Aller au contenu

Amours et Haines (1869)/L’Aveu

La bibliothèque libre.
Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 131-135).
◄  Le Berceau
Eudore  ►


L’AVEU.


En ce temps-là ! — c’était un jour comme aujourd’hui,
Pour moi vous étiez : Elle, et pour vous j’étais : Lui !
En ce temps-là, ma toute belle, —
Un jour comme aujourd’hui, nous suivions ce chemin ;
Je n’osais ni parler ni vous donner la main,
Je vous disais : « Mademoiselle ! »

Vous me disiez : « Monsieur ! » vous en souvenez-vous ?
Ah ! que vous étiez belle et que l’air était doux !
Dans ces moments, tout nous étonne ;

Nous avions pourtant fait ce chemin bien des fois,
Mais c’étaient d’autres champs et c’étaient d’autres bois,
Et nous découvrions l’automne.

L’automne ! le printemps empourpré de l’hiver,
Tumultueux, sanglant, incendié, moins vert,
Mais plus ardent, mais plein de fièvres :
Le sein roux de la vigne était gonflé de vin,
Les oiseaux se cherchaient ; dans le fond du ravin,
L’eau faisait comme un bruit de lèvres.

Les lilas amoureux tâchaient de refleurir,
Et l’astre, s’épuisant avant que de mourir,
Faisait vibrer toutes ces choses,
Et la nature en feu portait son deuil vermeil
En veuve de soleil, mais qu’un autre soleil
Épousera, — viennent les roses !

Oh ! toutes ces chansons et toutes ces couleurs !
Les chênes, ce jour-là, ressemblaient à des fleurs,

Et les bouleaux aux feuilles blanches
Que soulevaient parfois de légers tourbillons
À des arbres d’argent couverts de papillons
Frissonnant au milieu des branches.

L’ambre et l’or enchâssaient le monde souriant ;
Des geais couleur d’azur voltigeaient en criant
Dans des hêtres couleur garance ;
Sur les champs, livre brun que le soc a réglé,
Le doigt mystérieux et verdissant du blé
Écrivait partout : « Espérance ! »

Vous en souvenez-vous, comme tout était beau ?
Et des douceurs de l’air et des baisers de l’eau,
Vous en souvenez-vous ? Et l’herbe
Où ruisselaient ces fleurs que vernit le brouillard ?
Et l’aveugle du pont ? Pauvre homme ! un beau vieillard !
Et le beau pont ? un pont superbe !
 
Ah ! chers instants !… J’étais comme un enfant boudeur,
Plein d’audace muette et de lourde pudeur ;

Je disais : « Qui sait ? » J’étais ivre.
Parfois je vous laissais exprès marcher devant,
Pour voir vos cheveux fins qui frémissaient au vent…
Pauvres morts ! qu’il est doux de vivre !

Si vous l’aviez connu, tout ce que j’ai pensé !
Je naissais ; je voyais, oubliant le passé,
Comme un lis en mon âme éclore,
Et je bénissais Dieu, sentant venir l’amour,
Le Dieu bon qui permet, si la vie est un jour,
Que ce jour ait plus d’une aurore.

Oui, je pensais beaucoup, mais je pensais tout bas,
Et, comme j’entendais que je ne parlais pas,
J’en avais l’âme consternée ;
Aussi, quand le silence avait duré longtemps,
J’assurais bien ma voix et m’écriais : « Beau temps ! »
Vous répondiez : « Belle journée ! »

Ainsi nous avons fait jusqu’à ce qu’il fît noir,
Ayant marché tous deux du matin jusqu’au soir,

La bouche sur le cœur fermée ;
Trouble ! extase ! ô silence adorable et maudit !
Tu n’avais pas parlé, je ne t’avais rien dit…
C’était l’aveu, ma bien-aimée !