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Amours et Haines (1869)/Les Brumes

La bibliothèque libre.
Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 122-126).
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LES BRUMES.

à m. charles gleyre.


Les brumes à nos pieds se traînent lourdement.
Ah ! linceul de l’ennui ! voile opaque et dormant !
Savez-vous de quels cieux ces brumes sont venues ?
Ce sont les fleurs de pourpre et d’argent de l’été,
Elles viennent d’en haut, les brumes ont été
Les nues !


Ô jours ! rapides jours ! On marche, épanoui,
Dans les enchantements de son rêve inouï ;
Le hasard vous sourit, tout vous doit quelque chose :

La femme son regard, et son parfum la rose,
Tout, jusqu’à l’avenir, — débiteur éternel.
On n’a d’autre passé qu’un baiser maternel ;
On ne sait pas, — on croit, on a la foi profonde ;
Si hauts sont les pensers et si larges les pas,
Que la terre est étroite et que le ciel est bas,
Et l’on marche, pensant faire osciller le mondes ;
On dit : « Je veux ! » on dit : « Je serai celui-ci. »
On admire sans haine, on aime sans souci ;
Aimer ! On n’aime pas seulement, on adore :
Amour, espoir, désir, c’est un flux et reflux,
Celui qu’on a poussant celui que l’on n’a plus
Et poussé par celui que l’on n’a pas encore,
Et l’on sent qu’on fait bien et que l’on est béni ;
Le bonheur est si grand, qu’on le croit infini.
Et pourquoi, juste Dieu ! serait-il éphémère ?
Puisque le Père est bon, l’enfant doit être heureux,
Et l’on ouvre son cœur, et l’on est généreux,
Et l’on a tout : on a le monde, — on a sa mère !

Les nuages passaient dans les firmaments bleus,
La brise était leur grâce et le rayon leurs feux ;

Ils écumaient, joyeux, comme le flot des grèves.
Savez-vous ce que sont les nuages vermeils ?
Des ombres aujourd’hui, des veuves de soleils,
Des rêves !

La vie est un collier dont l’espoir est le fil.
Quel couteau que le temps ! Un jour, une par une,
Et les diamants d’août et les perles d’avril
S’égrènent lentement dans la fange commune ;
Et l’on se trouve seul, et de ses propres mains
À ses plus purs élans on mutile les ailes,
Pour régler leur essor avec les pas humains ;
Amour, espoir, désirs, adieu les hirondelles !
Et l’on voit, et l’on sait, car on n’a plus la foi,
Et tout en soi languit et meurt autour de soi :
L’amitié, foyer vide où l’on mettait la flamme,
Et l’admiration, autre voleuse d’âme.
Et puis vient la raison, — la première douleur,
Et l’ambition ment, et l’intérêt grimace,
Hormis le souvenir, l’âme n’a plus de fleur
Où n’ait cent fois bavé l’ennui, cette limace.
Avez-vous vu tomber les feuilles dans les bois ?


Ainsi tombent les jours comme des feuilles d’arbre.
Et les morts ? et les morts ? Hélas ! combien de fois
S’est-il assis chez vous, le convive de marbre !
Ah ! l’heure sombre ! Hier, il était près de vous,
Il vivait, l’être aimé, joyeux, charmant et doux,
Et le voilà, — terrible, échevelé, farouche ;
La mort l’a fait cela, l’on peut voir sur sa bouche
Le bâillement hideux du sommeil inconnu.
Oh ! quel air effroyable a ce cadavre nu !
Ce n’est plus ni l’enfant, ni l’époux, ni l’amante,
C’est un mort ! Alentour la maison se lamente,
Mais lui, mystérieux, immobile, glacé,
Avec sa bouche d’ombre et ses yeux de ténèbres,
Demeure. — Il a vécu. — C’est tout. — Il a passé.
On entend dans ses os des craquements funèbres ;
On est là, regardant, stupide, anéanti,
Cette main, ces cheveux, ce front, cette paupière,
Cette femme d’albâtre ou cet homme de pierre,
Cette armure de l’être et d’où l’être est parti,
Toujours là, répétant le même mot sans cesse :
« Mais c’était mon enfant, ma mère, ma maîtresse !
Je l’aimais ! ô mon Dieu. Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ? »
La nuit reste muette et l’Éternel se tait.

Et quand vient le matin, et quand on vous l’emporte,
Et quand on le descend !… Ce voile à cette porte !
Et l’immonde attirail de ces choses sans nom !
Et quand on se révolte, et quand on se dit : « Non ! »
Et l’église, et le prêtre, et la tombe, et la terre,
Toute la fête horrible et longue du mystère ;
Et plus tard, quand c’est fait… après… quand on est seul,
Le lit avec le drap qui manque, — son linceul !
Et le silence affreux qui tombe des murailles,
Et cet arrachement qu’on se sent aux entrailles
Lorsque l’on croit l’entendre ou parler ou venir,
Car il est là toujours, la chambre en est emplie…
Et les jours ? et les nuits ? et puis le souvenir !
Et l’oubli ?… l’autre mort ! L’oubli ! — car on oublie…

Brume, nuage ou rêve éblouissant et doux,
Savez-vous ce que sont ces ombres ? savez-vous
De quoi le ciel a fait leur tristesse ou leurs charmes ?
Le nuage de pourpre et la brume d’argent,
Il les a faits d’eau pure ; et le rêve changeant,
De larmes !