Amours et Haines (1869)/Jamais

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Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 193-194).
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JAMAIS.


Donc, nous aurons passé, l’un à l’autre inconnu,
Raillant l’amour d’autrui pour mieux cacher le nôtre,
L’un et l’autre muets, attendant, l’un et l’autre,
L’aveu pénible et doux qui n’est jamais venu.

Pourtant nous nous aimions. — Sous ces paroles lentes
Qui tombaient une à une, à regret et si bas,
Que d’autres se pressaient à nos lèvres tremblantes,
Et comme nous parlions… quand nous ne parlions pas !


Sur notre cœur ému, qui fermait donc nos lèvres ?
Comment, même à l’heure où les molles voluptés
Tendent leurs pièges d’or, sommes-nous donc restés
Rebelles à leurs voix et calmes dans leurs fièvres ?
 
Qui nous faisait railler ? qui nous faisait sourire ?
Nous pouvions être heureux, sans notre orgueil maudit ;
Nous n’avions pour cela qu’un seul mot à nous dire,
Madame, et ce mot-là, nous ne l’avons pas dit…

En est-ce assez, et quand plierons-nous les genoux ?
Qui tromper à présent, connaissant qui nous sommes ?
Voudrons-nous nous aimer ? Parler, l’oserons-nous ?
Hélas ! — Jamais. — Hélas ! qui maudiront les hommes,

Si le bonheur n’a pas plus souvent pitié d’eux ?
Tu m’aimes, je le sais, tu sais que je t’adore,
Eh bien, nous passerons l’un près de l’autre encore,
Souriants l’un et l’autre et muets tous les deux.