi, elle ne me chargea pas assez pour faire croire que je fusse bien coupable ; ma faute passa pour une imprudence où le cœur n’avait eu aucune part, pour ma violence de la part d’un jeune téméraire que l’on promit bien de ne plus laisser revenir à la grille, et on conclut qu’il n’y avait que mademoiselle Verland de criminelle, puisque c’était elle qui avait fait éclater une chose qu’elle devait taire, si ce n’était pour l’honneur de son frère, du moins pour le mien, qui pourtant n’en souffrirait point, parce que, dit la supérieure, elle voulait réparer l’insulte qu’on m’avait faite. Je n’en pouvais pas souhaiter davantage ; je sortais blanche comme neige d’une aventure où, sans me faire injure, on pouvait mettre le tort de mon côté ; mais je n’avais garde d’en tomber d’accord ; ma mère me plaignit et me parla avec une douceur qui me toucha.

Les âmes zélées pour la gloire de Dieu savent tirer profit de tout ; il fut arrêté entre la supérieure et ma mère, qu’ayant eu le malheur de scandaliser, quoiqu’involontairement, mon prochain, je devais me réconcilier avec le père des miséricordes et m’approcher du très-saint sacrement de la pénitence. On me fit là-dessus bien des exhortations.

Ma mère m’avait presque convertie par ses sermons ; cependant, la peine que je sentais à avouer mes fautes aurait dû me faire douter de ma conversion, et le père Jérôme m’en arrachait la confession plutôt que je ne la lui faisais. Dieu sait quel plaisir il avait ce vieux pécheur ! Je ne lui en avais jamais tant dit, encore ne sut-il pas tout, car je ne crois pas que Dieu puisse faire grand crime à une pauvre fille de chercher à se soulager quand elle est pressée ; elle ne s’est pas faite elle-même ; est-ce sa faute si elle a des désirs, si elle est amoureuse ? Est-ce sa faute si elle n’a pas un mari pour la contenter ? Elle cherche à apaiser les désirs qui la dévorent, le feu qui la brûle ; elle se sert des moyens que la nature lui donne, rien de moins criminel.

Malgré les petits mystères que j’avais faits au père Jérôme, je ne laissais pas d’être pénétrée. Était-ce repentir ? Non, la véritable cause était le refus que le père avait fait de me donner l’absolution. Je craignais qu’il ne fournît une nouvelle matière à la médisance. J’en étais touchée jusqu’aux larmes. Je craignais qu’en allant offrir ma confession aux yeux de mes ennemies, je ne leur donnasse un nouveau sujet de triomphe. J’allai me placer sur un prie-dieu, vis-à-vis de l’autel ; mes pleurs m’assoupirent, je m’endormis. J’eus pendant mon sommeil le rêve le plus charmant : je songeais que j’étais avec Verland, qu’il me pressait ; je me prêtais à tous les mouvements ; il portait ses mains sur toutes les parties de mon corps, les baisait ; l’excès du plaisir m’éveilla. J’étais réellement dans les bras d’un homme ; encore tout occupée des délices de mon songe, je crus que mon bonheur changeait l’illusion en réalité ; je crus être avec mon amant ; ce n’était pas lui. On me tenait étroitement embrassée par derrière. Au moment où j’ouvris les yeux, je les fermai de plaisir, et je n’eus pas la force de regarder celui qui me le donnait. Il soupirait, je soupirais aussi ; il s’abandonna bientôt entièrement au plaisir, il était comme mort ; je me sentis en même temps enivrée de délices si grandes que je tombai sans mouvement sur mon prie-dieu.

Hélas ! ce plaisir finit trop tôt. Je fus saisie de frayeur en pensant que j’étais seule dans le fond d’une église ; avec qui ? je ne le savais pas, je n’osais m’en éclaircir, je n’osais remuer ; je fermais les yeux, je tremblais ; mon tremblement redoubla encore quand je sentis qu’on pressait ma main et qu’on la baisait ; le saisissement m’empêcha de la retirer ; je n’en avais pas la hardiesse ; mais je me rassurai un peu en entendant dire à mes oreilles, d’une voix basse : Ne craignez rien, c’est moi. Cette voix, que je me souvenais confusément d’avoir entendue, me rassura, et j’eus la force de demander qui c’était, sans pourtant avoir celle de regarder. Eh ! c’est Martin, me répondit-on, le valet du père Jérôme. Cette déclaration dissipa ma frayeur ; je ne craignis plus de lever les yeux ; je le reconnus. Martin était un blond, éveillé, joli, amoureux ; ah ! qu’il l’était ! il tremblait à son tour et attendait ma réponse pour fuir ou me baiser encore. Je ne lui en fis pas, mais je le regardai d’un air riant, avec des yeux qui se ressentaient encore du plaisir que je venais de goûter. Il vit bien que n’était pas un signe de colère ; il se jeta dans mes bras avec passion ; je le reçus de même, et sans penser que quelqu’un s’apercevant que je manquais dans le couvent pourrait venir et nous trouver ensemble… Le dirai-je ? l’amour rend tout excusable ; sans respect pour l’autel devant lequel nous étions, nous nous livrâmes de nouveau aux plaisirs.

