Anciens mémoires sur Du Guesclin/23

La bibliothèque libre.
Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 410-423).

De la victoire que le prince de Galles remporta prés de Navarette en faveur de Pierre sur Henry et Bertrand, qui fut pris dans cette journée.


La famine avoit tellement abbattu l’armée du prince de Galles, qu’il luy falloit necessairement ou combattre ou mourir. Ce besoin extreme luy fit prendre la resolution d’en venir aux mains. Il donna le commandement de l’avantgarde à son frère le duc de Lancastre, qu’il mit à la tête de quatre mille hommes d’armes. La banniere du Duc étoit portée par un chevalier des plus braves et monté sur une belle mule, pour se faire mieux reconnoître et distinguer. Hugues de Caurelay, Nicolas d’Aubericourt, Gautier Hüet, Jean d’Evreux et Thomas d’Agorne, secondoient, dans ce premier corps d’armée, le duc de Lancastre, et menoient avec eux cinq cens archers tous gens de trait et dont ils se promettoient une fort grande execution. Le captal de Buc commandoit la bataille ; il avoit avec soy les seigneurs les plus aguerris, Aimerion, le senechal de Bordeaux, Garnier d’Aubecote, et Othon son frère, le comte de Monleson, le comte de Lisle, le sire de Pons, le sire de Mucidan, Foucaut d’Arciart[1], et quatre mille hommes d’armes, à la tête desquels on le mit, qui luy furent tous d’un fort grand secours. Le prince de Galles essaya de l’encourager de son mieux à bien faire, luy disant qu’il se promettoit tout de sa valeur et de son expérience. Le captal l’assura qu’il n’avoit jamais eu plus de démangeaison de joüer des mains que dans cette journée. Chandos[2] fut chargé de mener l’arrière garde ; c’étoit un fameux capitaine qui s’étoit signalé dans les guerres d’Édouard III, et dans celles que le prince de Galles avoit faites en France : il luy donna quatre mille hommes d’armes à commander, et luy dit que s’il y en avoit aucun qui fit mine de branler ou de prendre la fuite, il ne falloit point balancer à luy couper aussitôt la tête. Chandos jura qu’il ny manqueroit pas aussi.

Ce prince, pour les rendre tous encore plus intrepides et plus determinez, ajoûta qu’il leur falloit tous aller chercher à dîner dans Navarrette, et passer pour cela sur le ventre à leurs ennemis, puis qu’il ny avoit point d’autre party à prendre dans le besoin pressant qu’ils avoient de manger, pour ne pas mourir de la faim qui les travailloit. En effet, les Anglois affamez se disoient les uns aux autres qu’ils auroient donné volontiers vingt marcs d’argent pesant pour un morceau de pain. Le prince de Galles voulut commander le corps de reserve. Il avoit auprés de soy le comte d’Armagnac, le sire d’Albret, le comte de Pembroc et beaucoup d’autres chevaliers de marque et de distinction qui faisoient tous fort bonne contenance. Ce prince couroit de rang en rang, et recommandoit à chacun de ne faire aucun quartier aux Espagnols, et de n’en prendre point à rançon, de quelque condition qu’il fût, si ce n’étoit Bertrand, le maréchal d’Andreghem et les François pour qui l’on pouroit avoir quelques égards et quelque indulgence : enfin, pour les animer tous à bien faire, il leur dit que le roy Pierre, dont ils avoient épousé la querelle, alloit être le spectateur de leur bravoure, et qu’il la recompenseroit par des bienfaits proportionnez au service qu’ils luy rendroient. Toutes les choses étant ainsi disposées pour faire journée, Chandos prit la parole et dit au prince que les Espagnols ne paroissoient pas, ot qu’apparemment ils attendoient que le soleil fût levé pour se faire voir.

