Anciens mémoires sur Du Guesclin/8

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 234-240).

De l’attaque que Bertrand fit du château de Melun, qu’il enleva d’assaut et sous les jeux de Charles, Dauphin, regent de France.


Les Anglois s’étant emparez de Melun, situé sur la Seine, incommodoient extremement la ville de Paris, qui commençoit à crier famine, parce que les ennemis s’étans rendus maîtres de la rivière arrétoient et confisquoient tous les bateaux qui y portoient des vivres et des marchandises. Le régent apprehendant que s’il ne levoit cet obstacle, les Parisiens se pouroient soulever contre luy, prit la résolution d’aller forcer cette place à la tête de tout ce qu’il pouroit ramasser de gens choisis et déterminez. Il partit de Paris avec un corps de troupes fort considerable. Bertrand l’y suivit, accompagné de tous les braves dont il avoit éprouvé la valeur dans toutes les expéditions qu’ils avoient faites en Bretagne avec luy. Le baron de Mareiül étoit gouverneur de la forteresse que les François vouloient attaquer. Il avoit fait entrer dans la place beaucoup d’archers et d’arbalestriers anglois, dans la resolution de se bien defendre et de disputer au dauphin de France le terrain pied à pied. Il étoit d’autant plus engagé de soûtenir ce siège avec vigueur, que la reine Blanche, femme de Charles le Mauvais, roy de Navarre, y faisoit son séjour et n’avoit pas manqué de prendre toutes les précautions nécessaires, afin que cette place ne fût pas insultée.

Le Dauphin voulant garder quelques mesures de bienséance avec cette princesse, avant que d’en venir à l’assaut, luy depêcha quelqu’un de ses courtisans pour la porter à luy livrer la ville et le château, sous offre de la dédommager par le don de quelqu’autre domaine qui vaudroit encore davantage que ce qu’elle luy cederoit. La princesse fit appeller là dessus son conseil, pour apprendre de luy le party qu’elle avoit à prendre dans une occasion pareille. On ne luy conseilla pas de donner les mains à la proposition que luy fît faire le Dauphin, qui fut reçuë d’une manière également incivile et fiere, puis qu’elle luy fit dire que jamais cette place ne tomberoit dans ses mains, à moins qu’il ne la prît d’assaut, et par la brêche qu’il luy falloit ouvrir par le sang de tous les soldats qu’il avoit amené de Paris pour cette expedition, qui lui coûteroit plus qu’il ne pensoit.

Le Dauphin voyant que l’honnêteté ne pouvoit rien gagner sur l’esprit de cette princesse, eut recours à la force et prit le party d’attaquer vivement le château. Le gouverneur avoit eu le soin de se pourvoir de tous les vivres et de toutes les munitions nécessaires, outre une bonne garnison qu’il avoit fait entrer dedans. Il comptoit bien de faire perir l’armée du Dauphin devant cette place. Le duc de Normandie fit publier dans tout son camp qu’on eût à se tenir prêt pour en venir à l’assaut le lendemain. Bertrand, dont la bravoure n’étoit pas si connuë des François que des Bretons, fut ravy de trouver une si favorable occasion de se signaler. À l’aube du jour, on donna le signal à toutes les troupes pour s’approcher du pied des murailles du château. Tandis que les uns plantoient des échelles pour monter, les archers et les arbalestriers françois tiroient une grêle de fléches dessus les rempars, pour en écarter les assiégez, qui se défendoient de dessus les murs avec beaucoup de courage et d’intrépidité. Le baron de Mareüil, gouverneur du château, s’y signaloit entre tous les autres ; il y faisoit tous les devoirs de soldat et de capitaine, et les coups qu’il portoit étoient tirez si juste, que personne n’en échappoit, ce qui le faisoit beaucoup appréhender des assiegeans.