T. 1.                                                                                                    P. 88.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 88.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 88.

Enfin, après tous ces ébats amoureux je me retirai dans ma chambre ; je me couchai et je dormis d’un sommeil qui ne fut interrompu que par des songes charmants qui me rappelaient les délices que j’avais goûtées.

On ne me dit rien le lendemain sur mon absence ; on la regarda comme un ressentiment du traitement que l’on m’avait fait subir. Je gardai un air fier qui confirma cette pensée. J’assistai comme les autres à l’office ; toutes mes compagnes communièrent, moi je ne communiai pas ; et à dire vrai, je m’étais mise au-dessus de la honte de suivre leur exemple. L’amour dissipe bien des préjugés ; la présence de mon petit amant, que je voyais rôder dans l’église, me dédommageait assez ; plus d’une, parmi mes compagnes, aurait bien quitté au même prix la nourriture spirituelle où elles couraient.

Je jetais sur mon amant plus de regards amoureux que je n’en jetais de dévotion sur l’autel. Aux yeux d’une femme du monde, Martin n’aurait été qu’un polisson ; à mes yeux, c’était l’amour même ; il en avait la jeunesse, il en avait toutes les grâces ; la connaissance de son mérite passé me faisait passer légèrement sur la négligence de son extérieur ; je m’aperçus cependant qu’il s’était accommodé ce jour-là, et qu’il tâchait de se donner meilleur air qu’à l’ordinaire. Je lui sus bon gré de son attention, que j’aimais mieux attribuer à l’envie de me plaire qu’au mérite de la fête qu’on célébrait. Rien n’échappe aux yeux d’une amante. Je le voyais qui jetait les yeux du côté des pensionnaires et tâchait de me découvrir. Je ne voulais pas qu’il me reconnût ; j’avais soin de me cacher, mais j’aurais été fâchée qu’il n’eût pas pris cette peine inutile ; il faut l’avouer, j’en étais amoureuse à la rage. Je lui avais promis de revenir à minuit dans l’église, et j’attendais avec impatience que la nuit fût venue pour tenir la parole que je lui avais donnée.

Elle vint enfin cette nuit si ardemment souhaitée ; minuit sonna. Ah ! que je sentis alors de trouble ; je ne traversai le corridor qu’en tremblant, et quoique tout le monde fût enfoncé dans le sommeil, je croyais tous les yeux ouverts sur moi. Je n’avais pour me conduire d’autre lumière que celle de l’amour. Ah ! disais-je en marchant à tâtons dans l’obscurité, si Martin m’avait manqué de parole, j’en mourrais de douleur. Il était au rendez-vous, mon cher Martin, aussi amoureux, aussi impatient que j’avais été ponctuelle. J’étais vêtue fort légèrement ; il faisait chaud, et je m’étais aperçue la veille que les jupes, les corsets, les mouchoirs de gorge, tout cela était embarrassant. Sitôt que je sentis la porte ouverte, un tressaillement de joie me coupa la parole ; je ne la recouvrai que pour appeler mon cher Martin à voix basse ; il m’attendait ; il courut dans mes bras, il me baisait ; je lui rendais caresses pour caresses. Nous nous tînmes étroitement serrés, mais revenant de ces premiers mouvements de notre joie, nous cherchâmes réciproquement à en exciter de plus grands ; je portai la main à la source de mes plaisirs ; il porta la sienne où il savait que je l’attendais avec impatience. Il fut bientôt en état de la contenter ; il se déshabilla, et me fit un lit de ses habits. Je me couchai dessus ; nos plaisirs se succédèrent pendant deux heures avec rapidité, avec des renouvellements de vivacité qui ne laissaient pas le temps de les désirer. Nous nous y livrions comme si nous eussions dû ne plus en goûter. Dans le feu du plaisir, on ne songe guère aux moyens de l’entretenir ; l’ardeur de Martin ne répondait pas à la mienne ; il fallut s’arracher des bras de l’amour, il fallut se retirer.