On dépêcha sur l’heure un trompette vers Bertrand et ses gens, pour leur déclarer que s’ils refusoient la bataille, on les viendroit charger jusques dans leurs retranchemens. Cet homme fut à toute jambe prés de Navarrette, où rencontrant Henry, Bertrand, le comte d’Aine, le maréchal d’Andreghem, Guillaume de Lannoy, Guillaume Boitel, le maréchal d’Espagne et tous les autres commandans, il leur annonça mot pour mot tout ce qu’il étoit chargé de leur dire, et les pria de luy donner là dessus une prompte réponse. Bertrand luy voulant donner le change, luy demanda s’ils n’avoient pas bien faim dans leur camp, ajoûtant que s’il en avoit été crû, l’on les auroit tous fait périr sans être obligé de combattre ; mais qu’il n’étoit plus temps de prendre contre eux ce party. Le trompette luy repondit : Par ma foy, il n’y a celui en nostre ost, qui n’eust bien tost mengié deux œufs pelez, se il les tenoit. Bertrand ne se pouvant tenir de rire, luy fit aussitôt apporter du vin qui fut un grand regal pour luy. Quand il en eut bien beü, Guesclin voulut sçavoir ce que, dans le camp des Anglois, pouroit bien coûter une bouteille de semblable vin. Le cavalier luy dit de bonne foy qu’ils n’en avoient point, et qu’on n’étoit pas en peine d’y faire choix du bon ou du mechant, puisque le jour même de Pâques, qui seroit le lendemain, l’on n’y en boiroit point du tout. Enfin Bertrand, pour ne le point retarder d’avantage, luy commanda de dire au prince de Galles qu’on ne refusoit point le combat, et qu’on luy donneroit là dessus plus de satisfaction qu’il n’en esperoit. Il rangea tout aussitôt ses troupes en bataille. Il choisit dix mille Espagnols des mieux faits, qu’il posta fort avantageusement, mettant tout exprés une rivière à leur dos pour leur faire perdre l’envie de fuir, et leur inspirer celle de bien combattre. Ils faisoient si belle montre, qu’il sembloit que les Anglois ne pouroient pas tenir contre eux, et qu’il n’y avoit point d’armée, si forte qu’elle fût, qui pût résister à des gens si lestes et si déterminez.

Bertrand, qui ne se payoit point de toute cette belle apparence, voulut pressentir le maréchal d’Andreghem sur ce qu’il en pensoit. Celuy-cy luy declara qu’il croyoit que ces gens seroient d’une grande execution dans une bataille, et vendroient à leurs ennemis cherement leur vie. Guesclin secoüant la tête, répondit qu’il n’en attendoit pas grand chose, et qu’il apprehendoit qu’ils ne lâchassent le pied dans l’occasion. Cependant Henry comptoit beaucoup sur vingt mille arbalêtriers genois qui servoient dans ses troupes ; et pour les engager à bien faire, il leur remontra que la victoire leur coûteroit peu, puis qu’ils alloient combattre des gens affamez qui pouvoient à peine soutenir les armes qu’ils portoient ; qu’avec un peu d’effort ils pouroient affermir sur sa tête la couronne que Pierre luy vouloit disputer ; qu’il leur croyoit à tous trop de cœur et de resolution pour penser à jamais reculer, et que s’ils étoient assez lâches pour en venir là, qu’il ne pardonneroit à pas un d’eux tous, qu’il feroit pendre sans rémission, sans même épargner là dessus leurs femmes et leurs enfans ; enfin que ceux qui payeroient bien de leurs personnes seroient fort bien recompensez. Ces Génois luy témoignerent qu’il éprouveroit bientôt jusqu’où pouvoit aller leur courage et leur fidélité, le conjurant de bannir là dessus toutes les arrière-pensées qui pouroient tomber dans son esprit. Bertrand qui ne se trompoit jamais dans ses pressentimens, tint conseil avec le Besque de Vilaines et le maréchal d’Andreghem sur ce qu’ils auroient à faire.

Ils furent tous d’avis de ne se point séparer les uns des autres, et de faire des Bretons et des François un petit corps qui n’auroit avec les Genois et les Espagnols aucune communication dans cette journée. Bertrand se mit à la tête de sept cens bons hommes seulement, et commença par faire sonner la trompette comme le signal du combat qu’on alloit donner. Les deux armées firent un mouvement de part et d’autre pour venir aux approches. Les Anglois s’avancerent au nombre de trois mille archers pour tirer sur les Espagnols qu’ils se promettoient bien de defaire.