Bertrand voyant que les François commençoient à douter du succés de cette action, leur remit le cœur en disant qu’il falloit s’acharner sur la personne du baron de Mareüil, et que si l’on pouvoit le jetter par terre, il répondoit de la reddition de la place. L’on recommença donc de plus belle ; on appuya de nouveau les échelles contre les murailles, on fit des efforts incroyables pour monter ; mais les assiégez faisoient culbuter les François les uns sur les autres, et tomber dans les fossez en jettant sur eux des pièces de bois et des pierres d’une grosseur et d’une pesanteur prodigieuse. Le Dauphin regent, qui regardoit tout ce fracas, vouloit partager ce peril avec ses soldats : on luy representa que la conservation de sa personne étoit si nécessaire à l’État, que la France couroit risque de perir avec luy, s’il venoit à perdre la vie dans cette occasion. Ce prince étoit appuyé sur une fenêtre, observant tout ce qui se passoit pour et contre, plaignant le malheureux sort des lys, que tant d’ennemis tâchoient de flétrir, se souvenant de la triste condition du roy Jean, son père, que les Anglois retenoient prisonnier à Londres, et du pitoyable état de la France, qui se voyoit ravagée par tant d’étrangers, qui venoient porter le fer et le feu jusqu’aux portes de Paris. Il rappelloit dans sa mémoire ces temps heureux où cette belle Couronne florissoit sous le règne de Charlemagne, avec tant de lustre que toute l’Europe recevoit la loy de la France.

Tandis que ce desolé prince faisoit cette triste reflexion sur l’état présent des affaires, le Besque de Vilaines, un des plus braves de son armée, luy répondit qu’il ne devoit point tomber dans le découragement ny se laisser abattre de la sorte ; que Charlemagne, dont il envioit le bonheur, n’avoit pas eu moins d’ennemis que luy, qu’il en avoit triomphé par son courage et sa patience, et que Dieu, dans lequel il avoit eu une confiance entière, avoit répandu sa bénédiction sur ses armes ; qu’il falloit donc espérer que sa cause, n’étant pas moins juste, elle auroit un même succès. Ce discours enfla si fort le cœur du Dauphin, qu’il commanda tout aussitôt qu’on revînt à la charge. Les François firent de nouveaux efforts, mais ils étoient toûjours repoussez par les assiegez, qui les renversoient les uns sur les autres, en faisant tomber leurs échelles à force de machines et d’instrumens pour cet effet. Bertrand voyant du pied de la muraille, le peu d’exécution que faisoient les assiègeans, sonda si l’on ne pouroit point entamer les murs du château pour y ouvrir une brèche ; mais s’appercevant que la tentative en seroit inutile, et que ce baron de Mareüil se rendoit extrêmement redoutable aux François par la défense opiniâtrée qu’il faisoit, jura dans son patois, que par Dieu qui peina en croix, et au tiers jour ressuscita il iroit aux créneaux parler à sa baratte.

Il se saisit donc d’une échelle qu’il mit sur sa tête, et l’appuyant à la muraille, il se mit en devoir de monter l’épée à la main, se couvrant toujours de son bouclier. Le Dauphin, qui s’apperçut de cette intrepide action, demanda le nom de ce cavalier ; on luy dit que c’étoit le brave Bertrand, qui s’étoit aquis en Bretagne une grande reputation par les beaux faits d’armes qu’il avoit faits en faveur de Charles de Blois, contre Jean de Monfort. Ce prince, admirant la resolution de cet homme, témoigna qu’il n’en perdroit jamais le souvenir. La présence du Duc animant encore Guesclin davantage, le fit monter jusqu’aux derniers échelons, bravant le baron de Mareüil et le menaçant qu’il alloit luy faire sentir la force de son bras et l’injustice de la cause qu’il soûtenoit contre le dauphin de France. Mais le Baron, qui le vouloit faire taire[1] en le renversant de l’échelle, jetta sur elle une orande caque de pierres qui la mit en pièces, et fit tomber Bertrand tout armé, la tête en bas et les pieds en haut dans les fossez, qui étoient pleins d’eau et l’alloient noyer infailliblement, si le Dauphin, qui le vouloit sauver, n’eût crié qu’on le secourût incessamment, et qu’on le tirât au plûtôt de là. L’un des gardes de ce prince courut à luy, le prit par les pieds, et fit tant d’efforts qu’il l’arracha du fonds de l’eau, qui l’alloit suffoquer sans ce prompt secours.