Notre bonheur ne dura guère plus d’un mois, et j’y comprends le temps que la nécessité faisait donner au repos. Quoiqu’il ne fût pas rempli par le plaisir de voir mon amant, il l’était par celui de penser à lui et par les agréables idées que sa présence ramenait. Ah ! que les nuits heureuses que j’ai passées dans ses bras ont coulé rapidement, et que celles qui les ont suivies ont été longues !

Mais si les plaisirs que j’avais goûtés étaient délicieux, l’inquiétude qui les suivit me les fit payer bien cher. Que je me repentis d’avoir été trop amoureuse ! Les sujets de ma faiblesse se présentèrent à mon imagination avec des circonstances affreuses ; je pleurai, je gémis. Je m’aperçus que mes règles ne coulaient plus ; il y avait huit jours que le temps de les avoir était passé ; elles ne paraissaient pas ; j’en fus surprise. J’avais souvent ouï dire que cette interruption était un signe de grossesse ; j’étais continuellement attaquée de maux de cœur, de faiblesses. Ah ! m’écriai-je, il n’est que trop vrai ! Malheureuse, hélas ! je le sens, il n’en faut plus douter, je suis grosse ! Un torrent de larmes succédait à ces accablantes réflexions. La découverte que j’avais faite ne m’empêchait pas d’aller toujours à nos rendez-vous ; j’étais tremblante, mais j’étais encore plus amoureuse ; le poids victorieux du plaisir m’entraînait ; qu’en peut-il arriver davantage ? mon malheur est à son comble, que ce qui me l’a causé serve du moins à m’en consoler.

Une nuit, après avoir reçu de Martin ces témoignages d’un amour ordinaire qui ne se ralentissait pas, il s’aperçut que je soupirais tristement, que ma main, que je tenais dans la sienne, était tremblante (quand ma passion était satisfaite, l’inquiétude reprenait dans mon cœur la place que l’amour y occupait un moment avant) ; il me demanda avec empressement la cause de mon agitation, et se plaignait tendrement du mystère que je lui faisais de mes peines. — Ah ! Martin, lui dis-je, tu m’as perdue ! Ne dis pas que mon amour pour toi ne sois plus le même, j’en porte dans mon sein une preuve qui me désespère : je suis grosse ! Une pareille nouvelle le surprit. L’étonnement fit place à une profonde rêverie, je ne savais qu’en penser. Martin était toute mon espérance dans cette circonstance cruelle ; il balançait, que devais-je espérer ? Peut-être, disais-je, abattue par son silence, peut-être médite-t-il sa fuite ? il va m’abandonner à mon désespoir. Ah ! qu’il reste, j’aime mieux perdre la vie en l’aimant que mourir faute de le haïr. Je versais des larmes, il s’en aperçut. Aussi tendre, aussi fidèle que je craignais de le voir perfide, tandis que je le croyais occupé à se dérober à mon amour, il ne l’était que de celui de tarir mes pleurs en me délivrant de leurs causes. Il m’annonça, en m’embrassant avec tendresse, qu’il en avait trouvé le moyen. La joie que me causa cette promesse n’égala pas celle de m’être trompée sur mes soupçons : il me rendait la vie.

Charmée des assurances qu’il me donnait, je fus curieuse de savoir quel était le moyen qu’il prétendait employer pour me délivrer de mon fardeau ; il me dit qu’il voulait me donner une boisson qui était dans le cabinet de son maître et dont la mère Sophie avait fait l’expérience avant moi. Je voulus savoir ce que le père Jérôme pouvait avoir de particulier avec cette mère ; je la haïssais mortellement, parce qu’elle avait paru une des plus animées contre moi le jour de l’aventure de la grille. Je l’avais toujours prise pour une vestale : que je me trompais ! D’autant plus sévère qu’elle savait mieux déguiser son caractère vicieux, qu’elle voilait sous les apparences de la vertu ses inclinations corrompues, elle était en intrigues réglée avec le père Jérôme. Martin m’en apprit toutes les circonstances : il me dit qu’en furetant dans les papiers de son maître il avait trouvé une lettre où elle lui marquait qu’elle se trouvait pour l’avoir trop écouté, dans le même embarras où je me trouvais pour avoir trop écouté Martin ; que le père lui avait envoyé une petite fiole de cette liqueur dont je devais user : que la mère en recevant le présent avait paru être transportée de joie et qu’il avait trouvé une seconde lettre par laquelle elle marquait à son vieil amant que la liqueur avait fait des merveilles, et qu’elle était prête à recommencer. — Ah ! mon cher ami, dis-je à Martin, apporte-moi dès demain cette liqueur, tu me tireras de toutes mes peines, et portant mes vues plus loin je crus, que par le moyen de ces lettres, je pourrais servir ma vengeance et ma haine contre la mère Sophie ; je les demandai à Martin, qui, ne sentant pas combien cette imprudence nous coûterait cher, crut me marquer son amour en me les apportant le lendemain avec ce qu’il m’avait promis.