Jamais armée ne parut plus belle que celle d’Henry ; car outre vingt mille chevaux espagnols, dont les escadrons étoient tout de fer, il avoit vingt mille arbalêtriers genois et trente mille fantassins espagnols : aussi ce prince tout fier de se voir à la tête de tant de belles troupes, voulut ouvrir le combat en chargeant le corps d’armée que commandoit le captal de Buc. Il entra dans les rangs de ce general le sabre à la main, dont il fit une si grande exécution, qu’il tua plus de dix personnes ausquelles il fit d’abord mordre la poussière, et s’enfonça toujours davantage dans les escadrons ennemis avec une intrépidité surprenante, et poussa son cheval avec tant de force, qu’il passa tout au travers d’un gros corps de troupes sans être tué, ny pris, ny blessé. Bextrand qui voyoit ce prince se commettre si temerairement, et s’exposer comme un avanturier, apprehenda qu’il ne demeurât engagé sans se pouvoir tirer d’affaire. Ce fut la raison pour laquelle il partit de la main avec le Besque de Vilaines pour l’aller dégager ; mais ils furent agreablement surpris quand ils le virent revenir sur ses pas pour les réjoindre. Guesclin prit la liberté de lui dire qu’il ne devoit pas hasarder ainsi sa vie comme celle d’un simple soldat, et qu’il falloit qu’un prince comme luy travaillât à se ménager davantage. Mais Henry luy fit connoître qu’il aimoit mieux se faire tuer dans une bataille que de se laisser prendre, de peur que Pierre ne luy fît en suite porter sa tête sur un échafaut. Chandos, à la tête de ses Anglois, faisoit cependant les derniers efforts contre les Espagnols qu’il ouvrit à force de dards et de flèches. Bertrand qui vit le peril de leurs troupes, tourna tout aussitôt de ce côté là, suivy de ses sept cens hommes, et se mêla bien avant dans la bataille, se faisant passage à grands coups de sabre, et charpentant par tout avec tant de rage et de furie, qu’il abbattoit tout ce qui se trouvoit sous l’effort de son bras. Les gens qui le suivoient, animez d’un si grand exemple, se jettoient à corps perdu sur leurs ennemis, et se faisoient jour au travers de tous les obstacles qui se presentoient, si bien qu’il sembloit que ce fût une troupe de lions déchaînez qui ne respiroient que le sang et que le carnage.

Le captal de Buc qui les apperçut se souvint de la bravoure qu’ils avoient fait paroître à la bataille de Cocherel où il avoit été pris, et, craignant de tomber dans le même malheur il défendit à ses gens d’éprouver leurs forces contre ces gens là, leur commandant de tourner leur pointe contre les Espagnols, dont ils auroient meilleur marché que de ces François qu’il étoit impossible d’entamer, ny de rompre. Cette petite troupe se signala plus toute seule, sous la conduite de Bertrand, du Besque de Vilaines, de Guillaume Boitel et du maréchal d’Andreghem que tout le reste de l’armée. Jean de Chandos faisoit aussi beaucoup de fracas contre les Espagnols, dont il fit une grande boucherie suivy de ses Anglois. Mais le maréchal d’Espagne arréta sa fougue et sa saillie par un coup d’épée dont il renversa mort par terre son chambellan, pour lequel il avoit une affection toute particulière. Ce malheur le jetta dans une si grande rage qu’il fit attaquer ce maréchal de tous cotez, et l’on s’acharna si fort sur luy qu’il fut bientôt abbattu par terre : dont il ne se seroit jamais relevé, s’il n’eût été promptement secouru par Henry, qui, le voyant dans ce peril, poussa son cheval et fendit la presse pour venir à luy, ce qu’il fit avec tant de succés, qu’il le remit bientôt sur ses pieds, en luy témoignant l’estime qu’il faisoit de son courage et de sa valeur ; et tous deux repousserent Chandos assez loin, soutenus de quelques braves qui ne les abandonnoient point.