Bertrand, après avoir bien bû, secoüa la tête et paroissoit plus mort que vif. On le porta dans un fumier chaud qui luy fit revenir les esprits en le rechaufant, et quand il eut repris connoissance, il dit à ceux qui l’environnoient quels diables l’avoient là apporté, et se l’assaut étoit jà failly. On luy répondit qu’il avoit assez bien employé sa journée, qu’il devoit se contenter de ce qu’il avoit fait. La disgrace qu’il venoit d’essuyer, au lieu de refroidir son courage, sembla luy donner un nouveau feu pour aller à l’assaut ; mais voyant qu’il étoit trop tard, et que tout étoit fait, il se transporta tout en colère jusqu’auprès des barrieres des ennemis, le sabre à la main, dont il fit une si grande exécution, qu’il en abbattit plusieurs à ses pieds, et donna tant de terreur aux autres, quilles fit rentrer en désordre, et lever le pont dessus eux pour se garantir de la fureur d’un si redoutable ennemy. L’attaque des François avoit été si vigoureuse et si meurtrière, que la reine Blanche et le baron de Mareüil sçachans que le Dauphin la devoit faire plus vivement recommencer le lendemain, que Bertrand se devoit mettre à la tête de ceux qu’on avoit destinez pour cette seconde expédition, qu’on étoit enfin résolu de faire main basse sur tout ce qui se trouveroit dans la place, ils demandèrent à capituler avec le Dauphin, qui voulut bien épargner le sang des assiégez, et recevoir à composition la ville et le château de Melun, qui luy furent rendus et remis dans ses mains.

Ce prince, après y avoir étably garnison, s’en revint triomphant à Paris, dont les bourgeois le reçûrent avec des acclamations extraordinaires, et le félicitèrent sur la grande action qu’il venoit de faire, et sur la liberté qu’il leur avoit renduë, parce qu’ils n’osoient pas auparavant sortir de leurs portes en sûreté, tant ils apprehendoient de tomber dans les partis des Anglois et des Navarrois, qui faisoient des courses jusques sous leurs murailles. La bravoure et l’avanture de Bertrand devant Melun, firent tant de bruit dans cette grande ville, que chacun s’étudioit de regarder ce brave Breton, qui s’étoit fait déjà un si grand nom dans la guerre. On couroit en foule pour le voir. Le Dauphin ne se contenta pas de luy donner des louanges pour recompenser sa valeur, il la voulut reconnoître par de plus solides effets, en luy donnant le gouvernement de Pontorson, place pour lors tout à fait importante. Guesclin ne resta pas longtemps à Paris, et comme les mains lui démangeoient, il en sortit bientôt pour aller attaquer trois forts situez sur la Seine, qui boûchoient les approches et les avenuës de la capitale de tout le royaume.

  1. Mais le bascon n’acoutoit riens à son dit ; mais demanda une pierre à ses gens toute la plus pesante que l’en pourroit trouver. El ilz lui dirent : « vous avez devant vous ce que vous demandez, et grans bans traverssains, et queuës plaines des caillons. Vous ne povez faillir, boutez à tous costez sur ce villain, qui ainsi monte. Mais comme il est gros et quarré, et court et tout enflé pour ses armeures, qui le tumberoit ou fossé, il aroit tantost le cuer crevé. Et sembloit estre un porteur d’affeutrures, qui soit nez de Paris. Car il estoit tout boursouflé. » Ainsi se mocquoient de Bertran ceulx qui mal le cognoissoient. Et le bascon deschargea sur lui et sur son eschielle un grant quaque tout plain de cailloux, etc. (Ménard, p. 79.)