Ampère (Arago)/07
À la fois géomètre et métaphysicien, Ampère, dès son arrivée à Paris, vécut dans deux sociétés distinctes. Elles avaient pour unique trait de ressemblance la célébrité de leurs membres. D’un côté se trouvaient la première classe de l’ancien Institut, les professeurs et les examinateurs de l’École polytechnique, les professeurs du collége de France ; de l’autre, Cabanis, Destutt de Tracy, Maine de Biran, Degérando, etc.
Ici, on essayait de sonder, d’analyser les mystères de l’intelligence ; là, cette intelligence, telle que la nature nous la départit, telle que l’éducation la perfectionne et l’étend, créait chaque jour de nouveaux prodiges. Les psychologismes cherchaient de quelle manière on invente ; les géomètres, les chimistes, les physiciens inventaient. Sans trop s’occuper, eux, du comment cela se faisait, ils découvraient, soit les formes analytiques où sont actuellement renfermées les lois des mouvements des astres, soit les règles subtiles des actions moléculaires, lesquelles, tout en nous mettant sur la voie des causes d’un grand nombre de phénomènes naturels, éclairaient les procédés des arts, développaient la richesse nationale. Ils saisissaient, enfin, les nouvelles propriétés de la lumière, de l’électricité, du magnétisme, qui ont jeté tant d’éclat sur les premières années de ce siècle. Ballottée entre ces deux écoles, si l’expression m’est permise, l’ardente imagination d’Ampère subissait journellement d’assez rudes épreuves. Je ne pourrais pas dire avec certitude sous quel aspect les sciences exactes étaient alors envisagées par les métaphysiciens ; mais je sais que les géomètres, les chimistes accordaient peu d’estime aux recherches purement psychologiques. Ce tort, car je suis fort disposé à croire que tort il y avait, sera quelque peu amoindri aux yeux de ceux qui voudront bien considérer, qu’en métaphysique, tout se lie, tout se tient, tout s’enchaîne comme les mailles du tissu le plus délicat ; en telle sorte qu’un principe ne saurait être détaché de l’ensemble de définitions, d’observations et d’hypothèses dont il découle, sans perdre beaucoup de son importance apparente et surtout de sa clarté. Lorsque Ampère, encore vivement ému des entretiens qu’il venait d’avoir avec les psychologismes, allait étourdiment, je veux dire sans préparation, jeter l’émesthèse, par exemple, au milieu d’une réunion de géomètres, de physiciens ou de naturalistes ; lorsqu’en cédant à son enthousiasme, il soutenait qu’un mot obscur, ou du moins incompris, renfermait la plus belle découverte du siècle, n’était-il pas naturel qu’il rencontrât des incrédules ? Tout aurait été même dans l’ordre, si l’extrême bonté de notre confrère n’avait autorisé les incrédules moqueurs à usurper la place des incrédules sérieux.
Je trouve dans la correspondance manuscrite dont M. Bredin, de Lyon, a bien voulu me donner communication, qu’Ampère rêvait à Paris la publication d’un livre qu’il voulait intituler : Introduction à la philosophie.
Le fameux anathème de Napoléon contre l’idéologie ne l’avait pas découragé ; il lui semblait devoir plutôt contribuer à propager ce genre d’études qu’à le restreindre. Notre confrère élaborait alors sa Théorie des relations, sa Théorie de l’existence ; des Connaissances subjectives, des Connaissances objectives, et de la moralité absolue.