J’avais fait la réflexion que la lumière pourrait me trahir, si on l’apercevait dans ma chambre à pareille heure. Je modérai l’impatience où j’étais de lire les lettres de la mère ; j’attendis que le jour parut ; il vint ; je lus ; elles étaient écrites d’un style passionné, et aussi peu mesuré que la figure et les manières de celle qui les avait écrites l’étaient beaucoup ; elle y peignait sa fureur amoureuse avec des traits, avec des expressions dont je ne l’aurais jamais crue capable ; enfin elle ne se gênait pas, parce qu’elle comptait que le père Jérôme aurait la précaution, comme elle le lui marquait, de brûler ses lettres. Il avait eu l’imprudence de n’en rien faire, et je triomphai. Je songeai longtemps de quelle manière je devais me servir de ces lettres pour perdre mon ennemie. Les rendre moi-même à la supérieure, c’était une démarche trop dangereuse pour moi ; il aurait fallu rendre compte de la façon dont je les avais eues ; les faire rendre par quelqu’un, ç’aurait été l’exposer à des questions dont le résultat n’eût peut-être pas été à son honneur et qui aurait pu entraîner ma perte. Je choisis un autre parti, ce fut de les porter moi-même à la porte de la supérieure, au moment que je saurais qu’elle devait rentrer.

Je m’arrêtai à cette idée ; imprudente que j’étais ! je devais brûler ces lettres. Que de chagrins je m’apprêtais, je m’enlevais mon amant ! Cette réflexion, si elle me fût venue, aurait éteint mon ressentiment. Quelque douceur que la vengeance me présentât, aurait-elle un moment balancé la douleur de perdre Martin ? Non, il m’était mille fois plus précieux que celui qui me flattait le plus dans ce moment. Je ne remis l’exécution de mon projet que jusqu’au temps que je serais hors de danger. Je le fus bientôt. J’avais demandé à Martin une trêve de huit jours ; elle n’était pas encore expirée. Je crus pouvoir alors exécuter le dessein que j’avais formé ; il eut tout l’effet que j’en pouvais attendre. La supérieure trouva les lettres, fit venir la mère Sophie et la convainquit. Peut-être la réflexion eut-elle obtenu sa grâce, si un crime plus grand, et que les femmes ne pardonnent jamais, la rivalité, n’eût rendu sa punition nécessaire pour le repos de la supérieure. Une fille qui a acquis quelques connaissances dans les mystères de l’amour voit clair dans une injure. Si les objets lui manquent, l’imagination y supplée ; elle s’aigrit des difficultés qu’on lui oppose, elle perce et va quelquefois plus loin que la réalité ; mais avec un homme du caractère du père Jérôme, avec une femme du caractère de la supérieure, je craignais moins d’en trop penser que de n’en pas penser assez. La liaison qui régnait entre eux ne me laissait pas douter que le directeur ne partageât secrètement ses consolations spirituelles entre elle et la mère Sophie. La promptitude du châtiment de celle-ci confirma mes soupçons ; elle alla bientôt expier dans la solitude d’une chambre obscure le crime de m’avoir déplu et d’avoir voulu enlever à la supérieure le cœur d’un amant confirmé dans ses bonnes grâces.

Je ne fus pas longtemps à me repentir de ce que j’avais fait. Je m’étais toujours flattée que l’orage ne tomberait que sur la mère Sophie, il alla plus loin. Le directeur, outré de se voir enlever sa maîtresse favorite, soupçonna mon amant d’être la cause de son malheur ; il ne pouvait sacrifier que lui à son ressentiment ; il le fit, le chassa, et je ne l’ai pas revu depuis.