Le prince de Galles voyant le combat assez engagé voulut être de la partie, s’avançant avec ses gens et faisant sonner ses trompettes d’argent, dont le bruit s’étendoit bien loin, disant qu’il vouloit exposer sa vie pour remettre la couronne sur la tête du roy Pierre, qu’un bâtard luy avoit ravy. Il apperçut toute la cavalerie espagnole qui se tenoit fort serrée. Ce fut à elle qu’il voulut aller, enseignes déployées où l’on voyoit arborez les lys de la France et les leopards d’Angleterre. Il étoit accompagné du roy Pierre, du comte d’Armagnac, du sire d’Albret, des sénéchaux de Poitiers et de Bordeaux, du sire de Mucidan, du comte de Lisle et des seigneurs de Pons, d’Auberoche et de la Reole. Il avoit bien six mille hommes d’armes à sa suite, tous gens d’élite, et qui se promettoient bien de faire un grand fracas dans une mêlée. Les Espagnols qu’il vouloit attaquer étoient plus forts que luy, car il étoient bien dix mille sans un autre corps de semblable nombre que l’on avoit posté tout auprés pour les secourir en cas de besoin. Le roy Pierre qui brûloit du désir de se venger de ses infidelles sujets de Seville, de Burgos et de Tolede, dont il voyoit les drapeaux au milieu de ses ennemis, supplia le prince de Galles de luy permettre de commencer l’attaque contre ces rebelles qui l’avoient dépoüillé de ses États, pour en revêtir un bâtard ; et, suivant les mouvemens et les saillies de sa colere, il poussa son cheval, en desespéré, tout au travers d’eux, les menaçant de les faire tous brancher aux arbres de la forêt voisine. Ces laches ne firent aucune résistance, et se mirent aussitôt à fuir du côté de la rivière qu’ils avoient à leur dos sans oser jamais tourner visage. Le prince de Galles voulant profiter du desordre dans lequel une terreur panique les avoit jetté, les fit poursuivre par ses gens la lance dans les reins qui les perçoient d’outre en outre comme des infâmes, qui n’avoient pas le cœur de se retourner pour voir en face l’ennemy.

La peur qui leur donnoit des aîles, en fit jetter plusieurs dans la rivière, qui furent suffoquez dans les eaux, aimans mieux se laisser noyer que de souffrir la douleur que la pointe des lances et des épées leur pouvoit causer. Ce corps de reserve destiné pour les secourir, s’alla cacher dans le fonds d’un bois, dans la crainte de tomber dans les mains des Anglois, dont l’intrepidité les étonnoit beaucoup : si bien que toute cette armée qui paroissoit si formidable, se dispersa toute d’elle même, et fut tout à fait dissipée. Gautier Hüet tüa plus de trente Espagnols dans l’eau, qu’il assommoit à coups de haches, et les faisoit plonger dans le fonds de la rivière, afin qu’ils n’en pussent échapper. Henry voyant toute cette déroute ne sçavoit quel party prendre, et ne pouvoit fuir sans être bientôt apperçû. C’est ce qui l’obligea de faire toûjours bonne mine, et de rester sur le champ de bataille en attendant quelque favorable occasion de se dégager. Quand Bertrand eut appris la lâcheté des Espagnols, qui bien loin de rendre aucun combat, avoient aussitôt pris la fuite, il fit convenir le Besque de Vilaines qu’il ne s’étoit pas trompé dans le pressentiment qu’il en avoit eu, mais comme il apprehendoit qu’Henry ne tombât dans les mains de Pierre, qui l’auroit fait cruellement mourir, il partit aussitôt de la main pour le chercher et le tirer du danger dans lequel il pouvoit être, et fendant la presse à grands coups d’épée se fit jour au travers des troupes ennemies pour joindre ce prince, et prenant son cheval par la bride, il le tira de la mêlée, luy disant qu’il eût à se sauver au plûtôt, parce que tout étoit perdu (les vingt mille Espagnols ayant lâché pied pour se jetter les uns dans la riviere, et les autres dans le fonds des bois, comme il l’avoit bien preveu) ; qu’il se devoit souvenir que le comte d’Aine luy avoit attiré tout ce malheur pour n’avoir pas voulu suivre son sentiment, en s’opiniâtrant de combattre des gens que la famine alloit contraindre de se rendre à eux, la corde au cou. Ce pauvre prince, voyant ses affaires toutes decousües, et Bertrand qui l’alloit quiter, luy témoigna le regret que luy causoit cette triste separation, l’assurant qu’il étoit au desespoir de l’avoir embarqué dans son party, puisque sa perte alloit devenir commune avec la sienne. Bertrand le conjura de ne se point mettre en peine de luy, puisque Dieu protégeoit ceux qui épousoient le party le plus juste comme le sien.