Il se jugeait lui-même incapable d’éclairer d’une manière suffisante des sujets si difficiles, s’il ne trouvait pas l’occasion de les soumettre à de vives discussions verbales. Malheureusement, cette occasion tant désirée lui manquait à Paris : Maine de Biran était retourné à Bergerac, et, dans le reste des habitants de l’immense capitale, pas un ne paraissait alors prendre intérêt, sous le point de vue métaphysique, au subjectif, à l’objectif et à la moralité absolue. Ampère tourna alors ses vues du côté de ses amis d’enfance, et résolut de retourner momentanément à Lyon. Les conditions du voyage avaient été strictement formulées : certitude complète D’au Moins quatre après-dînés par semaine, consacrés à des débats sur l’idéologie ; promesse formelle qu’on lirait, qu’on examinerait chaque jour, du point de vue de la rédaction et de la clarté, les pages que chaque jour aurait vues naître. Quoique je n’aie pas sous les yeux le texte des réponses que reçut Ampère, j’ai tout lieu de croire qu’elles furent loin de le satisfaire, « Combien est admirable la science de la psychologie ! écrivait-il à M. Bredin, et, pour mon malheur, tu ne l’aimes plus. — faut, disait-il ailleurs, pour me priver de toute consolation sur la terre, que nous ne puissions plus sympathiser en matière de métaphysique… Sur la seule chose qui m’intéresse, tu ne penses plus comme moi… C’est un vide affreux dans mon âme. »
Les amis de Lyon avaient trouvé la psychologie d’Ampère un peu sèche et minutieuse. Ils l’engageaient à revenir aux sciences exactes. Notre confrère leur répondait sur un ton lyrique : « Comment quitter un pays plein de fleurs et d’eaux vives ; comment quitter des ruisseaux, des bocages, pour les déserts brûlés par les rayons de ce soleil mathématique, qui, répandant sur les objets la plus vive lumière, les flétrit, les dessèche jusqu’à la racine !… Comme il vaut mieux errer sous des ombrages mobiles, que de marcher le long d’une route droite où l’œil embrasse tout, ou rien ne semble fuir pour nous exciter à le poursuivre ! »
Il était de mon devoir de chercher les frais bocages qu’Ampère avait aperçus, et d’essayer de vous y faire pénétrer ; mais hélas ! habitué par vos conseils, par vos exemples, à priser surtout, en matière de sciences, les routes droites et complétement éclairées, mes yeux éblouis ne trouveraient qu’une obscurité profonde, là où notre ingénieux ami, aux regards perçants, avait le privilége de voir de fraîches demi-teintes. Privé du guide, du fil d’Ariane que j’ai vainement cherché dans les manuscrits d’Ampère, je craindrais, je l’avoue, d’être conduit, comme jadis Voltaire, à placer à la fin de chaque proposition de métaphysique, les deux mêmes lettres (N L), que traçaient les poinçons des magistrats romains, quand les causes leur paraissaient encore trop obscures pour donner lieu à des jugements motivés. Des non liquet (des ce n’est pas clair) trop souvent répétés, malgré leur sincérité entière, auraient eu, peut-être, un air de fausse modestie que je devais éviter à tout prix.
Blâmerait-on, au surplus, mon extrême défiance ? Il ne serait pas difficile de la justifier, en montrant seulement le superbe mépris que chaque école psychologique déverse sur l’école rivale, et cela par l’organe de ses plus éloquents propagateurs.
Voyez ce que je lis dans les leçons d’un des maîtres les plus renommés (Laromiguière) : « Qu’est-ce donc qu’une science qui n’a ni principes arrêtés ni méthode constante, qui change de nature et de forme au gré de tous ceux qui la professent ? Qu’est-ce qu’une science qui n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier, qui tour à tour vante comme son oracle Platon, Aristote, Descartes, Locke, Leibnitz, et tant d’autres dont les doctrines et les méthodes semblent n’avoir rien de commun ? Pour tout dire, qu’est-ce qu’une science dont on a mis en question, non pas l’existence, mais la possibilité ? »
Ampère, lui-même, ne commandait-il pas d’avance toute ma réserve, quand il s’écriait : « Ceux-là ont dit une chose admirable de justesse et de vérité qui, voulant comparer les vrais métaphysiciens des écoles de Kant et de Schelling aux partisans de l’école écossaise, aux adeptes de Reid et de Dugald-Stewart, ont fait la proportion suivante : « Ces derniers sont aux premiers, ce que les bons cuisiniers sont aux chimistes. »
L’avenir et des juges plus compétents marqueront donc la place d’Ampère parmi les psychologismes. Toutefois, je puis dire dès ce moment, que la plus étonnante pénétration, que la rare faculté de saisir, au milieu de minutieux détails, d’immenses généralisations ; que le génie, enfin, paraît distinguer tout aussi bien les recherches métaphysiques de notre ami, que les brillants travaux de physique mathématique qui forment aujourd’hui la partie la plus solide, ou, si l’on veut, la plus reconnue, la plus incontestée de sa renommée scientifique. Autant que le sujet pouvait le comporter, Ampère se rapprochait de la voie expérimentale. Ce n’est certainement pas de sa bouche que sortirent jamais ces incroyables paroles attribuées à un psychologisme : « Je te méprise comme un fait ! »
Les faits, il en tenait le plus grand compte. C’est à les enserrer dans les théories qu’il appliquait surtout une merveilleuse fécondité. Quand, par extraordinaire, ses efforts restaient infructueux, les théories étaient immédiatement changées ou abandonnées. Dans mon auditoire, il est probablement des personnes à qui ces paroles rappelleront, et les premières idées de notre confrère sur l’instinct des animaux, et la manière dont il les modifia. Les circonstances de ce changement subit me semblent mériter d’être conservées.
