Amours et Haines (1869)/Eudore

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Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 137-146).
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EUDORE


EUDORE.

à m. edmond about.


Il a vingt ans, il est silencieux et doux.
Il a des cheveux plats, des lèvres qui sourient,
Le front efflorescent avec des regards mous,
Plus, une âme à sauver — et des souliers qui crient.

Ah ! c’est un ange ! au temps qu’il était écolier,
Déjà sa foi fervente était des plus farouches,
Et ses jeux consistaient à bâtir en papier
De tout petits bûchers pour y brûler des mouches.


C’est un ange ! il rédige un peu le Buis bén it.
Il fait sur saint Grimaud un travail de sa plume,
La preuve est qu’il écrit le troisième volume,
Le troisième volume !… et ce n’est pas fini.

Tous nos propos mondains le mettent au supplice.
Parlez-lui d’art, il fait le signe de la croix.
On lui dit : « Aimez-vous le soir au fond des bois ? »
Il répond doucement : « C’est l’heure de l’office. »

Un ange ! Croiriez-vous qu’il n’a pas un ami,
Non, monsieur ! sur ce point, sa règle est fort sévère.
La jeunesse n’est pas corrompue à demi,
Et quant à l’amour… chut ! demandez à sa mère.

Ah ! mère, d’un tel fils sentez-vous la douceur ?
Et si vous l’entendiez, c’est de quoi vous surprendre ;
Aussi, quoique bien jeune, a-t-il déjà fait prendre
La fuite à la servante et le voile à sa sœur.


Et quel cœur ! tout enfant, il eut le sou facile.
Chinois petits et grands le savent bien ; enfin
Montrez-lui seulement quelqu’un qui meurt de faim ;
S’il est de sa paroisse, allez, soyez tranquille.

Pour de l’ordre, il faut lire en son appartement
Un emploi de son temps, c’est celui d’un apôtre,
Toujours tout droit, jamais un jour qui passe l’autre,
Et ce sera toujours de même. — Il est charmant.
 
C’est qu’il faudrait le suivre en sa lente manœuvre ;
Savez-vous qu’un peu plus il serait marguillier,
Qu’on l’appelle en haut lieu la pierre et le pilier,
Et qu’il est fondateur, à son âge ! d’une œuvre ?

Oui, d’une œuvre ! Ils sont là quelques-uns comme lui
Qui tous ont fait ce vœu modeste et plein de charmes,
Avec la foi pour masque et des cierges pour armes,
En faveur d’autrefois d’immoler aujourd’hui.


Ils vont très-bien. Ils ont en main de fortes sommes,
On les aide, il est vrai ; mais ils sont si prudents,
Si sournoisement forts, si froidement ardents,
Ces chers petits enfants, que l’on dirait des hommes.

Vous les verrez au jour qu’ils auront triomphé !
Car croyez qu’on se fait, en petite chapelle,
Sous air de charité beaucoup la courte échelle…
Cela vaut-il pas mieux que d’aller au café ?

Comptez qu’il ira loin, ce jeune homme adorable.
Jamais il ne se dit ni comment ni pourquoi.
Pour lui, l’obscure nuit n’a qu’un astre, la foi.
Voilà comme on les fait ; n’est-ce pas admirable ?

Ah ! jeunesse affolée ! âge ardent et béni,
Où, pourchassant le Rêve aux champs de l’Infini,
On donne sans compter à des chimères vaines
Les baisers de son cœur et le sang de ses veines ;


Songeurs, qui méditez la tête dans vos mains,
Poëtes, qui saignez à courir les chemins
Pour saisir et tenir dans le rhythme embrassée
L’insaisissable enfant qu’on nomme la Pensée ;

Éternels mécontents nés pour jeter à bas
Ces autels du Passé que le Présent décore,
Vous qui doutez de tout et ne vous doutez pas
Que, par bonheur pour nous, douter c’est croire encore ;

Blonds chasseurs d’inconnu ! fureteurs d’avenir !
Troupe inquiète, avide et du vrai possédée,
À qui l’espoir promet plus qu’il ne peut tenir,
Lovelaces du Bien, libertins de l’Idée !

Pour qui toute formule est comme une prison ;
Qui voulez follement et qui pouvez de même,
Et qui ne savez pas encor, — je vous en aime, —
De quels raisonnements est faite la raison :


Jeunesse au cœur ému, gardienne de la flamme,
Et qui toujours trompée, et se trompant souvent,
Solde au moins ses erreurs avec l’or de son âme,
Et que Dieu fit ainsi pour aller en avant !

Ton bagage t’essouffle et ton ardeur te tue,
Ce n’est pas par ces bonds, ces élans, ces excès,
Qu’on arrive à la cime où fleurit le succès ;
Aiglon, vois le mulot ; lièvre, vois la tortue,

Vois Eudore : idéal, volonté, passion,
Il s’est laissé de tout priver en confiance,
Et, sans chercher plus loin ni faire sa croyance,
Toute faite il l’a prise — à la confection.

Pour vous, marchez, errez, croisez vos pas sans nombre,
Fous sublimes, montez ! perdez-vous dans l’azur !
Lui, dans la vie, ainsi qu’en un corridor sombre,
Il va, les yeux baissés, d’un pas tranquille et sûr.


S’il sera quelque jour bonnetier ou ministre,
Ils le savent, ceux-là qui mènent ses vingt ans.
Peut-être est-il bouffon, peut-être est-il sinistre ;
Mais son but est le but, et laissez faire au temps.

En attendant — il faut pardonner à son âge —
Il voudrait bien un coin de notre paradis.
Aussi s’occupe-t-on pour lui d’un mariage
Très-beau, cela s’entend et, moi, je vous le dis.

Chaste rêve ! l’épouse est belle entre les belles :
Ses dents sont un troupeau qui revient du lavoir,
Ses hanches des colliers, et deux faons ses mamelles,
La dot est en écus, comme on le peut prévoir.

Et, comme Dieu bénit l’effort de l’homme austère,
Et qu’il est bien portant, je vous en avertis,
Le sol qu’avaient purgé Rabelais et Voltaire
Deviendra peu à peu tout noir de ses petits,


Et sur notre pays ils seront comme une onde,
Et l’on peut le prédire et sans être subtil,
Et ces temps-là viendront, j’en ai la foi profonde,
À moins que nous… enfin, n’importe ! Ainsi soit-il.