Ce prince prenant congé de luy, dit qu’il alloit en se retirant décharger sa bile et sa colere sur un escadron d’Anglois, au travers duquel il luy falloit passer pour faire sa retraite. En effet il se jetta tout au milieu des rangs comme un enragé, frappant d’estoc et de taille, à droite et à gauche, tuant, renversant tout ce qu’il rencontroit, et fut assez heureux pour s’ouvrir ainsi le passage de l’autre côté sans être blessé. Bertrand et le Besque de Vilaines qui furent les témoins de cette heureuse temerité se regarderent l’un l’autre admirans le courage et la valeur de ce malheureux prince qui se retira lui quatrième, disant : Aide Dieu, doubce vierge Marie, que m’est-il avenu en ceste place où ay perdu toute terre qui estoit gagnée ! Quand il eut un peu calmé sa douleur, il détacha l’un de ses cavaliers qui l’avoient suivy, pour aller avertir à toute bride la Reine sa femme, de s’aller incessamment mettre à couvert dans Tristemare avec toute sa cour, contre la mauvaise fortune qui venoit de leur arriver. Le reste des troupes d’Henry ne fit aucun devoir. Ces arbalêtriers génois qui devoient faire une si grande exécution ne rendirent aucun combat. Les Anglois les chassoient comme des moutons devant eux. Le peu d’Espagnols qui resta se tenoit caché derrière les François, dont la cavalerie les couvroit. Elle faisoit toujours bonne contenance criant tantôt Andreghem ! et tantôt Guesclin ! Celuy-cy disputoit toûjours le terrain pied à pied, faisant sentir à ceux qui l’approchoient la force de son bras, aux dépens de leur propre vie. Chandos qui voyoit cette poignée de gens se défendre avec tant de courage en voulut épargner le sang, en les conjurant de se rendre et de ne plus si temerairement exposer leur vie ; mais ny luy, ny le Besque de Vilaines n’en voulurent point entendre parler, encourageans toûjours leur gens à ne point desesperer encore du succés du combat : mais les Espagnols ne tenoient point ferme. Les Anglois les perçoient par derrière en fuyant, et le roy Pierre qui s’acharnoit sur eux comme sur des traîtres, commandoit aux Anglois d’en faire une cruelle boucherie.

Bertrand et le maréchal d’Andreghem soutenus des Bretons, Normans et François, éclaircissoient les rangs qui se presentoient devant eux à force de coups d’estramaçon dont ils assommoient les Anglois, jusques là que le maréchal arracha l’étendard d’Angleterre des mains de l’officier qui le tenoit, et le jettant par terre le foula aux pieds, et Bertrand charpentoit toûjours avec une égale furie. Quand il leur fallut enfin ceder à la multitude (car le prince de Galles et le duc de Lancastre s’apercevans qu’il n’y avoit plus de résistance que de ce côté là, firent un dernier effort pour les enveloper et les obliger à se rendre) le prince de Galles leur crioit à pleine tête de se remettre entre ses mains et qu’il auroit pour de si braves gens tous les égards qu’ils pouroient attendre de luy. Le roy Pierre voulut là dessus luy faire perdre tous les sentimens d’estime et de clemence qu’il avoit pour eux, en le priant de ne leur faire aucun quartier, parce que c’étoit ceux qui l’avoient chassé de ses États. Bertrand, ayant entendu ces paroles, luy déchargea sur son casque un grand coup de sabre, dont il l’étourdit, et l’alloit achever, s’il n’en eût été sur l’heure empêché par un cavalier qui le saisit au cou par derriere, et luy dit qu’il se rendît, et qu’il devoit être content de ce qu’il avoit fait, après avoir si bien payé de sa personne. Bertrand, jettant les yeux de tous côtez, et voyant que tous ceux de son party étoient pris on tuez, il éleva sa voix en disant qu’il se rendoit au prince de Galles ; le Besque de Vilaine et le maréchal d’Andreghem suivirent son exemple. Le cruel Pierre, qui ne se croyoit pas bien victorieux tandis que ces trois hommes demeureroient encore au monde, conjura le Prince de les luy livrer pour assouvir sur eux sa vengeance, luy promettant de luy donner autant d’argent que Bertrand en pouroit peser. Mais ce genereux seigneur ne le voulut pas écouter ; il luy remontra qu’il ne commettroit jamais une si grande lâcheté, que d’abandonner à sa discrétion de fameux generaux, qui, selon les loix de la guerre, s’étoient rendus à luy de bonne foy, sur la parole qu’il leur avoit donnée de leur sauver la vie ; qu’ils étoient ses prisonniers, et qu’il ne permettroit pas qu’on leur fit aucune indignité. Ce Prince appella tout aussitôt le captal de Buc, et le chargea de la garde de ces trois braves capitaines. Ccluy-cy dit obligeamment à Bertrand qu’il avoit son tour cette fois, et qu’ayant été son prisonnier à la bataille de Cocherel, il étoit devenu le sien dans cette journée. Guesclin luy répondit en riant qu’il y avoit quelque différence, puis qu’à Cocherel il l’avoit fait prisonnier de sa propre main, et que le captal n’avoit pas eu le même avantage sur luy, puisque ce n’étoit pas luy qui l’avoit contraint de se rendre.