Parmi les questions de métaphysique les plus débattues, on peut placer au premier rang celle de savoir si les animaux jouissent d’une certaine puissance de raisonnement, ou s’ils sont, au contraire, toujours et uniquement dirigés par un mobile qu’on a appelé l’instinct. La question sera peut-être mieux comprise en la posant en ces termes : Faut-il, avec Aristote, n’accorder aux bêtes que la sensibilité, que la mémoire ? Est-il vrai qu’elles soient privées de la faculté de comparer leurs actes, d’en tirer des conséquences ?
Ampère, sur ce point, s’étant montré péripatéticien décidé devant plusieurs de ses amis, un d’eux lui raconta, à titre d’objection, l’anecdote suivante :
« Surpris, la nuit, non loin de Montpellier, par un orage violent, je me réfugiai dans l’auberge du premier village qui se trouva sur ma route. La mort d’un maigre poulet fut la conséquence immédiate de cette visite inattendue. La cuisinière mit l’animal décharné à la broche, et, incontinent, chercha à saisir un chien basset, lequel, introduit dans certain tambour de bois d’assez grandes dimensions, situé sous le manteau de la cheminée, devait faire l’office de la combinaison de poids, de ressorts et de roues dentées, qu’on trouve aujourd’hui dans la plus humble cuisine, mais qui alors était, au midi de la France, une véritable rareté. Le basset refusa obstinément le rôle qu’on lui réservait : il ne céda pas plus aux caresses qu’aux menaces et aux coups. Tant de ténacité, de résolution, de courage, attirèrent mon attention, et je demandai si le pauvre chien en était à son début. — Pauvre chien ! me répondit-on avec dépit et brusquerie ; si vous le plaignez, ma foi, il ne le mérite guère, car chaque jour ces scènes se renouvellent. Savez-vous pourquoi ce beau monsieur ne veut pas maintenant tourner la broche ? c’est qu’il a décidé, dans sa tête, que lui et son camarade doivent se partager la besogne du rôtissage par parties précisément égales ; c’est, je me le rappelle, qu’il a effectivement travaillé le dernier ; c’est qu’il trouve, dès lors, que ce n’est pas en ce moment son tour !
« Il y avait pour moi tout un monde dans les mots : ce n’est pas en ce moment son tour ! À ma prière, un valet d’écurie alla dans la rue chercher le second chien. Celui-ci montra une docilité exemplaire ; le tambour rotatif le reçut, et il aurait bientôt conduit l’opération à son terme, si, voulant compléter l’expérience, je ne l’avais fait ôter après un certain temps, pour soumettre à une nouvelle épreuve le chien récalcitrant. Le chien récalcitrant, dont le tour était alors venu, obéit au premier signe de la cuisinière, entra sans difficulté dans le tourne-broche rustique, et y fonctionna comme l’écureuil dans sa cage.
« Ne résulte-t-il pas de là, mon cher Ampère, que des chiens peuvent avoir le sentiment du juste et de l’injuste, se faire une sorte de charte et endurer des souffrances corporelles plutôt que de la laisser violer ? »
Les traits d’Ampère exprimaient vivement l’intérêt qu’il prenait à ce récit ; on devait croire qu’il allait s’écrier comme Lactance : « Excepté en matière de religion, les bêtes participent à tous les avantages de l’espèce humaine ! » Cependant notre confrère ne poussa pas les choses aussi loin que le Cicéron chrétien. En modifiant ses anciennes opinions sur l’instinct, il admit seulement que les êtres animés offrent dans leur ensemble tous les degrés possibles de l’intelligence, depuis son absence à peu près complète, jusqu’à celle dont les confidents du Très-Haut, suivant l’expression de Voltaire, doivent être jaloux.
Je ne quitterai pas ce sujet avant d’avoir montré, par un nouvel exemple, combien Ampère, malgré l’extrême vivacité qu’il apportait dans les discussions, était, au fond, loyal, tolérant, à l’abri des passions haineuses que les idées préconçues et l’amour-propre amènent ordinairement à leur suite.
Dans des notes manuscrites d’un professeur de Lyon (M. Bredin) avec lequel Ampère étudiait la doctrine métaphysique de l’absolu, je trouve textuellement ces paroles : Des discussions très-animées s’élevaient journellement entre nous : elles furent l’origine de la sainte et indissoluble amitié qui nom a constamment unis.
Un auteur de romans croirait aujourd’hui blesser la vraisemblance, s’il plaçait l’amitié au nombre des conséquences possibles d’une vive discussion. Il ne se permettrait de pareilles hardiesses qu’en transportant ses personnages dans le pays de la Fable.