Pierre après un si grand succés, crut que sa victoire ne seroit pas entière, ny complette s’il n’étoit maître de la vie d’Henry qu’il vouloit immoler à sa vengeance et à sa cruauté. C’est la raison pour laquelle il envoya par tout pour le chercher. Mais ceux qu’il dépêcha pour cette recherche n’en purent apprendre aucune nouvelle, et d’ailleurs ils étoient si affamez, qu’ils furent contraints d’entrer dans Navarrette pour chercher des vivres. Le prince de Galles fit apporter sa table au milieu du champ de bataille pour rendre sa victoire encore plus celebre, et voulut être servy sur le pré, quoy qu’il fut tout couvert de morts et de mourans. Le captal de Buc qui connoissoit la valeur et le merite de Bertrand, luy fit l’honnêteté de luy dire qu’il ne le confineroit dans aucune prison, s’il luy vouloit donner sa parole de ne point s’evader sans le congé du prince de Galles, et qu’il auroit une liberté toute entiere de se promener et de vivre avec eux, s’il vouloit, en homme d’honneur, faire serment de n’en point abuser. Et par Dieu, dit Bertrand, j’aurois plus chier être mort que mon serment eusse faussé ne rompu. Si bien qu’il s’estima bienheureux de voir que ses ennemis avoient tant de consideration pour luy.


  1. Suivant les historiens de Du Guesclin, il faut lire Archiac au lieu de Arciart.
  2. Les troupes étoient prêtes de marcher, et on alloit sonner la charge, quand Jean Chandos quitte inopinément sa place pour venir auprés d’Édouard et de dom Pedre. Leur aiant fait une profonde révérence, il présente au prince de Galles, son maître, une bannière roulée, et lui dit : « Monseigneur, je suis chevalier, il y a long-temps, et par vos bienfaits je suis grâces à Dieu, devenu assez puissant et assez riche en terres, pour être chevalier Banneret, — j’ai dans l’étendue de mes fiefs plusieurs chevaliers et plusieurs écuyers pour accompagner et servir ma bannière, si vous m’accordes cette qualité. » Sur cela le prince prit celle bannière que tenoit Chandos, et Faiant donnée au roi dom Pedre, il le pria de la déploiera ce que le Roi fit. Elle étoit chargée de l’écusson de ses armes, qui étoient d’argent au pal fiché de gueules. Dom Pedre en la lui rendant, lui dit ; « Voilà, brave connétable, votre bannière que je vous rends dëploiée… Vous êtes chevalier banneret. » Chandos la porta aux gentils-hommes ses vassaux. Il leur dit : « Messieurs, cette bannière est à vous ; il y va de votre honneur, autant que du mien, qu’on la voie le plus avant parmi les ennemis, et qu’elle soit généreusement conservée. « Tous jurèrent de faire leur devoir en braves gens ; et Chandos la confia à un gentilhomme nommé Guillaume Alery. (Du Chastelet, p. 129.)